Dans la Chine d’aujourd’hui/03

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Abel Bonnard
Dans la Chine d’aujourd’hui
Revue des Deux Mondes7e période, tome 13 (p. 168-189).
DANS
LA CHINE D’AUJOURD’HUI
(JUIN-DÉCEMBRE 1920)

III [1]
LE YANG-TSE

J’ai quitté Pékin tout de bon, je suis dans le train qui, en quarante heures, m’amènera à Han-Keou.

Le train court droit vers le Sud et je regarde le pays. C’est toujours cette campagne usée du Nord de la Chine, que l’homme a déboisée avec un acharnement d’insecte. De temps en temps, une enceinte édentée mord, de ce qui lui reste de créneaux, le bas du ciel pâle. Au fond de ces paysages séniles, qu’aucune source ne rajeunit, les monts apparaissent comme de grands ossements. Je me rappelle un jour où j’étais, aux environs de Pékin, sur un sommet de huit cents mètres environ, d’où je dominais l’étendue. En face de moi, des pentes creusées par les pluies retombaient presque verticalement, comme des toiles sur des piquets. En bas, la plaine s’exhaussait, marquée de quelques villages. On retrouve partout dans le Nord cet aspect d’épuisement et de vétusté, on croit marcher dans une nature en décombres. Mais dans ces grands pays démeublés, où pèle la terre jaune, où le moindre vent élève d’immenses deuils de poussière, la lumière étale parfois ses pompes les plus délicates. Elle saisit pour s’y manifester ces montagnes qui n’appartiennent plus qu’à elle, elle les drape de bleu et de rose, et la tristesse du paysage disparaît dans un enchantement abstrait et subtil, dans un idéal sourire.

Ce soir, quelques verdures plus grasses annoncent l’approche du Fleuve jaune, et je vois soudain son eau, retenue par les digues, luire au-dessus de la plaine obscure comme le fil d’une faulx. Le train s’engage avec lenteur sur un pont très long. Au Sud, le fleuve est nettement bordé par une masse de collines noires. Un héron est planté au bord des eaux taciturnes, que glace encore la lueur rosée du couchant, et où des courants divers vagabondent.

Le lendemain matin, en approchant d’Han-Keou, on aperçoit un pays changé, une terre molle où les buffles s’enfoncent. Les toits ont des lignes plus maniérées. Des flaques d’eau grise rompent partout l’uniformité des terres ; tout annonce le grand fleuve et enfin, à Han-Keou, on le voit couler, l’immense Yang-tse d’un gris jaune.

Je le revois le lendemain dès mon réveil, sur le bateau anglais où je me suis embarqué et qui, en trois jours, remonte jusqu’à I-Tchang. Le fleuve est étendu et comme débordé dans un pays sans lignes : il entoure des langues de terre cultivée, il effleure le seuil des maisons basses affaissées sur ses bords. Coiffés d’un immense chapeau rond, des paysans pataugent. Des jonques descendent et, derrière elles, l’extrémité de leur gouvernail qui reparaît hors de l’eau a l’air de l’aileron d’un grand poisson qui les suivrait. Le bateau où j’ai pris passage est comble. Il s’y trouve un évêque anglican avec sa fille, deux ménages américains de Chang-haï et tout un autre groupe d’Américains, hommes, femmes, jeunes filles, qui doivent remonter jusqu’à Tchen-tou, pour y augmenter le personnel de la mission protestante. Les Etats-Unis entretiennent de ces missions dans les principales villes, et elles sont si richement dotées que, si l’argent était tout au monde, personne ne pourrait rivaliser avec elles. Tous ces passagers ont cet air sain, correct, solide, qui est propre à la moyenne des Anglo-Saxons et qui donne à la médiocrité même, chez eux, une carrure honorable. Sur le pont, cet après-midi, deux Américains, à la fois virils et puérils rient aux éclats des plaisanteries les plus simples. Deux Anglaises échangent des phrases si fraîches et si nulles, qu’on dirait d’un jeu innocent, où elles se renverraient l’une à l’autre des exemples de grammaire. Les beaux enfants de ces ménages jouent et font grand bruit, et les Chinois massés à la barrière des secondes, les regardent pendant des heures. Cette simple scène suffit à marquer le contraste des deux races, et peut-être aussi les limites ordinaires de l’une et de l’autre : ces petits blancs agissent déjà, mais ne font en somme que se démener ; ces Chinois inertes rêvent, mais leur contemplation se borne sans doute à ne penser à rien. ’

Vers le soir, nous approchons d’une petite ville étendue sur le rivage, à laquelle ses quelques maisons à l’européenne, avec leurs rangées d’arcades, donnent un air de port italien. Les portefaix s’agitent, le jeune commandant rose et blond fait un peu de toilette, prend sa canne et descend à terre. Il revient bientôt, et nous repartons. Des buffles, le long de la berge, un enfant juché sur leur dos, avancent de leur pas lourd et courageux. Le soleil décline, touche quelques arbres qu’il semble brusquement dévorer, puis il n’y a plus qu’un ciel vide et pur, dont la dernière pâleur coule sur le fleuve. C’est le seul instant où sa surface immense devienne rêveuse. A toutes les autres heures, il se répand à travers ces plaines sans les éclairer ; et l’on dirait qu’ici, comme les visages des hommes, les paysages n’ont pas de regard...


À BORD DU DOUDART DE LAGRÉE

Ce matin, les bords se relèvent, le fleuve plus étroit annonce l’approche d’I-Tchang. C’est le terme de la navigation ordinaire. Seuls vont plus haut quelques bateaux à vapeur, faits pour pouvoir franchir les rapides. Quant aux jonques, plus robustes et d’une construction particulière, qui, naguère encore, non sans naufrages et sans avaries, pratiquaient aussi cette navigation, le brigandage sévit tellement qu’elles ne se hasardent plus et restent pressées dans les ports. Pour moi, j’ai l’honneur d’embarquer sur la canonnière française le Doudart de Lagrée, qui va remonter à Tchon-King.

Le lendemain de mon arrivée, de bonne heure, nous quittons Tchang. La ville s’éveille sans joie et sans bruit. Au haut de l’escalier qui conduit au fleuve, s’avancent des porteurs de cercueils. Ils en amènent trois à la suite, et les descendent lentement jusqu’au bord de l’eau, tandis que la famille, empêtrée dans des robes d’un blanc jaunâtre, les suit de degré en degré. Des paysans arrivent en barque, avec des paniers pleins de légumes joliment disposés, qu’ils rafraîchissent, au moment d’aborder, avec l’eau souillée. Au haut des marches traînent des soldats somnolents, un clairon lamente. Sur la canonnière, tout est propre et net, les matelots alertes sont à leur poste d’appareillage et je regarde ces visages français dont chacun a son étincelle. Un rayon atteint, près de l’autre rive, les grosses jonques à l’ancre, qui semblent en bois de rose. Au fond, les montagnes barrent l’horizon. Elles m’annoncent le vieux Setch’uen, la province chinoise entre toutes, la patrie des grands poètes. Alors un frisson de plaisir parcourt l’âme matinale du voyageur, il bénit sa vie et se livre au monde.

