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Dans un monde inconnu/Texte entier

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Dans un monde inconnu
Roman d’aventures
Établissement Herman Wolf.

DANS


UN MONDE



INCONNU



ROMAN D’AVENTURES


PAR


André GAILLARD

Édité par l’Établissement HERMAN WOLF,
Rue Herman Rouleaux, 45-47,
— LIÈGE —

CHAPITRE I




P armi la foule qui encombrait le quai de la Batte à Liège on pouvait remarquer un matin de juillet deux jeunes gens qui n’avaient l’air de ne s’intéresser guère aux marchandises hétéroclites qui encombraient les trottoirs et une partie de la voie publique.

De temps en temps ils s’arrêtaient pour regarder un oiseau au plumage chatoyant ou au chant strident.

Ensuite ils reprenaient leur promenade monotone. Tout à coup l’un d’eux, le plus jeune, s’arrêta net et passant son bras en dessous de celui de son compagnon il lui dit : Écoute, Jules, cette vie ne peut plus continuer ainsi ! J’en suis absolument dégoûté !

— Que ferais-tu d’autre ? demanda son ami.

— Mais aller au loin, répondit son compagnon, voir des pays inconnus, forcer le destin, quitte à laisser mes os dans l’aventure ou en revenir riche.

— C’est vite dit, répondit le plus vieux, mais pas si vite fait.

— Et pourquoi pas ? dit l’autre. Depuis des mois je me prépare à tenter le coup. J’ai suivi des cours du soir d’anglais et d’espagnol, j’ai perfectionné ma façon de travail au point de pouvoir dire sans forfanterie que je suis le plus habile monteur-électricien des Usines Électriques.

— Dans ces conditions-là, dit Jules, pourquoi n’essaies-tu pas de te créer ici-même un avenir ? Tu peux devenir contre-maître, directeur, patron même. Rappelle-toi Gramme, notre compatriote et ses débuts modestes. Crois-moi, Lucien, il y a place pour toi comme pour d’autres. Non, répondit ce dernier, car nous sommes cent et plus pour une place. Ce n’est pas toujours le plus capable qui l’emporte, mais le plus chançard ou le plus pistonné. Que veux-tu que je fasse, moi, sans parents, sans appui ?

— Pourquoi n’essaies-tu pas de te marier, de te créer un intérieur ? demanda Jules. Regarde-moi. Je suis l’homme le plus heureux de la terre !

— Tout le monde n’a pas la chance de trouver une femme comme ta Julie, répondit Lucien.

— On la cherche, dit Jules.

— Non, cent fois non, ma résolution est irrévocable. À partir de demain lundi je préviendrai mon chef d’atelier que je quitte l’usine samedi prochain.

— Mais où veux-tu aller ? demanda Jules.

— Je ne sais pas au juste, Si je peux agir selon mes désirs j’irai en Amérique du Sud. Non pas dans les pays côtiers connus mais dans le cœur de celle-ci, dans ce bassin de l’Amazone où mille rivières viennent se déverser dans ce fleuve majestueux.

— Voyons, Lucien, deviens-tu fou ? Tu voudrais toi, tout seul, pénétrer dans une région inconnue, où les hommes, les animaux, la nature elle-même s’unissent pour en interdire l’accès ?

— Écoute-moi bien, Jules, et tu comprendras mon raisonnement. Je ne suis pas fou et ce que tu viens de me dire, je me le suis dit aussi ; mais, pourquoi ne pourrais-je pas arriver petit à petit à y pénétrer ?

— J’ai le temps, j’ai la jeunesse : J’ai à peine vingt ans. Je peux donc attendre patiemment que la chance me permette d’accomplir mon dessein. Ne crains rien. Je suis prudent quand il faut l’être.

— Enfin, dit Jules, inutile d’essayer de te détourner de tes projets. Je vois que c’est peine perdue. Allons boire un saison à la brasserie du coin, puis nous rentrerons à la maison dîner, car j’espère que tu voudras bien me faire ce plaisir, à moi, ton meilleur ami. Oui, Jules, je dînerai avec toi, répondit Lucien. Peu après ils s’attablaient à la porte d’un estaminet : Ils burent leur chope de bière puis prirent le tramway qui se dirigeait vers Wandre.

Midi sonnait quand ils entraient chez Jules.

Julie, la femme de celui-ci, fit un accueil très-cordial à Lucien. Elle aimait beaucoup ce jeune homme. D’abord parce que c’était un ami intime de son mari. Ensuite elle le plaignait de le voir, si jeune, seul dans la vie, sans foyer, sans affections familiales.

— Tu ne sais pas, quelles nouvelles ? dit Jules à sa femme.

— Non, dit celle-ci.

— Eh bien Lucien va nous quitter pour aller dans des pays sauvages.

— Pas possible ! est-ce sérieux ce que Jules dit là ?

— Oui, Julie, répondit ce dernier. La même scène du quai de la Batte recommença chez Jules mais Lucien parvint à avoir le dessus par sa ténacité. Le repas dans ces conditions ne fut pas gai. Julie et son mari aimaient Lucien comme un frère et regrettaient beaucoup son voyage, surtout dans les conditions où il voulait le faire. Ils le voyaient déjà mort, perdu à jamais à leur affection.

Après le dîner ils allèrent se promener. Lucien conduisit ses amis au cinéma, dans quelques brasseries, puis soupa avec eux. Ensuite il regagna sa chambre, rue Féronstrée, fuma un cigare, puis se coucha.

Le lendemain matin, à six heures, il se trouvait à son ouvrage. Avant de commencer il dit au chef d’atelier que samedi prochain serait son dernier jour de travail, il partait à l’étranger.

