Dans le Sud de Madagascar

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Dans le Sud de Madagascar [1]
J. Charles-Roux

Revue des Deux Mondes tome 16, 1903


DANS
LE SUD DE MADAGASCAR[2]

On se souvient que la prise de Tananarive date du 30 septembre 1895. Peu de temps après, une partie du corps expéditionnaire fut rapatrié et le gouvernement envoya à Madagascar un gouverneur civil, M. Laroche. Peu méfiant de sa nature, M. Laroche ne s’aperçut pas des intrigues qui se tramaient à la cour de la reine Ranavalo, du travail souterrain auquel se livraient surtout ses ministres, et grand fut son étonnement, quand il vit, un beau matin, que de graves insurrections éclataient sur divers points de l’île et même sur le plateau de l’Imerina. Les Hova, surpris tout d’abord par la marche de la colonne volante conduite par le général Duchesne et par le bombardement du palais de la reine, s’étaient ressaisis ; et, par une habile pression exercée sur les habitans du plateau central et sur les tribus peuplant la région de l’Est jusqu’à Tamatave, avaient ourdi un véritable complot dont le but était de nous priver de toute base de ravitaillement, de nous isoler, pour ainsi dire, dans Tananarive et de nous y réduire par la famine.

Les négociations avec les diverses peuplades avaient été fort habilement et discrètement menées et la reine feignait d’être plus que jamais soumise à notre protection, tandis que ses ministres ne cessaient d’assurer M. Laroche de leur dévouement. Heureusement que notre gouvernement se hâta d’envoyer à Madagascar le général Gallieni, qui venait d’arriver d’Indo-Chine. Le parlement substitua au régime du Protectorat celui de l’Annexion ; la reine Ranavalo fut privée de son trône, et, de la fin de 1896 à 1898, le général employa à la pacification de la Grande Ile la tactique qui lui avait si bien réussi en Indo-Chine contre les Pavillons noirs.

A partir de ce moment, Madagascar était, disait-on, entièrement pacifiée ; on pouvait en parcourir tous les points sans danger, et s’y établir sans crainte… C’était vrai pour le Nord, l’Est et l’Ouest, sauf cependant pour la région sakalave ; mais c’était inexact pour une grande partie du Sud de l’île, dont les tribus, très jalouses de leur indépendance, avaient toujours refusé de se soumettre à la domination hova d’abord et ensuite à la nôtre. Avant la campagne de 1895, en effet, l’occupation hova s’était étendue sur le Betsiléo, sur la région côtière de la province actuelle de Farafangana, sur Fort-Dauphin et les environs de la ville. Une colonne hova, partie de Tananarive, avait été jusqu’à Tulear et avait occupé cette ville ; mais le pays Bara, entre Fianarantsoa et Tulear, avait été simplement traversé par la colonne sans être effectivement occupé.

Contre les Tanala d’Ikongo et les habitans de la zone forestière, toutes les tentatives des Hova avaient échoué.

Après la campagne de 1895 et la répression de l’insurrection, la pacification du Sud avait été commencée sous la direction du général Gallieni d’abord, du général Pennequin ensuite. Lorsque le colonel Lyautey reçut le commandement supérieur du Sud, la situation était la suivante :

Le Betsiléo, la province côtière de Farafangana, le cercle de Fort-Dauphin dans la partie voisine de son chef-lieu, toute la partie Nord du cercle de Tulear et l’Ouest du cercle des Bara étaient complètement pénétrés et pacifiés. Toute la forêt depuis l’Ikongo jusqu’à quelques kilomètres de Fort-Dauphin était occupée par les rebelles et formait une barrière infranchissable entre le plateau central et la côte. De nombreuses reconnaissances avaient depuis deux ans sillonné cette région ; mais, faute d’unité de commandement, des résultats partiels avaient seuls été obtenus. Enfin, dans l’extrême Sud de l’île, les pays Antandroy et Mahafaly n’avaient été traversés que par quelques hardis explorateurs. Pénétrer et pacifier la zone encore insoumise, organiser l’ensemble de la région, qui représente le tiers de l’île et est peuplée de 900000 habitans, tel est le mandat dont fut investi le colonel Lyautey, en octobre 1900.


I

Le Sud de Madagascar est constitué par une série de plateaux étages.

« A l’Est, ces plateaux sont nettement délimités par une falaise rocheuse qui s’abaisse brusquement à une distance de la côte d’environ 60 kilomètres. Cette falaise ou plutôt ces alignemens de falaises parallèles, profondément déchirées, couvertes de forêts, forment une région aussi pittoresque que difficile. Elle est habitée principalement par les peuplades Tanala et Andrabé.

« Au Sud, la falaise s’éloigne de la côte d’environ 150 kilomètres et limite au Nord les vastes plaines habitées par les Antandroy et les Mahafaly.

« A l’Ouest, au contraire, les plateaux s’abaissent insensiblement par de longs mouvemens de terrain.

« La ligne de partage des eaux est beaucoup plus rapprochée de la côte Est que de la côte Ouest. Il en résulte que les cours d’eau de la côte Est, après avoir suivi sur le plateau central des couloirs parallèles à la côte, s’en échappent par les brèches de la falaise et ont un caractère nettement torrentiel. Les fleuves de la côte Ouest, au contraire, beaucoup plus longs et plus importans, ouvrent à travers de larges vallées des communications faciles.

« L’étage le plus élevé du plateau central est le Betsiléo, d’une altitude moyenne de 1200 mètres. Il forme la province de Fianarantsoa. C’est une région d’un climat très tempéré, habitée par une population dense et homogène, les Betsiléo, et où, malgré le peu de richesse du sol, l’abondance des eaux et une humidité presque constante maintiennent une fertilité moyenne et un aspect verdoyant.

« Le second étage des plateaux, au Sud du précédent, constitue la majeure partie du pays des Bara, caractérisé par de vastes plaines dénudées, désertes et incultes.

« Les régions côtières présentent le caractère tropical ; formées principalement de terres d’alluvions, elles sont beaucoup plus fertiles que le plateau central. La zone côtière de l’Ouest forme le cercle de Tulear : elle est moins favorisée que la précédente, moins peuplée, mais propice à l’élevage ; les plaines de l’Androy, qui forment la zone côtière du Sud, sont couvertes en grande partie d’une forêt épineuse, où dominent les euphorbes et les cactus, d’un caractère tout spécial et d’un accès très difficile. Les pluies, limitées à quelques mois de l’année, y suffisent néanmoins à assurer le pâturage de nombreux troupeaux[3]. »

Madagascar est très peu peuplée, si l’on considère surtout son immense superficie[4], mais ses trois millions d’habitans sont loin de former un peuple homogène et ne présentent aucun des caractères communs qui constituent la nationalité. M. Alfred Grandidier, dont l’opinion fait autorité en la matière, attribue à toutes les peuplades de l’île la même origine indo-mélanésienne, sauf aux Merina (vulgairement appelés Hova), qui sont des Malais.

« La langue malgache, — écrit-il, — existait certainement, telle qu’elle est aujourd’hui, longtemps avant la venue des Malais, qui sont les ancêtres des Andriana ou nobles de l’Imerina, et il n’est pas douteux qu’elle a été apportée par les nègres indomélanésiens, dont les immigrations successives ont peuplé Madagascar. Mais les innombrables tribus, ou plutôt familles, qui composaient cette population n’étaient réunies entre elles par aucun lien politique ni commercial, vivaient dans un isolement absolu et ne se connaissaient point les unes les autres, n’ayant entre elles d’autres relations que les razzias et les pillages auxquels se livraient sans cesse les voisins immédiats[5]. »

De là, des mœurs et des usages distincts, des différences profondes dans le degré de civilisation, des dialectes variés dans la langue elle-même.

Les Hova sont les derniers venus dans l’île et leur débarquement sur la côte eut lieu de 1555 à 1560. Fort mal reçus par les premiers occupans, ils furent refoulés sur les hauts plateaux de l’Imerina, où ils s’installèrent, procréèrent, et, grâce à la supériorité de leur race et de leur civilisation, ne tardèrent pas à devenir les maîtres de leurs oppresseurs. Au commencement du XVIIe siècle, ils constituèrent une monarchie héréditaire, dont la fondatrice fut la reine Rangita. M. Alfred Grandidier a dressé le tableau chronologique des rois qui ont régné sur la Grande-Ile jusqu’à Ranavalo Manjaka III, et, parmi eux, se trouvent des guerriers redoutables et des administrateurs habiles. Un code avait été promulgué, une armée régulière organisée, et plusieurs premiers ministres ont donné des preuves indéniables de leurs aptitudes pour les affaires. Les Hova sont des hommes d’une intelligence assez raffinée, très loquaces, ce qui est du reste commun à tous les Malgaches, et il n’y a pas de fête dans la Grande-Ile sans « kabary, » sans « palabre. » En résumé, ils sont très aptes à exercer les professions d’avocats, de médecins, de musiciens, d’artistes, d’industriels d’art, et de marchands.