Nous sommes partis. La ville défile sous nos yeux et, derrière elle, un temple vaporeux surgit dans l’or du soleil, sur une colline. Bientôt nous entrons dans les premières gorges. Les montagnes plus hautes étreignent le fleuve, où un ruisseau vient perdre ses cheveux d’argent. Des étagères de culture sont accrochées à leurs pentes. Quelques beaux arbres y mettent aussi leurs verdures. Un papillon d’un noir velouté traverse en palpitant, dans l’ombre fraîche, d’une rive à l’autre. Là-haut, dans le soleil, sur la ligne de faite du mont le plus élevé, et encore exhaussé par un socle de terre, un petit temple qui paraît inaccessible brille d’une blancheur presque incandescente.

J’attends impatiemment le premier rapide. Il s’annonce là-bas, devant nous, par la barrière des flots rebroussés. À bord, tout le monde est attentif. L’officier de quart donne des ordres brefs à l’homme de barre, tandis que le vieux pilote chinois, qui aurait bon air, n’était la casquette de cycliste dont il est coiffé, avec sa figure sagace, sa veste de velours noir et sa jupe beige, regarde d’un œil exercé cette eau dont il sait les ruses, et fait des gestes secs de sa main onglée. Nous voici dans la révolte des flots. Des entonnoirs se déplacent en tournant. Le fleuve nous jette l’insulte de ses paquets d’eau. La canonnière, ébranlée, arrêtée comme par une épaule, vibre, vacille et l’épais vomissement de fumée qui sort de sa cheminée avoue son effort. Au-dessus de ce combat, comme des penseurs dédaigneux de l’action, les grands sommets rêvent.

Dans l’après-midi, nous avons franchi d’autres rapides, parmi les plus violents. Nous devions en rencontrer encore les jours suivants. J’avais trop de confiance dans les excellents officiers du Doudart pour éprouver le moindre sentiment de risque. Cette navigation est pourtant particulièrement délicate, et parmi les quelques vapeurs qui la font, il n’en est guère qui ne finissent dans un accident. Quant aux jonques, que remorquaient des équipes de hâleurs, on comptait, lorsqu’elles naviguaient aussi, qu’il s’en perdait une sur dix par année, et dès qu’une d’elles transportait des personnages de quelque importance, on la faisait escorter par des barques de sauvetage.

Les rapides changent avec le niveau du fleuve. Certains sont infranchissables aux hautes eaux, d’autres deviennent plus impétueux, quand elles baissent ; d’autres sont cachés, comme des pièges, sous une onde presque unie. Le fleuve arrive dans ces défilés avec l’élan d’une force immense, mais n’y passe pas d’un seul glissement : il s’y contourne et s’y contrarie avec tous les mouvements d’une chevelure. Son eau ne miroite point. Elle est jaune, opaque, et c’est à peine si le soleil qui la frappe arrache une étincelle à la crête des petites vagues. Les monts, sur les deux côtés, semblent amasser du silence. Leurs pentes aussi ont des couleurs mornes. Ces paysages renouvellent peu leurs aspects. Leur grandeur et leur poésie sont ailleurs, dans une sorte de dilatation des mesures. Comme, au fond d’une cathédrale, les orgues élèvent leur puissant murmure, il semble qu’en pénétrant dans ces grands pays, on entende jouer sourdement d’autres proportions et d’autres distances. Ce ne sont plus, dans leur cadre étroit, les paysages brillants de l’Europe, tels qu’il faut, pour ainsi dire, se retenir pour n’en pas sortir, et où tout pique, réveille, provoque l’attention. Ceux d’ici dédaignent d’amuser. Ils ne changent point à chaque pas, mais on y prend un sentiment nouveau de la terre.

On sent qu’on pourrait aller ainsi, pendant des jours et des jours, pendant des semaines, sans épuiser les étendues qu’on a devant soi. Le voyage lui-même s’alentirait et se calmerait, loin de la fièvre vulgaire des trains, dans ces tranquilles étapes, que vient ponctuer l’étoile du soir. C’est alors que ceux dont l’esprit inquiet ne convient qu’à l’Europe, dépaysés, vouent leur ennui. Mais ceux qui vraiment sont fails pour t’aimer laissent tes hymnes profonds venir jusqu’à eux et mettent leur tête sur tes grands genoux, Asie géante.

Aujourd’hui, à la fin de l’après-midi, nous entrons dans un paysage étroit qui semble se clore autour de nous. Une pagode est posée sur une pointe de terre, au bord de l’eau. Sur la rive droite, une petite ville s’allonge à mi-côte, assez élevée au-dessus du fleuve pour se préserver de ses crues, qui sont brusques et formidables. Quand nous arrivons, toute cette partie de la vallée a déjà été abandonnée par le soleil, qui est en train de retirer, comme les linges d’une lessive vermeille, les clartés qu’il avait tendues sur le sommet des montagnes. Cependant nous approchons du bord ; la voix chantante de l’homme qui sonde s’élève régulièrement ; nous allons mouiller, car il est impossible de naviguer la nuit dans cette partie du fleuve. L’opération même du mouillage est délicate. Il faut tenir compte des courants, des contre-courants, trouver un fond d’une bonne tenue.

