Dans le ciel/17

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XVII

En quittant la table d’hôte, nous rentrions chez nous, par de longs détours à travers Paris. Lucien aimait, surtout, les flânes, le soir, sur les quais anuités. Les paysages nocturnes l’impressionnaient étrangement. Il marchait dans la nuit, ainsi qu’un prêtre dans une chapelle, avec une lenteur attentive et respectueuse. Tous ses sens en éveil, frémissaient ; son esprit était tendu jusqu’à l’extase. Il sentait réellement la nuit, il la touchait, il la buvait, comme le vin du calice.

Et, de temps en temps, pour exprimer son enthousiasme, il disait :

— Ah ! nom d’un chien !…

Puis entre des silences :

— Les valeurs de ça, hein ?… Comment rendre ça, le sais-tu, toi ?… Et les valeurs, ce n’est pas le tout !… Mais l’odeur… Oui, l’odeur de la nuit !… As-tu senti la nuit, toi ?… La sens-tu ?…

Et il reniflait l’air avec un grand bruit de narines.

— Ça sent ? C’est drôle… Ça sent, comme un chat qui a dormi dans du foin…

Et il passait ces mains dans l’air, comme sur un dos de bête, avec de lents gestes caressants :

— Et c’est doux comme une fourrure !… Ah ! nom d’un chien !

Ensuite, il demeurait des quarts d’heure silencieux, ne répondant même pas aux questions que je lui adressais, et il se livrait à des gesticulations éperdues, dont le sens m’échappait.

Un jour, je me rappelle, il s’accouda sur le parquet d’un pont. Je fis comme lui. Et nous restâmes longtemps ainsi, sans bouger, sans parler. Au-dessous de nous, le fleuve noir roulait ses eaux toutes pailletées de lueurs courtes, toutes moirées de reflets changeants comme une robe de bal ; les maisons profilaient leurs masses parallèles dans des perspectives de ténèbres, frottées de clartés tremblotantes ; au loin, les arcs constellés des ponts réfléchissaient dans l’onde leurs lumières qui serpentaient en zigzags tronqués et mouvants, ou bien s’enfonçaient en colonnades incandescentes, dans des profondeurs infinies, dans des ciels renversés, couleur de cuivre. Et des silhouettes violentes se dressaient çà et là, sur des fonds de pâle firmament, et des silhouettes indécises, ombres sur de l’ombre, glissaient, sans bruit, sur le fleuve.

— C’est beau, ça, hein ?… me demanda Lucien.

— Oui, c’est beau !… répondis-je machinalement, et sans conviction, car, en présence de Lucien, je ne pouvais plus avoir une sensation personnelle. Il m’absorbait tellement que rien, au dehors de lui, n’existait plus pour moi. Il avait tellement dérouté mon esprit que je n’osais plus suivre une idée, ni jouir d’un spectacle, sans éprouver la crainte que ce ne fût pas de l’art. Je redoutais pas dessus tout qu’il me demandât de lui expliquer, comme cela lui arrivait souvent, pourquoi je trouvais une chose belle.

Il répété sa question.

— Alors, tu trouves ça beau ?…

— Mais oui !

— Eh bien, mon garçon… sais-tu à quoi je pense ?

— Non, Lucien…

— Eh bien, mon garçon… je pense que nous crevons de ça…

Si habitué que je fusse aux aigres paroles de mon ami, je levai, la tête, vers lui, avec, dans les yeux, un point d’interrogation inquiet.

— Ça quoi ? dis-je… Que dis-tu ?

— Je dis, la Ville !… prononça Lucien, qui décrivit, dans l’air, un geste, dont l’amplitude embrassa Paris tout entier.

La Seine chantait doucement, autour des piles du pont ; l’appel lointain d’une trompette de tramway vint mourir entre les parapets…

— Pourquoi dis-tu ça, Lucien ?

— Parce qu’il faut que Paris saute… Parce qu’il faut que toutes les villes sautent…

— Pourquoi dis-tu ça, Lucien ? répétai-je.

— Parce que je ne suis pas heureux !… Es-tu heureux, toi ?… Et crois-tu qu’ils sont heureux les deux millions d’êtres qui sont ici, et qui vont, on ne sait où, et qui veulent on ne sait quoi ?… Et il n’y aura un bel art, c’est-à-dire une belle vie, car tout se tient… que lorsque Paris ne sera plus…

Il se redressa, tourna le dos au fleuve, et s’asseyant sur la pierre, il posa ses mains sur mon épaule…

— Tout ce qu’il y a de fort, tout ce qu’il y a de bon, Paris l’appelle… et le dévore… Des meilleurs, Paris ne fait que des fous ou des crapules… Moi, je sens que je deviens fou, ici… Paris me mange le cerveau, me mange le cœur, me rompt les bras… On ne sera heureux que lorsqu’il n’y aura plus que des champs, des plaines, des forêts…

Lucien était incapable de suivre longtemps un raisonnement. Il passait d’une idée à une autre, sans ménagement, avec une rapidité qui rendait souvent ses conversations difficiles à comprendre. Ou bien ses idées ne s’associaient qu’au moyen d’ellipses qui m’en cachaient le lien intérieur. Il me demanda tout à coup :

— Est-ce que je t’ai montré mon étude : Le Fumier.

— Non !

— Comment, je ne t’ai pas montré ça ?… Ce n’est rien… C’est tout simplement un champ, à l’automne, au moment des labours, et au milieu, un gros tas de fumier… Eh bien ! mon garçon, quand j’ai peint ça… je me rappelle… Ah ! nom d’un chien !… As-tu quelquefois regardé du fumier ?… C’est d’un mystère ! Figure-toi… un tas d’ordures, d’abord, avec des machines… et puis, quand on cligne de l’œil, voilà que le tas s’anime, grandit, se soulève, grouille, devient vivant… et de combien de vies ?… Des formes apparaissent, des formes de fleurs, d’êtres, qui brisent la coque de leur embryon… C’est une folie de germination merveilleuse, une féerie de flores, de faunes, de chevelures, un éclatement de vie splendide !… J’ai essayé de rendre ça, dans le sentiment… mais va te faire fiche !… Eh bien ! vois-tu, j’ai besoin de revoir du fumier… de la terre, des mottes de terre, hein ?… Je vais partir, demain… pour un mois, pour deux mois… Je vais aller je ne sais où… très loin, peut-être…

— J’irai avec toi, Lucien ! suppliai-je.

— Non, non !… Il faut que je sois seul… Quand je suis comme ça, il ne faut pas que je parle… Tu travailleras pendant ce temps-là…

Nous rentrâmes chez nous, sans rien dire… J’accompagnai Lucien à l’atelier, où il prépara une petite valise, sa caisse de toiles et de couleurs… Il s’interrompit, plusieurs fois, de sa besogne pour me dire…

— Et tu verras !… Paris sautera… Quand les gens auront fini de venir de leurs forêts, de leurs montagnes, de leurs plaines, se briser le crâne contre ses pierres, il sautera… je te le dis !… Et il n’en restera plus que l’odeur… Un grand poète[1] dit : « L’endroit où il y a eu un théâtre, sent comme un rat crevé sous un parquet… » Pour une ville… mettons comme un bourgeois crevé dans sa cave… Et ce sera tout… Allons, petit, va te coucher… Embrasse-moi… À bientôt.

En effet, le lendemain Lucien partit… Il était gai comme un oiseau qui, le matin, s’égosille dans un sorbier.

  1. Paul Claudel, dans un drame : La Ville, non encore publié