Les Betsiléo, au contraire, s’adonnent presque exclusivement à l’agriculture. Ce sont les véritables paysans de Madagascar. Quant aux autres peuplades du Sud, je ne saurais mieux faire que de citer les pages écrites par le colonel Lyautey à leur sujet :

« Quand on va de Fianarantsoa à Fort-Dauphin, il semble, au cours de cette marche de 500 kilomètres, qu’on voie s’étager devant soi, comme en une coupe géologique, tous les âges de l’histoire. A Fianarantsoa, le nombreux groupement hova établi dans le Betsiléo en est, par le costume, l’habitation, et aussi par l’assimilabilité intellectuelle et l’instruction, au degré le plus avancé de la civilisation moderne. Quelques-uns sont déjà des bourgeois de France. Les Betsiléo eux-mêmes nous présentent une race rurale très voisine de certaines des nôtres ; les petites métairies isolées, nommées « vala, » qu’ils préfèrent au groupement par villages et qui sèment la campagne, entourées de jardins, de haies fleuries, de champs de pommes de terre et de maïs, évoquent tels aspects du Perche et de la Bretagne.

« En descendant au Sud, nous trouvons les Bara. Ici, nous remontons dix siècles. Nous sommes chez les féodaux. La haute caste des Zafimanély détient héréditairement l’influence et le pouvoir ; ses représentans maintiennent jalousement leurs liens de parenté et leurs traditions. Le chef vit sur son fief au milieu de sa nombreuse clientèle, ne marche qu’entouré de ses guerriers, à qui, hélas ! nous ne laissons que le bâton en place du fusil et de la noble sagaie, au grand profit de la paix sociale, au grand dommage du pittoresque. C’est entouré de l’appareil d’un seigneur du XIIe siècle, de plusieurs centaines d’hommes, de serviteurs, qu’Impoinimerina est venu, en juillet 1901, saluer à Tulear le général Gallieni.

« Remontant les hautes vallées de la zone forestière, nous voici chez les Tanala, chez les Andrabé. Nouveau bond en arrière. A mon premier kabary à Médongy, j’étais en pleine Iliade ; les tribus étaient venues de loin amenées par leurs chefs. Assis en demi-cercle, sur les vastes glacis du poste, les groupes étaient massés, en rangs profonds, chacun derrière son « roi, » ainsi qu’on les désigne encore couramment. Ceux-ci parlèrent tour à tour, déroulant leurs périodes nombreuses et imagées, simples dans leurs gestes, orateurs nés. Dès que l’un « avait dit, » il se rasseyait après avoir jeté sur son peuple un regard circulaire ; le suivant se levait, et il convenait de laisser cours à ces éloquences royales : leur prestige en dépendait ; chacun des discours était scandé par le murmure approbateur du peuple, par le frémissement des sagaies dont les fers brillaient au-dessus des têtes. Les jeux suivirent, les hommes joutant de la sagaie, couverts du bouclier ; les adolescens luttant, nus, corps à corps ; les femmes, frappant des mains, encourageaient de leurs gestes et de leurs chants. Et quand, selon la coutume, furent apportés les présens d’hommage, les deux jeunes hommes conduisant un taureau, leur lamba ramené sur le bas du visage, évoquèrent brusquement à mon souvenir la frise des Panathénées.

« Enfin, à l’extrême Sud de l’Ile, près du Cap Sainte-Marie, chez les Antandroy, nous sommes aux âges préhistoriques. Là, l’organisation sociale la plus rudimentaire ; aucun indice de civilisation. Les groupes à l’état anarchique guerroient sans cesse pour la possession des troupeaux à laquelle ils attachent un prix superstitieux, n’en trafiquant pas. Ils vivent sans besoins, dans des huttes informes, dissimulées derrière d’impénétrables murailles d’euphorbes et de cactus, ignorant l’usage de la monnaie, insoucieux de tout perfectionnement. Comme jeux, des danses sauvages, où les hommes, les bras enlacés sur plusieurs rangs de profondeur, frappent la terre du pied au rythme d’un air rude et monotone.

« Ce rapide tableau suffit à faire comprendre combien il serait impossible et absurde de prétendre enfermer dans une formule uniforme une telle diversité de races. Je ne crois pas en effet qu’il y ait d’autre exemple de plus profondes divergences d’état social sur un espace aussi restreint[6]. »

Ces peuplades n’ont aucune notion de la séparation des pouvoirs et n’admettent pas, par exemple, que le chef, civil ou militaire, ne soit pas en même temps celui qui rend la justice. Les genres de peines qu’on peut leur infliger, en punition des fautes ou des crimes commis, ne peuvent être les mêmes que celles appliquées dans la métropole, par l’excellente raison que ce que nous appelons le point d’honneur, l’amour-propre, l’honnêteté, n’existe pas chez eux, ou plutôt n’a aucun rapport avec la façon dont nous le comprenons. Ainsi, le plus grand titre de gloire qu’un jeune homme puisse invoquer quand il courtise une jeune fille dont il veut faire sa femme, c’est de pouvoir lui prouver qu’il a volé une quantité considérable de bœufs à une tribu voisine.

Ces tribus n’obéissent, à proprement parler, à aucune religion, et n’ont d’autre culte que celui des morts. Elles croient aux sorciers, aux jeteurs de sorts. Quelque modeste que soit la situation de fortune d’une famille, elle n’hésite jamais à se saigner aux quatre veines afin d’acheter les lamba de soie pour envelopper ses morts, et les funérailles des chefs des tribus donnent lieu à des abatages de bœufs dont le nombre est en raison directe de la puissance et de la popularité du défunt. Les cornes des bœufs abattus sont disposées sur le tombeau et lui servent d’ornemens. N’ayant pas de religion, ils n’ont pas de prêtres. Les Tanala seuls ont des reliques, qui sont renfermées dans des sortes de coffres dissimulés dans les coins les plus solitaires et les plus inaccessibles de la forêt, reliques à la surveillance desquelles sont préposes des gardiens. Les Tanala se réunissent en grand kabary autour de ces reliques et s’y livrent à d’interminables palabres.

Quant aux Hova et aux Betsiléo que les missions ont convertis à la religion chrétienne, protestante ou catholique, ils ont accompli cet acte par simple esprit politique et, sauf de très rares exceptions, ils n’ont aucune foi. Les partisans de l’influence anglaise avaient embrassé la religion protestante ; ceux de l’influence française, la religion catholique. Dans certaines familles extra-prudentes, la moitié des enfans étaient catholiques et l’autre moitié protestans ; elles étaient ainsi préparées à toutes les éventualités.

Le principe d’égalité entre les citoyens, qui constitue un des trois termes de notre devise républicaine, n’existe pas dans les diverses peuplades de Madagascar, où règne un véritable esprit de caste. Dans l’Imerina, il y a une aristocratie divisée en une foule de classes de nobles, tous plus ou moins parens ou alliés des souverains ayant régné sur l’île, très jaloux de leur haute naissance, ne s’abaissant jamais à des mésalliances, et appelés « Andriana. » Puis viennent les bourgeois et les marchands (les Hova), puis enfin les anciens esclaves (les « Borjanes »), les Mainty et les Hovavaovao (prononcer Houvovo), affranchis depuis l’abolition de l’esclavage. Quant aux autres groupemens, les uns ont des organisations féodales, les autres obéissent traditionnellement à un chef unique, soit héréditaire, soit élu.


II

Pour pacifier une région composée d’élémens aussi disparates, le colonel Lyautey a appliqué la méthode du général Gallieni.

