Dans la Chine d’aujourd’hui/02

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Abel Bonnard
Dans la Chine d’aujourd’hui
Revue des Deux Mondes7e période, tome 12 (p. 421-443).
DANS
LA CHINE D’AUJOURD’HUI
(JUIN-DÉCEMBRE 1920)

II [1]
A PÉKIN ET AUTOUR DE PÉKIN


CHEZ LES MARCHANDS D’OBJETS D’ART

La chaleur est un peu moins forte, allons ce soir chez les marchands d’objets d’art, ou, comme on dit ici, de curios. Les plus importants tiennent tout un quartier. Ils saluent, sourient quand on entre, et laissent le visiteur démontrer lui-même son goût par les choix qu’il fait. S’ils ont des objets plus rares, ils les tiennent en réserve et ne les découvrent qu’à bon escient.

Le marchand nous mène à son arrière-boutique. Je m’arrête un instant dans la cour étroite que nous traversons. Il y pousse deux ou trois lauriers-roses, aux branches desquels pendent des cages à grillons. Plusieurs vases de porcelaine sont pleins d’une eau verdie où remuent paresseusement ces merveilleux petits poissons qu’on élève ici avec tant de soins et dont l’aspect répond aux rêves tortueux de l’imagination chinoise. Certains semblent porter des mantelets de velours sur leurs cuirasses de cuivre. D’autres, fastueux et difformes, leurs yeux proéminents cernés de lunettes d’or, traînent d’un air d’ennui des nageoires touffues, longues et flottantes comme des bannières. Tandis que je les admire, le marchand vaguement flatté attend avec un imperceptible sourire. Parfois il pousse la complaisance jusqu’à pêcher un des poissons les plus rares ; celui-ci se laisse faire, baille bêtement sur le minuscule plateau de mailles, puis, replongé dans l’eau, s’y enfonce avec langueur. Sur nos têtes passe un son rauque et doux. C’est un vol de pigeons, qui emportent à travers le ciel les sifflets qu’on a pendus à leur cou. Alors, engourdi et gagné par une espèce de somnolence, on pense aux amusements studieux et menus de ce vieux peuple, aux combats de grillons, aux scarabées qui traînent des chars de papier, aux jardins étroits où tout un paysage semble avoir été resserré par l’art et l’astuce d’un magicien.

C’est bien le pays où les sculpteurs de noyaux se sont acquis la réputation la plus sérieuse, où, dès le IIIe siècle avant Jésus-Christ, un courtisan passait trois ans à peindre sur une fève des dragons, des oiseaux, des chevaux, des chars. Il offrit ensuite son œuvre au prince de Tcheou. Celui-ci ne vit qu’une fève rouge et se mit en colère. « Construisez, dit le peintre, un mur de dix planches, ouvrez-y une fenêtre de huit pieds, et examinez, à cet endroit, la fève dans l’éclat du soleil levant. » Le prince fit ainsi, et aperçut alors les histoires dont elle était couverte. Il y a toujours eu dans le goût chinois un besoin de tout enfermer et de tout réduire, mais ce goût, dans les derniers siècles, est devenu dominant. Il leur faut les arbres nains, les étangs qui représentent des mers, les bassins qui représentent des étangs, les cailloux qui figurent des montagnes, sans qu’ils s’arrêtent jamais dans ces inventions diminutives. On dirait qu’ils n’aiment vraiment que ce qu’ils ont capté, ce qu’ils tiennent à leur merci, sans qu’on sache jamais dans quel sens va se développer leur sollicitude ambiguë, du côté de la caresse ou de la torture.


Au moment même où la vieille Chine s’abime, la bibeloterie chinoise devient à la mode. Alors qu’une désolante uniformité s’étend sur la terre, on dirait qu’un instinct nous avertit de sauver, fût-ce dans des riens, l’âme des mondes qui disparaissent. A la lisière de l’art chinois, comme un buisson chauffé, enrichi, paré par l’automne, on aperçoit d’abord un enchevêtrement de longs glands de soie, de colliers, de boucles, des tabatières, des noyaux sculptés, des lanternes, et les anneaux de bois ou de jade qu’on mettait au pouce pour tirer de l’arc, et les cages de filigrane où l’on enfermait une fleur parfumée ; sur tout ce brillant fouillis papillonne un vol d’éventails ; au-dessus planent des cerfs-volants. Ce qu’annoncent ces petites choses, c’est une frivolité compassée, une vie minutieuse, un goût d’étiquette et d’afféterie. La décoration, si ingénieuse qu’elle soit, n’en est pas laissée au caprice, et les emblèmes, les oiseaux, les fleurs, ont un sens augural ou officiel. Mais cette féerie naine, un peu rabougrie, se continue par d’autres objets plus rares. Ce sont tous ceux qui ont été sculptés dans la pierre dure. Parmi la mollesse figée de ces feuilles de malachite, entre ces grenouilles de jade, ces pêches de quartz rose ou d’améthyste, ces petits arbres aux fleurs de nacre et de corail, on croit errer dans le verger d’Aladin, dans un monde incorruptible, plus dense, plus concentré, moins naïf que celui qui rit au soleil. L’artisan, ici, a dépensé son temps d’une façon si prodigue qu’elle parait hors de proportion avec la durée de la vie. Cependant il n’a rien fait pour que son œuvre emportât son nom. Il s’est uniquement attaché, avec une curiosité insistante et pour ainsi dire adhérente, à l’objet qu’il voulait reproduire. L’ouvrage de l’art finit alors par s’égaler à celui de la nature, tous deux s’étant accomplis dans les mêmes fastes de patience. Nous ne savons plus ce que peut communiquer à une œuvre humaine de prestige occulte, de sourde importance, la longueur des soins dont elle émane, jointe à l’effacement de l’ouvrier. Ces fruits transfigurés dans l’agathe ou l’ambre, ces vases de cristal dont la forme inattaquable ne semble englober qu’un volume d’air, font moins penser à ce que sont, chez nous, les résultats de l’adresse manuelle qu’aux réussites anonymes que produit parfois, dans les grottes, ou au fond des mers, la secrète application des forces obscures. Autour d’eux surgissent les porcelaines brillantes et froides du XVIIe et du XVIIIe siècle, les unes vêtues seulement d’une couleur rare, les autres couvertes de scènes mondaines, qui, sous la défense de l’émail, semblent offrir à nos yeux, dans une ironique évidence, le spectacle d’une société où il nous est interdit d’entrer. Les laques continuent les mêmes récits, mais ce qui n’était, sur la porcelaine, qu’un froid babil, prend alors le charme plus sourd d’un conte. Aux portes noires et limpides des grandes armoires, des passants cérémonieux se saluent, des pêcheurs jettent leurs filets, des jonques traînent leurs bannières, mais cette vie exacte, prise dans la glu riche et profonde des vernis, est comme transcrite et transposée dans la discrétion des rêves. La laque semble avoir été créée pour que nous puissions contempler en plein jour le monde des songes : les paysages ne se dessinent que par quelques lignes pointillées d’or, comme ceux qu’on aperçoit dans les premières phosphorescences du sommeil ; les paravents déploient, sur leurs parois taciturnes, de longues histoires aux détails précis. D’autres meubles, où des incrustations de pâtes de verre et de pierres dures imitent des oiseaux, des fruits, des fleurs et des papillons, ouvrent à nos yeux les riches ténèbres d’une forêt enchantée. Des panneaux plus anciens encore étalent sous leur surface lisse tout un paysage aux couleurs muettes, endormi, noyé, englouti dans les profondeurs onctueuses où le regard se délecte. Mais le mystère qu’on goûte pleinement dans cet art nocturne peut s’en détacher pour nous apparaître, encore épuré, dans des œuvres claires : ce sont ces admirables céramiques Yuan et Song, les unes couleur de lait ou d’ivoire, les autres inondées d’un opulent émail bleu-pâle, et qui n’ont pas d’autre parure que celle de leur forme et de leur nuance. Nous sommes maintenant bien au-dessus des bavardages trop diserts de la décadence : comme on arrive à la neige en s’élevant vers les sommets, ainsi, sur les hauteurs de cet art, nous avons trouvé le silence.