Nous ne sommes pas encore à notre poste que, d’une embarcation, trois grandes barbes montent gaiement à l’assaut de la canonnière. Ce sont des Franciscains belges qui font une visite aux officiers. Après avoir causé avec nous, ils veulent me montrer leur mission. Nous descendons à terre, et par la pente limoneuse, nous gagnons un escalier par où nous montons jusqu’à la petite ville. Elle s’appelle Pa-tong. Une seule rue la parcourt dans sa longueur, rue étroite, déjà toute obscure sous les auvents des toits, enjambée de place en place par des arches qui rejoignent les maisons d’un côté à l’autre. Dans les boutiques, brillent quelques lumières timides. Notre passage, dès qu’il est aperçu, fait sensation. Des gens appellent furtivement leurs enfants : viens voir les diables ! et le marmot, blotti contre ses parents, nous regarde de ses yeux luisants, avec cette jouissance qu’ont les enfants de tous les pays, à se plonger dans une terreur dont ils savent qu’ils vont ressortir indemnes. En retrait, se dresse, au-dessus de la rue, une façade rose à trois baies, vieillotte, charmante, enfumée par l’ombre. Je monte les quelques degrés qui y conduisent. C’est le palais des examens littéraires, et je me souviens que le père Huc raconte qu’il y logea en passant, lors de son retour du Thibet. J’entre d’abord dans une cour exiguë, où l’eau d’un bassin demi-circulaire croupit sous des plantes : tout l’édifice est appliqué à la pente de la montagne. Je gravis d’autres escaliers et j’arrive à une dernière cour, que domine une salle délabrée, encore jolie, où brillent comme des épaves quelques hautains caractères d’or. A la place des lettrés, il n’y a plus ici que des soldats paresseux, assis ou couchés, dont l’un charme du moins la déchéance de ces lieux en faisant chuchoter sa flûte dans la pénombre.

La mission est située au bout de la ville. En y entrant, j’entends au-dessus de moi un claquement doux, je lève la tête et je distingue un grand pavillon français, qui trempe dans la verdure. Quelques moments après, nous revenons tous à la canonnière, car le commandant a invité les trois missionnaires à dîner. Ce n’est que par hasard qu’ils sont réunis. Un seul habite Pa-tong. Les deux autres ont leur résidence à deux jours d’ici, dans la montagne. Le grand plaisir des Européens semés dans ce pays, quand ils se trouvent rassemblés, c’est de bavarder tout leur saoul : on voit bien, à leur animation et à leur volubilité, qu’ils se déchargent d’une longue solitude.

Ces trois jeunes Franciscains belges sont pleins d’entrain et de pétulance, charmés de la Chine et de leurs chrétiens. L’un a une barbe noire et des pommettes rouges, un autre des lunettes, des yeux bleus et une jolie barbe dorée, un autre une immense barbe flamande, mêlée de blond et de roux, vraiment somptueuse. Tandis qu’ils rient et s’égayent : « Ah ! monsieur le Commandant ! » je ne puis m’empêcher de revoir derrière eux leur pays, non pas seulement celui des musées opulents, des villes plantureuses, des grands ciels où l’aiguille d’un clocher crève les nuages, mais cette Belgique inoubliable qui fit, la première, grincer et gémir l’appareil terrifiant de la force allemande, parce que, dans ses rouages, elle avait jeté le petit diamant de l’honneur. La guerre affreuse dont nous sortons aura pourtant augmenté la poésie du monde, en ce sens qu’au-dessus de la vie quotidienne, que rien ne dominait autrefois, la moindre occasion fait à présent surgir les fantômes des réalités souveraines.

Les pères nous donnent des nouvelles du pays, où la guerre s’étend maintenant sur les deux rives du fleuve. Le Se-tch’uen, qui était occupé par les troupes du Yun-nan et du Koei-tcheou, vient de s’affranchir. Les soldats du Sud ont évacué Tchen-tou, la capitale de la province, et ils refluent jusqu’aux villes du Yang-tse. A Pa-tong même, on s’est peu battu. Mais, en amont, le sort des armes est plus disputé. Tandis que le commandant et les missionnaires s’entretiennent de ces combats tout mêlés d’intrigues, je sors sur le pont étroit de la canonnière. La nuit, ténébreuse, est encore chaude. Quelques lucioles se sont noyées et le courant emporte leur petite lueur verdâtre qui ne palpite plus. Sur la pente, la ville est effacée dans l’obscurité. On ne voit que deux fentes de lumière parmi tout ce noir, comme des meurtrières dans la montagne.


Les fleuves sont les épopées des paysages et il y a autant de différence entre le cours bref du Rhin ou du Rhône, et l’immense développement du Yang-tse qu’entre l’Énêide ou Mireille et l’une des vastes épopées asiatiques. Durant une navigation comme celle-ci, chaque jour ressemble à la lecture d’un chant du poème. La lutte avec le rapide en représente assez bien la péripétie principale, le combat qui en fait presque toujours le sujet. Puis, quand on a triomphé du fleuve, on entre vers le soir dans un paysage adouci, où, comme une princesse, sous la coiffure de cérémonie de ses grands toits contournés, une ville attend le voyageur. Le rapide que nous avons rencontré aujourd’hui était peut-être le plus farouche de tous. Trois jonques, groupées au-dessous, attendaient que la descente du fleuve l’eût affaibli pour essayer de le franchir. La canonnière s’est engagée dans le bouillonnement des eaux ; les machines donnaient en vain toute leur puissance : nous n’avancions plus. Sur le point d’être vainqueur, le fleuve avouait sa colère : il se soulevait sous l’étrave, il nous frappait avec la dureté d’un bélier de marbre, il multipliait autour de nous ses forces contraires. Si, dans un pareil moment, le bateau vient à culer, il faut virer de bord aussitôt, avant d’être jeté contre les bancs de rochers qui, des deux côtés de ce tumulte, attendent leur proie. Enfin nous avons gagné quelque chose sur le courant, nous nous sommes hissés lentement sur cette rampe liquide. Mais, comme le combat avait été plus rude, la récompense aussi devait valoir davantage. Peu après, nous arrivions en vue de Tchong-tcheou. Parmi les villes que nous avons dépassées, Pa-tong était humble, Wan-shien sombre, Koei-tcheou, prosaïque, ne révélait rien. Mais Tchong-tcheou, c’est une vieille cité de lettrés. Les remparts gris sont comme une corbeille pleine de verdure. En me promenant par ses étroites rues dallées, interrompues souvent par des escaliers, je pensais à Semur, à Orvieto, à Bamberg. De lourds feuillages, que le ciel nuageux faisait paraître plus riches encore, dépassaient les murs. Je voyais partout les épais plumets du bambou, que dépassaient çà et là les larges feuilles du bananier, pareilles à des morceaux d’étoffe déchiquetés. Au-dessous d’un petit pont de pierre, tigré de lichens, un ruisseau tombait en cascades dans sa grasse et étroite vallée bourrée de verdure. J’apercevais, dans un jardin, une plante guidée par des ficelles qu’elle ponctuait de grosses fleurs jaunes. Aux portes discrètes pendaient des lanternes rondes où se dessinait en rouge l’arabesque simplifiée des chauves-souris. Parfois, entre les arbres, des pavillons se laissaient voir, avec cette petitesse de proportions qui semble faite pour resserrer la vie et pour lui donner un agrément presque enfantin. Seul, au haut de la ville s’étendait un palais plus vaste, officiel. Un long portique le précédait, avec de hautes colonnes, reliées aux poutres transversales par des chevaux et des lions de bois peint, raides comme des barres et qui n’étaient pas sans faire penser à l’art scandinave. Je suis revenu par une longue rue déserte, où, sur les linteaux sculptés d’un arc de triomphe, des mandarins menaient encore leur cortège, interrompu çà et là par la chute de quelque pierre.