La nouvelle s’en répandit aussitôt dans l’usine mais chacun la transformant à sa façon, il advint que finalement lorsqu’elle parvint jusqu’au directeur, par voie indirecte, le départ de Lucien était attribué à des menées de concurrents déloyaux qui voulaient monter une usine similaire au Brésil dont la place de chef d’atelier serait occupée par celui-ci.

Le directeur s’en émut. Le départ, en lui-même, d’un ouvrier était chose toute courante mais dans la forme où elle lui était présentée il y avait un danger réel pour l’usine ; aussi s’empressa-t-il de faire venir Lucien à son cabinet.

Dès qu’il fut arrivé il lui dit :

— C’est vous, Lucien Rondia, qui comptez quitter l’usine pour entrer au service de concurrents au Brésil ?

— Pardon, monsieur le directeur répondit Lucien, je n’ai rien dit de semblable. J’ai tout simplement donné ce matin mes huit jours au chef d’atelier, comme c’était mon droit et mon devoir. Si, après interpellation, j’ai ajouté que je partais à l’étranger ce n’est que parce que j’ai bien voulu le dire. Je dois toutefois ajouter que ce n’est pas pour entrer au service de concurrents mais tout simplement pour convenances personnelles.

— Vous n’allez pas me dire, que vous partez ainsi à l’aventure, sans but ?

— C’est cependant ainsi, répondit Lucien.

— Et si je vous disais que je n’en crois pas un mot ? conclut le directeur agacé par le ton calme de l’ouvrier.

— Je vous répondrais, que vous avez tort répondit celui-ci.

— Tort ou raison, je veux savoir la vérité, cria le directeur en se levant.

— Puisque vous le prenez sur ce ton, je crois inutile de continuer plus longtemps cet entretien ; bonjour, monsieur, fit Lucien en se dirigeant vers la porte.

— Attendez, jeune homme, cria à nouveau le directeur. Vous êtes à mes ordres, je suppose, puisqu’on vous paie.

— Oui monsieur, mais ce que vous n’admettez pas et que je maintiens comme mon droit c’est de disposer de ma personnalité à ma guise.

— Vous êtes tous les mêmes, dit le directeur. On vous paye, on vous instruit, puis vous nous plaquez à la première occasion pour un peu plus d’argent.

— Mais monsieur le directeur, dit Lucien, pourquoi vous entêtez-vous à vouloir que mon départ soit motivé par l’offre d’un concurrent ? C’est me faire une injure gratuite que de croire que je ne sois pas capable d’agir spontanément et à la guise de ma destinée.

— Vous parlez comme un anarchiste, jeune homme ; Monsieur est peut-être partisan de l’action directe ?

— Cessez vos plaisanteries, monsieur le directeur, dit Lucien, car vous m’agacez à la fin !

Je ne suis pas anarchiste, mais si tous les Directeurs d’usines avaient votre raideur pour parler aux ouvriers il y aurait beaucoup plus de propagandistes par le fait. La voilà donc l’égalité des hommes ! s’exclama-t-il. Vouloir savoir le fond de la pensée et des desseins d’un autre homme ! Mais c’est monstrueux celà, monsieur !

— Votre attitude, dit le directeur, me démontre votre culpabilité. Vous allez passer à la caisse on va vous payer vos huit jours et vous quitterez l’usine immédiatement. Je ne veux pas de pareils que vous dans mon personnel.

— À votre guise, monsieur, répondit Lucien.

Le directeur écrivit sur une feuille l’ordre de régler les six jours à Lucien. Celui-ci la prit et se dirigea vers les bureaux où on lui paya son dû.

Ensuite il exigea qu’on lui délivrât un certificat de travail ce qu’on fit sans difficulté.

Une fois hors de l’usine il se dirigea vers Wandre. Il était à peine onze heures quand il arriva chez Jules Renkin. Julie se trouvait seule à la maison.

— Quelles nouvelles depuis hier soir ? lui demanda celle-ci.

— De fameuses, répondit Lucien. À peine mes huit jours donnés que le directeur m’a fait venir et a voulu à toute force que je lui dise chez quel concurrent j’allais entrer au Brésil ; ne pouvant, et pour cause, le satisfaire il m’a mis à la porte aussitôt.

Vraiment si j’avais besoin d’un stimulant pour être dégoûté des procédés des patrons vis-à-vis des ouvriers celui-ci en serait un fameux !

— Heureusement que tous ne sont pas les mêmes, ajouta Julie. Regardez le patron de Jules, quelle bonne pâte d’homme ! Jamais la moindre observation.

— Tant mieux pour lui, dit Lucien. Au fond peut-être que mon directeur n’est pas un méchant homme ; mais il a été agacé de ne pas savoir ce que je voulais faire en quittant l’usine. Ayant appris que je partais pour un concurrent il a voulu savoir à toute force qui c’était.

— Ce qui me met hors de moi, continua-t-il, c’est le procédé et surtout qu’on attribue mon attitude à une leçon apprise d’autrui.

Ne pouvons nous pas, nous, ouvriers, avoir notre libre discernement ? Ne sommes-nous pas égaux au point de vue intellectuel ? Le patronat et surtout le sous-patronat qui comprend les directeurs, chefs d’ateliers, enfin tout qui détient une parcelle d’autorité nous considère comme des êtres inférieurs, incapables d’agir de notre chef, ne suivant que la voie tracée par les meneurs, socialistes ou autres :

— Vous avez raison, Lucien, c’est bien ainsi que ça se passe, dit Julie. Mais que voulez-vous y faire ?