Nous pouvons envisager maintenant les suprêmes productions de cet art, les grandes peintures. Nous savons qu’il y en eut d’admirables en Chine bien avant notre ère, et la plus ancienne que nous ayons, le rouleau incomplet conservé au British Museum, et qui parait bien être l’original peint par K’ou Kai Tcheu au IVe siècle après Jésus-Christ, est une œuvre savante et raffinée entre toutes. Mais c’est sous les Tang, les Song et les Yuan, du VIIe au XIIIe siècle, que cet art devait se manifester en œuvres diverses, les unes parées du prestige de la couleur, les autres ne demandant leurs ressources qu’aux teintes de l’encre, mais dont les plus belles ne le cèdent à rien d’humain. Abritées dans le mystère des temples, dans le secret des collections, elles se sont révélées à nous d’autant plus lentement que, parmi les innombrables reproductions dont est constitué l’art de l’Extrême-Orient, il est plus difficile de remonter jusqu’à des œuvres originales, et même jusqu’à des copies anciennes. Maintenant, pourtant, nous connaissons ces peintures. Sur le fond crépusculaire de la vieille soie, les objets reproduits semblent flotter sur de la pensée : la brise incline des fleurs taciturnes, et un esprit de fraternité épouse et suit la courbe des feuilles. Des jeunes femmes, dans un parc à peine évoqué, échangent des sourires presque effacés ; des solitaires méditent dans les montagnes, tellement ramenés à la nature que leur corps lui-même revient au dessin tortueux des arbres et à l’aspect rugueux des rochers ; des palais surgissent au-dessus des nuages, et si près du ciel qu’on ne sait pas s’ils sont là plus haute demeure des hommes ou la plus basse des génies. Un paysage s’étend avec ses collines, sas bouquets d’arbres, une barque, comme un insecte, posée sur les eaux ; mais qu’on s’approche, qu’on regarde mieux, et l’on verra tout l’espace, comme un voile flottant qui n’est fixé qu’en un point, s’attacher à un petit contemplateur tracé sur le bord. Ou bien ce sont des images bouddhiques, des portraits de prêtres, c’est la cascade du Musée de Kyoto, peinture souveraine de la force nue. Plus tard, dans l’art compliqué de la décadence, les sujets devaient se surcharger et s’enrichir. Alors les paons étalèrent leur jardin de plumes, le phénix se guinda d’un air prude sur ses pattes rouges, la licorne fit des pointes sur ses noirs sabots fendus, les rochers devinrent de fantastiques entassements de turquoises. Mais ici, les montagnes sont simples comme des tentes, leurs sommets alternent avec les nuées, l’oie sauvage plonge vers les étangs, une feuille qui tremble au vent transmet son frémissement au cœur du pèlerin solitaire.

Ces œuvres sont entre elles fort différentes, selon les écoles et les époques, depuis la plénitude royale de l’art des T’ang, jusqu’à la délicatesse presque frissonnante des Song. Elles gardent cependant des caractères communs. Rien ne ressemble moins que l’esprit qui règne en elles à l’observation myope des petits maîtres, à cette assiduité tout extérieure qui cerne les choses sans réussir à s’emparer de leur âme. C’est qu’ici l’homme ne s’est point placé sur un piédestal qui l’isole ; il a tout pris au sérieux. On trouve dans l’art chinois et japonais dis représentations d’animaux, d’oiseaux par exemple, si gonflées de vie, si bien refaites du dedans qu’elles ne seraient pas concevables dans des pays où la croyance à la métempsychose n’eût pas été aussi répandue. Quand le grand Li Long Mien, à la fin du XIe siècle, s’adonna à la représentation des chevaux, il y mettait tant de passion et s’identifiait si bien à ses modèles qu’un bonze l’avertit de cesser ces peintures trop sympathiques, s’il ne voulait pas, dans sa prochaine existence, renaître cheval. Les choses que nous montre l’art occidental, sont trop souvent isolées, retirées de l’univers ; le cadre même de nos tableaux est le symbole de cette clôture. Ici, au contraire, du moins dans la grande époque, les peintres ont pu s’intéresser aux moindres détails, s’émerveiller des plissements d’un caillou : mais alors même qu’ils descendent jusqu’au minuscule, ils ne tombent pas dans la petitesse. A travers les apparences, ils discernent toujours le jeu des forces élémentaires.

Tout en aimant les choses bien plus que nous, ils en sont beaucoup moins les dupes ; le monde est, pour eux, à la fois bien plus profond et bien moins réel qu’à nos yeux. Inspirés par le bouddhisme ou par les idées taoïstes sur la communauté des existences dans le sein du Tout, ils ont réussi à nous faire sentir en même temps ce que chaque être a de passager, et ce qu’il contient d’impérissable. De là l’effet qu’ont sur nous ces œuvres : elles donnent une sorte d’attendrissement austère, une émotion d’un caractère unique, parce qu’au lieu de fléchir dans le sentiment, elle se prolonge dans la pensée. La forme n’est plus alors la résidence définitive que l’art grec habite avec tant de conviction ; elle ressemble plutôt à ces tentes de soie qu’emportaient à travers l’Asie les monarques voyageurs, ornées, brodées, magnifiques comme des palais, mais dont un souffle d’air suffisait à émouvoir la paroi légère.

Les allusions que chaque objet comportait aidaient encore à déprisonner les choses. Le bambou signifiait la sagesse, une grue la longévité, un pin la vie immortelle, un couple de canards mandarins la fidélité des époux. Ce symbolisme, qui nuisit plus tard à la vie de l’art, ne faisait d’abord qu’empêcher qu’aucune image restât privée d’un sens idéal.

