Dans les bois (Sand)

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Calman Lévy (p. --20).


DANS LES BOIS


Le temps, toujours admirable, nous a permis de retourner dans les bois. J’étais curieux de définir la scabieuse, qui y fleurit encore en plein janvier. Et je ne l’ai pas définie. Elle offre des caractères qui ne s’accordent avec la description exacte d’aucune espèce enregistrée dans les nomenclatures, et, comme je n’ai pas la prétention d’en faire une espèce nouvelle, comme elle est probablement des plus vulgaires, je suis forcée d’attribuer les anomalies qu’elle me présente aux anomalies de la saison, qui lui procure une floraison intempestive. Le fait est sans importance ; mais ce qui en a davantage, le voici : les manuels de botanique négligent trop de nous décrire les divers états par lesquels passe la plante avant d’arriver à l’anthèse. Ils ne la considèrent qu’à cet état de complet développement, puis ils sautent aussitôt à la fructification complète, qui leur sert à la classer ; mais, de ses états intermédiaires et surtout de ses premiers efforts vers la floraison, il est bien rare qu’on nous parle, et il faut que l’expérience supplée à l’absence de certains caractères essentiels, ou à la présence de certains autres qui disparaissent à mesure que l’anthèse s’effectue. Tout le monde sait le rôle que joue la spathe, cette longue enveloppe foliacée qui sert à protéger les ombelles naissantes de l’angélique et des plantes de cette tribu. C’est ce qu’on est convenu d’appeler une prévision de la nature, n’en déplaise à ceux qui lui refusent toute prévision et toute conscience d’elle-même. La spathe se déchire ou se déroule juste au moment où la fleur a besoin de dépouiller ce lange solide et frais, qui dès lors se retire en se contractant, se sèche ou se roule, et parfois tombe tout à fait. Le bouton de certaines papavéracées est protégé par un procédé de végétation plus curieux et plus simple encore. Les pétales plissés et enroulés dans un calice pointu, formé lui-même de sépales pétaloïdes enroulés, poussent, détachent et jettent par terre cet entonnoir complaisant qui a rempli sa mission. La nature, qui sait se pourvoir de ce qui lui est nécessaire, se débarrasse de ce qui lui devient inutile. Je sais bien que des savants très-considérables disent le contraire ; ils basent leur raisonnement sur des faits d’exception qui, à mon sens, confirment la règle.

Mais je ne suis pas là pour philosopher ; je demande humblement des livres qui, sans être des traités trop lourds, tiennent compte, dans la description sommaire, de toute l’existence de la plante. Le physiologiste qui ne s’attacherait qu’aux résultats de l’âge mûr, sans avoir jamais étudié l’enfant, ne connaîtrait pas la race humaine.

L’état de la végétation libre est, cette année, très-digne d’observation. Hâtée en apparence par une chaleur exceptionnelle, elle ne l’est réellement pas beaucoup. Les fleurs qui s’entr’ouvrent ne sont que des fleurs qui s’étaient formées à l’arrière-saison et qui n’ont point rencontré l’arrêt de développement des gelées d’hiver. Les genêts pileux, qui fleurissaient encore le mois dernier, n’ont pas fait apparaître un bouton nouveau. Les bois sont loin de bourgeonner comme les arbres de nos jardins ; là où la nature est livrée à elle-même, elle ne se trompe pas tant qu’on croit.