Tant qu’il y aura des patrons et des ouvriers il en sera toujours ainsi. L’ouvrier considérera le patron comme l’exploiteur et le patron verra en l’ouvrier l’ennemi sournois et caché qui n’attend qu’un signe pour le piller. À qui la faute de cet état de choses ? Je n’en sais rien.

À ce moment Jules entra.

— Tiens, Lucien, tu es déjà là ? fit-il.

— Oui, mon vieux, répondit celui-ci. Il lui raconta la scène de l’usine. Crois-tu, dit-il ensuite, que je n’ai pas raison de vouloir quitter l’Europe ?

— À mon avis, dit Jules, tout provient d’un malentendu, du faux bruit de ton entrée chez un concurrent. Cela a exaspéré ton directeur.

— Admettons ça, dit Lucien, mais est-ce que cela lui donnait le droit de me rudoyer, ? Il y a un proverbe qui dit : Chassez le naturel il revient au galop.

Bien souvent sous l’écorce polie de l’éducation qui est la façade de certaines personnalités, se cache une âme dure, autoritaire vis-à-vis des inférieurs.

Dès qu’un heurt se produit elle s’étale à nu et alors l’homme apparaît sous son vrai jour.

Je te parle maintenant sans aucun parti pris. Quoique bien jeune j’ai déjà pu observer que nonante pour cent si ce n’est plus, des hommes appelés à diriger d’autres hommes, le font avec rudesse.

Pour peu qu’ils aient à faire à des hommes avec un tant soit peu de susceptibilité, de conscience de leur libre arbitre cela crée des conflits souvent funestes.

C’est de là que proviennent les anarchistes, les exaltés qui peu à peu s’aigrissent de plus en plus, perdent toute notion du droit commun et finissent dans le crime.

— C’est dommage que tu pars, dit Jules en riant. Tu serais devenu un sociologue émérite !

Sur ces mots ils se mirent à table.

— Mes amis, dit Lucien, ce qui s’est passé modifie mes intentions. Je compte partir demain matin pour Anvers et de là sur Londres. Une fois là je verrai comment je dois m’y prendre pour arriver à mon but.

Dès le repas terminé il s’en alla.

Rentré chez lui il prévint sa logeuse qu’il partait le lendemain matin. Ensuite il alla à la Caisse d’épargne retirer ses petites économies, nonante-huit francs, trente-cinq centimes. En y ajoutant ce qui lui restait en poche et la semaine payée, il disposait d’un capital de cent-cinquante francs environ.

Maigre pécule pour affronter un voyage comme il projetait de faire !

Mais il se sentait animé d’une grande énergie. Même sans un centime il aurait tenté l’aventure.

Le lendemain matin, lui et ses deux amis se trouvaient vers six heures et demie à la gare des Guillemins attendant le départ de l’express qui devait emmener Lucien vers Louvain puis de là sur Malines et Anvers.

Quelques minutes après, le train arrivait de Verviers. Les trois amis se dirigèrent vers le quai d’embarquement. Lucien choisit une place, déposa sa valise pour la préserver, puis se mit à causer avec Jules et sa femme jusqu’au moment du départ.

Dès celui-ci annoncé il embrassa ses deux amis qui pleuraient et lui-même, le cœur gros, monta dans son compartiment.

Peu après le train s’ébranlait et peu à peu grimpait la côte qui devait le mener jusqu’à Haut-Pré.

Tant qu’ils purent s’apercevoir ils se saluèrent mutuellement avec leurs mouchoirs.

Dès qu’il disparut à leurs regards Jules et sa femme s’empressèrent de sortir de la gare et de regagner leur demeure.

— Qui sait si nous le reverrons jamais dit Jules à sa femme.

— J’ai confiance dans son étoile répondit Julie. Il a la foi dans sa destinée et tout me dit que Lucien fera de grandes choses.

— Que Dieu t’entende, ajouta Jules.

Lucien de son côté dès qu’il ne vit plus ses amis, regarda pendant quelques instants la ville qui s’étageait à ses pieds puis dit : Adieu ma jolie ville, berceau de mon enfance ! Peut-être mes yeux ne te verront plus jamais ! Mais tu resteras toujours dans mon souvenir !

Puis se rasseyant il murmura :

Alea Jacta Est ! Le sort en est jeté !

Le train continuait son ascension. Après Ans il reprit son allure rapide et parvint deux heures plus tard à Louvain.

Lucien changea de train, là et à Malines, puis vers dix heures du matin arrivait à la gare de l’Est à Anvers.

Sachant que le bateau pour Harwich partait vers 7 heures du soir il s’achemina, sa valise à la main, vers les quais. Arrivé au hangar de départ il la laissa dans un restaurant puis alla faire un tour du côté des grands transatlantiques voir comment s’opéraient les arrivées et départs de ceux-ci.

Justement il y avait deux arrivées importantes. Une du « Vaderland » de la Red Star Line et un autre « Kambyses » de la Kosmos Line.

Dans la première il ne vit rien d’extraordinaire : des voyageurs, habillés à la mode européenne, des teints pareils aux nôtres, rien que la langue comme différence. Mais l’arrivée du « Kambyses » l’intéressa davantage. Tout le pont et l’entrepont étaient obstrués par de grandes cages grillagées. De l’intérieur de celles-ci partaient des rugissements et des cris variés d’animaux. Il y avait là toute une cargaison de fauves destinée aux grandes ménageries de Hambourg.

En outre des gardiens accompagnaient la cargaison. Ceux-ci étaient originaires des mêmes contrées que les bêtes.