Parfois un raffinement de tons inouï se montre dans ces peintures, mais sans offenser leur majesté spirituelle. Il y eût là des maîtres aussi curieux dans leurs recherches, aussi portés aux plus subtiles investigations qu’un Léonard de Vinci ; comme lui, cependant, ce n’étaient pas uniquement des artistes. Certains étaient bonzes, d’autres ministres, un d’eux empereur. Apres avoir satisfait aux devoirs de leur charge, ils trouvaient en eux leur art pour exprimer leur humanité. Leur œuvre se détachait d’eux comme la feuille morte qui tombe d’un arbre à l’automne, et qu’il cède facilement à la moindre brise, mais où nous voyons le témoignage admirable de toute sa sève. Dans de pareilles dispositions, on comprendra qu’ils fussent bien loin de faire commerce de leurs ouvrages. Un d’eux, Wang Mong Toan, était intraitable sur ce point. Une nuit qu’il rêvait seul, dans sa maison, un chant de flûte s’éleva, qui fleurissait le silence, si pur que Wang, ému, sortit à la recherche du musicien. A travers l’ombre tranquille, il remonta jusqu’à la source du chant, et reconnut un amateur auquel il avait obstinément refusé de vendre une de ses peintures, et qui venait de mériter qu’il la lui donnât.


EN FLÂNANT

Cet après-midi, dans la grande rue de la ville chinoise, voyant que la foule faisait la haie des deux côtés, j’ai attendu avec elle. Bientôt j’ai aperçu quelques bustes de soldats en gris, affaissés sur leurs chevaux, et conduits par un vieil officier pareil à une momie. Des fantassins ont suivi, puis plusieurs charrettes basses, sur chacune desquelles un homme était ligoté, gardé par deux ou trois soldats accroupis. Ces hommes, qu’on menait fusiller un peu plus loin, portaient sur la peau une casaque de toile blanche, couverte de caractères relatant leurs méfaits, et cet accoutrement leur donnait assez la mine des condamnés de l’Inquisition, tels qu’on les voit dans les images. C’étaient, parait-il, des pillards, ou, du moins, ils en tenaient la place. Un d’eux, vigoureux, brutal, regardait la foule avec une sorte de violence immobile. Un autre, l’air chafouin, le teint jaune et vert, était comme une bête prise au piège qui regrette ses terriers et sa nuit. Le cortège s’est éloigné dans la poussière lumineuse.

Je suis revenu en pensant à tout ce qu’on raconte sur l’impassibilité avec laquelle ces gens-là subissent la mort. Jusqu’à ces derniers temps, on n’usait pas, dans les exécutions, de la fusillade. Le bourreau décapitait ses victimes l’une après l’autre et rien n’est comparable à la tranquillité et, si l’on ose dire, à la patience avec laquelle les derniers attendaient leur tour. Une fois, sous Yuan Cheu K’ai, comme les condamnés arrivaient au lieu du supplice, il se trouva que l’un d’eux, touché d’une dernière sensualité, venait d’allumer une cigarette et aurait voulu la finir. Comme il était le second de sa rangée, il demanda au dernier de changer de place avec lui ; l’autre y consentit, et le fumeur, ayant ainsi gagné les quelques instants qu’il désirait, alla paisiblement s’agenouiller au bout de la file. D’où vient une pareille indifférence ? Est-ce d’un sentiment écrasant de la destinée ? De la croyance bouddhique dans les renaissances ? De la morne imagination de ces hommes, qui se représentent faiblement le drame même de leur propre fin ?


SUR LA POLITESSE

On ne peut parcourir le monde, apprendre les hommes, sans donner toujours plus de prix à la politesse. C’est grâce à leur politesse mutuelle que deux grandes civilisations peuvent le mieux s’approcher. Certains jeunes Chinois qui ont vécu et étudié en Europe ou en Amérique, qui parlent nos langues, semblent d’abord ceux de leur race qui devraient être le plus près de nous : mais, tout au contraire, ce sont eux peut-être, qui nous font le plus fortement sentir l’irréductible opposition des deux mondes. Employant nos mots sans jamais les remplir du sens que nous y mettons, toute conversation avec eux n’est qu’un perpétuel malentendu ; les différences qu’il y a de leur esprit au nôtre subsistent, mais, brouillées dans la confusion d’un même vocabulaire, elles deviennent impossibles à préciser et à définir. Qu’un vieux lettré, au contraire, rencontre un Occidental de bonne espèce, leurs égards, leurs soins, leur urbanité réciproque, leur assurent qu’ils représentent l’un et l’autre un monde élevé ; les différences mêmes des deux sociétés qui s’affrontent en leurs personnes s’opposent harmonieusement et deviennent pour l’esprit une source de jouissance. La politesse reste le gage le plus certain d’une civilisation supérieure. Dans les petites choses, c’est un art de rendre la vie plus légère ; dans les grandes, elle affine les sentiments d’amitié, elle remplace par l’escrime la plus déliée le choc brutal de deux haines. Sans doute, elle ne va point sans feinte, mais quelle est l’éducation supérieure qui n’en comporte point une part ?

Maintenue dans toutes les circonstances, elle peut prendre quelque chose d’héroïque ; dans le train ordinaire de la vie, c’est comme une poudre d’or semée sur les jours. Il me souvient d’une nuit en chemin de fer, au Japon, où j’avais en face de moi une famille de trois personnes, le père, la mère et une jeune fille, chacun de cette propreté que tous semblent, là-bas, garder aisément. Ils ne parlaient presque jamais sans se sourire, de ce fin sourire où ce n’est pas l’âme qui déborde, mais où tout l’être vient attester qu’il se commande et qu’il est prêt à se contraindre en faveur d’autrui.

Après avoir dîné au wagon-restaurant, quand ils revinrent à leur place, la jeune fille, à genoux sur la banquette, conversa quelque temps avec sa mère, puis, après lui avoir fait plusieurs révérences, se prépara au sommeil. Elle s’arrangea correctement, posa sur un coussinet son chignon lisse et massif, pareil à un noir coquillage.

Le lendemain, à l’aurore, comme le train s’arrêtait dans une petite gare rustique, toute trempée d’humides verdures, en me dégageant péniblement du sommeil, je revis mes compagnons. Le père et la mère, aussi nets que la veille, plaisantaient déjà ensemble. La jeune fille s’éveillait dans la même attitude où elle s’était endormie, et les fleurs, dehors, ne pouvaient pas s’ouvrir d’une façon plus fraîche et plus simple que ne firent ses deux yeux. Je ne saurais rendre le charme qu’avait ce retour à la vie immédiatement irréprochable et correct.

J’eus honte, en comparaison, de ma maussaderie de Barbare. Elle salua ses parents de plusieurs inclinations respectueuses, auxquelles ils répondirent par d’affables signes de tête, et le papillon du sourire recommença à voltiger d’une bouche à l’autre.