Mais ce qui m’a frappé dans cette promenade, c’est un surcroît de précaution, c’est-à-dire de vêtement, dans ces fleurs tardives qui ont traversé les premiers froids sans périr. Les calices, les involucres, les spathes, les bractées, tout l’outillage de l’emmaillottement des boutons a pris des proportions doubles, en longueur et en épaisseur, de leurs conditions ordinaires. Les feuilles découpées restées vertes se sont effilées et déchiquetées au delà de leurs habitudes, comme pour offrir moins de prise aux intempéries. Les feuilles caulinaires qui se sont hasardées à sortir de terre sont presque à l’état coriace. En somme, si la plante cultivée obéit aux soins de l’homme, si les jeunes blés semés tardivement et poussés d’engrais regagnent le temps perdu, si les plantes d’utilité ou d’ornement se pressent de profiter de leurs abris et semblent compter qu’on les préservera de tout dommage, la Flore sauvage ne fait pas les imprudences dont je m’effrayais il y a quelques jours ; tout est rentré dans l’ordre au fond des bois. Excepté Erica scoparia, qui vient à son heure, les bruyères ne s’apprêtent pas à fleurir. Leurs nombreuses légions pourraient cependant braver de mauvais jours, sans danger de compromettre les espèces. J’ai pu, cette fois, en compter cinq dans une région où les nomenclateurs du centre ne les savent pas réunies : Erica ou calluna vulgaris, E. cinerea, E. scoparia, E. tetralix, E. vagans. Il se pourrait bien que, dans une nouvelle exploration, je vinsse à trouver ciliaris, qui n’a pas été signalée chez nous. Alors, nous aurions tout le genre réuni dans la même localité.

Vous croyez que j’ai pris la plume pour vous parler botanique ? Pas du tout, je signale malgré moi la situation florale, car je comptais parler des souvenirs et des réflexions qui me sont venus sur un sujet bien différent.

Oh ! oui, bien différent, car bien diverses sont les destinées humaines et les préoccupations des esprits. Celui-ci, enfermé dans le cercle d’une modeste existence, s’en va, comme moi aujourd’hui, marcher tout un jour pour savoir si telle ou telle fleurette habite telle ou telle lande. — Et celui-là, celui à qui j’ai pensé aujourd’hui et dont tout l’univers va parler demain, s’est agité toute sa vie pour réaliser les rêves superstitieux d’une ambition démesurée. Il y a des hommes qui ne peuvent se passer de dominer les autres. Il en est qui n’aiment pas à contrarier un brin d’herbe. Tous les goûts sont, dit-on, dans la nature, mais quels abîmes entre les différents types humains !

Quand j’ai lu hier dans un journal que l’état du malade de Chislehurst était grave, j’ai senti qu’il était mort au moment où nous lisions cette dépêche. « N’était-il pas déjà mort à Sedan ? Pourquoi ne s’y est-il pas fait tuer ? » s’écrie-t-on de toutes parts. — Sans doute il a manqué là une belle occasion de mourir, mais la raison qui la lui a fait manquer est bien simple : un mort ne peut pas courir à la mort.

Il y avait déjà trois ans que Napoléon III n’existait plus. Les événements n’agissaient plus sur lui que comme la pile de Volta sur un cadavre. Ses velléités libérales de la dernière heure étaient, dans la situation où il se plaçait, des illusions que le raisonnement ne contrôlait plus. La guerre avec la Prusse ne fut même pas une illusion, car il ne sut pas cacher que le spectre de la défaite lui était apparu et l’emmenait fatalement à sa perte. Alexandre Dumas fils a dit qu’en se rendant prisonnier, il crut sauver son armée et la France. Cette illusion étant insensée, elle est possible chez un moribond dont l’âme flottante n’est plus capable de lâcheté ni d’héroïsme, et ne distingue plus le songe de la réalité.

Au reste, pour qui aurait étudié de près, sans prévention d’aucun genre, toute la vie de cet homme funeste, je crois que l’observateur se serait assuré d’une chose nouvelle à dire, mais ancienne dans l’histoire : c’est que certains personnages historiques n’ont pas eu de libre arbitre et n’ont pas existé dans l’acception que nous donnons au mot existence comme conscience de la vie. Celui-ci a été traité d’homme chimérique. Le mot est juste s’il désigne un cerveau nourri de chimères, encore plus juste s’il dépeint un être problématique, insaisissable à l’analyse. Moi, je dirai simplement l’impression qu’il m’a causée personnellement.

Au temps de Ham, par correspondance, écriture et rédaction d’un jeune homme sans énergie, dominé par une vision énergique, vision conçue dès l’enfance, entretenue par un entourage dont il subissait la pression avec une lassitude résignée ; point d’instruction réelle, beaucoup d’intelligence, les rudiments et même les éclairs d’un génie plutôt littéraire que philosophique et plutôt philosophique que politique. Santé perdue, vitalité chancelante, inégale, suspendue par moments avec des reflux d’expansion et des refoulements douloureux. Point d’amertume cependant, point de rancunes, peu de courroux ; trop contemplatif pour être passionné ; aimable, aimant, fait pour être aimé dans l’intimité, désintéressé de tout pour son compte, et pourtant — voyez quels contrastes formidables ! — capable des plus grands crimes politiques, parce que ses notions de droit humain différaient entièrement des nôtres.