POÈTES CHINOIS

Tandis que je redescendais le fleuve, un mois plus tard, à travers ce Se-tchuen qui est la patrie des plus grands poètes, insuffisamment satisfait des mornes spectacles d’où je sortais, et désireux de saisir l’âme chinoise dans ses expressions plus hautes, je me suis retourné vers eux. La poésie, en Chine comme ailleurs, fut d’abord rituelle. Les strophes recueillies par Confucius, sur lesquelles un peuple de commentateurs a peiné, pour leur prêter un sens allégorique et politique, ne sont que des couplets échangés par les jeunes gens et les jeunes filles, lors des fêtes qui sacraient les moments principaux de l’année agricole. Il existait en Chine, il y a plus de deux mille ans, une poésie raffinée et savante. Mais l’époque la plus riche est celle des T’ang, du VIIe au Xe siècle, et celle des Song, après eux. Cette poésie est la sœur de la peinture. De même que celle-ci, au lieu de nous apporter l’image complète des choses, nous présente plutôt quelques objets, quelques signes, autour desquels nous évoquons l’univers, de même la poésie procède moins par des descriptions continues que par quelques touches heureuses, dont la justesse doit suffire à ébranler notre cœur, à atteindre notre esprit, et à nous porter à cet état intermédiaire entre la méditation et le sentiment qu’on pourrait appeler de la pensée-rêve. Ceux qui s’y adonnaient, tous lettrés et érudits, étaient, en même temps, pour la plupart, de grands dignitaires. Ils remplissaient d’importantes charges, sans s’y absorber, et comme l’a dit Saint-Evremond, en parlant de certains Romains, ils ne renonçaient pas à l’homme en faveur du magistrat. Dans l’exacte et rigoureuse distribution des rôles qui caractérise le monde moderne, nous pouvons à peine nous faire l’idée de cette indépendance plénière. Que l’emploi soit grand ou petit, il n’y aura bientôt plus chez nous que des employés. Le savant est trop enfoui dans ses propres études pour se garder le temps de remonter à des points de vue généraux. Le fonctionnaire appartient à sa fonction. Le poète n’est plus qu’un homme de lettres. Le résultat de ces divisions, c’est que, l’homme même disparaissant, il ne reste plus autour de nous que des morceaux d’hommes. Ces grands Chinois, au contraire, administraient, gouvernaient, servaient près du trône. Mais, dans la faveur, ils n’étaient pas les dupes de leurs dignités, et, dans la disgrâce ou la retraite, ils se retrouvaient ; ils étaient poètes, alors, moins par la possession d’un don spécial que par l’élévation de leur âme et l’achèvement d’eux-mêmes. Leurs poèmes se réfèrent presque toujours à d’autres plus anciens, sous le couvert desquels ils s’introduisent, et ils comportent toute une part d’allusions savantes et de jeux métriques perdus pour nous. Pourtant ils nous touchent encore ; loin de la surabondance enivrante de la poésie hindoue, loin du lyrisme exquis de la Perse, ils sont concis comme des odes d’Horace, mais moins alertes, courts, parfois, comme des épigrammes de l’Anthologie, mais moins riants : ce sont des réflexions discrètes comme des soupirs, et tous les sentiments y ont ce quelque chose d’atténué, et presque d’exténué, que trop de conscience leur donne dans l’âme des sages. Mais quelle que soit la vie où ils ont été engagés, ceux qui les ont composés n’ont pas rompu avec l’univers et, qu’ils sortent des intrigues de la Cour, ou des recherches de la pensée, ou des cachots de la maladie, ils savent encore admirer l’automne.

L’homme moderne serait saisi de désespoir s’il se rendait vraiment compte de sa séparation d’avec la nature. Il n’y eut jamais de prisonnier si reclus ni si bien gardé que celui de l’usine et du bureau. Les beaux jours n’arrivent plus jusqu’à lui, ils perdent leurs largesses et leur inutile évidence. La lune touche en vain, de son sceptre fait d’un rayon gelé, le front insensible du passant nocturne. L’homme moderne n’est pas seulement devenu plus triste, il est devenu plus brutal : qu’on pense à la délicatesse, à l’atténuation exquise des sentiments par lesquels les Japonais se rattachaient aux saisons, et qu’on regarde comment se comportent les hordes que nos villes lâchent dans la campagne, par un dimanche de mai : elles ne savent pas cueillir sans blesser et ne laissent derrière elles, le soir, quand elles reviennent, qu’un printemps meurtri et saccagé. Chasseurs ou pêcheurs, ceux qui, chez nous, fréquentent encore la nature, ne se sont approchés d’elle que par les voies de la cruauté. La plupart des écrivains la drapent d’adjectifs quelconques. Naguère encore, on trouvait chez nous de vieux professeurs qui ressemblaient un peu aux lettrés chinois : comme ils aimaient les vers latins et qu’ils en faisaient, le culte des lettres les rattachait à la nature, et, grâce à la médiation de Virgile, ils touchaient encore aux saules, aux ruches et aux fontaines. Mais ces vieux caractères disparaissent et les captifs des livres sont de tous, chez nous, les plus étroitement enfermés : les yeux qui lisent ne savent plus regarder. Privés de loisir, pris dans la médiocrité d’une vie à peine bourgeoise, les hommes d’étude sont écartés de toute volupté, fût-ce la plus innocente, et les fleurs du printemps sont aussi loin d’eux que la bouche des courtisanes.