Cette méthode exclut autant que possible la « colonne » proprement dite, par laquelle on poursuit les rebelles jusqu’à leur soumission ou leur extermination, en y substituant le système d’occupation progressive et qui peut se formuler ainsi : « L’occupation militaire consiste moins en opérations militaires qu’en une organisation qui marche[7]. »

Elle repose sur trois organes essentiels : le territoire, le cercle, le secteur ; sur la nécessité d’une politique indigène, d’une politique des races, qu’on a définie : « Une politique qui reconnaît des différences de races, de génie, d’aspirations et de besoins entre les habitans indigènes d’une possession et leurs maîtres européens, et qui conclut de ces différences à la nécessité de différences dans les institutions[8]. »

Cette méthode que le général Gallieni a mise en pratique à Madagascar, et dont il a lui-même donné la théorie dans son rapport d’ensemble sur la pacification, l’organisation et la colonisation de la Grande-Ile, est incontestablement un des faits capitaux de l’histoire coloniale des dix dernières années. Déjà, il y a quelque cinquante ans, le maréchal Bugeaud, aux prises avec une situation analogue à celle où se trouvait Madagascar en 1896, quoique plus grave, avait cherché le moyen de conserver et de mettre immédiatement en valeur le terrain que nous conquérions sur les Arabes, et songé à employer ses soldats à cette tâche, en attendant l’arrivée de colons civils. Il avait créé des fermes et des villages militaires, composés d’une population de soldats-laboureurs, qui restaient enrégimentés et travaillaient au son du clairon et du tambour, prêts à reprendre le fusil au premier signal. Il avait résumé son système dans une formule heureuse, que l’histoire ne sépare plus de son nom : Ense et aratro. Cette formule, on peut l’appliquer à la méthode coloniale du général Gallieni, bien qu’elle présente avec celle du maréchal Bugeaud des différences capitales. Le trait fondamental de son système consiste dans l’emploi de l’armée aux différentes besognes que nécessite un territoire, sans s’occuper de savoir si cette besogne est d’ordre civil ou d’ordre militaire. L’armée conquiert, occupe, pacifie et colonise. Les mauvais résultats de la conquête par « colonnes » apparurent dans la lutte que nos troupes durent soutenir au Tonkin contre les Pavillons noirs. « Dans la chasse à courre que représente la poursuite d’une bande déterminée, écrivait en 1895 le général Duchemin au gouverneur général de l’Indo-Chine, M. Rousseau, tous les avantages restent du côté de l’adversaire avec une évidence telle qu’il est superflu de la détailler ici ; et un résultat toujours partiel ne s’obtient qu’au prix de fatigues, de pertes, de dépenses qui ne sont certes pas compensées par le succès. » Ces raisons déterminèrent le général Duchemin et le gouverneur Rousseau à jeter les bases d’une méthode nouvelle, qui est celle que le général Gallieni appliqua au Tonkin d’abord, à Madagascar ensuite, sur une plus grande échelle, et en la perfectionnant : « Au lieu de s’acharner à poursuivre le pirate ou l’insurgé, s’efforcer de lui rendre le terrain réfractaire, de lui en interdire l’accès ; couvrir le pays d’un réseau serré de secteurs, à chacun desquels correspondent des unités militaires réparties en postes constituant autant de noyaux de réorganisation locale sous la direction d’un personnel essentiellement dévoué et intègre, et formant ainsi une population provisoire, à l’abri de laquelle se reconstituent la population réelle et la remise un exploitation du sol[9]. » Les documens émanés du général Gallieni ont popularisé ces mots de secteur, de cercle et de territoire. Ils représentent une hiérarchie de subdivisions territoriales, à la fois militaires et administratives, dont les chefs ou commandans sont uniformément des officiers, lieutenans ou capitaines, pour le secteur ; chefs de bataillon pour le cercle, colonels pour le territoire, entre les mains de qui sont réunies les attributions militaires et les attributions civiles. Le caractère essentiel de ce système, c’est de précéder et non pas de suivre l’occupation du pays. « Tous les élémens de l’occupation définitive et de l’organisation sont assurés d’avance ; chaque chef d’unité, chaque soldat sait que le pays qui va lui échoir sera celui où il restera, et chefs et troupes sont formés en conséquence, et ainsi l’occupation successive dépose les unités sur le sol comme des couches sédimentaires. C’est bien une organisation qui marche[10]. »

C’est sur cette répartition préalable des rôles, sur cette organisation progressive que le général Gallieni compte le plus pour donner à la conquête et à l’occupation un caractère tout différent de celui qu’elles ont eu jusqu’alors. Si l’expédition est dirigée par un chef désigné pour être le premier administrateur du pays ; si la troupe qui marche sous ses ordres sait qu’elle doit y séjourner, le coloniser ; si chacun de ceux qui conquièrent est directement intéressé à préserver, l’occupation militaire perd son caractère de destruction et d’extermination et prend un caractère, sinon pacifique, beaucoup moins violent du moins. Pas d’incendies de villages, pas de pillages, pas de massacres, pas de razzias ; mais une modération exempte de faiblesse, qui préserve de la ruine pays et habitans ; « peu d’actions brillantes, peu de grands coups d’éclat, mais beaucoup de petits actes consciencieux[11]. » Par suite se modifient aussi les qualités exigées des officiers qui dirigent cette occupation ; de telles conditions supposent chez eux, outre le courage militaire, qui est indispensable, ce qu’on a coutume d’appeler le courage civique, et par surcroit un sens pratique aiguisé. Le modèle qui leur est offert, c’est le colonel qui, guerroyant contre les Pavillons noirs, « se préoccupait bien moins de l’enlèvement du repaire que du marché qu’il y établirait le lendemain. » L’acte de courage, d’après ces nouveaux principes, peut consister, au rebours des idées généralement admises, dans le fait de ne pas user de ses forces, de retenir ses hommes, d’éviter une action. « Chargé, il y a un an, de soumettre une région sakalave insurgée, le commandant d’infanterie de marine Ditte, — raconte le colonel Lyautey, — s’était fait une loi absolue d’épargner, de pacifier, de ramener celle population. Je le revois encore abordant un village hostile, et, malgré les coups de fusil de l’ennemi, déployant toute son autorité à empocher qu’un seul coup ne partît de nos rangs, et y réussissant, ce qui, avec les tirailleurs sénégalais, n’était pas facile. Je le revois, lui et ses officiers, en avant, à petite portée de la lisière des jardins, la poitrine aux balles, et, avec ses émissaires et ses interprètes, multipliant les appels et les encouragemens. Et, comme cet officier était aussi un très bon et très habile militaire et qu’il avait pris d’heureuses dispositions, menaçant les communications, rendant difficile l’évacuation des troupeaux, il réussit, après des heures de la plus périlleuse palabre, à obtenir qu’un Sakalave se décidât à sortir des abris et à entrer en pourparlers. Et ce fut la joie aux yeux que, le soir venu, il me présenta le village réoccupé en fête, les habitans fraternisant avec notre bivouac, à l’abri du drapeau tricolore, emblème de la paix. » Voilà le type de l’action d’éclat, du fait de guerre selon le nouveau système. M. Lavisse en a dégagé la philosophie dans quelques lignes d’une grande portée. « Ce système, dit-il, fait appel surtout aux forces morales du soldat et de l’officier, à la patience, à l’énergie, à l’intelligence, à la bonne humeur ; en cela, il est bien français. Il suppose un chef assez sûr et conscient de son courage et de son autorité pour n’avoir pas besoin de faire montre de sa bravoure, pour n’avoir pas de plaisir à limiter l’initiative de ses subordonnés : le système en cela est moderne. Il suppose chez les subordonnés une notion du devoir, une compréhension et un respect de l’intérêt commun, une soumission raisonnée de l’individu au bien général et à l’utilité commune, qui en font quelque chose de vraiment démocratique. »

Cet appel à l’intelligence et à l’initiative de ses subordonnés, le général Gallieni en donne l’exemple dans ses rapports avec ses officiers. Dans les instructions et les circulaires qu’il leur adresse, souvent il ne leur donne pas d’ordres ; il leur explique sa pensée, leur expose ses principes et leur trace les grandes lignes de leur rôle. Le mot de « collaboration » convient parfaitement à cette manière d’entendre le commandement. Aussi son instruction du 22 mai 1898 est-elle un véritable manifeste. « Le meilleur moyen, pour arriver à la pacification dans notre nouvelle et immense colonie, est d’employer l’action combinée de la force et de la politique. Il faut vous rappeler que, dans les luttes coloniales, nous ne devons détruire qu’à la dernière extrémité, et, dans ce cas encore, ne détruire que pour mieux bâtir. Toujours nous devons ménager le pays et ses habitans, puisque celui-là est destiné à recevoir nos entreprises de colonisation futures, et que ceux-ci seront nos principaux agens et collaborateurs pour mener à bien ces entreprises. Chaque fois que les incidens de guerre obligent l’un de nos officiers coloniaux à agir contre un village ou un centre habité, il ne doit pas perdre de vue que son premier soin, la soumission des habitans obtenue, sera de reconstruire le village, d’y créer un marché, d’y établir une école. C’est de l’action combinée de la politique et de la force que doit résulter la pacification du pays et l’organisation à lui donner plus tard. L’action politique est de beaucoup la plus importante. Elle tire sa plus grande force de l’organisation du pays et de ses habitans. »

