Dans la terre promise/02

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Journal Le Soleil (p. 6-13).

Où et comment il est question du
pays des « Arpents de neige ».


« Oui, je suis né à Paris, comme je vous l’ai dit, et j’y exerçais la profession de comptable, mais vous savez que nous autres « Pantruchards » sommes naturellement aventuriers : ça c’est un fait ! Je ne sais ce qu’il en est aujourd’hui, mais de mon temps on disait que l’armée coloniale se composait pour moitié d’engagés volontaires de la Capitale. Jugez !

« Je m’étais marié en 1899 avec une bien bonne fille. Parisienne comme moi et aussi naïve au fond (car la réputation de sceptiques méchants et moqueurs qu’on nous fait communément n’est pas applicable aux enfants du peuple de Paris, mais aux métèques intellectuels qui ont toujours hanté la Capitale et dont Voltaire est le type parfait). Malgré mes 31 ans et elle ses 24, nous étions deux enfants ne connaissant rien de la vie, mais s’aimant bien mutuellement et se composant à eux seuls leur univers.

« Je ne sais si de telles unions sont fréquentes ou si elles sont rares, mais enfin nous étions bêtes comme ça ! Pardonnez à un vieillard n’ayant plus à attendre de la vie que ses rigueurs, d’évoquer l’heureux temps où une autre âme l’aidait à en porter le poids ! Les larmes me viennent aux yeux en pensant aux jolies choses que la chère disparue trouvait à me dire, avec sa délicatesse de femme, quand le soir, rentrant la tête fatiguée de chiffres et de soucis, elle se suspendait à mon cou avec effusion, plongeant dans mes yeux ses bons regards pleins de dévouement, ne sachant quoi faire enfin pour me témoigner sa joie. Naturellement, je ne demeurais pas en reste avec elle, et les caresses allaient bon train, mêlées à toutes sortes d’enfantillages qui n’en finissaient plus. Pendant ce temps-là, le bifteck qu’elle avait oublié sur le feu brûlait !

« Alors, riant comme des fous, on courait dans l’humble réduit qui nous servait de cuisine en criant : « au feu ! » Ce qui faisait bougonner la voisine d’en face (une brave femme au fond, mais, comme toutes les vieilles impitoyable aux jeunes, manifestations qui nous achevait) et nous revenions nous mettre à table pour manger un morceau de carton carbonisé. Mais comme on s’occupait plutôt de s’envoyer des baisers en mangeant, tout bavardant comme des pinsons, on n’avait garde à l’insipidité du mets.

« En somme, nous étions des oiseaux ou plutôt des « poètes », et comme ceux-ci nous aimions la verdure, les fleurs, les bois. Aussi souffrions-nous de vivre dans un de ces déserts de pierre qu’on appelle les villes, où jamais on ne voit un brin d’herbe ! Paris, à ce sujet, malgré la réputation que lui font les riches touristes, libres d’errer sous les ombrages des Champs-Élysées, du Parc Monceau et du Bois de Boulogne, est bien détestable pour les malheureux ouvriers confinés dans des quartiers sans air et sans soleil, où les rares arbres que plante la Municipalité sont maladifs et poussiéreux, semblant une caricature insultante de la nature. Ajouter, à cela l’atmosphère brumeuse d’un climat où il pleut ou bruine en moyenne 230 jours par an.

« Nous avions bien la ressource, les dimanches de beau temps, de nous évader dans les bois de Clamart ou de Meudon, mais il fallait en revenir le soir, et se battre pour des places en tramways.

« Aussi, quand un camarade de Lyon qui avait l’intention d’émigrer en Amérique (il n’y alla jamais s’en étant tenu seulement à l’intention) me chargea de prendre pour lui des renseignements au Commissariat du Canada à Paris, restai-je stupéfiait d’apprendre qu’il y avait des pays où on donnait de véritables domaines pour rien, alors que nous ne possédions pas même un mètre carré de terre pour y semer des fleurs !