En Chine, au contraire, le moindre lettré entretient sur son pupitre une petite plante qui lui est comme un signal de l’Univers. Les sages, ici, n’ont pas eu à sortir d’eux-mêmes pour se répandre parmi les choses : en Europe, l’homme se sépare ; en Asie, il se confond ; bouddhistes ou taoïstes, ces poètes se sentaient vraiment tissus dans l’immense apparence et tout ce qu’ils voyaient les continuait. Qu’on pense au charme particulier, à la saveur rare qu’auraient, chez nous, les poèmes d’un savant, d’un ambassadeur ou d’un vieux ministre, si ceux-ci avaient gardé assez de naïveté pour s’intéresser aux jeux d’une hirondelle autour d’un toit, assez d’art pour savoir traduire leur sentiment, et assez de douceur pour laisser sourire leur sagesse. La plupart des hommes sont encombrés de ce qu’ils ont vécu, au lieu d’en être enrichis, mais ce serait une grande chose d’être un vieillard, si l’on avait gardé la force de dominer son expérience. De là vient l’attrait de la plupart de ces poèmes chinois. Ceux qui les ont écrits étaient revenus de toute illusion ; danseuse ou musicienne, la femme n’est pour eux qu’une inférieure délicate, un instrument de rêve ou de volupté ; comme les Anciens, c’est dans l’amitié qu’ils trouvent leur réconfort et ce sentiment est la dernière barrière qui les sépare de la solitude. Une retenue exquise règne dans les mots de tous leurs poèmes, mais on y sent cette mélancolie des sages, cette discrète fatigue d’être, au-delà de laquelle il n’y a plus rien.

Certains ont aussi chanté l’ivresse ; c’est le thème favori de Li tai pé, le grand virtuose. Mais on se tromperait fort, en le regardant comme un ivrogne vulgaire. L’ivresse n’est pour lui que la sœur audacieuse du rêve, le symbole du congé hautain qu’on donne au réel, et comme pour Omar Keyyam, souvent les louanges qu’il en fait ont un sens mystique. Li tai pé, du reste, était fou de la lune et, adonné aux grossières jouissances, il n’eût pas tant aimé la reine des songes. On sait comment il mourut. Rappelé par l’Empereur, tandis qu’il revenait vers la capitale, un soir, en barque, un peu pris de vin, comme à son habitude, il voulut baiser l’image épanouie de l’astre sur l’eau. Il trébucha et se noya. Heureuse fin, de s’abîmer dans le reflet de son rêve ! Ce Li tai pé appartenait à une famille princière. Comme il arrive aux grands artistes, il était d’un naturel brusque, fort indépendant, et ne se contraignait pour personne. Il faisait fi de l’étiquette. Ayant toujours un poème en tête, cela le rendait distrait. Il avait fondé une confrérie de huit poètes grands buveurs, qui s’appelaient les huit immortels de la bouteille. L’Empereur, enchanté de son génie, lui avait donné un assortiment complet de ses propres habits. Li tai pé s’en revêtait dans les tavernes et ses compagnons venaient lui apporter en hommage des tasses de vin, imitation burlesque des tributs que rendaient au Fils du Ciel les ambassadeurs.

Le grand Tou-Fou, lui aussi, n’aimait que sa liberté. Il échappa à tous les emplois où l’on voulait le retenir. Nommé gouverneur d’une ville, le jour où il devait entrer en fonctions, devant tous les magistrats assemblés, il se dépouilla de ses attributs officiels, leur fit une profonde révérence, et s’éclipsa. Il se sauva dans les montagnes, où il vécut vagabond, misérable, heureux. Cependant, recherché, respectueusement poursuivi, rejoint, il niait qu’il fût lui-même, jusqu’à ce qu’un mandarin lettré et magnifique, l’ayant gagné par ses prévenances, le décidât à vivre avec lui. Il avait éludé tous les honneurs et le piège de l’amitié fut le seul où l’on put le prendre.

Le savant Pai kiu i, au contraire, se plia admirablement à ses fonctions ; il n’y avait pas de magistrat plus sérieux, ni plus grave quand il le fallait. Mais il s’était arrangé un jardin où il se retirait et s’émancipait avec ses amis. L’Empereur, quand il fut mort, fit graver ses vers sur la pierre et l’on achetait fort cher le droit d’en prendre des copies. Quand une caravane d’étrangers partait de la capitale, ce n’était pas assez qu’elle emportât les soies les plus riches, les thés les plus rares, s’il ne s’y joignait quelques poèmes de Pai kiu i.

D’autres se retiraient du monde, se faisaient bonzes, s’abîmaient dans l’humilité. Ils prenaient un nom qui voulait dire « l’homme nul, » « l’homme de rien, » « l’homme dénué du moindre talent, » et alors, les étroites murailles de leur personne étant renversées, ils se confondaient avec l’univers, ils étaient la montagne et la nuée. Tout cela est absolument fini : il s’agit de mondes engloutis, qui ne revivent plus que dans la pensée d’un passant barbare.

Il s’y manifesta pourtant beaucoup de délicatesse, de noblesse, de raffinement. L’Empereur pardonna à Li tai pé ses incartades et jusqu’à ses conspirations. Un autre poète gardait à la cour une telle liberté de langage qu’elle faisait scandale, et qu’on s’en plaignit au souverain. Celui-ci excusa le coupable et dit, à peu près comme le Pape de la Renaissance, que les hommes uniques dans leur art ne sont point pareils aux autres et ne doivent pas être jugés selon les règles communes. Je doute que nous portions encore, dans la manière d’apprécier les hommes, autant de justesse et de générosité. Je voudrais citer ici quelques-uns de ces poèmes. Mais, avant de trop attendre de cette rencontre, que le lecteur réfléchisse à l’immense pérégrination que le poème a dû accomplir avant d’arriver jusqu’à lui. Au départ, chargé de raretés, de beautés sans nombre, il ressemblait à ces caravanes magnifiques que des rois envoyaient autrefois, presque au hasard, vers d’autres princes qu’ils ne connaissaient que par ouï-dire. Mais elles devaient affronter mille dangers ; des brigands les rançonnaient ; elles franchissaient des fleuves et des montagnes ; plus de la moitié de leurs richesses y restait. Le poème, aussi, a dû traverser le désert des siècles, acheter de presque tous ses trésors le passage d’un monde à un autre. À peine si, lorsqu’il nous parvient, un rubis ou une perle témoigne encore du fastueux envoi primitif. C’est assez, pourtant, pour recevoir le don d’une âme lointaine.

Voici un poème anonyme du Ier siècle avant J.-C.


L’ANCIENNE ET LA NOUVELLE

« Elle était allée cueillir des simples dans la montagne. En descendant, elle a rencontré son ancien mari. Elle s’agenouilla et lui demanda : Comment vous trouvez-vous de votre nouvelle femme ? Ma nouvelle femme, répondit-il, quoique d’une agréable conversation, ne peut me charmer autant que l’ancienne. Pour la beauté, on ne saurait laquelle choisir. Mais quant à l’utilité, elles ne se ressemblent en rien. Ma nouvelle femme vient de la rue pour me retrouver. L’ancienne descendait toujours de sa chambre. La nouvelle s’entend à broder la soie. L’ancienne excellait dans la simple couture. De la soie, on en peut broder un pouce par jour ; de la couture, on en peut faire plus de cinq pieds. En mettant son ouvrage à côté du vôtre, je vois qu’entre l’ancienne et la nouvelle, il n’y a vraiment pas de comparaison. »


Les poèmes suivants sont tous de Pai kiu i, qui vécut sous les T’ang, de 772 à 846 après J.-C.