Il y avait des gauchos de l’Argentine, des indiens de la Terre de Feu, des Patagons, des Araucans, des Indios Bravos du Chili, de la Bolivie, du Pérou, du Brésil. C’était un vrai musée ethnographique vivant. Lucien demanda la permission de monter à bord. Dès qu’il l’obtint il se dirigea vers les cages. Comme le temps était beau elles étaient visibles. Tour à tour il passa en revue les divers animaux depuis le python jusqu’à la plus minuscule vipère, depuis le jaguar, puma et autres carnassiers jusqu’à la tortue géante des îles Galapagos.

Il ne pouvait s’éloigner d’elles tant cela l’intéressait. Dire, pensait-il, que je devrai affronter tous ces animaux en liberté ! Que ce python somnolent profitera peut-être de mon sommeil pour enrouler ses vertèbres autour de mon cou ! Que ces jaguars, ces pumas bondiront à l’improviste sur moi et laboureront mes chairs de leurs griffes acérées.

Que ces caïmans aux allures inoffensives surgiront de l’onde pure d’une rivière au moment où je prendrai un bain et happeront qui un bras, qui une jambe !

Bah ! finit-il par se dire, ce n’est pas parce que j’entrevois les périls que je devrai renoncer à mon entreprise. Au contraire plus le danger sera grand plus je me réjouirai de l’avoir vaincu.

Et si je succombe, ma foi, tant pis ! On ne meurt qu’une fois ! Sur ces mots il quitta le bateau et se dirigea vers l’endroit où il avait laissé sa valise. Comme il était quatre heures il commanda du café, des tartines beurrées, puis s’attabla.

Quand il finit son goûter il était quatre heures et demie. Après avoir réglé sa dépense il se dirigea vers le hangar, prit son ticket pour Londres, via Harwich, puis monta à bord.

Une heure après seulement commencèrent à arriver les voyageurs. Vers sept heures moins dix, sonna la cloche pour prévenir les personnes accompagnant les voyageurs que le départ allait avoir lieu.

Peu après les échelles ayant été relevées, le bateau commençait à se mouvoir, puis fila vers Austruweel.

Ensuite il continua sa route vers Flessingue.

Tant qu’il fit jour Lucien demeura sur le pont. Ensuite il regagna sa couchette, où peu après, il s’endormait. Il dormit ainsi jusqu’à l’aube.

Quand sa toilette fut achevée, le bateau accostait le quai. Lucien s’achemina avec sa valise vers la douane puis la visite finie, vers le train spécial qui attendait les voyageurs pour Londres.

À son arrivée à la gare de Charing Cross, Lucien alla directement à la consigne déposer sa valise puis sortit de la gare. Le moment est venu, se dit-il, de commencer à apprendre à m’orienter. Me voici dans une ville immense que je ne connais point. D’un autre côté mes ressources ne me permettent pas de me payer un cicerone. Du reste je ne suis pas venu ici en touriste. Raisonnons donc. Voici l’Hôtel Cecil. J’ai souvent lu dans les journaux que les derrières de l’hôtel donnaient sur la Tamise. En le contournant j’arriverai à celle-ci. Faisant comme il se disait, il parvint au fleuve. Il s’agit maintenant de trouver les docks. Avisant un policeman il lui demanda son chemin pour y parvenir. Arrivé à destination il se mit patiemment à les parcourir pour pouvoir trouver des bateaux en partance pour l’Amérique du Sud. Mais ce fut peine perdue, car Londres n’est pas un point de départ pour cette direction, mais bien Liverpool. Dès qu’il eut constaté cela il cessa ses recherches. Je partirai aujourd’hui même pour Liverpool, se dit-il. Avisant un restaurant modeste il y dîna. Ensuite il entra dans un bureau de poste et écrivit à Jules Renkin son insuccès à Londres et son départ pour Liverpool. Puis il alla retirer sa valise à la consigne de Charing-Cross.

Demandant à nouveau son chemin il parvint à Liverpool Station.

Un train partait à trois heures pour cette destination. Lucien prit son billet, acheta quelques victuailles pour manger en cours de route et monta dans un compartiment

Vers neuf heures du soir il arrivait à Liverpool.

Dès sa sortie de la gare il demanda à un policeman s’il ne pouvait lui indiquer un hôtel modeste, tenu par des belges de préférence.

— J’en connais un, dit le policeman, dans Lombard Street, mais c’est un boarding-house pour marins.

— C’est justement ce qu’il me faut répondit Lucien.

— Suivez alors cette rue jusqu’au bout. Quand vous arriverez à sa fin vous verrez un grand bâtiment, contournez-le à droite et la troisième rue que vous croiserez est celle que vous devez prendre.

La troisième maison, à main gauche, porte comme enseigne In de Stad van Antwerpen ! C’est là que vous devez entrer. Après avoir remercié l’agent, Lucien s’empressa de se diriger vers l’endroit indiqué. Quinze minutes après il y parvenait ; en entrant il avait remarqué une plaque de cuivre portant : Louis Van Mulder, Shipping Master. C’est tout à fait ce qu’il me faut pensa Lucien.

Dès la porte franchie il se trouva dans une salle fumeuse remplie de consommateurs.

Presque tous avaient la vareuse de marin et un veston par dessus. Le flamand était causé à toutes les tables. Lucien se dirigea vers le comptoir où se tenait un homme d’une cinquantaine d’années, à la face rubiconde.

— C’est vous, monsieur Van Mulder ? demanda Lucien en français

Pour vous servir, mon ami, répondit celui-ci dans la même langue.

Vous êtes wallon sans doute ? ajouta t-il ensuite.

— Oui, dit Lucien, de Liége.

— Je connais bien cette ville, dit Van Mulder, pendant dix ans j’ai fait le batelage avec Anvers. Et qu’est-ce qui vous amène ici ? Vous êtes marin sans doute ?