Tels sont les principes qu’a appliqués le colonel Lyautey, en commençant les opérations par la pénétration méthodique de la zone forestière, qui a demandé un effort considérable de la part des cadres subalternes, officiers et hommes de troupe, qui s’y sont consacrés. Il fallait en effet frayer son chemin dans une brousse impénétrée, à travers des obstacles naturels et artificiels accumulés, marcher à la boussole de jour et de nuit, sous une pluie presque continuelle ; et le colonel Lyautey a parfaitement raison d’observer que, si l’on peut reprocher à la guerre coloniale d’être parfois une insuffisante école du haut commandement, il serait d’autre part souverainement injuste de méconnaître la trempe qu’elle donne aux cadres subalternes. Et il ajoute que les résultats obtenus sont une démonstration topique de l’efficacité de la méthode tracée par le général Gallieni pour avoir raison de tout groupement insoumis. Qu’il s’agisse de pirates ou de Fahavalo, du Tonkin ou de Madagascar, elle est toujours la même, reposant sur deux principes : Ne procéder que par actions concentriques, occuper sur-le-champ et définitivement le terrain acquis « et l’organiser à mesure. »

Les Bara, les Tanala, les Andrabé étaient des adversaires courageux sans doute, puisqu’ils avaient infligé des pertes sérieuses aux reconnaissances dirigées d’un seul côté à la fois, mais ils se sont jugés perdus dès qu’ils ont cessé de n’avoir affaire qu’à l’attaque de front et qu’ils se sont vus simultanément menacés de front et de revers.

Une fois que la forêt fut pénétrée et que la plupart des chefs Tanala eurent fait leur soumission, la pacification du reste de la région, sauf pour les Andrabé, fut beaucoup plus facile et rapide, et en vingt mois la pacification générale était réalisée. Le colonel Lyautey est le premier à rendre hommage à ses utiles et vaillans collaborateurs : le commandant Lucciardi, qui commanda d’abord le cercle de Tulear et fut remplacé par le colonel Lavoisot, quand le commandant Lucciardi[12] fut nommé chef d’état-major du général Gallieni, — le commandant Blondlat, qui commande encore le cercle de Fort-Dauphin ; — les capitaines Lerouvillois et Mouveaux, qui dirigèrent les opérations de la zone forestière ; les administrateurs Bénévent, chef de la province de Farafangana, Besson et Lacaze, qui commandèrent successivement la province du Betsiléo.

Il fallut procéder alors au désarmement, qui est une opération toujours délicate et fort complexe, mais qui constitue la sanction efficace de la pacification d’un pays. « Il ne suffit pas de prescrire d’un trait de plume, à un commandant de secteur établi avec ses 250 fusils au milieu de 10 000 hommes encore armés, de procéder à leur désarmement, il faut que ceux-ci le veuillent bien[13]. Aussi, est-il indispensable de procéder avec beaucoup de prudence, infiniment de doigté, et de choisir le moment favorable. Et le colonel fut bien inspiré, car il entra en possession de 12 425 fusils et de plusieurs milliers de sagaies. Les fusils rendus furent immédiatement détruits et les sagaies transformées en « angady » (bêches malgaches), symbole caractéristique de l’évolution accomplie.

Est-ce à dire qu’il ne reste plus de fusils et de poudre aux mains des indigènes ? Le colonel Lyautey ne le pense pas plus que nous, et, en présence de populations d’un tempérament aussi indépendant et turbulent, il faut s’attendre, au moment où l’on y pensera le moins, ù des coups de fusil tirés sur un courrier ou un convoi ou des isolés ; mais il sera facile de réprimer promptement ces insurrections partielles, dont le temps seul peut amener la complète disparition.


III

Après la pénétration et la pacification, il fallut procéder à l’organisation, et le Sud de Madagascar fut divisé en quatre grandes circonscriptions : au Nord, sur le plateau central, la province de Fianarantsoa, avec la ville de Fianarantsoa pour chef-lieu et Mananjary comme port. Elle est divisée en sept districts, dont deux au centre sont exclusivement peuplés de Betsiléo, deux à l’Est sont occupés par des Tanala, et trois à l’Ouest par des Betsiléo avec de nombreux élémens Bara. Au centre, les deux provinces cotières de Farafangana et de Tulear, adossées l’une à l’autre et délimitées par la ligne de partage des eaux.

La province de Farafangana se divise en deux zones très nettes : la zone côtière, peuplée d’Antaimorona, d’Antaisaka, et d’Antaifasy, pacifiques, laborieux et déjà socialement avancés. C’est, comme nous l’avons dit déjà, un des points les plus fertiles de Madagascar. Un hinterland, peuplé de Bara, de Tanala primitifs et sauvages et méritant d’être surveillés sérieusement.

La province de Tulear est divisée également en deux parties distinctes. La zone du Nord, peuplée de Tanosy, de Bara, de Vizo, de Musikoro, tous à peu près soumis à notre domination. La zone du Sud, peuplée de Mahafaly, sur lesquels il convient encore d’avoir l’œil ouvert.

Enfin, au Sud, le cercle de Fort-Dauphin, cercle côtier, formant une unité géographique et économique, limité au Nord par la ceinture montagneuse des petits bassins qui se déversent vers le Sud, de Manantenina au cap Sainte-Marie. La population la plus nombreuse de cette circonscription se compose d’Antandroy, de nature assez turbulente, et, sur la zone restreinte côtière de l’Est, se trouvent les Tanosy, dont le caractère ne vaut guère mieux. Aussi sera-t-il prudent de maintenir longtemps encore cette circonscription en territoire militaire.

Il est de toute évidence que, dans un pays aussi récemment soumis que le Sud de Madagascar et où, sur certains points, la situation acquise est si peu affermie, il est indispensable de conserver une organisation militaire assez solide pour parer à tout imprévu. Il est non moins indispensable de recourir aux chefs indigènes pour administrer le pays en notre nom, en les faisant surveiller et contrôler, bien entendu, par un des nôtres, militaire ou civil. L’application de la formule absolue de l’annexion est une conception fausse et la formule à appliquer est celle du protectorat intérieur, qu’on a si bien définie : « L’art d’administrer les indigènes par l’intermédiaire de leurs chefs naturels. » C’est bien là l’idée fondamentale qui a toujours guidé le général Gallieni et dont il s’est inspiré en posant le principe de la politique des races. Il l’a rappelé en toute occasion et récemment encore dans ses instructions générales du 26 février 1902. « Il semblerait donc que, sous un tel chef, rien ne fût plus facile que de l’appliquer, mais il est une chose, malheureusement, contre laquelle aucune bonne volonté ne peut prévaloir : ce sont nos institutions, c’est ce dogme rigide qui exige, aussitôt qu’une terre est déclarée terre française, que tout l’arsenal de nos lois, de nos règlemens administratifs, de notre justice, de notre comptabilité y soit transporté.

« Il ne m’appartient pas de discuter ici les mérites respectifs des deux systèmes du protectorat et de l’annexion. Bien que toutes mes préférences aillent au premier, si souple, si économique et si fécond, je reconnais néanmoins qu’il est des cas où les nécessités internationales imposent l’annexion. Mais, parce que l’obligation d’être le maître chez soi force parfois à remplir cette formalité, faut-il ipso facto qu’elle ait, comme dernier aboutissement, la création de nouveaux départemens ? Notre constitution, notre législation sont-elles assez intangibles pour ne pas permettre de concevoir un système où, sous le drapeau français, des possessions aussi nombreuses et aussi diverses, et, dans chaque possession, des régions aussi profondément séparées les unes des autres que celles que nous venons de parcourir, recevraient chacune la formule qui convient à son état social ? Peut-on prétendre enfermer dans le même moule (et quel moule rigide ! ) l’homme des cavernes, le compagnon d’Ulysse, le chef féodal et le lettré hova pourvu de son brevet scolaire[14] ? »

C’est tellement vrai qu’à Madagascar, qui a été annexé, on a été obligé d’appliquer la formule du protectorat, intérieur, c’est-à-dire de charger les chefs de certaines peuplades d’exercer leur commandement sous notre direction, et d’observer les mœurs et les usages de ces peuplades, sans avoir la prétention irréalisable de leur imposer notre législation et nos codes.