MA SERVANTE M’ÉVEILLE

« Ma servante m’éveille : « Maître, il est grand jour. Levez-vous : voici le bol et le peigne. L’hiver vient et l’air du matin fait frissonner. Il ne faut pas qu’aujourd’hui Votre Honneur se risque dehors. — Mais, quand je reste chez moi, personne ne vient me voir. Que ferai-je dans la lenteur des longues heures ? Je mettrai mon fauteuil à l’endroit où donne un faible soleil, et là, j’aurai du vin chaud et les livres des poètes. »


EN REGARDANT LES MOISSONNEURS

« Les travailleurs de la terre ont rarement du loisir, mais quand vient le cinquième mois, leur labeur redouble. Le vent du Sud visite les champs pendant la nuit, et soudain la colline est couverte d’épis dorés. Femmes et filles chargent sur leurs épaules des paniers pleins de riz. Garçons et jeunes gens portent les jarres de vin, avec le repas de viande qui paiera les moissonneurs de leur dure besogne ; ils peinent sur la colline du Sud, les pieds brûlés par le sol fervent, le dos cuit par le soleil. Fatigués, ils travaillent encore, comme s’ils ne sentaient pas cette étouffante chaleur, et, long jour d’été, ils te reprochent d’être trop court. Derrière eux marche une pauvre femme, un enfant contre le sein : de sa main droite, elle glane le grain tombé ; à son bras gauche pend un panier cassé. Et moi, qui suis là aujourd’hui, de quel droit n’ai-je jamais encore pris soin d’un champ ni d’un arbre ? Ma paie est de trois cents mesures de grain et, à la fin de l’année, il m’en reste encore. En me disant cela, j’ai senti une honte secrète s’insinuer en moi et, tout le jour, cette pensée a travaillé mon esprit. »


LE RÊVE

« Cette nuit, j’ai rêvé que j’étais revenu à Chang-an. Je revoyais le visage des vieux amis et, dans mon rêve, sous un ciel d’avril, ils me prenaient par la main pour vagabonder au vent du printemps. Nous arrivions ensemble au village de la Paix et du Recueillement. Nous arrêtions nos chevaux à la porte de Yuan Tchen. Il était assis, parfaitement seul. Quand il me vit, un sourire parut sur sa face. Il me montra les fleurs dans la cour de l’Ouest ; puis, au Nord, dans sa maison d’été, nous nous versâmes du vin. Il me semblait qu’il disait qu’aucun de nous deux n’avait changé. Il me semblait qu’il regrettait que la joie fût si passagère, que nos âmes ne se fussent rencontrées que pour un moment, et qu’il fallût nous quitter de nouveau, après avoir eu à peine le temps de nous saluer. Je m’éveillai, je crus qu’il était encore près de moi. J’étendis la main, il n’y avait absolument rien. »


CONGÉ DS MALADE

« Appuyé aux coussins, libre de toute affaire, j’ai passé deux jours étendu, derrière mes portes fermées. Je commence à croire que ceux qui ont un emploi ne connaissent pas de repos, à moins de tomber malades. Pour de paisibles pensées, on n’a pas besoin de beaucoup de place. La chambre où je suis gisant n’a pas dix pieds carrés. À l’Ouest, sous l’auvent, au-dessus des dernières feuilles des bambous, je vois, de mon lit, surgir la montagne blanche. Mais les nuages qui planent au loin sur ses pics font honte à un visage enfoui dans la poussière du monde. »


ÉCRIT COMME GOUVERNEUR DE SOU-TCHEOU

« Le palais officiel, et non pas mon propre foyer ! Le jardin officiel et non pas mes arbres ! Pourtant, à Lao-Yang, j’ai une petite maison, et sur le bord de la rivière Wei, je me suis fait une hutte au toit de chaume. Je ne suis pas dans les liens du mariage, ni ne songe à m’y engager. Si je me décide à me retirer, j’aurai où finir mes jours. Quoique j’aie trop différé et que le moment soit passé depuis longtemps, mieux vaudrait goûter la retraite à présent, que de ne jamais la connaître. »


ADIEU AU PEUPLE D’HANG-TCHEOU

« Les anciens et les officiers bordent la route de mon départ. Le potage et le vin chargent la table du repas d’adieu. Je ne vous ai pourtant pas gouvernés avec la sagesse de Chao-Kong. Pourquoi versez-vous donc tant de larmes ? Mes impôts étaient lourds, quoique une grande partie du peuple fût pauvre. Les fermiers avaient faim, car la sécheresse était fréquente. Tout ce que j’ai fait, ç’a été de bâtir la digue du lac et de vous apporter un peu d’aide, lors d’une mauvaise année. »


MALADIE ET PARESSE

« La maladie et la paresse me font beaucoup de loisir. Lorsque j’en viens à les occuper, je ne puis me persuader d’écarter le pinceau et la pierre à encre. De temps en temps, je fais un poème. Quand il est fini, c’est une chose mince et sans saveur, destinée à faire la risée de tous ; la platitude du mètre mettra les amateurs au supplice : le vulgaire ne pourra souffrir la simplicité des mots. Je me le chante pourtant à moi-même, puis je m’arrête et j’y réfléchis. Le préfet de Sou-Tcheou et celui de Péng-tseu l’auraient peut-être prisé, mais ils sont tous les deux morts depuis longtemps. Aujourd’hui, qui se soucierait de l’entendre ? Personne, excepté Yuan-Tchen, et il a été banni peur trois ans dans la ville de Tchiang-ling, comme huissier a la cour. Nous sommes séparés par trois mille lieues, et jamais même il ne saura que j’ai écrit un poème. »


EN ÉCOUTANT LE LORIOT

« Au lever du soleil, j’étais encore dans mon lit. Un loriot chanta sur le toit. Un moment, je revis le parc royal, à l’aurore, quand, de tous les arbres, les oiseaux du printemps saluaient leur seigneur. Je me rappelai les jours où je servais, le pinceau en main, près du trône, dans le palais de Tch’eng-ming. Au cœur du printemps, le matin et le soir, quand je m’arrêtais un instant dans mon travail, était-ce bien cette voix, celle qu’alors j’entendais ? Maintenant je suis exilé, et le loriot chante encore dans la paix morne de Hsün-Yang. Les notes de ce chant ne peuvent pas avoir changé. Toute la différence est dans le cœur de l’écouteur. S’il pouvait seulement oublier qu’il végète au bout du monde, l’oiseau chanterait comme dans le palais, autrefois. »

Voici enfin un morceau mêlé de prose et de vers :


CHANT DES SENTIMENTS D’AUTREFOIS

« Quand Lao-t’ien [2] était vieux, il fut frappé de paralysie. Il fit alors la révision de ses biens et de ses dépenses, pour supprimer ce qui lui était devenu superflu. Il avait à son service une jeune fille d’environ vingt ans, appelée Fan-su, dont les altitudes faisaient ses délices, qu’elle dansât ou qu’elle chantât. Mais elle excellait surtout à chanter la Branche de Saule, de sorte que beaucoup l’appelaient ainsi, et que c’était sous ce nom que sa réputation s’était répandue dans la ville de Lao-Yang. Mais comme elle n’était plus nécessaire, on allait la renvoyer.