Quand je lui ai parlé, quand je l’ai vu à l’Élysée, deux fois en une semaine, j’ai été complètement abusée par lui, et ensuite, me croyant jouée, je n’ai plus voulu le revoir. J’ai quitté Paris et manqué à un rendez-vous donné par lui. On ne m’a pas dit : « Le roi a failli attendre, » on m’a écrit : « L’empereur a attendu. »

Mais j’ai continué à lui écrire quand j’espérais sauver une victime, à commenter ses réponses et à l’observer dans tous ses actes ; je me suis convaincu qu’il n’avait voulu jouer personne ; il jouait tout le monde et lui-même. Il croyait à ce qu’il disait ; mais, se regardant comme unique moyen de salut, comme l’instrument investi d’une mission inévitable, ne se sentant pas l’énergie physique et morale nécessaire, mais comptant la trouver dans l’arrangement fatal des circonstances, il adoptait toutes les idées qu’on voulait lui suggérer, sous forme d’oracles : « Allons toujours ! se disait-il ; si telle chose est impossible, je passerai à une autre, et si elle est mauvaise, le résultat me l’apprendra. » L’exercice du pouvoir absolu aidant, cette illusion de jouer à pile ou face avec les événements devint une monomanie, et le fatalisme tranquille et patient prit toutes les apparences d’une force et d’une habileté.

L’habileté était nulle. L’homme était naïf sous son air contenu et réfléchi. Il ne posait pas comme son oncle. Il n’avait pas appris à se draper dans la toge antique. Il était petit, voûté, flétri, et ne cherchait point à paraître majestueux. Louis Blanc, qui l’avait vu à Ham, lui avait trouvé un profil et un regard d’aigle en cage. Le regard d’aigle avait disparu quand je le vis ; la cage était restée ; quelque chose d’inquiet, de contraint, de timide, qui se résolvait en expression affectueuse et triste. Je n’ai pas à raconter ici les paroles échangées entre nous sur le rôle qu’il jouait à cette époque. Je n’allais point le voir pour l’interroger. Il me répondit quand même et ses promesses ne furent point tenues. Mais je trouvai une grande sensibilité et une spontanéité de bonne résolution qui me frappèrent vivement. Je crus, pendant une quinzaine, qu’il réparerait tout et qu’il lutterait véritablement pour tout réparer. Je me méfiais de son énergie, elle fut au-dessous de ce que j’attendais. La persécution ne se relâcha à l’égard de quelques-uns que pour peser plus cruellement sur le grand nombre. Une prétendue, une fausse raison d’État frappa d’impuissance l’homme de sentiment qui déplorait, dans le principe, les moyens dont on s’était servi pour lui donner le pouvoir, qui paraissait en ignorer les excès, être prêt à les désavouer. Il ne désavoua rien et accepta avec une lâche douleur les meurtres de la rue et les iniquités de la persécution dans toute la France. Lui, sans haine et sans ressentiment, chevaleresque au besoin quand il s’agissait d’oublier une injure personnelle, il servit les haines aveugles ; les vengeances odieuses, je ne dirai pas d’une classe de citoyens, ce ne serait pas vrai, mais de la légion de ces gens de proie qui, dans toute localité et en toute circonstance, sont sur la brèche dans les mauvais jours pour dénoncer, maudire et calomnier leurs ennemis personnels ou seulement les adversaires dont ils redoutent l’influence et la moralité. C’est à ces meneurs de réaction qu’au grand scandale et à la grande tristesse des honnêtes gens de tous les partis, l’aveugle souverain, grisé par le succès du premier plébiscite et n’en comprenant pas les causes profondes, se fit l’esclave et l’obligé des moyens apparents de son succès. Il ne comprit pas qu’il pouvait être humain sans danger. En cela comme en tout, il se trompait. Il se trompait comme se trompait le parti radical en attribuant l’élan du vote des campagnes à la pression des meneurs. Cette pression existait, mais elle était parfaitement inutile. La légende napoléonienne et l’effroi d’une république sans force et sans union servaient l’Empire en dépit de ses agissements sans pudeur.