Le spectacle que me présentaient ces bonnes gens était si joli que je ne pouvais imaginer qu’ils en usassent ainsi tous les jours. Il me semblait que je les surprenais dans un dimanche de leur existence. Je savais pourtant qu’il n’en était rien, et que cette fête aisée, attentive et savante, c’était leur vie ordinaire.

La politesse chinoise était un peu différente : on sent que celle du Japon descend dans le peuple tout entier des hauteurs d’une aristocratie féodale, toujours en éveil sur le point d’honneur : derrière elle il y a des sabres, des combats, des ventres ouverts. Derrière celle de la Chine, sauf quelques suicides, il n’y a que des pinceaux et des textes : moins corsetée, moins aiguë, plus civile et plus pacifique, c’est elle qui faisait de l’immense empire ce spectacle admirablement composé, à la fois exact, solennel, et, parfois aussi, pompeusement futile, qu’admiraient les étrangers. Ailleurs les dons immédiats de la nature pouvaient être plus généreux, l’homme plus vivace et plus magnifique. La politesse était la poésie de la Chine. Cette poésie s’en va, et ce n’est plus que par occasion qu’on rencontre ici quelqu’un qui puisse nous donner l’idée de ce qu’elle fut.

Un soir, à un dîner où j’étais convié, comme je m’approchais d’un vieillard coiffé d’une calotte de soie, vêtu de la veste noire et de la jupe grise qui composent un costume aussi simple que décent, celui-ci, tournant vers moi un visage alerte, me surprit en m’adressant la parole dans le meilleur français. J’eus la bonne fortune d’être placé à côté de lui : déjà l’on m’avait appris qu’il avait plus de quatre-vingts ans, ce qui ne paraissait guère à sa mine, mais moins encore à sa conversation, légère, infatigable, et d’une agilité presque voltairienne Dans les allusions qu’il faisait à notre littérature, je découvrais un fonds solide qu’il devait, je l’appris plus tard, à l’éducation des jésuites. Mais ce qui était proprement chinois, c’était ce goût presque espiègle de jouer avec les idées, cette docte futilité, ce plaisir de toucher à tous les sujets sans en retenir aucun.

Sous le papillotement des mots, échangions-nous vraiment nos pensées ? Je n’ose le croire. Mais quelle illusion que celle de notre rapprochement ! Il me semblait que je faisais un rêve, et qu’en un paysage sourcilleux, entre les parois à pic des deux mondes, au-dessus du gouffre vertigineux, au fond duquel un fleuve grondait, j’avançais sur un pont léger, où, dans un pavillon pavoisé de banderoles flottantes, je me trouvais face à face avec ce vieillard riant ; et enchanté de cette réunion où tant de distances semblaient s’abolir, j’appelais ce pont, à la chinoise, celui de la Communication des lettrés, et ce pavillon, celui de la Rencontre délicieuse.


PÉKIN, L’AUTOMNE

La clarté tout autre annonce une nouvelle saison : au lieu de la lumière de l’été, épaissie d’un dépôt d’or, qui prodiguait aux choses la torpeur et l’accablement, celle d’à présent, transparente, aérienne, les ranima et les réveilla, et il semble qu’on voie partout, comme des buveurs qu’excite un vin plus subtil, les monuments heureux qui se remettent debout. La foule aussi a changé d’aspect. Elle est plus lourde, au bas de la splendeur plus légère. Les nouveaux habits donnent aux passants quelque chose de cossu, d’engoncé, de déjà frileux : dans les groupes intervient le noir silencieux de la soie, tandis que reparaissent d’antiques douillettes, des mantelets aux tons assourdis, pareils aux vêtements longtemps conservés de nos dévotes de province. La figure glabre de ceux qui les portent, leurs airs de circonspection, d’égoïsme prudent, ajoutent encore à l’illusion. Mais ce qui l’étend et la complète de la façon la plus imprévue, ce sont les étendards, gonflés par la brise, de quelque cortège nuptial, qui, avec leurs dragons et leurs chimères, du goût le plus compliqué et le plus puéril, semblent vraiment, au-dessus des têtes, les drapeaux d’un peuple de vieilles filles. Une maison, pour l’ouverture d’une boutique, est tendue de haut en bas d’une toile rouge, piquée de caractères de papier doré, une corniche jaune et mauve terminant le tout. Ces jours-ci, pour je ne sais quelle fête du calendrier, les rues se sont emplies d’innombrables objets de papier, dont les couleurs tendres détonnent, dans la vieille ville morose, comme des fleurs peintes sur une toile usée dont on n’aurait pas recouvert le fond ; ce sont des paniers, de petits palais aériens, des canards mauves au bec jaune et tout cela, au bout d’un fil, sert de jouet au vent avant de devenir celui d’un enfant. Un marmot tout nu, couleur de muraille, s’en va en tirant une de ces corbeilles multicolores, traîné lui-même par sa mère, en noir, au visage clos et insensible.

Soudain, de cette poussière de détails, l’œil passe sans transition à la grandeur impersonnelle des palais impériaux. Les amples toits aux lignes courbes surgissent comme des tentes à jamais fixées ; le soleil, aux coins de l’enceinte, lustre et glorifie les tiares de tuiles des pavillons angulaires. Alors on sent revivre les lignes du plan solennel. Comme une eau dans les canaux qui la guident, la lumière semble couler plus facilement, par les grandes rues régulières.


PETITS MÉTIERS

Il y a plusieurs personnages dans le voyageur : l’étudiant, l’observateur, le flâneur. Chacun doit avoir son heure, et la façon dont un paresseux se pénètre d’un pays vaut bien, parfois, celle dont un curieux s’en informe. Je me promène, j’entre dans les boutiques : il n’en est pas une où l’on ne trouve à présent un pied de cannelle, dont les fleurs jaunes, groupées comme une colonie d’insectes, exhalent une odeur aigrelette délicieuse. Je vais à la recherche des petits métiers. Les arts ont péri, mais eux, en dépit de tout ce qui les contrarie, s’obstinent à ne pas mourir, comme ces menues branches qui verdoient quelque temps encore sur un arbre renversé. Voici la rue des marchands de cuivre, les échopes caverneuses où des forgerons demi-nus battent le fer couleur d’aurore. Un râtelier de sabres de bois, alternativement verts et rouges, annonce la maison d’un armurier. Plus loin pendent en enseignes de petits tapis. Une autre boutique n’est pleine que d’instruments de musique, qui, effilés, ventrus, cambrés, la font ressembler à un chantier de navires, et que sont-ils d’autre, en effet, que les navires de l’âme, qui lui permettront de partir ? Les marteaux cognent, les navettes courent, le feu boiteux danse au fond des forges antiques. Toujours, sur les murs, reparaissent les grands caractères, qui, pareils aux carcasses d’oiseaux qu’on voit chez nous, fixées sur les portes, semblent partout, ici, le squelette desséché d’une idée autrefois libre, ailée et vivante.