Telle est du reste l’opinion des hommes qui ont sérieusement étudié cette question, non seulement dans notre histoire, mais dans celle des peuples étrangers. M. Paul Leroy-Beaulieu, dans son savant et substantiel ouvrage : De la colonisation chez les peuples modernes, s’exprime en ces termes : « Le protectorat consiste, sinon dans le respect absolu de l’organisation indigène, du moins dans des ménagemens constans envers elle, dans une sorte de collaboration avec elle, dans des changemens graduels qui doivent s’effectuer en évitant autant que possible les froissemens. Le protectorat, au lieu d’établir une sujétion muette des indigènes aux Européens, comporte une sorte d’association des uns et des autres, avec une égalité de droits, mais une prédominance, toutefois, qui ne doit être ni rude, ni impatiente, ni surtout orgueilleuse et insolente, de la contrée protectrice. » Et M. Chailley-Bert écrit dans un rapport, à la session de Londres, du 26 mai 1903, de l’Institut colonial international, sur La législation qui convient aux colonies : « Depuis quelques années, il s’est produit dans les esprits une évolution qui fait que toutes les nations colonisatrices obéissent à une même orientation et penchent à croire que la législation coloniale doit tenir compte des lois des indigènes, de leur religion, même de leurs préjugés, sauf à y introduire peu à peu, avec la réserve voulue, certaines dispositions dont la civilisation ou la morale de nos pays nous paraissent devoir assurer le respect. »

La formule du protectorat, — et nous en avons encore la preuve dans les résultats obtenus en Tunisie, — apparaît donc la meilleure, la plus efficace et la plus économique, et le colonel Lyautey en a fait à son tour une nouvelle et lumineuse démonstration.

Il nous semble avoir également répondu à une objection qui a été souvent formulée. Au lieu de dépenser du sang et de l’argent pour occuper ces régions sauvages, n’était-il pas plus économique et plus simple de se borner à l’établissement de quelques postes côtiers et de les isoler des régions pacifiées par une ceinture de postes ? C’est en somme la question de l’utilité de la pénétration, dont le général Gallieni a développé la nécessité dans son rapport d’ensemble de mars 1899.

Cette question a donné lieu à de vives critiques à la tribune et dans la presse et a été parfois présentée comme un simple prétexte à des aspirations militaires dont on eût pu fort bien se dispenser.

Le colonel Lyautey fait observer que le principe de l’isolement des régions du Sud pouvait être séduisant à première vue, puisqu’il l’avait lui-même préconisé d’abord, mais que la connaissance et la pratique du pays lui ont rapidement prouvé qu’il était irréalisable.

Si on peut isoler un pays désert ou bien séparé des régions pacifiées par des barrières infranchissables, il n’en est pas de même quand il s’agit de pays habités par des populations relativement denses et guerrières, se livrant à de perpétuelles incursions chez leurs voisins, qui demandent à vivre tranquilles et à être protégés. De plus, au point de vue économique, la pénétration de l’Extrême-Sud a appris que ces régions contenaient des ressources sérieuses, une population dense et des richesses en bétail, dont on ne soupçonnait pas l’existence, qui avaient été jusque-là immobilisées, et dont il sera facile de tirer grand parti, en les exportant par Fort-Dauphin et Tulear.

Enfin, quand on laisse impénétrées de vastes régions habitables et relativement riches en ressources, elles deviennent un abri tout indiqué pour les élémens réfractaires des parties occupées. Tôt ou tard il faut se décider à y intervenir offensivement, et c’est de l’occupation intégrale seulement que date le grand essor économique de notre empire d’Extrême-Orient.

Grâce à la pénétration du sud de Madagascar, la crainte d’un nouvel effort militaire sérieux est écartée, le développement économique a soudainement suivi la pacification, et ces heureux résultats justifient les dépenses en hommes et en argent que cette utile campagne a entraînées.


IV

Un des derniers chapitres de l’ouvrage du colonel est consacré à l’Assistance médicale, au moyen de laquelle on arrivera peu à peu à résoudre un des problèmes les plus difficiles qui se posent dans la Grande-Ile, je veux parler de la pénurie de population. Le général Gallieni n’a pas manqué de s’en préoccuper et, comme le plus sûr moyen pour atteindre ce but est de réduire la mortalité, il a créé l’Assistance indigène. En dehors de sa portée humanitaire et sociale, qui va de soi, elle a à Madagascar une portée économique spéciale. « En outre du devoir d’humanité qui nous incombe et de l’obligation de nous attacher nos nouveaux sujets, nous travaillons ainsi au développement de la race malgache. C’est là une véritable nécessité qui s’impose à nous pour remédier au plus grave inconvénient que rencontrent à Madagascar les projets et entreprises de colonisation, c’est-à-dire au peu de densité de la population[15]. » Et le colonel Lyautey ajoute : « Ce qu’il faut avant tout à Madagascar, c’est la main-d’œuvre. En fortifiant et en multipliant, par une meilleure hygiène et un développement de la natalité, la main-d’œuvre actuelle, nous ne remplissons pas seulement un devoir social et moral, mais nous employons le meilleur moyen pour mettre l’île en valeur. »

Dès maintenant ce service a reçu à Madagascar un développement qu’il n’a, croyons-nous, atteint dans aucune autre colonie. L’assistance médicale est organisée par province, qui dispose d’un budget dit « budget de l’assistance médicale indigène, » alimenté : 1° par une subvention du budget local calculée à raison de 0 fr. 50 par an et par habitant ; 2° dans certaines provinces, le Betsiléo, par exemple, par une taxe spéciale des léproseries, que double une subvention du budget local et de même importance que le montant de la taxe ; 3° par des dons en nature ou en argent.

Dans chaque province ou cercle fonctionne une commission d’assistance médicale et d’hygiène présidée par le chef de la province ou du cercle et composée d’un médecin militaire, d’un fonctionnaire européen, du gouverneur principal indigène, d’un médecin indigène de colonisation et de notables indigènes nommés par le chef de province.

Un hôpital indigène doit être établi au chef-lieu de chaque province. L’admission des indigènes aux hôpitaux, les consultations aux dispensaires et les délivrances de médicamens sont gratuites. Il y a même des consultations spéciales pour les nourrissons de moins de dix-huit mois.

Un des fléaux de notre Empire colonial, qu’il s’agisse de la côte occidentale ou de la côte orientale d’Afrique, est la mortalité infantile. Les femmes, au moment de l’accouchement, sont livrées à des empiriques et ne reçoivent aucun soin intelligent, pas plus que les nouveau-nés ; c’est d’autant plus regrettable que la femme malgache est bonne mère, qu’elle aime son enfant, qu’elle l’allaite avec soin, à la condition, cependant, qu’elle-même soit en état de le soigner. Le père est souvent inconnu, ou ne s’occupe guère de sa progéniture, tandis que les mères ont un instinct très développé de la maternité ; mais elles manquent des connaissances et des ressources nécessaires pour protéger leurs enfans contre les intempéries d’abord et contre les multiples accidens qui se produisent pendant le premier âge ; elles ne les couvrent d’aucun vêtement. Or, dans l’Emyrne et le Betsiléo, qui sont les provinces les plus peuplées, la température est descendue quelquefois à 0 degré, et même au-dessous, et les malheureuses mères, n’ont d’autres moyens, pour réchauffer leurs enfans, que de les serrer contre leur propre corps et de leur communiquer leur chaleur naturelle. Les enfans se refroidissent et grelottent dès que, pour vaquer à leurs occupations, les mères se séparent d’eux en les déposant à terre. De là, bronchites, pneumonies, entérites, diarrhées, etc., etc., qui fauchent, ces petits êtres avec d’autant plus de brutalité que bon nombre d’entre eux naissent chétifs, malingres, et proviennent de parens plus ou moins malades. L’énorme mortalité infantile provient ; également de ce que les enfans sont astreints trop tôt au régime du riz.

En dehors de la mortalité infantile, les causes de cette pénurie d’habitans sont les maladies dont est atteinte la race : syphilis, tuberculose, lèpre, petite vérole, et alcoolisme.

L’assistance médicale indigène bien comprise peut remédier dans une large mesure à cet état de choses et nous citerons les résultats obtenus dans la province de Fianarantsoa.

Le docteur Beigneux, qui est arrivé à Madagascar en 1895 avec le corps expéditionnaire, commande depuis trois ans l’ambulance de Fianarantsoa et dirige le service de l’assistance médicale dans cette province. Grâce à son expérience, à sa connaissance des indigènes et à son dévouement, il a pu créer une œuvre admirable. Il trouva, à son arrivée à Fianarantsoa, une ambulance de fortune installée tant bien que mal dans un ancien palais construit à l’occasion d’un voyage de la reine Ranavalo à Fianarantsoa. Sans attendre la construction d’un nouvel hôpital déjà projeté, il se mit immédiatement à l’œuvre, chercha avant tout à gagner la confiance des indigènes et à les attirer à lui. Sa bonté, le succès de ses cures, le désintéressement complet avec lequel il donnait ses soins, aux riches comme aux pauvres, lui assurèrent rapidement une grande popularité.