« Il avait encore un cheval blanc à crinière noire, bête vigoureuse, au pied sûr, qu’il avait monté durant des années. Devenu inutile, on allait le vendre. Quand le valet d’écurie l’emmena, arrivé à la porte, il secoua la tête et regarda en arrière, puis il poussa un hennissement qui semblait dire : « Je sais que je vous quitte et, de tout mon cœur, je voudrais rester. » En entendant le cheval hennir, Fan-su se leva timidement, me salua, et parla avec douceur, comme il sera bientôt rapporté. Quand elle eût fini, ses larmes coulèrent.

« Après l’avoir entendue, je fus d’abord trop triste pour parler, et je ne pus lui répondre. Mais, un instant après, j’ordonnai que tout fût révoqué, qu’on ramenât le cheval et qu’on gardât la jeune fille. Puis je lui donnai du vin et je bus moi-même une coupe et, dans mon bonheur, je me mis à chanter. Cela finit par faire un poème, mais sans mesure fixe, car celle-ci suivait le hasard de ma chanson. Il avait en tout deux cent cinquante-cinq mots.

« Hélas ! je ne suis pas un sage ! Je ne saurais oublier ce que j’ai senti autrefois, et, tout en restant sensible, je le suis pourtant moins que cet animal qu’on croit dépourvu de tout sentiment. Ce qui arrive saisit mon cœur et lorsqu’il est ému, je n’en suis plus maître. Aussi, non sans sourire sur moi-même, j’appelai ce poème ; le Chant des sentiments du Passé inoubliés. Voici ce qu’il dit :

« J’allais vendre mon cheval blanc et renvoyer Branche de Saule. Elle a voilé ses noirs sourcils ; il a traîné son licou d’or. Le cheval, faute de paroles, a retourné la tête et a henni longuement, et Branche de Saule, après avoir salué deux fois, s’est prosternée et elle a dit : Maître, vous avez monté ce cheval cinq ans ; cela fait mil huit cents jours. Il vous a porté avec une douceur débonnaire, sans prendre le mors aux dents, sans faire d’écart. Moi, je vous ai servi dix ans : cela fait trois mille six cents jours, attentive à vous présenter le linge et le peigne, sans me plaindre ni rien gâter. Maintenant, quoique je sois peu de chose, j’ai toujours de la force et de la fraîcheur, et le poulain est encore dans sa fleur, sans boiterie, sans défaut. Pourquoi n’usez-vous pas de sa vigueur pour suppléer vos jambes malades ? Pourquoi ne profitez-vous pas de mes chants, pour égayer la coupe que vous buvez par hasard ? Vous faut-il nous renvoyer tous deux en un seul matin et sans espoir de retour ? Voilà ce que Su désirait vous dire avant de partir, comme aussi votre cheval, quand il a henni à la porte. En voyant ma détresse, à moi qui suis une femme, en entendant son cri, quoiqu’il ne soit qu’un animal, notre maître seul restera-t-il insensible ? »

« Je levai les yeux et soupirai. Je baissai les yeux et souris. Puis je dis :

« Cher cheval, cesse de hennir. Douce Su, séchez ces larmes amères. Car tu vas retourner à l’écurie. Car vous allez rentrer dans l’appartement des femmes. Oui, bien que je sois en vérité fort malade et que mes jours touchent à leur fin, l’histoire de Hsiang Tchi n’est pas encore mon fait. Puis-je perdre en un seul jour le cheval que j’ai monté et la dame que j’ai aimée ? Su, ô Su, chantez encore une fois la Branche de Saule. Car je veux vous verser du vin dans cette coupe d’or et vous emmener avec moi dans le pays de l’ivresse. »


Tandis que je vis ainsi dans la société idéale de ce qu’il y eut en Chine de plus délicat, je vois, autour de moi, le fleuve puissant et morose ; le temps est gris sur les eaux désertes. Un seul matin, nous apercevons devant nous toute une escadre de jonques dans le brouillard. Nous les rejoignons et commençons à les dépasser. Elles sont chargées de soldats dont les figures ternes s’encadrent dans les fenêtres du château arrière, tandis que, sur l’avant et jusqu’au milieu, une chiourme de rameurs, pendus aux grands avirons, pousse des cris réguliers pour aider la vogue. Ces jonques ont tout un pavois de drapeaux claquant au vent dans l’air gris, des guidons dentelés, rouges et verts, qui battent comme des langues, de grands pavillons oranges, chargés de caractères d’un noir gras et velouté. Ces bannières, ces soldats inertes, ces rameurs esclaves, cette descente de bateaux aux formes antiques entre les hautes rives moroses, tout cela faisait un tableau d’un autre temps et d’un autre monde.

Il me semble que le fleuve m’est déjà presque familier : je retrouve, à leur place, les rapides, qui n’ont pas fatigué leurs colères, comme des tigres qui se font les griffes sur les rochers. Le soir nous mouillons. Parfois on ne voit au-dessus de l’eau qu’une maison solitaire, encore blanche, et qui, sous le fardeau d’ombre dont l’accable le crépuscule, ressemble à un bûcheron courbé sous un énorme faix de ramées. Aujourd’hui, toute une ville confuse s’étend sur la pente, au-dessous de la pâleur vertigineuse du ciel. Les dernières couleurs se meurent ; alors la rêverie du voyageur s’agrandit jusqu’à n’avoir plus de bornes ; et comme il ressort des âges évanouis, et qu’il voit finir un jour ordinaire, elle embrasse à la fois l’effacement théâtral des empires, et le néant ignoré des destinées les plus humbles. Tant que nous sommes cantonnés dans notre vie particulière, tout alors, jusqu’à nos soucis, nous préserve de ces mélancolies sans petits prétextes, où l’on respire en soi l’inanité de l’univers. Elles sont un des charmes les plus puissants et les plus secrets du voyage. C’est dans ces dispositions que je me suis rappelé un dernier poème et que je me le suis murmuré, au soir tombant :

« Une aile de corbeau donne ses coups de pioche dans l’air assourdi. Sur la pente, la ville se confond avec le terrain. Seul le toit plus élevé d’un temple entame le ciel. Pourquoi donc es-tu si triste ?