— Je ne le suis pas, mais je voudrai bien l’être, répondit Lucien.

— Quel est votre métier ? demanda le patron.

— Monteur-électricien, dit Lucien, mais je ferai bien le soutier ou chauffeur.

— Il vous manque le principal, dit Van Mulder, le certificat d’immatriculation qu’on exige de tout marin.

— Voulez-vous accepter un verre ? dit Lucien. Nous causerons mieux assis qu’au comptoir.

Avec plaisir, dit le shipping-master.

Peu après, attablés devant deux bouteilles de stout, Lucen reprenait : Si vous me trouvez une place de soutier pour une ligne allant vers l’Amérique du Sud je vous donnerai, en dehors de votre courtage habituel, une livre sterling pour vous.

— Écoutez, mon ami, dit Van Mulder, je peux vous donner une place comme vous le demandez. J’ai plusieurs certificats d’immatriculation que des marins m’ont laissés en gage n’ayant rien d’autre en garantie.

Mais ce service vaut au moins cinquante francs en dehors de ma commission.

Si vous acceptez vous pouvez embarquer après-demain matin sur le Napo de la Pacific Steam Navigation Company qui part pour le Callao.

J’accepte, dit Lucien. Tirant son porte-monnaie il donna au shipping-master deux livres sterling.

Celui-ci à son tour se leva, alla au tiroir-caisse du comptoir et revint avec un certificat délivré à Anvers au nom de Van Parys, soutier, vingt-cinq ans d’âge, né à Charleroi.

Comme cela on ne s’étonnera pas que vous ne sachiez pas le flamand si vous tombez avec des compatriotes, lui dit Van Mulder.

Peu après ayant mangé un morceau de fromage et bu une autre pinte de stout, Lucien alla se coucher. Le lendemain matin il s’aboucha avec quelques uns des marins du Lodging House et apprit ainsi en quoi consistait le métier de soutier.

Du reste un de ceux-ci était destiné au même emploi sur le même vapeur.

Avec quelques verres payés et surtout par sympathie pour Lucien il lui promit de l’aider à apprendre son métier pendant les premiers jours de navigation.

Le jour de l’embarquement arriva ; Lucien et son compagnon se dirigèrent vers le bateau où ils furent acceptés sans difficulté.

Les nouveaux soutiers aussitôt débarrassés de leurs valises se dirigèrent vers les machines.

Là, sur place, son compagnon expliqua à Lucien la besogne à faire. Celui-ci était doué d’une facilité étonnante d’assimilation.

Quand le soir arriva et que son tour vint, nul ne s’aperçut pendant ses quatre heures de travail qu’il n’avait jamais manié une pelle à charbon ni fait rouler des wagonnets de houille.

Cependant pour faire un travail aussi pénible que celui-là et surtout dans l’atmosphère de fournaise où il avait lieu il fallait une longue pratique du métier ou une force d’endurance peu commune. Lucien parvint à remplir sa besogne à la satisfaction de ses chefs.

Lorsqu’on atteignit Lisbonne, après quatre jours de voyage, il était déjà fait à son métier.

Les plus durs moments étaient passés.

Ce qui le remplissait d’allégresse c’était de voir ses projets prendre un peu de tournure car une fois au Callao il était déjà plus près de son but.

Un de ses compagnons descendant à terre à Lisbonne il le pria de mettre à la poste une lettre pour son ami Jules. Avant son départ de Liverpool il lui avait annoncé son embarquement.

Comme il ignorait l’adresse à lui donner pour la réponse il le pria d’envoyer ses lettres poste restante au Callao. De là il lui écrirait à nouveau.

Son compagnon revint quelques heures après et lui annonça que sa lettre était partie.

Peu après le vapeur quittait le Tage et se dirigeait vers la haute mer.

Lucien put, par un hublot, contempler la terre qui peu à peu devenait plus vague pour disparaître dans la brume. Adieu, Europe ! murmura-t-il.

En route pour le Nouveau Monde, pour l’avenir ou la mort !

Pendant les premiers jours d’embarquement Lucien avait été en proie au malaise habituel du mal de mer mais de crainte que sa supercherie ne fût découverte il s’était abstenu de toute nourriture. Après quatre jours de jeûne et surtout parce que son estomac le tiraillait fortement il se décida à prendre quelques aliments.

Le plus mauvais endroit pour les novices de la mer, le Golfe de Gascogne, était franchi depuis longtemps.

La mer devenait plus calme à l’approche des tropiques. Deux jours après le départ de Lisbonne il commençait à avoir un grand appétit au point que la ration journalière ne lui suffisait plus.

Aussi le voyait-on, après les repas des officiers et passagers, rôder autour des cuisines où moyennant quelque menue monnaie il pouvait obtenir quelques friandises pour relever sa portion de marin.

Dix jours s’écoulèrent encore ainsi. On approchait du Para. Pour se convaincre de l’assertion qu’il avait lue que pendant plusieurs lieues en mer l’eau était douce, due à l’apport considérable de l’amazone, il attacha un seau à une corde et puisa dans la mer. L’eau qu’il dégusta n’était pas positivement douce mais elle n’était pas salée non plus.

On pouvait se baser sur une moyenne de cinquante pour cent de chaque espèce. Je suis encore loin du Para dit Lucien.

Peut-être que dans une heure ou deux elle sera plus douce.

Deux heures après il recommença son expérience.

Cette fois il parvint à ramener de l’eau douce tout à fait. Nous approchons, se dit-il.

Effectivement peu après, le pilote du Para accostait le vapeur pour le conduire au port.

Malheureusement pour Lucien son tour de travail arrivait et il dut redescendre aux machines.