Le but principal étant d’augmenter la population, le docteur Beigneux s’attacha, dès son arrivée, à la création d’une maternité. En même temps que sa maternité, il organisa un cours pour former des sages-femmes indigènes et créa deux fois par semaine des consultations spéciales pour les femmes et les enfans.

Le succès de ces consultations est aujourd’hui extraordinaire et le docteur Beigneux, secondé par le docteur Bourges, peut à peine y suffire. En 1900, le total des consultations données, pendant l’année, au dispensaire de Fianarantsoa était de 16 800, soit une moyenne journalière de 70 ; en 1901, les consultations s’élèvent à 48 742, soit 130 par jour ; en 1902, 54 582, soit 150 par jour.

Peu de femmes accouchent maintenant, sans être venues consulter le docteur, et toutes celles dont le cas est compliqué sont retenues à la Maternité. En 1900, les consultations gynécologiques bi-hebdomadaires se sont élevées à 2 560. On en compte 5 410 en 1901, et 6 240 en 1902. La mortalité infantile a été également abaissée dans des proportions très satisfaisantes et les consultations hebdomadaires des nourrissons ont pris un heureux développement, puisqu’en 1901, il y avait 102 inscrits et qu’on en comptait 330 en 1902.

A côté des soins aux femmes et enfans, il faut citer encore, au point de vue de la repopulation, les vaccinations et le traitement de la syphilis. L’année dernière, plus de 60 000 indigènes ont été vaccinés à Fianarantsoa ; le docteur Beigneux a de plus organisé des tournées de vaccination dans la province ; des docteurs indigènes en sont chargés. Quant aux malades indigènes traités à l’hôpital, cette intéressante question peut se résumer par les chiffres suivans : en 1900, 6 698 hommes et 867 femmes ; en 1901, 16 947 hommes et 7 993 femmes ; en 1902, 47 488 hommes et 11 153 femmes.

L’influence politique qui accompagne cet effort vers l’assistance médicale est considérable. Nos médecins, par le succès de leurs cures, par certaines opérations heureuses amenant un soulagement immédiat, se sont fait une réputation de véritables sorciers. C’est ainsi que le docteur Beigneux voit arriver souvent des indigènes de la forêt Tanala ou du pays Bara, faisant des centaines de kilomètres à pied, pour demander le secours du sorcier vazalia[16]. Lors de la campagne du colonel Lyautey, les indigènes soumis de la veille venaient sans crainte se confier aux médecins qui accompagnaient nos troupes, pour se faire vacciner. Bien plus, un chef Fahavalo, nommé Bemalanto, un des auteurs de l’embuscade où fut si grièvement blessé le lieutenant Fresnée et où tombèrent plusieurs de nos soldats, vint, quelques jours après sa soumission, demander le docteur Conan au poste de Midongy, et le conduisit au fond de son repaire, où aucun Français n’avait encore pénétré, auprès de son père malade. Dans la campagne contre les Tambavala, le docteur Grenn reçut un jour, pendant les opérations, la visite d’un Fahavalo, qui eut assez de confiance en lui pour lui demander ses soins. Pour i tus ceux qui connaissent la méfiance légendaire du Malgache, ces faits prouvent quel prestige nos médecins militaires ont su conquérir. Est-il nécessaire d’ajouter combien ce prestige est pour nous un puissant auxiliaire de la pacification ? D’ailleurs, c’est parce qu’il connaît toute l’utilité du rôle du médecin aux colonies, aussi bien au point de vue de la repopulation qu’à celui de la pacification durable, que le général Gallieni attache une telle importance à l’assistance médicale et qu’il l’a organisée lui-même avec tant de soin à Madagascar.

La lèpre est encore assez répandue dans la Grande-Ile. Les léproseries ont pour but de séparer les malheureux atteints de cette épouvantable maladie, de l’élément sain de la population, et de les réunir dans des villages spéciaux, isolés du reste du pays. Les lépreux y vivent soit en famille, comme à Fianarantsoa, soit séparés par sexe, comme à Ambohédatrimo. Ils travaillent suivant leur force, ont des rizières et des terrains qu’ils peuvent cultiver. Ils sont habillés par l’État. Les quatre principales léproseries sont à Ambohédatrimo, près de Tananarive, à Antsirabé et à Fianarantsoa. Les missions ont de plus de petites léproseries à Tananarive et Fianarantsoa.

On voit, d’après ces indications, combien est utile l’œuvre de l’assistance indigène et qu’on ne saurait trop rendre hommage à l’abnégation, au dévouement de nos médecins coloniaux. Il ne leur manque qu’une chose : le nombre, car ils ne suffisent pas à la tâche, et le colonel Lyautey fait remarquer avec beaucoup de raison que le rôle « du médecin mobile perd toute efficacité s’il s’applique à une région telle qu’il ne puisse la visiter qu’une ou deux fois par an, sans suivre les effets de la médication ; son rôle n’est utile que s’il est affecté à une région assez restreinte pour qu’il puisse y exercer une action constante et y ramener à la petite formation sanitaire centrale, qu’il y improvisera toujours, les malades qui ont besoin de soins suivis. Il lui faut un point d’attache et autour de lui un champ limité au rayon d’action qu’il peut parcourir mensuellement. Ce n’est pas en se promenant toute l’année et en passant comme un météore, qu’il peut laisser une trace durable. »

Toutes nos colonies souffrent du manque de médecins ; il faut donc en augmenter le nombre et, comme corollaire, augmenter dans les mêmes proportions le nombre des infirmiers français, qui est actuellement tout à fait insuffisant. Nous accomplirons ainsi non seulement une œuvre humanitaire au premier chef, mais essentiellement utilitaire, car le premier des capitaux est le capital humain.


V

Il ne suffit pas de sauver le plus possible de vies humaines et d’arracher l’enfant à la mort ; il faut le civiliser, l’élever et l’instruire.

L’histoire de l’enseignement à Madagascar est très curieuse et résume, pour ainsi dire, la longue lutte d’influence soutenue entre la France et l’Angleterre au moyen des missions catholiques et des missions protestantes. Ce n’est guère cependant qu’à partir de 1820 que l’enseignement prit un véritable essor en Imerina, à la suite d’un accord intervenu entre l’agent du gouvernement anglais, Hastie, l’ambassadeur sir Robert Farquhar, et le roi Radama Ier. À cette époque, relativement récente, la langue malgache, jusqu’alors langue purement parlée, sauf par les Ombiassy[17] qui recouraient à l’écriture arabe, passa à l’état de langue écrite. Les missionnaires se servirent, pour fixer les mois malgaches, de caractères latins, imitant ainsi l’exemple que leur avait donné le sergent Robin[18], secrétaire et professeur d’écriture du roi Radama. La preuve indéniable en est fournie par un vieux cahier, — le cahier d’écriture de Radama 1er, — trouvé par M. A. Jully, architecte des bâtimens civils à Madagascar, dans la case de Mahitsy, dans l’enceinte du vieux palais, et qui fut commencé, sinon rempli, par le royal élève, entre 1822 et 1825. M. A. Jully a publié le fac-similé de deux pages de ce cahier[19].

Dans le Sud de Madagascar, l’enseignement est officiel ou privé. Le premier est donné par des instituteurs indigènes sortant des écoles de l’Etat, le second par des instituteurs indigènes formés dans les missions des diverses confessions chrétiennes et aussi par les missionnaires eux-mêmes. Il y a à Fianarantsoa une école normale supérieure, l’Ecole François de Mahy, qui y est installée depuis le 7 février 1902, dans des locaux définitifs. Elle comprend un ouvroir et une cuisine d’étude pour les filles et un grand nombre de boursiers, qui ne sont pas seulement des élèves instituteurs, mais aussi des fils de chefs des peuplades Bara et Tanala destinés à succéder à leurs pères. L’Ecole François de Mahy est donc, non seulement une école normale, mais un établissement de diffusion de notre influence dans le Sud de l’île. Dans le même ordre d’idées, le capitaine Détrie, commandant le cercle de Fort-Dauphin, avait eu l’heureuse idée d’attirer aux écoles, sous le nom de Pupilles du Cercle, plusieurs fils de chefs entretenus aux frais de la colonie, et cette institution a été maintenue et développée par son successeur.