« Est-ce de n’être pas assez sage et de sentir toujours en toi tes pauvres désirs, pareils à ces pêcheurs qui ne se fatiguent point de jeter leurs filets, où toute la richesse des mers ne leur rend jamais que quelques pâles poissons qui frissonnent ?

« Est-ce de regretter le temps naïf où tu désirais, et seul, détaché de tout, tel qu’un arbre auquel manqueraient ses racines, frémis-tu soudain d’être trop sage ?

« Ah ! ne dis pas ta peine. Avoue seulement que l’ombre descend, et que, comme un dernier regard s’enfuit de l’œil d’un mourant, le jour se retire des eaux immobiles. »


HAN-KÉOU

Sur les deux bords du Yang-Tse et de la rivière Han-Kiang, dans un paysage plat et presque inondé, s’étend Han-Keou, Wou-Tchan, Han-Yang, la triple ville. C’est ici que beaucoup de gens voient le centre et la capitale de la future Chine, entre le Nord et le Sud, lorsqu’un chemin de fer ira de Pékin à Canton, qu’un autre, le long du fleuve, remontera jusqu’au Se-Tchuen agricole et riche en mines.

Quoique le fleuve soit ici à douze cents kilomètres environ de son embouchure, l’influence des étrangers se fait sentir presque autant que sur la côte ; à côté de la ville chinoise, s’étendent les Concessions, avec leurs quais, leurs rues à l’européenne. On y remarque de vastes maisons qui tiennent du cercle, de l’hôtel et du collège. Ce sont les établissements de la fameuse Y. M. C. A., Young Men Christian Association. Les jeunes Chinois sont là reçus, traités, divertis, et comme on ne leur demande guère, pour toute marque d’adhésion, que d’inscrire leur nom sur des listes, on constitue ainsi, avec bien plus de frais que de peine, un immense protestantisme flottant. S’il ne donne point aux jeunes gens que son influence atteint, une véritable formation, du moins les rend-il sensibles à de nouvelles modes. Ils se montrent, se répandent, et leurs figures où ne règne plus l’antique retenue de leur race, deviennent de vraies petites affiches d’orgueil. Ils remplacent la civilité raffinée de leur pays par des manières plus expéditives ; il ne faut du reste pas oublier qu’à côté de la grande tradition de politesse, il en est une autre, en Chine, moins suivie, mais toujours maintenue, de cynisme et de crudité, et plus d’un, parmi les étudiants, la relèverait volontiers à l’égard des étrangers.

A côté des quartiers modernes, la ville chinoise s’étend, avec ses rues droites, ses boutiques, ses inscriptions propitiatoires. Les marchands de chaque province sont groupés en associations, dont chacune a pour siège une maison opulente. J’étais guidé, dans mes promenades, par M. Lecomte, consul de France, connaisseur érudit de l’ancienne Chine autant qu’observateur avisé de la nouvelle. Il m’a mené voir la maison des marchands du Kiang-si. Comme cette province est celle de la porcelaine, toute la bâtisse, au bord d’une ruelle étroite et tranquille, est égayée de plaques de revêtement, que couvrait, le jour où je les vis, le rire grêle d’un soleil d’octobre. Nous parcourûmes les salles fastueuses, où trônaient les génies ventrus tout dorés, où pendaient les lourdes lanternes, où régnait ce luxe cossu, bourgeois, plantureux, bordé d’une fioriture de détails menus, d’ornements qui semblent représenter les mignardises, les enfantillages, les imaginations rabougries suspendues à la masse imposante du matérialisme chinois. Mais quelque chose était plus charmant : c’était le petit jardin muré, avec son pavillon, son bassin, son îlot minuscule, ses quelques buissons rougis, où, à deux pas de la cohue et du bruit, il semblait qu’on eût mis l’automne en cage.


LE BAS-FLEUVE

Il y a une poésie particulière dans la dernière partie du cours des grands fleuves. On dirait qu’enfin sûrs de leur destination, ils jettent dans les roseaux les armes avec lesquelles ils avaient bataillé jusque-là et calmes, pacifiques, irrésistibles, ils se laissent glisser vers l’Océan, en entraînant l’azur dans leurs ondes. Le voyageur, lui aussi, cède à cette immense facilité ; il croit qu’il va vraiment arriver, trouver cette ville qui est le but secret de ses courses, cette capitale inconnue où il pourrait s’arrêter, et devenir enfin sédentaire. Le Yang-tse, en aval d’Han-Keou, fait, à lui seul, tout le paysage. Il rejoint l’horizon par ses lignes évasives, il s’égale presque au ciel. Une colline, un rocher séparé, émergent çà et là de la vapeur d’or. Des mouettes suivent le bateau en jouant, leur forme lisse et avalée comme celle des poissons, et, quand on lève la tête et qu’on les voit flotter au-dessus de soi, c’est à peine si leur corps résiste assez à la lumière pour rester opaque entre leurs ailes transparentes. J’ai la chance d’être le seul passager, de sorte que rien ne m’empêche de n’être plus moi : inerte, étendu, je me laisse envahir par les choses. Si l’on surprenait l’âme du voyageur en de tels moments, on y trouverait, pour tous secrets, de molles amitiés avec les nuages et l’extase ineffable de l’azur.

Le double bienfait du voyage, c’est qu’il donne plus de précision à nos pensées, et plus de liberté à nos rêves. C’est au rêve, aujourd’hui, que j’appartiens tout entier. Quelle évasion, quel anéantissement comblé, quelle perte heureuse de soi ! Au loin, une voile brille, comme une miette de blancheur, un vol de canards sauvages met sa ponctuation ténue dans les hauteurs divines de la lumière, et je suis en tout cela bien plus qu’en moi-même. Un nuage opulent et délicat devient le magnifique porteur de mon âme, il me semble qu’elle couvre sa surface volumineuse, qu’elle en épouse les doux accidents, qu’elle triomphe, avec lui, sur tout le grand paysage liquide.


ABEL BONNARD.

  1. Voyez la Revue des 15 octobre et 15 novembre.
  2. C’est Pai Kiu i lui-même.