L’Empire était proclamé, je ne saurais dire fondé ; le titulaire en sapait la base lui-même en montant sur ce pavois souillé que lui tendaient les mauvaises passions. Né honnête homme, il se faisait porter en triomphe par des ambitieux dépourvus de tout scrupule. Ce qu’il y avait d’impur dans la nation française allait travailler pour lui et le rendre solidaire de tout le mal commis et à commettre. La France passa condamnation. Et alors il se crut grand et fort. Il entreprit de grandes choses qui ne pouvaient aboutir. Il parut devoir mener à bien tout ce qui répondait au sentiment public. Homme à principes erronés, il gouverna une nation qui manquait de principes et qui mettait un idéal de prospérité romanesque à la place de la vraie civilisation, le succès et la chance à la place du droit et de la justice.

C’est donc par le sentiment seul qu’il pouvait la conduire ; il l’avait compris un instant en voulant sauver l’Italie. Il manqua de confiance pour son dénoûment et tomba au dernier acte. Dès lors son étoile pâlit, et il ne la vit plus. Peut-être cessa-t-il d’y croire, peut-être cet illuminé devint-il sceptique ; son intelligence ne pouvait survivre à une telle transformation. Il commença à mourir durant la guerre du Mexique.

La France l’avait trop accepté, elle était devenue chimérique comme lui, elle partagea sa décadence en la précipitant. Elle se trouva désorganisée, anarchique et sans conscience d’elle-même. Elle le maudit avec excès quand elle se vit perdue, l’implacable colère ne s’avoua pas qu’elle était trop tardive pour être digne.

Une colère plus logique et plus noble fut celle de Victor Hugo, qui, dès le début, lança le plus éloquent de ses anathèmes à Napoléon le Petit. Mais le grand poëte romantique n’eut pas ici le sens suffisant de la réalité. Son chef-d’œuvre restera comme un monument littéraire, il n’a pas de valeur historique. Napoléon III ne mérita jamais « ni cet excès d’honneur ni cette indignité » d’être traité comme un monstre. Il ne mérita pas davantage d’être rabaissé jusqu’à l’idiotisme. Il eut, comme homme privé, des qualités réelles. J’ai eu l’occasion de voir en lui un côté vraiment sincère et généreux. Il eut aussi un rêve de grandeur française qui ne fut pas d’un esprit sain, mais qui ne fut pas non plus d’un esprit médiocre. Vraiment la France serait trop avilie si elle avait subi pendant vingt ans la toute-puissance d’un crétin travaillant pour lui seul. Il faudrait désespérer d’elle à tout jamais. La vérité est qu’elle prit ce météore pour un astre et ce songeur silencieux pour un homme profond. Puis, quand elle le vit succomber à des désastres qu’elle eût dû prévoir et prévenir, elle le prit pour un lâche.

Il ne l’était pas, il avait un courage froid et je ne crois pas qu’il tînt à la vie. Il se sentit écrasé, désillusionné de son rôle, peut-être las de lui-même.

On a sans doute conspiré beaucoup autour de lui dans son dernier exil. On doit avoir hâté sa fin en stimulant ce reste de vie, qui fut employé, des gens bien informés me l’ont dit, devinez à quoi ? à faire des paysages à l’aquarelle qui lui plaisaient beaucoup.