Quand il remonta il faisait nuit. Le lendemain matin il put contempler le départ du steamer qui, laissant l’île de Marajoo à gauche, s’élançait vers Rio de Janeiro, l’escale de Peonambuco ayant été supprimée pour cause d’épidémie.

Cinq jours après il se trouvait en rade de Rio et pouvait admirer le magnifique panorama qui se présentait à ses yeux.

La ville, les quais, se trouvaient de plein pied mais là-haut sur les collines on avait fait une nouvelle ville, la vraie capitale celle-là.

C’était dû aux conseils éclairés des médecins que l’empereur Dom Pedro s’était décidé à transporter ainsi la ville. Du coup la fièvre jaune, le vomito négro et toutes les épidémies qui ravageaient la ville de Rio avaient presque disparu.

Lucien aurait bien voulu aller faire un tour à terre mais la consigne était sévère à bord.

Aucun homme ne pourrait débarquer avant Buenos Ayres à cause de la quarantaine à faire.

La prochaine escale ce fut Montevideo, le grand port du Paraguay. Ensuite on pénétra dans le Rio de la Plata vers Buenos Ayres qu’on atteignit vers quatre heures du matin. Lucien venait justement de finir son quart. Sans aller se coucher, comme c’était son droit jusqu’à midi, il s’empressa de se débarbouiller et de changer d’effets. Ensuite il demanda la permission au chef mécanicien de débarquer. Dès qu’il l’obtint il attendit que tous les voyageurs et bagages fussent débarqués puis à son tour il sauta sur le quai.

Il faillit même tomber car habitué déjà au roulis du bateau il ne parvenait pas à marcher d’aplomb.

Petit à petit il s’y habitua en marchant doucement. Comme il était à peine cinq heures du matin il y avait peu de mouvement sur les quais.

Il s’en alla droit devant lui vers la ville qu’il apercevait au loin. Comme il connaissait la langue du pays et qu’il savait Buenos Ayres sillonnée de tramways électriques il ne craignit pas de s’y aventurer.

Ce qui le choquait le plus c’était les enseignes des maisons de commerce. Les trois quarts de celles-ci étaient italiennes. Par-ci, par-là, une enseigne à terminaison anglaise, allemande ou française mais c’était l’exception.

Avec leur émigration à outrance, pensa Lucien, ces pays sont en train de se cosmopoliser au point que l’élément indigène disparaît de plus en plus.

Est-ce un mal, est-ce un bien ? L’avenir seul pourrait le dire. Les premiers tramways commençaient à rouler. C’était l’heure où les ouvriers d’usine se rendaient à leur travail. Lucien se mit à les observer. L’élément indigène, c’est à dire l’argentin natif, métis d’indien et d’espagnol, dominait. On sentait que l’européen négligeait ces sortes de travaux, ne recherchait que le commerce ou l’industrie où les salaires sont plus élevés. Lucien pénétra dans un bar genre anglais, où debout devant le comptoir, ils dégustaient leur café ou avalaient leur verre de rhum. Il put ainsi entendre ce qu’ils disaient. Ils parlaient politique. C’est dimanche, disait l’un d’eux, que Sébastien Faure, le grand anarchiste français vient donner un meeting au parc de Belgrano.

— Oui, dit un autre, mais il paraît que la police veut interdire la réunion.

— On se passera de sa permission dit le premier. Si elle nous fait violence j’ai quelque chose dans ma poche qui lui donnera à réfléchir.

— Bien parlé, dirent les autres. En avant pour l’Internationale.

Lucien sortit du bar. Je crois que la civilisation pour ces gens-ci n’a pas été un bienfait se dit-il. Ils en ont pris le plus mauvais côté, la haine des classes ! Que ne sont-ils demeurés dans leur pampas, au milieu de leurs troupeaux. Il a fallu qu’ils viennent dans la grande ville où leurs imaginations frustes ont tout de suite été accaparées par les discours des prêcheurs de haine ! Lucien continua son chemin parmi les longues rues, les larges avenues. Sauf la hauteur des maisons qui, en général, ne dépassaient pas deux étages, tout indiquait la grande, la très grande ville, car Buenos-Ayres, avec ses extensions, dépasse Paris comme périmètre.

Six heures sonnaient quand Lucien atteignit la chambre des Représentants. Il contempla longtemps ce magnifique bâtiment puis continua son chemin.

En cours de route il vit un bureau de poste ouvert. Il y entra et écrivit à son ami Jules lui annonçant son prochain départ pour Valparaiso et Callao.

À sa sortie il vit un tramway arrêté qui se dirigeait vers Belgrano. Il y monta et quelques minutes plus tard il se trouvait à destination. Ce parc comprend, outre le bois, une collection zoologique assez importante. C’est le point le plus fréquenté de la ville les dimanches et jours de fêtes.

En semaine c’est la promenade favorite des désœuvrés et du monde élégant.

Lucien s’assit sur un banc d’où on pouvait apercevoir plusieurs avenues à la fois et se mit à fumer un cigare. Vers huit heures du matin commencèrent à arriver les amazones et cavaliers venus pour faire leur promenade équestre. Vers neuf heures les automobiles de maître commencèrent à affluer, la plupart ne contenaient que des nourrices avec des enfants, des gouvernantes, mais presque pas de maîtres. C’est encore trop tôt pensa Lucien.

Vers onze heures seulement arrivèrent les premières voitures conduites par leurs propriétaires ou leurs chauffeurs.

Toutes faisaient quelques tours puis stoppaient devant l’un ou l’autre café élégant.

Je voudrais bien savoir ce que boivent ces gens-là se dit Lucien. Comme ses effets étaient présentables il entra dans un café des plus select et s’assit.