Avant de quitter son commandement, le colonel Lyautey appelait l’attention de l’inspecteur de renseignement sur cette catégorie d’élèves, dans les termes suivans : « L’institution des boursiers, en ce qui concerne ceux qui proviennent des régions à demi sauvages, les plus récemment soumises, a une portée politique plus encore que professionnelle. Ils sont destinés à porter notre influence et les connaissances prises à notre contact parmi des populations encore très éloignées de nous ; ils doivent donc être l’objet de soins particuliers et même, de votre part, de relations personnelles qui vous gagneront leur confiance et leur amitié. Ces boursiers comprennent deux catégories : a) les jeunes gens choisis en raison de leurs aptitudes pour devenir des instituteurs et des interprètes ; b) les fils de chefs qui succéderont à leurs pères, comme gouverneurs ou petits chefs, dans des régions où ces fonctions sont encore traditionnellement héréditaires. Vous comprenez l’intérêt spécial avec lequel doivent être suivis ces derniers, sur lesquels reposera un jour notre autorité dans leurs tribus… Il y a lieu, en ce qui les concerne, de vous tenir en relations avec les commandans de provinces et de secteurs dont ils relèvent. Ils vous feront connaître l’intérêt spécial qui s’attache à chacun d’eux, l’emploi auquel ils sont destinés à leur sortie de l’école. »

Le colonel Lyautey croit qu’il y a certaines modifications à apporter au système général actuel, qu’il convient de profiter de ce qu’il existe sur place un enseignement privé fortement constitué pour attribuer respectivement à cet enseignement et à celui de l’Etat deux rôles bien distincts, de façon qu’ils se complètent au lieu de se faire concurrence ; et il résume ainsi les principes à adopter : « L’enseignement supérieur à l’Etat, — l’enseignement primaire aux missions. Restreindre l’enseignement du français, comme degré d’instruction et comme nombre d’élèves, au strict nécessaire pour former les interprètes, employés de l’Etat, fonctionnaires ; maintenir l’enseignement du malgache, et développer dans toute la mesure du possible l’enseignement professionnel et agricole. »

Il ne faut, en effet, pas perdre de vue que ce que demande non seulement le Sud de Madagascar, mais à le tout entière, c’est de la main-d’œuvre, — main-d’œuvre agricole et main-d’œuvre ouvrière, — et non pas des fonctionnaires et des lettrés. Les Hova, qui dominent dans les écoles, ne sont déjà que trop naturellement portés au mandarinat. Il est évident que dans les régions où les missions ne sont pas établies, c’est à l’enseignement officiel qu’il faut avoir recours ; mais, dans celles, qui sont les plus nombreuses, et les plus populeuses, où sont établies les missions, l’enseignement primaire officiel devient une superfétation onéreuse. Il faut enfin considérer qu’au point de vue de la neutralité confessionnelle et de la liberté religieuse, on se trouve à Madagascar dans des conditions exceptionnelles, puisqu’on est en présence d’une telle diversité de confessions que les indigènes n’ont que l’embarras du choix et restent entièrement maîtres d’aller à l’une ou à l’autre.

Quant à l’enseignement officiel, le rôle à lui réserver serait autrement important que celui qui lui reviendrait en cherchant à y développer avec intensité l’enseignement primaire. Il devrait être avant tout un rôle d’ « inspection » et de « modèle. » Il faudrait l’envisager comme le « régulateur, » le « stimulant » des divers enseignemens privés et non pas comme leur « concurrence. » Il ne devrait donc y avoir que des écoles normales, les écoles primaires n’étant que des exceptions pour les régions qui échappent à l’action des missions.

Dans ces écoles normales, formant le degré supérieur de l’enseignement, la prépondérance serait donnée à la section commerciale et administrative et à l’enseignement professionnel manuel.

La section commerciale et administrative, destinée à former des employés des divers services de l’Etat, — télégraphie, topographie, comptabilité, — des agens pour les maisons européennes, serait constituée avec une supériorité d’enseignement pratique pouvant y attirer, au sortir de l’enseignement primaire, les meilleurs élèves des missions.

Pour les sections de l’enseignement professionnel et agricole, le problème serait d’autant plus facile à réaliser que ces sections ont été prévues par l’arrêté du général Gallieni du 25 mars 1901, sous le nom d’ « Ecoles régionales, » et que celle de Tananarive est déjà en fonctionnement et en pleine prospérité. Ces créations ne sont pas du reste des innovations en Imerina. « Avant l’apparition des Européens à Tananarive, c’est-à-dire à la fin du XVIIIe siècle, les artisans hova étaient déjà groupés en corporations ; les charpentiers, les forgerons, les tisserands, les orfèvres avaient leurs privilèges. Ce sont ces corporations que notre compatriote Laborde, qui a acquis tant de titres à notre reconnaissance, développa vers 1835 ; il adjoignit aux précédens des tanneurs, des potiers, des fabricans de chandelle et de savon, etc.[20]. Ce sont ces mêmes corporations enfin que le général Gallieni a voulu rajeunir et perfectionner par la création de l’Ecole professionnelle de Tananarive[21]. »

Tel est le système d’enseignement primaire et supérieur que préconise le colonel Lyautey, et nous trouvons ses conseils excellons. Nous nous demandons seulement, non sans inquiétude, si les idées qui semblent actuellement prévaloir dans la métropole n’apporteront pas de sérieuses et regrettables entraves à sa réalisation.

Il est un autre genre d’enseignement qu’il est indispensable de répandre parmi les tribus malgaches, c’est celui de l’amour du travail, de la prévoyance et de l’épargne, et cette question est d’autant plus importante qu’elle est liée très directement à celle de l’impôt.

Sauf dans les classes élevées et chez les Hova, les tribus malgaches ignorent entièrement la prévoyance et l’épargne. N’ayant que fort peu de besoins, ils ne travaillent que pour se procurer ce qui est indispensable à leur existence, qui ne leur revient pas à plus de 0 fr. 60 par jour ; aussi, dès qu’ils ont quelques francs devant eux, ils cherchent une compagne, qu’ils trouvent toujours assez aisément, et se livrent à un doux farniente jusqu’à ce qu’il n’y ait plus rien dans la tirelire et qu’il leur soit indispensable de travailler, pour la remplir à nouveau. Or, l’impôt de capitation est de 20 francs par tête, à la côte Est et dans le Betsiléo. Il arrive couramment que les indigènes aient eu maintes fois devant eux l’argent nécessaire au paiement de l’impôt, mais ils l’ont toujours dépensé à mesure, et ils sont absolument bouleversés quand le contrôleur vient procéder au recouvrement. Pour se libérer, ils vendent hâtivement ou à perte des récoltes, du bétail, ou recourent à des usuriers, qui sont généralement des Hova, et qui leur prêtent à des taux monstrueux allant jusqu’à 100 et 150 pour 100. Le Hova joue à Madagascar le rôle que le Juif jouait et joue encore en Algérie.

L’impôt de capitation est abaissé dans les tribus nouvellement pacifiées ; il est indépendant de l’impôt sur les rizières, sur les maisons, sur les bœufs ; de celui des léproseries, du droit de patente et du droit de sortie sur le bétail. Or, il est certain que ces charges fiscales réunies sont lourdes et qu’il importe de mettre un terme à l’usure à laquelle donne lieu leur perception. Pour atteindre ce résultat, tout en sauvegardant les intérêts de la colonie et en assurant la continuation des travaux publics, il faut développer le goût de l’indigène pour le travail, lui apprendre la prévoyance et l’épargne, créer des caisses d’épargne, lui en démontrer l’utilité, lui en expliquer le fonctionnement, l’amener en un mot à un degré de civilisation dont il est encore fort éloigné.

Ce n’est certes pas une besogne facile, et le colonel Lyautey, au début de son commandement, avait proposé de mettre à l’étude un projet de création de caisses d’épargne postales. Si ce projet n’a pas eu de suites, c’est que le général Gallieni étudie actuellement la création de caisses d’épargne qui pourraient être placées partout où il y a des caisses de fonds d’avances. Ce serait une mesure des plus heureuses. « Sans compter les avantages qu’elle présenterait pour les Européens, elle permettrait d’habituer progressivement l’indigène à l’épargne et au placement à intérêt, qu’il ne connaît jusqu’ici que sous la forme de l’usure… Il serait facile d’amener à user des caisses d’épargne d’abord les indigènes au contact immédiat des Européens, employés du gouvernement, serviteurs, employés des diverses missions, et peu à peu l’usage s’en généraliserait[22]. »

Il m’est difficile de toucher à cette grave question de l’impôt sans dire un mot de l’abolition de l’esclavage, appliquée, comme on l’a vu déjà, par M. Laroche en septembre 1896, après un vote du Parlement.