— Probablement que la vie est impossible dans ces patelins-là, dis-je avec conviction à l’employé qui donnait les prospectus, sans cela…

— Mais non, Monsieur, répondit avec gravité un Canadien distingué qui venait d’entrer — Monsieur de M…

— La terre est excellente, et d’autre part la rigueur de l’hiver, atténuée par une curieuse sécheresse de l’air, n’est pas un obstacle. Ainsi, alors qu’à Paris avec seulement 15° centigrade sous zéro, on enregistre quantité de congestions pulmonaires, quelquefois mortelles, on peut éprouver 50° centigrade ou plus dans l’Ouest Canadien sans en voir une seule ; (tandis que 29° — minima extrême enregistré à Smolensk — suffirent en 1812 pour anéantir la Grande Armée). Même phénomène en été, dû au même principe : les insolations y sont inconnues malgré 35 ou 38° de chaleur.

— De la chaleur, il ne doit guère y en avoir dans vos « célèbres arpents de neige », objectai-je gouailleur !

Cela ne démonta pas du tout le « gentleman » auquel je m’adressais ; avec cette exquise courtoisie particulière aux Canadiens-Français et qui sent son gentilhomme d’une lieue, il m’expliqua patiemment que même sur les bords de l’Océan Glacial, les chaleurs sont très fortes en été.

— Mais ce n’est pas au Pôle Nord, ajouta-t-il, que le gouvernement Canadien place ses colons ; la région de colonisation a dans sa moyenne exacte la latitude de la Belgique ce qui n’a rien de boréal ; la durée de l’hiver y est semblable à celle de ce petit royaume.

« Favorablement impressionné par ces aperçus nouveaux, je risquai, non sans quelque inquiétude, une dernière objection : celle qui me tenait le plus au cœur :

— Oui, mais pour profiter de tant d’avantages, il faut sans doute être cultivateur de naissance, tandis qu’un pauvre plumitif comme moi !…

Cela n’est pas absolument nécessaire avec les machines agricoles d’aujourd’hui. Si l’on veut bien se mettre à la besogne, continua mon interlocuteur ; d’autre part, outre notre blé — le premier du monde — nous avons encore l’élevage du bétail, lequel est d’un sûr rapport étant donnés l’abondant pâturage et la salubrité du climat, exempt d’épizooties. Naturellement, cela demande quelques petits capitaux !…

— Et combien ?

— Oh ma foi ! avec un mille piastres (5 000 frs. d’avant-guerre) je pense que vous seriez en assez bonnes conditions de partance. Mais la difficulté n’est pas là ! J’ai visité, moi-même, le Nord-Ouest et étudié attentivement ses moyens de réussite : la terre est bonne, la saison de chaleur suffisamment longue pour la maturation du grain, les pâturages excellents ; seule la mentalité moderne à base de bien-être est l’obstacle ! — Pour réussir dans ces pays neufs, Monsieur, l’homme doit se replacer dans la condition primitive de l’humanité, faire provisoirement litière de ses aises et reprendre virilement la lutte contre la Nature ce véritable « struggle for life » qui n’a rien de commun avec la formule alambiquée de nos intellectuels darwiniens, lesquels d’ailleurs n’ont jamais vu la vie qu’à travers les vitres de leur cabinet de travail. Il ne s’agit pas de rêvasseries ici ! Malgré votre incompétence agricole, je vous garantis personnellement la prospérité dans une existence absolument indépendante. Si, faisant effort sur vous-même, vous consentez pour un temps à « faire abnégation ». Tout est là. J’en trouve une preuve dans la réussite générale des individus de l’Europe Centrale : Galiciens, Hongrois, Ruthènes, Bukoviniens, Doukhobors, etc., gens habitués à vivre de peu, et de vos Auvergnats et Bretons qui, quoique fils de France, ignorent pour beaucoup les exigences de sa civilisation raffinée.

« Toute cette tirade avait été débitée avec une énergie soudaine, et un accent de franchise qui ne sentaient pas le prospectus de colonisation : je fus émerveillé. Aussi, revenant à l’employé qui, pendant notre entretien, s’était discrètement effacé :

— C’est bon, lui dis-je, donnez-moi aussi de vos imprimés, je veux voir ça !