Ce matin j’avance entre des maisons basses, dans une rue aux faibles zig-zags, étroite comme un corridor, au sol rompu de soleil et d’ombre. Des deux côtés pendent de gros glands, d’épaisses torsades de laine. On vend ici les grosses fleurs de velours, les épingles d’émail que les femmes piquent dans leurs cheveux, et ces petits bijoux qu’aiment les Chinoises et qui sont faits en plumes de martins-pêcheurs. Les artisans attentifs, dans les boutiques, en ont près d’eux des pincées, qu’ils appliquent, à l’aide d’une lancette, sur des montures de cuivre ou de carton doré ; ces plumes sont d’un bleu admirable, où la lumière semble rester prise : ainsi nait toute une joaillerie couleur d’illusion, des bandeaux qui semblent vraiment tombés du front d’une fée céleste, des phénix, des papillons agrandis, des dragons rapetissés. On pense aux tableaux merveilleux, tout en mosaïques de plumes, que composaient les Aztèques, et l’on se demande si les deux arts n’ont pas la même origine. Mais celui-ci déchoit peu à peu : on ne donne aux artisans que des modèles de plus en plus pauvres, leurs ouvrages perdent leur style, car le style vient de l’époque, et quelle inspiration, quel secours recevraient-ils de la nôtre, ces derniers ouvriers de l’azur ?

La lumière est si légère que je me promène encore pour mon plaisir. Dans une ruelle, un cortège nuptial attend. Les drôles loués pour la circonstance causent avec le voisinage. Ils ont appuyé au mur les lanternes de verre, aux hampes de bois rouge, qui portent sur leurs quatre faces des génies et des fées, dessinés par le pinceau d’un seul trait et simplifiés comme des caractères. La rue est exactement partagée entre le soleil et l’ombre. Dans la tranche de lumière éclate la chaise rouge de la mariée avec ses broderies pleines de phénix touffus, de grosses pivoines, de grappes où des écureuils se faufilent. C’est là que la jeune fille, elle-même inondée de satin rouge, prendra place tout à l’heure pour être emportée, invisible sous le rideau rabattu, vers sa nouvelle maison. Une chaise verte, brodée aussi, mais bien plus discrète, attend modestement dans la partie d’ombre. Un des Chinois qui, par aventure, sait quelques mots de français, me dit qu’il s’agit du mariage de sa sœur. Son visage est aussi vacant, aussi dégarni de toute expression que dans un jour ordinaire. Je le félicite, et comme nous ne pouvons nous faire entendre qu’en usant de très peu de mots, je lui dis : bonheur.

Il répète : bonheur, et garde son air insensible, mais, derrière lui, la chaise rouge flamboie au soleil. Ici, même dans les fêtes, la plupart des visages ne s’éclairent point : ce sont les choses qui sont chargées d’annoncer la joie. Les seules occasions où les couleurs vives éclatent encore sont fournies par la vie sociale, et, sur l’immense fond sourd de la Chine, on ne voit rire au soleil que la pompe des hyménées et celle des funérailles.


UNE FOIRE DANS UN TEMPLE

Cet après-midi, je suis retourné à l’une de ces foires périodiques qui occupent les cours d’un vieux temple, et qui débordent alentour. J’arrive d’abord dans une avenue où se tient le marché aux oiseaux. Il y en a des quantités, verdiers, pinsons, mésanges, et de fluets oiseaux gris qui ont sur la gorge une pincée de bleu ou de rouge. Chacun est perché sur un bâtonnet laqué, et, attaché par une patte, il a les ailes proprement liées d’un bout de fil. Parfois, il tombe, gigotte au bout de son lien, jusqu’à ce que le vendeur distrait s’en aperçoive et le remette sur son perchoir. Des hommes tiennent sur le poing des oiseaux de proie, faucons ou busards, qu’on emploie pour la chasse. Les uns, chaperonnés et que cet aveuglement consterne, gardent une pose affaissée. D’autres, la tête libre, restent au contraire fiers et droits et leur petit œil sans pitié brille comme une escarboucle. Des pigeons, pressés dans une cage, font un amas blanc et roux : à côté, l’on vend les sifflets qu’ils emporteront dans leur vol. Plus loin, des perroquets mènent un vacarme qui répond à l’éclat de leurs couleurs. A travers tout cela, se promène le vieux peuple enfant. Certains, avec une grave futilité, marchandent un oiselet, penchent pour l’examiner leur visage terne ; d’autres s’en vont avec une cage, qu’ils ont recouverte d’une housse, pour que le petit habitant n’en fut pas trop effaré. Un enfant a fait emplette d’une souris blanche. Un vieillard emporte soigneusement, dans un bocal, un poisson qu’il vient d’acheter, et comme le vase de verre disparait à peu de distance, on ne voit, entre les passants, que ces mains arrondies entre lesquelles le poisson rouge a l’air suspendu. Rangés en espalier sur les deux bords de la foule, des mendiants exposent leurs plaies, comme des fleurs vives sur des branches sèches.

Je vais d’un côté où s’élèvent des cris affreux. Ils sont poussés par des truies entravées, que des hommes apportent d’une cour voisine et jettent rudement à terre. Des badauds regardent avec une morne curiosité. Mais qu’un des animaux fasse mine de se dégager, tous se sauvent, sans que, dans ce peuple où le sentiment du ridicule est si répandu, personne songe à rire des peureux. Cette pusillanimité s’explique. C’est le fait de gens déshabitués de tout exercice, de sorte qu’ils n’ont plus aucune confiance dans leur corps, et s’enfuient à la moindre alarme.

Je reviens vers la foire. Des vessies flottent dans une ruelle comme une grappe de ballons roses. A l’entrée des cours du temple, de grands paniers sont remplis de ces baies vermeilles où la richesse de l’automne se concentre. Elles sont enfilées en gros colliers qu’on donne aux enfants. Je passe la porte et je vois une fois de plus les éventaires en ordre, avec les tabatières, les cuivres, les vieilleries banales ou fausses ; plus loin, sont rangées des fleurs de velours. Les combinaisons de couleurs qu’on emploie ici diffèrent tout à fait de celles dont nous avons l’habitude. Il s’y marque une prédilection pour les nuances les plus tendres, rapprochées parfois d’une couleur grasse, d’un vert, d’un grenat épais, que borde une zone blanche. La nature semble suivre les mêmes goûts, et certaines pommes, des poires, des khakis ont ces teintes lissées, et présentent ce mélange de vivacité et de fadeur qui ne se voit chez nous que sur les fruits de cire. Voici maintenant des jouets, des insectes de drap d’une vérité surprenante, de petites cigognes palpitantes au bout d’un fil, des sauterelles et des papillons où, par le plus simple artifice, les saccades de la vie sont rendues avec tant d’exactitude qu’une observation aussi perspicace semble moins relever de l’art que d’une sorte d’astuce et de malice. J’admire des tortues d’herbe tressée, où deux petites baies imitent les yeux, et dont la vie parait si bien dérobée à l’animal qu’elles représentent, qu’il faut que celui qui les a faites soit un vrai sorcier. Je le regarde, et je ne vois qu’un pauvre homme borgne, accroupi, qui rit machinalement en levant vers les acheteurs sa tête imbécile. Peut-être recommence-t-il seulement ce qu’un autre lui a montré. Peut-être celui-là avait-il été enseigné de même. Dans la cascade de répétitions dont sont faits les travaux de l’Orient, on n’est jamais sûr de toucher à une invention, à une origine.