Regardant autour de lui, il ne vit que des verres de vermout, de cock-tail, de champagne même, mais rien d’autre. Il commanda donc un cock-tail.

Tous ces gens ne font qu’imiter les européens. Ils n’ont saisi dans la civilisation que ce qui flattait leurs goûts, leurs désirs. Et dire qu’en Europe nous nous figurons qu’ici les naturels du pays ne quittent leurs montures que pour manger ou dormir ! Quelle déception, mes amis ! pensa en lui-même Lucien. Évidemment, je m’attendais à trouver ici un semblant de civilisation, mais pas à ce point.

Tout y est, rien n’y manque. Ce costume d’homme porte la marque du meilleur tailleur londonien, comme cette robe de ville, ce tailleur, porte l’empreinte de Paquin ou de Redfem.

Allons-nous-en, j’en ai assez, fit-il en se levant.

Après avoir payé sa consommation il quitta le café.

Peu après il prenait un tramway qui allait vers les quais et à midi il était à bord.

Il dîna, fit une sieste de deux heures et à quatre heures, recommençait sa pénible besogne jusqu’à huit heures. Pendant qu’il dormait, le bateau quittait le port. Au matin, quand il se réveilla, il ne vit plus que de l’eau. À mesure qu’il descendait vers l’Antarctique la mer devenait plus houleuse.

À l’approche du cap Horn c’était presqu’une tempête qui se préparait à éclater.

Des vagues énormes balayaient à tout moment le pont. Le vapeur, quoique assez grand, était ballotté de droite à gauche et inversement par la houle.

Il y eut même un moment où le gouvernail ne fonctionnait plus, l’hélice tournant à vide.

Le capitaine donna ordre de faire face à la tempête au lieu de l’avoir par les côtés.

Ainsi, louvoyant, mais n’avançant guère, on parvint au détroit de Magellan.

Alors forçant l’allure et à toute vapeur on franchit la mauvaise passe et on déboucha dans l’océan Pacifique. La rencontre des deux océans était dépassée sans trop de dommages.

Le détroit passé, le temps commença à se radoucir. À mesure qu’on approchait du Chili, le calme revenait. Lucien remarqua que dans le Pacifique c’était le roulis, mais très doux, qui était de règle, alors que dans l’Atlantique c’était le tangage qui régnait. Cela vaut mieux pour moi qui n’ai pas encore le pied marin, songea-t-il.

Quelques jours après on atteignait Valparaiso, mais Lucien écœuré de sa descente à Buenos Ayres resta à bord. Je fuis l’Europe, pensa-t-il et je la retrouve ici en plein ! Finalement huit jours après le départ du grand port chilien on commença à distinguer un promontoire qui s’agrandissait de plus en plus.

C’était l’île de San Lorenzo qui abrite la rade du Callao. Le pilote vint à bord et prit la direction du navire. Une heure après, le vapeur Napo arrivait à destination et amarrait au Muelle Darsena.

Il était huit heures du matin. Lucien avait fini son travail à quatre heures et dormait.

Au bruit des chaînes déroulées il se réveilla. Il se leva, s’habilla et alla trouver le chef mécanicien.

— Chef, lui dit-il, vous n’ignorez pas que mon engagement expire ici. Veuillez donc donner ordre au comptable de me régler mon dû.

— Comme vous voudrez, mon garçon, lui dit celui-ci. Toutefois comme nous ne partons vers Liverpool que dans huit jours, si d’ici là vous avez dépensé tout votre argent à terre vous pouvez venir voir si la place est vacante.

— Merci bien, monsieur, dit Lucien en se dirigeant vers le bureau du comptable.

Déduction faite de la commission du shipping-master, Lucien toucha quatre livres sterling.

Comptant tout ce qui restait dans son porte-monnaie, il se trouvait à la tête d’un capital de cent nonante francs.

Sapristi, s’exclama-t-il, me voilà plus riche que quand j’ai quitté Liège et suis arrivé à destination.

Peu après il quittait le vapeur et se dirigeait vers la douane, d’où, après une visite sommaire, il sortit.

Ici je ne dois pas faire long feu, se dit-il, filons sur la capitale, Lima. Là je verrai la façon de me diriger vers l’intérieur.

Il s’achemina vers la gare qui se trouvait près de la douane et prit son billet pour Lima.

Peu d’instants après, le trans-Andin démarrait, en route pour Lima puis vers la Cordillère des Andes. En vingt minutes Lucien atteignait la gare des Desamparados. Il monta l’escalier qui débouche vers la sortie. Une fois dehors, sa valise à la main, il se mit à réfléchir. Je crois, se dit-il, que le plus simple serait de m’adresser au Consulat ou à la Chambre de commerce belge s’il y en a.

Un agent de police se trouvait de faction tout près.

Il se dirigea vers lui et lui expliqua ce qu’il voulait savoir.

— Attendez un instant, lui dit celui-ci, car voilà mon collègue qui vient me remplacer. Je vous accompagnerai moi-même jusqu’au consulat.

Dès que l’autre agent fut arrivé, Lucien et son guide s’acheminèrent vers l’endroit où celui-ci voulait aller.

En cours de route il entama conversation avec son compagnon.

— Vous êtes étranger, sans doute ? demanda celui-ci.

— Oui, belge, répondit Lucien.

— Il ne doit pas y avoir beaucoup de vos compatriotes à Lima, dit l’agent, mais ici on ne regarde pas à la nationalité. Un étranger pour nous est un être au dessus de nous. Nous savons que derrière lui il y a son pays bien souvent plus puissant que le nôtre et qui nous ferait payer cher un mauvais accueil fait à l’un de ses nationaux. Lucien ne put s’empêcher de penser que c’était là l’inverse de l’Europe où l’étranger au contraire, est plus mal regardé que les nationaux du pays.

