Dans l’ombre (Leblanc)

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Dans l’ombre (Leblanc)
Dans l’ombreparu dans Le Supplément du 25 mai 1897 (p. 2).

CONTES ESSENTIELS


DANS L’OMBRE


Par une brèche de la haie, à tâtons, l’homme passa. C’était une nuit sombre. On devinait de gros nuages proches.

Pas à pas, il franchit le jardin, se heurtant aux branches des arbres. Il lui fallut de longues minutes pour ouvrir la porte du perron. Puis ce fut l’ascension interminable de l’escalier, faite à genoux, les mains agrippées à la rampe.

Et soudain, au premier étage, il se mit à courir, traversa le couloir et bondit dans la chambre de sa femme.

Il y eut un cri de terreur. Un homme à moitié nu sauta du lit. La bougie fut éteinte. Et l’ombre régna.

Instinctivement le mari referma la porte et s’appuya contre le battant, pour que les coupables ne pussent s’échapper. Cette obscurité le déroutait. Que faire ? Que dire ? La rage l’étouffant, il s’écria :

— Traîtres… canailles…

Mais sa voix lui sembla détonner si étrangement dans la nuit de la pièce qu’il s’interrompit.

Désespérément il explora ses poches. Pas d’allumettes. La cheminée n’était pas loin. Il s’y dirigea sans bruit, ne trouva rien, renversa un chandelier, et revint en hâte vers la porte.

Son embarras augmentait. Il n’osa plus bouger. Le silence s’accumula. Et distinctement s’enflait le bruit des trois cœurs qui battaient à grands coups effroyables.

Mais où, mon Dieu, où se cachaient-ils ? À la fin, cette immobilité lui pesa. Il se rua sur le lit, les doigts avides d’étrangler. Personne. D’un bond, croyant entendre un craquement, il regagna son poste.

Évidemment, les coupables se dissimulaient derrière quelque fauteuil. Il rassemblait ses souvenirs, préparait son attaque et fonçait vers l’endroit supposé. Recherches vaines.

Il perdit la tête. Ce jeu de cache-cache l’affolait. Et peu à peu, quelque chose de mystérieux pénétrait en lui, une sorte de peur inexplicable, la peur du silence où il se débattait, la peur de l’ombre qui l’enserrait. Ah ! cette ombre, il la sentait épaisse, palpable, matérielle. Il en mangeait, il en respirait. Elle était lourde aux épaules, lourde à la poitrine. Elle murait les yeux, elle bouchait les oreilles, elle fermait les narines, elle envahissait le cerveau.

Il se mit à trembler. Ses dents claquaient. Il avait la sensation d’être enterré vivant, enterré dans l’ombre ! Il étouffait.

Et malgré lui, d’une voix suppliante, comme on formule un vœu dont dépend votre existence ou votre bonheur, il murmura :

— Avez-vous des allumettes ?

Maurice Leblanc.