La foule nonchalante passe entre les étalages. De petites Chinoises grasses marchandent une pierre précieuse qui semble les fasciner comme un œil de serpent. D’autres traînent leurs enfants : une porte dans ses bras un poupon, couronné d’un diadème de drap, enroulé dans une étoffe noire et jaune qui imite une peau de tigre. Là-bas un aigre son de métal annonce un petit théâtre. Certains aspects rappellent nos anciennes foires : des gens attablés mangent goulûment, mais leur ripaille est silencieuse ; un homme nasille une complainte, tout en montrant des tableaux qui répondent aux couplets qu’il chante. Un charlatan vend des poudres, un autre des charmes contre les venins, et, pour manifester son immunité, il répand sur son buste nu des scorpions, de petits serpents qu’il rafle ensuite, d’une main distraite. Des vieilles sans dents, sans cheveux, pareilles à certains grotesques de Léonard, poursuivent l’étranger de leurs demandes d’aumône, et se font de leur laideur même un moyen d’instance et d’obsession. Quelques dames mandchoues, les joues plâtrées d’un fard rose, leurs gros yeux noirs luisant comme des raisins, mêlent leur impassibilité supérieure à l’aspect éteint des faces chinoises. Au-dessus du moutonnement des têtes, les toits du temple relèvent leurs cornes, puis c’est l’azur admirable, la chaste ivresse d’un ciel du Nord.

Je reviens à pied par les longues rues où la foire s’égrène, se continue et se diminue. On sait jusqu’à quel point le commerce est morcelé en Chine. Des hommes, accroupis au pied des maisons, ont rangé par terre ce qu’ils veulent vendre. Il est difficile d’imaginer la modicité de ces étalages : une cuiller de porcelaine, une boucle de cuivre, un bouchon de tabatière, une paire d’antiques lunettes suffisent à les composer, et comme, derrière ces miettes brillantes, le marchand se tient, sec et replié, il m’a souvent semblé que c’était la fourmi ou la sauterelle qui offrait là ce qu’elle avait recueilli, un fétu de paille, un gravier plus rare, une goutte de rosée, ou un pétale de fleur. Ces brimborions sont présentés avec tant de goût que l’œil s’y trompe d’abord, entraine la main qui saisit l’un d’eux, pour le lâcher presque aussitôt. Mais si peu qu’on l’ait dérangé, le vendeur ne le laisse jamais comme on l’a remis. J’en ai fait dix fois l’épreuve. Après avoir examiné l’un de ces pauvres objets, je le replaçais aussi exactement que possible comme je l’avais trouvé. Je n’avais pas fait deux pas que le petit marchand maniaque le reprenait, le soulevait, puis, de la seule façon qui le contentât, avec autant d’égards, de ménagements et de complaisance que pour un bijou, il reposait l’infime chose.


Les soirs sont maintenant longs et purs. La tour du Tambour, celle de la Cloche s’enveloppent de corbeaux. De la fenêtre d’où je regardais tout à l’heure le couchant, je voyais courir sur le ciel la ligne ébréchée des montagnes, devenues bleues comme un seul lapis. Un palais de la ville interdite, comme un bœuf énorme arrêté, enfonçait sa corne dans l’azur suave. Dans le jardin boisé de la Légation, où je viens de redescendre, les arbres moins touffus découpent sur le ciel des feuilles distinctes, la lune commence à répandre sur le sol sa pâleur effervescente, un faux jour étrange et charmant étonne les yeux, un merle bat des ailes dans cet air changé, où il semble, entre les objets incertains, rompre les distances du jour, qui ne sont pas remplacées encore par celles du clair de lune.


L’ŒUVRE DES JÉSUITES

Le catholicisme existe à Pékin dans beaucoup d’œuvres vivantes. Aujourd’hui, j’ai cherché sa trace dans les ruines. Je suis allé visiter la partie du Palais d’été que les Jésuites construisirent pour l’empereur Kien-Long et qui fut brûlée, comme on le sait, par les troupes franco-anglaises, en représailles des tortures infligées aux parlementaires. Après un court trajet en auto, nous mettons pied à terre devant une porte que nous franchissons [2]. On marche ensuite dans une légère cavité que comblait autrefois l’eau d’un grand bassin. Autour de nous croissent de grands roseaux, plus loin surgit la masse indéterminée des ruines, plus loin encore des montagnes nues se subliment dans la lumière. Je me crois au milieu de la campagne romaine : c’est la même clarté vaste et dépeuplée, à peine un peu plus sèche. Au lieu de se dissiper, mon illusion se confirme à mesure que nous avançons. J’aperçois de la pierre, des ordres, j’éprouve de la joie à revoir, même en morceaux, les fermes éléments d’une architecture, à retrouver, comme une sœur, la jeune, la fière, l’immortelle colonne.

Un petit bâtiment montre ses fenêtres qu’orne une coquille. Le sol est couvert de vasques de pierre, de balustrades rompues, tout cela blanc et comme récent, sans aucun air de vieillesse : une base d’autel à l’antique subsiste encore ; à côté, des ponts minuscules font leur bond léger, et il semble vraiment qu’on voie les deux mondes essayer, dans ces jeux, de mêler et de confondre leur esprit. Nous sommes maintenant au bas de l’escalier à double révolution qui était autrefois bordé de jets d’eau. Il nous conduit à une terrasse : un pavillon carré s’y élève, orné de panneaux où l’émail chinois revêt des grappes de fruits arrangés dans le goût baroque. Nous longeons l’emplacement de la piscine et celui de la machine élévatoire qui fut la grande œuvre du père Benoit. Quand un autre escalier nous a ramenés au sol, et que nous nous retournons, nous croyons voir un Piranèse. Des jujubiers s’élancent dans le vide, du haut des murs. Deux cabanes, sous un grand arbre, sont accotées à la ruine. Des paysans assis égrènent du maïs, des poules caquettent entre leurs jambes, un chien grogne, un taureau noir nous regarde, un peu plus loin, plein d’une inquiétude immobile. Pour achever la ressemblance avec l’Italie, la voix traînante d’un chanteur rustique s’élève, non point gutturale, il est vrai, comme elle le serait partout sur les bords de la Méditerranée, mais nasillarde. Un dernier pavillon Louis XV, tout sculpté, tout blanc, rit dans cette lumière qui semble rendre les ruines mêmes heureuses.