Il s’est cru l’instrument de la Providence. Il ne fut que celui du hasard. Le parti, d’abord minime, et tout à coup immense, qui le porta au faîte du pouvoir ne fut même pas un parti, si, par là, on entend une fraction de nation obéissant à une doctrine, à un système, à une croyance quelconque. Ce fut un essaim d’aventuriers d’abord, et puis une réunion d’intéressés spéculant sur l’aventure, et puis l’engouement soudain des masses, dégoûtées d’une république en dissolution. La France, devenue industrielle sous Louis-Philippe, n’était pas redevenue politique ; ne sachant pas se gouverner elle-même, elle se jeta dans l’inconnu. La république s’était suicidée en juin par une effroyable scission entre le peuple et la bourgeoisie. Nous n’étions plus dignes de la liberté. L’inconnu étrange, triste, poli et froid, passait dans la rue sur un cheval dressé aux courbettes. Je lui trouvai, ce jour-là, le profil de don Quichotte. Des gens, arrivés à ce spectacle pour le siffler, l’acclamèrent ; je n’ai jamais su pourquoi. Une sorte de vertige s’était emparé de ce Paris des boulevards qu’il avait mitraillé la veille. Ce fut un triomphe. Il en parut étonné, et peut-être, car il avait ses moments d’esprit et de malice discrète, comprit-il qu’il devait cette ovation à la grâce de son cheval. Paris est artiste, Paris est enfant. Paris est sublime et niais, admirable aujourd’hui, absurde demain. Il vit cela et il osa, lui qui avait un grand fonds de timidité modeste. On le voulait impudent, il le fut. Il commanda, dit-on, son manteau impérial. Des ouvrières étaient occupées à en broder les abeilles d’or, qu’il disait encore à ceux qui le poussaient en avant : « Non, je ne trahirai pas la République ! » Et le merveilleux de l’affaire, c’est qu’il le disait de bonne foi. Il était dupe de lui-même jusqu’au dernier moment. On le persuadait tout d’un coup, en lui montrant le succès obtenu en dépit de son inaction, de ses scrupules ou de sa gaucherie. Il se disait alors : « C’est ma destinée, donc c’est mon devoir. » Et rien ne comptait plus dans sa conscience ni dans sa mémoire. C’était le fanatisme d’un autre siècle mettant l’aigle dans le nimbe à la place du calice. Il ne connaissait pas le remords, pouvant toujours se dire : « Ce n’est pas moi qui l’ai voulu ; c’est la fatalité qui me commande. »

Ce portrait n’a pas la prétention de s’imposer à l’histoire. Il sera nié, discuté, refait de mille manières ; moi, je le crois, non bien fait, mais ressemblant. Je l’ai reconstruit en me promenant dans les bois et en me rappelant l’ensemble des détails qui m’ont frappé. Le premier venu des êtres humains est très-difficile à connaître et à classer. Le plus difficile de tous est celui dont la vie a été l’objet de l’émotion et de la curiosité publiques. Ni la haine ni l’engouement n’ont pu le juger.

De grandes prospérités apparentes, cachant des plaies profondes et des cataclysmes imminents, caractérisent les deux règnes des deux Napoléon, essentiellement dissemblables. La ressemblance, c’est que l’étoile des Napoléon est terrible. C’est le fatalisme oriental servi par la légèreté française, et, si l’on me dit que j’ai parlé du trépassé de Sedan avec trop d’indulgence, je répondrai ceci pour me résumer : « Le grand coupable, c’est l’esprit aventureux de la France. » Je voudrais avoir encore plus de bien à dire du caractère privé de Napoléon III ; je voudrais pouvoir affirmer qu’il a été angélique, irréprochable, servi absolument malgré lui, qu’il fut tout à fait trompé sur la nature des infamies commises pour le triomphe de sa cause, comme il fut trompé sur la possibilité de soutenir l’effort de l’Allemagne. Et devant cet homme investi du pouvoir suprême, homme parfait, je le suppose tel, qui ne sait pas, qui ne voit pas, qui marche dans un rêve, qui dispose d’une nation dont il ignore les ressources et dont il contrarie les besoins en lui supposant ceux qu’elle n’a pas, je crois qu’il y aurait enfin à reconnaître que le meilleur des hommes peut être le plus funeste des souverains, que remettre les destinées de tous à un seul est l’acte le plus coupable et le plus insensé que puisse commettre un peuple civilisé. Ah ! nous sommes des Français du dix-neuvième siècle, et nous voulons encore nous payer « des enfants du miracle » : Henri V, le futur sauveur ; des « hommes du destin » : Napoléon le foudroyé ; des empereurs « à mission » : Napoléon le néfaste ! Continuons ! Après Waterloo et Sedan, il y a encore des abîmes pour nous reposer de nos gloires, de nos splendeurs et de nos fêtes.