« De retour à la maison, je vous laisse à penser la belle sarabande que se mirent à danser nos cervelles imaginatives en lisant cette alléchante littérature ! Pour deux pauvres enfants du peuple, n’ayant jamais rien possédé en propre, (car malgré ma jaquette d’employé qu’étais-je de plus qu’un prolétaire ?) la perspective de se voir seigneurs suzerains de 65 hectares de terre, parsemés de hautes futaies princières, avait de quoi tourner la tête. Et nous regardions d’avance pâturer dans ce beau domaine veaux, vaches, cochons, couvées, comme dirait Lafontaine. Étions-nous heureux !

« Lucile voulait partir de suite, et moi qui ai toujours eu pour maxime : « Le pain noir de la liberté vaut mieux que le pain blanc de l’esclavage », je goûtais fort son intention : seulement, un certain instinct positif me faisait aussi envisager les côtés matériels de l’entreprise.

— Et les 5 000 francs, lui dis-je, tu oublies cette condition « sine qua non » ?

« La pauvrette — comme Pierrette — en laissa d’abord tomber ses bras de découragement, mais l’enthousiasme la ressaisissant bientôt :

— Va donc, Léon, tu verras que nous finirons bien par les trouver !

« Mais 5 000 francs étaient une somme pour de pauvres diables comme nous et, pendant quinze jours nous nous tirâmes les chevaux à la solution de ce problème ardu. Toutes les possibilités furent envisagées, et l’on parla même de jouer aux courses. Pour un peu, nous aurions vendu nos âmes au Diable. Cependant, Lucile avait un oncle qui la chérissait quelque peu. « Désir de femme est un feu qui dévore », dit le proverbe. Je ne sais par quels prodiges de diplomatie désespérée, la mienne finit par « engrener » ce parent peu fortuné et méfiant comme un Auvergnat, à verser 2 500 francs dans l’entreprise.

« Restait 2 500 autres à trouver ; mes braves parents, en se gênant, arrivèrent à me procurer 1 500 frs ; d’autre part, une vieille collection de timbres-poste datant de mon enfance et à laquelle je ne songeais plus depuis maintes années, ayant par le temps acquis de la valeur, j’en tirai 510 frs. En ajoutant nos quelques meubles, hardes et économies, notre avoir finit par se monter à 5 950 frs. mais 1 000 frs. de frais de route étaient à prélever là-dessus.

« Qu’importait ; nous avions à peu près le capital minimum, on se serrerait un peu, voilà tout ! (Le sort devait se charger de nous « serrer » davantage, mais n’anticipons pas !)

« Nous voici donc partis pour « La Terre Promise » ! Nous embarquons à Dieppe le 14 mars 1900, après avoir bu pour la dernière fois, en déjeunant, de ce cher vin de France que je ne devais plus goûter de ma vie.

« C’est en mettant le pied sur le joli bateau qui devait nous transporter à New-Haven, première étape de notre voyage, que je sentis pour la première fois quelque chose en train de se détraquer dans ma vie. Impression indéfinissable mais pénible que, naturellement, je me gardai bien de communiquer à ma compagne. Tout me paraissait hostile ou d’un indifférentisme implacable : la mer, les rochers, les élégants passagers et même les domestiques du bord, lesquels d’ailleurs parlaient une autre langue. Alors que jusqu’ici j’avais nargué le sérieux de la vie, riant, chantant, m’amusant à l’instar des contemporains de l’époque ; sans soucis de ma pauvreté même, jugée par moi transitoire, je me sentais devenir la proie d’une Destinée inexorable qui démolirait à plaisir tous les châteaux de cartes que deux pauvres enfants d’Adam comme nous pourraient faire, et dans cet horizon de brume vers lequel pointait notre bâtiment, je voyais se lever une puissance contraire, comme jadis Jean vit monter de la « Mer de l’Esprit » sa fameuse bête apocalyptique.