Rien ne donne une idée plus juste de l’effort à la fois opiniâtre et ingénieux que les jésuites firent en Chine, que l’ensemble de ces monuments, où un peu de gaucherie se mêle à beaucoup d’agrément et de grâce, et qui ressemble à un pensum fait de très bon cœur. Les jésuites s’évertuèrent pour réunir deux grandes civilisations par leurs qualités supérieures. Comme les Croisés avaient lutté d’esprit chevaleresque avec les Orientaux, c’est par eux que l’Occident rivalisa de culture et de politesse avec la Chine. Apportant en Extrême-Orient nos sciences et nos arts, ils réformèrent le calendrier, construisirent des palais, fondirent des canons, inventèrent des machines, pour qu’enfin tant de travaux servissent à la religion qu’ils voulaient répandre.

C’était une lutte subtile entre eux et l’Empereur, les uns se prodiguant pour accréditer leur doctrine, l’autre s’étudiant à tirer d’eux tout ce qu’ils pouvaient lui valoir, sans se laisser gagner à leur influence. Il n’est pas dit qu’un duel du même genre ne se poursuive pas, aujourd’hui encore, entre les étrangers qui apportent ici leurs services et les Chinois qui en profitent. Tout ce que ces missionnaires obtenaient de faveur n’était qu’apparent, car ils n’acceptaient personnellement aucun avantage. Il n’y avait de réel, pour eux, que les disgrâces, les injures, les sévices et les supplices, mais selon l’élégante discipline du plus aristocrate des ordres, ils couvraient d’un air d’aisance presque mondaine l’austérité secrète de leurs vertus. Du reste, dans les moments mêmes où ils paraissaient le mieux traités, les Empereurs, avec l’astuce et l’adresse des Asiatiques à dégrader insensiblement les Européens qui les servent, ne s’entendaient que trop bien à les humilier, et ces vexations revêtaient toutes les formes. Cela se vit surtout sous le règne de Kien-Long. Le frère Attiret, né dans une famille de peintres, peintre lui-même et plein d’amour pour son art, avait présenté à l’Empereur quelques tableaux qui n’avaient pas déplu. Mais le souverain lui fit entendre que, s’il voulait que ses ouvrages fussent vraiment agréés, il fallait qu’il se défit des principes qu’il avait suivis jusqu’alors, pour se mettre à l’école des peintres chinois. Ainsi, par un effort plus cruel que de renoncer à son art, le frère dut continuer à le pratiquer en dépit de ses goûts, de sa doctrine, de son idéal. Il se soumit néanmoins et peignit à la chinoise.


DERNIÈRE VISITE

Il est agréable de voyager, non de repartir : car il faut briser mille petites amitiés qu’on avait nouées avec les lieux et les choses, mille liens ténus qu’on ne sent qu’au moment de les rompre. Rien n’est alors si important que l’endroit où l’on va prendre une dernière vue du monde qu’on va quitter, et accomplir la cérémonie de l’adieu. Comme suspendu au-dessus de tous les aspects de la ville, auquel voudrais-je consacrer ma visite suprême ? Irais-je revoir l’ordre solennel de la Cité impériale, admirer encore une fois la pureté froide du Temple du ciel ? Retournerais-je dans les jardins rabougris du Palais d’été ? J’ai fait un choix moins insigne. Je suis revenu au petit temple bouddhique du Jardin de la Loi, peut-être parce que c’est ici le seul endroit où j’aie senti de la douceur. Il était près de huit heures du soir quand nous l’avons retrouvé dans son écheveau de rues. Il était pacifiquement ouvert comme d’habitude et rempli d’une ombre tranquille. Le premier bonze que nous avons rencontré dans la cour nous a reconnus malgré l’obscurité, il est allé chercher ses compagnons, qui se sont excusés de l’absence des principaux, retenus à une cérémonie funéraire. Tandis qu’ils nous emmenaient, j’ai quitté leur groupe pour aller jusqu’à une salle où résonnait encore un gong argentin. Un petit office venait d’y finir. Une seule lampe brûlait et, selon ses sursauts, je voyais sortir de l’ombre ou s’y abîmer le sourire ineffable du Bouddha doré.

Un prêtre était demeuré devant l’autel : la tête appuyée aux pieds de la statue géante, il psalmodiait doucement, d’une voix peut-être machinale et qui pourtant m’a ému. Toute prière est chargée de plus de peines qu’elle ne croit : c’est toujours la plainte humaine. A la fin, il s’est retourné, a souri en m’apercevant, et nous sommes revenus de compagnie à la pièce où les autres bonzes accueillaient mes amis : ils avaient déjà apporté du thé, des graines de citrouille et de frugales petites pralines qui avaient un goût de fleurs sèches. Soudain l’un d’eux s’est esquivé, et, reparaissant bientôt après, il m’a présenté, d’un air tout heureux, trois pupitres de santal, comme ceux qui m’avaient plu dans une visite précédente, qu’il avait fait faire pour me les offrir. Tandis qu’un de mes compagnons remerciait les moines en mon nom, je regardais, à la faible lueur d’une lampe, leurs figures maigres d’une douceur un peu moutonnière, j’aurais voulu savoir leur parler. En partant, j’ai essayé de leur faire recevoir quelque argent, mais j’ai eu beau insister, et mon ami prononcer toutes les phrases convenables, ils se sont défendus, avec des rires et des gentillesses d’enfants, de rien accepter. Ce sont des âmes innocentes et, peut-être, presque nulles, auxquelles aboutit pourtant une doctrine sublime. J’ai pensé à eux tout en revenant, et c’est ainsi que j’ai écrit les quelques lignes suivantes qui sont, autant que me le permet mon ignorance, dans le goût des anciens poèmes chinois :

Le voyageur va repartir. Déjà les désirs le disputent aux regrets.

Les bonzes sont debout pour un dernier salut. Il ne les verra jamais plus. Dehors, le grand sophora brouille la lune dans ses branches.

Quoique rien ne le recommandât et qu’on puisse légitimement se défier des hommes d’Occident, ils lui ont fait bon accueil.

Il ne sait pas leur langage, n’est pas de leur race, et n’a pas leur foi, et pourtant ils sont amis.

Les mondes séparés ne joindront jamais leurs jardins fleuris, leurs forêts profondes. Mais ils s’envoient leurs parfums, qui se mêlent sur la mer.