Bien que l’esclavage fût très doux à Madagascar, il était difficile, je le reconnais, de l’y maintenir, à l’état d’institution, surtout depuis l’annexion. Ainsi que l’affirme Malouet dans son Mémoire sur l’esclavage des nègres : « A Dieu ne plaise que j’essaie ici de consacrer l’esclavage, et de le réduire en principe. » Il est, il sera toujours une violation du droit naturel dans la personne de celui qui le connaît et le respecte. Mais l’esclavage de Madagascar n’avait aucun rapport avec l’esclavage africain, avec la traite, comme M. Hanotaux l’a reconnu dans un Livre Jaune sur les affaires de Madagascar : « Des nombreuses observations qui ont été recueillies, écrivait-il, il résulte que l’esclavage revêt à Madagascar un caractère particulier qui le différencie sensiblement de l’esclavage africain. »

Il ressemblait moins encore à l’esclavage dans les colonies sucrières. La société malgache étant divisée en castes, ainsi que nous l’avons indiqué, les esclaves formaient la dernière de ces castes, faisaient presque partie de la famille du maître, vivaient relativement heureux et étaient assurés d’une vieillesse et d’une mort tranquilles. Il est incontestable que la suppression de cette caste a soulevé de sérieuses difficultés et causé bien des ruines. Dans un livre des mieux documentés sur l’esclavage à Madagascar, M. Ed. G. André, docteur en droit, aide-commissaire des Colonies[23], formule ainsi son opinion : « L’acte du 26 septembre 1896, testament politique de M. Laroche, avait en effet libéré les esclaves, mais c’était tout, et si M. Laroche avait projeté l’organisation et l’administration de cette nouvelle catégorie d’individus, dont le nombre atteignait de 237 000 à 300 000 environ, il est non moins certain qu’en partant, il ne songea pas à communiquer à qui que ce fût ses plans. Qu’allait-il faire des libérés ? Du jour au lendemain, le général Gallieni dut organiser cette classe fort intéressante, l’initier à la vie libre… La tâche était considérable. »

Aujourd’hui, les jeunes affranchis se montrent heureux de leur nouveau sort ; mais ceux qui sont arrivés à un âge avancé et qui vivent depuis leur naissance sous la dépendance du maître, manquant totalement d’esprit d’initiative et des moyens de se suffire à eux-mêmes, sont profondément misérables. Quant aux maîtres qui possédaient 100 ou 150 esclaves, par exemple, et en tiraient profit, en les louant comme manœuvres ou en les employant à leurs travaux personnels, il est facile de se rendre compte de la brèche que ce brusque affranchissement a pratiquée dans leur budget, d’autant plus que, pendant la campagne de 1895-1896, ils avaient déjà cruellement souffert dans leurs intérêts par suite des razzias opérées sur leurs troupeaux de bœufs.

Nous le répétons, l’abolition de l’esclavage s’imposait certainement ; la deuxième République s’était honorée en supprimant l’esclavage de toutes nos possessions, et la troisième ne pouvait le maintenir sur les terres nouvellement conquises ; mais, une fois le principe admis, il eût été peut-être plus prudent et plus habile de procéder par étapes, et de ménager davantage les ressources, les facultés de nos nouveaux contribuables.

C’est à regret que nous ne pouvons aborder la partie du livre du colonel Lyautey consacrée au mouvement économique du Sud de Madagascar, produits agricoles, commerce, or, voies de communication, ports, etc. Cette étude nous entraînerait malheureusement beaucoup trop loin, et nous terminerons en citant les dernières lignes de son instructif ouvrage, qui résument, pour ainsi dire, les véritables principes auxquels doit obéir tout bon colonial et qui sont ceux qu’applique avec tant d’intelligence et d’esprit de suite le général Gallieni : « Une bonne politique indigène est la base fondamentale de la gestion à la fois la plus économique et la plus rémunératrice de notre domaine colonial. Pour la pratiquer dans son infinie diversité et dans sa souplesse, il faut non seulement les institutions coloniales qui nous manquent encore, selon le mot si juste d’un grand administrateur colonial, M. Le Myre de Vilers, mais aussi des hommes animés de l’esprit colonial. La meilleure façon de définir cet esprit, c’est de signaler l’état d’âme dont il est l’antithèse et dont il implique l’exclusion absolue. On le retrouve dans l’ordre militaire comme dans l’ordre civil, sous deux noms différens : dans le premier cas, il se nomme le caporalisme ; dans le second cas, le fonctionnarisme. Ni l’un ni l’autre n’ont leur place aux colonies. »


J. CHARLES-ROUX.


  1. Le colonel Lyautey est connu des lecteurs de la Revue par les très remarquables articles qu’il y a publiés en mars 1891 sur le Rôle social de l’officier, en janvier 1900, sur le Rôle colonial de l’armée, et par la brillante part qu’il a prise à notre expansion coloniale.
    Dans un ouvrage que le colonel vient de publier chez l’éditeur militaire Lavauzelle, et dans lequel il rend compte de la mission que le général Gallieni lui avait confiée dans le Sud de Madagascar, il met en pratique les théories qu’il avait exposées à cette place, il applique les méthodes inspirées par ce « Maître colonial « et y joint des considérations politiques, économiques et ethnographiques du plus haut intérêt.
  2. Le colonel Lyautey est connu des lecteurs de la Revue par les très remarquables articles qu’il y a publiés en mars 1891 sur le Rôle social de l’officier, en janvier 1900, sur le Rôle colonial de l’armée, et par la brillante part qu’il a prise à notre expansion coloniale.
    Dans un ouvrage que le colonel vient de publier chez l’éditeur militaire Lavauzelle, et dans lequel il rend compte de la mission que le général Gallieni lui avait confiée dans le Sud de Madagascar, il met en pratique les théories qu’il avait exposées à cette place, il applique les méthodes inspirées par ce « Maître colonial » et y joint des considérations politiques, économiques et ethnographiques du plus haut intérêt.
  3. Colonel Lyautey, Dans le Sud de Madagascar, p. 20.
  4. Madagascar mesure 1 800 kilomètres du cap Sainte-Marie au cap d’Ambre, et 400 kilomètres en moyenne, en largeur.
  5. Alfred Grandidier, l’Origine des Malgaches. Imprimerie Nationale ; 1901.
  6. Colonel Lyautey, Dans le Sud de Madagascar, p. 379.
  7. Colonel Lyautey, Du rôle colonial de l’armée. Voyez la Revue du 15 janv. 1900.
  8. Chailley-Bert, Dix ans de politique coloniale, chap. IV, p. 45.
  9. Gouverneur Rousseau.
  10. Colonel Lyautey.
  11. Ernest Lavisse, Une méthode coloniale. L’armée et la colonisation.
  12. Le commandant Lucciardi a été promu depuis lieutenant-colonel. Depuis que cet article a été écrit, nous avons eu la douleur d’apprendre sa mort. Cet officier si distingué et appelé à un brillant avenir a été brusquement enlevé, dans la brousse, au cours d’une mission qui lui avait été confiée. Le général Gallieni perd en lui un de ses plus habiles et des plus énergiques collaborateurs et la mort de ce vaillant soldat laisse d’unanimes regrets chez tous les coloniaux.
  13. Colonel Lyautey, Dans le Sud de Madagascar. II. Désarmement, p. 208.
  14. Colonel Lyautey, Dans le Sud de Madagascar, p. 381-382.
  15. Général Gallieni, Instructions relatives à l’Assistance indigène.
  16. Européen.
  17. Sorciers.
  18. Notes sur Robin (Notes, reconnaissances et explorations, t. III, 31 mai 1898).
  19. Je renvoie ceux de nos lecteurs, que la question de l’enseignement aux colonies intéresse plus particulièrement, au livre de M. H. Froidevaux sur l’Œuvre scolaire de la France dans nos colonies, qui fait partie des travaux publiés, sous notre direction, à l’occasion de l’Exposition coloniale de 1900.
  20. On a élevé un monument à Laborde à Tananarive, qu’on a dernièrement inauguré en grande pompe, et ce n’était que justice.
  21. Publications du Comité de Madagascar, Madagascar au point de vue économique. Conférence faite à la Société de Géographie de Marseille le 9 février 1900, par M. A. Jully, architecte des bâtimens civils à Madagascar.
  22. Colonel Lyautey, Dans le Sud de Madagascar, p 275.
  23. De l’esclavage à Madagascar, par Ed. C. André, docteur en droit, aide-commissaire des Colonies. Arthur Rousseau, 1899.