LA GRANDE MURAILLE. — LES TOMBEAUX DES MING

Aujourd’hui, j’ai vu la grande muraille, par un vent aigre et sous un ciel gris. J’ai marché entre les créneaux, sur le rempart large et bas, que surmontent par endroits des fortins à demi détruits. Des chameaux gourmés par un pâtre avançaient sur la pente, avec leur air niais et pompeux, la bizarre élégance de leurs cous de cygnes. Une pauvre poussière de fleurs se répandait çà et là ; une grande campanule frissonnait entre deux pierres. Sous mes pas, de petites sauterelles ouvraient brusquement leurs ailes rouges, et leur accoutrement de soie et de fer rappelait si bien les anciens équipements, qu’il ne tenait qu’à moi de croire que c’étaient là les âmes des mandarins militaires, encore attachées aux lieux qu’ils avaient gardés. Au loin, s’étendaient les plaines, par où les barbares fondaient autrefois sur l’empire. Mais la muraille dressait partout son interdiction, et je la voyais reparaître au front de la montagne la plus éloignée. Il faut se représenter qu’aujourd’hui encore, quoique ruineuse et délabrée, elle continue ainsi son voyage pendant des milliers de lieues, qu’elle franchit, en les dédaignant, les sommets et les ravins, qu’elle remonte les pentes comme un cortège, qu’elle s’égare dans les sables comme une rivière, jusqu’à ce qu’elle trébuche enfin et que, sur le dernier décombre, dans le vent faible et strident du désert, une pauvre fleur triomphe de tant d’orgueil abattu. L’œil a vite fait d’embrasser ce que lui offre un pareil site et cependant on a de la peine à s’en éloigner. Il semble qu’on y soit retenu par l’immense affluence des fantômes, et qu’on y respire cette mélancolie indéfinissable qui monte des empires morts.


Je vais ce matin aux tombeaux des Ming, monté sur un âne au trot sec et dur. Derrière moi, un jeune Chinois porte mon déjeuner dans un panier, dont il essaye de soulever le couvercle dès qu’il ne se croit pas observé. Il fait un temps morne et gris et bientôt une petite pluie couvre le paysage. Nous cheminons parmi des champs de maïs, de sorgho, de sésame. Les montagnes brumeuses s’élèvent alentour. De temps en temps, nous traversons quelques groupes de maisons muettes, des hameaux qui semblent dormir. C’est une chose singulière comme la moindre pluie tue en Chine toute activité : en voyant la vie s’arrêter pour si peu, on pense à ces personnages des contes de fées, qui mouraient d’une petite piqûre. Enfin, j’aperçois un grand portique de pierre à cinq baies. Il ouvre le pays des tombes. En face de lui se dresse une porte rouge, où commence la route dallée qui ne s’arrêtera qu’aux tombeaux. Elle arrive d’abord à un pavillon carré, rouge lui aussi, entouré de quatre colonnes blanches où s’enroulent des dragons. Il abrite une grande tortue qui porte une stèle. Je continue d’avancer, et bientôt il me semble que je suis attendu. Dos deux côtés de la route, sans piédestal, à ras de terre, tout un bétail de pierre est rangé, lions, unicornes, chameaux, chevaux, éléphants, chaque animal représenté par deux couples, l’un debout, et l’autre à genoux. A vrai dire, ce sont les formes ineptes de la sculpture des Ming, épaisses sans être puissantes, grossières sans être barbares. Mais l’ensemble impose. D’autres statues continuent la haie, des mandarins militaires et civils, les uns engoncés dans leurs cuirasses, les autres empêtrés dans leurs longues robes. L’herbe maigre frissonne autour d’eux. La route se détourne, passe encore sous un portique, franchit deux ponts, et alors j’aperçois au loin, tout autour de moi, dans l’air gris où rien ne ressort, les monuments funéraires. Ils sont là tous les treize, disposés en un vaste cercle au pied des montagnes, aux lieux excellents et indiscutables choisis par les géomanciens. A mesure que j’avance, ceux dont j’approche dégagent sans hâte de l’air pluvieux leur enceinte rouge, leur hauts pavillons appuyés aux arbres. Ce qu’on remarque d’abord, c’est l’élégante discrétion de leurs proportions. Ils n’ont rien d’outré, rien d’emphatique, rien de funèbre non plus On ne croit voir que d’agréables séjours de campagne. J’en ai visité plusieurs. Tous sont bâtis sur le même plan ; celui de l’empereur Yong-lo est un peu plus grand que les autres. On m’ouvre une porte et je me trouve dans un jardin sauvage et charmant, qui semble entièrement repeint par la pluie. Derrière le vert rajeuni des plantes, le rouge du mur est doux et trempé comme celui d’une étoffe. Un bâtiment tout simple borne cette première cour. La seconde est limitée par un édifice plus important, qu’exhaussent trois terrasses de marbre blanc et dont le toit jaune est couvert de plantes et d’arbrisseaux qui semblent avoir poussé sur une colline d’or. Ce toit recouvre une salle unique, aux grandes colonnes faites chacune d’un seul arbre. Sur l’autel dégarni, un dais de bois sculpté abrite encore la tablette de l’Empereur. Pendant que je suis là j’entends un trottinement sec qui frappe les dalles, et une ânesse passe tranquillement avec son ânon. J’arrive ensuite à la dernière cour. Au delà des arbres, des herbes, un diadème de pierres rudes, crénelé comme un rempart, se détache de la montagne à l’endroit où l’enceinte rouge vient s’y terminer : au-dessus s’élève un pavillon auquel donnent accès deux rampes latérales. La terrasse sur laquelle il repose affleure la pente. Sous le toit qui se soulève bien au-dessus d’elle, une énorme stèle rose, que soutient une tortue, porte, en orgueilleux caractères, le titre posthume de l’Empereur. Aucune autre inscription ne l’accompagne. L’orgueil est si grand ici qu’il ne s’étaye d’aucun commentaire, ne se glorifie du souvenir d’aucun acte. Agir serait encore avouer que l’ordre n’était pas parfait, qu’il y avait quelque défaut dans l’harmonie de l’Empire. Les Empereurs immobiles ne conviennent que d’avoir régné. Un vaste corridor, sous le pavillon, perçant toute la masse de l’édifice, vient buter à la dernière paroi. Celle-ci ne porte plus aucun signe. Lisse, noire, muette, aveugle, elle arrête les vivants. L’Empereur seul est allé plus loin, et poursuivant son retour obscur, il a laissé retomber sur lui le voile de la montagne. Jamais le mot enterré n’a eu plus de force. Ici l’homme ne s’élance pas dans le vide, ne délire pas vers les dieux ; il ne part point, il revient, il rentre. Il ne s’enferme pas dans un de ces sépulcres qui isolent le cadavre et dont on peut faire le tour. Les constructions funéraires annoncent la tombe, sans la détenir. Après les salles d’apparat, la dernière muraille s arme et se fortifie tout à coup, pour interdire le seuil suprême et couvrir la retraite de l’Empereur mort. Tout aboutit à une pente qui n’avoue plus rien et où le vent, comme ailleurs, bégaye entre les feuilles des chênes.


ABEL BONNARD.

  1. Voyez la Revue du 15 octobre.
  2. Je faisais cette promenade avec M. Auguste Boppe, ministre de France en Chine, dont j’avais alors l’honneur d’être l’hôte, et qui, depuis, est mort à son poste. Je m’en voudrais de laisser passer cette occasion de saluer sa mémoire : diplomate passionné pour le service de la France, amateur fin et curieux de tous les arts, ses amis n’oublieront pas le charme et la sûreté de son commerce, ni la sensibilité ex<uise qu’il cachait sous les dehors d’un parfait homme du monde.