Je note un bon point pour les gens d’ici, se dit Lucien. Tout en marchant, il admirait la ville.

Celle-ci présentait comme particularité que toutes ses rues semblaient avoir été tracées en même temps.

Toutes droites, elles étaient coupées tous les cent mètres par des rues transversales de la même longueur.

Pas de lignes obliques, de pans coupés, tout uniforme. En ayant demandé la raison à l’agent, celui-ci lui répondit que c’était dû à ce que Lima était une ville toute moderne. Toutefois, ajouta-t-il, si vous passiez le vieux pont de pierre que vous avez vu à côté de la gare et vous dirigiez vers le faubourg de Malambo vous ne trouveriez pas toujours la même uniformité.

Et cette montagne qui se trouve de l’autre côté du Rimac, comment s’appelle-t-elle ? demanda Lucien.

C’est le San Cristobal. Au dessus c’est un fort qui défend Lima et même Callao, car ses canons portent jusqu’en pleine mer.

Tout en causant ainsi, ils avaient atteint une maison de belle apparence. Au dessus de la porte d’entrée se détachait un écusson avec les armes de Belgique et les mots : Consulat Général de Belgique.

Vous voilà arrivé à destination, dit l’agent. Lucien voulut le récompenser avec une pièce de monnaie mais celui-ci refusa.

— Au revoir, caballero, dit-il en le saluant militairement. Lucien lui tendit la main en lui disant : au revoir, camarade.

Puis il sonna à la porte d’entrée.

Une servante, une petite négresse vint ouvrir.

Lucien lui demanda si le consul était visible. La négresse répondit :

— Oui, monsieur, entrez au salon, je vais l’appeler. Quelques instants après, un homme d’une cinquantaine d’années, à la figure sympathique pénétrait dans le salon.

Lucien se leva et salua respectueusement.

— Vous êtes probablement un compatriote ? demanda le consul.

— Oui monsieur le consul, originaire de Liège comme vous pouvez constater par les documents que voici. Et Lucien tendit au consul ses papiers. Celui-ci les prit et les examina attentivement.

— Il y a longtemps que vous êtes à Lima ? demanda t-il.

— Depuis une heure ou deux, monsieur.

— Et quel est le but de votre visite ?

— Monsieur, dit Lucien, j’ai quitté Liège avec le dessein de chercher fortune à l’étranger. Je ne veux pas rester à Lima. J’ai l’intention de pénétrer dans les régions inconnues du bassin de l’Amazone. Mais avant de m’y aventurer je voudrai trouver une occupation qui me permette de me préparer à affronter l’aventure avec chances de succès. Je suis monteur-électricien, mais je puis remplir d’autres emplois.

— Eh bien, voici ce que je peux faire dit le consul. Je vais vous recommander à Monsieur Darbin qui a une maison de commerce ici à Lima. Il a en outre des comptoirs à Mollendo et Arequipa.

Si vous pouvez entrer chez lui vous lui demanderez de vous envoyer dans un de ses comptoirs de l’intérieur et pourrez vous familiariser avec les indiens, ses principaux clients.

Tout en parlant il s’était approché d’un bureau et, s’asseyant, écrivit la lettre pour Monsieur Darbin.

Ensuite il la cacheta et la remit à Lucien.

— Avez-vous quelques ressources ? demanda-t-il ensuite.

— J’ai près de deux cents francs, répondit Lucien.

— Je vais vous indiquer une pension où vous ne serez pas mal et qui vous coûtera peu dit le consul.

C’est dans cette même rue au numéro 14 ; vous pouvez y aller de ma part.

Quant aux bureaux de Darbin ils se trouvent aussi dans cette rue mais au 486.

Lucien remercia chaleureusement le consul puis se dirigea d’abord au 14.

Après avoir sonné il pénétra dans la maison, la porte était ouverte. Une grosse femme vint à sa rencontre.

— Que désirez-vous, jeune homme ? dit-elle en espagnol mais avec un fort accent.

— Je viens, madame, répondit Lucien en français, de la part du Consul de Belgique.

— Ah, vous êtes un compatriote ? dit la femme. Et d’où ça donc ?

— De Liège, madame.

— Tiens, comme ça tombe ! Je suis moi-même liégeoise. Feu mon mari l’était aussi.

— Je voudrai prendre pension chez vous dit Lucien, je suis venu pour essayer de travailler ici.

Sur quel prix pourrai-je compter ?

— Écoutez, mon ami, tout dépend de l’état de votre bourse. La différence de prix consiste dans la nourriture, car les chambres ne différent guère.

Comme vous ne me semblez pas bien riche, je vous compterai cent vingt cinq francs par mois pour le tout, bien que j’ai des pensionnaires qui payent le double.

— J’accepte, madame. Toutefois je vous dirai que je ne compte guère rester à Lima voulant me rendre dans l’intérieur.

— Vous resterez le temps que vous voudrez. En attendant voulez-vous dîner avec moi ? Nous causerons du pays.

— Avec plaisir, madame, car j’ai vraiment faim. Peu après Lucien et son hôtesse s’attablaient dans la cuisine. La salle à manger était déjà occupée par les pensionnaires.

— Avez-vous des parents ? demanda la patronne.

— Non, madame, je suis orphelin.

— Moi, dit-elle, je suis veuve. Voilà cinq ans que mon mari est mort. Il était employé au consulat. J’ai une petite rente que l’État Belge me fait et avec ma pension de famille j’arrive à nouer les deux bouts. Je n’ai pas d’enfant, non plus, mais quelques cousins et cousines à Liège que je n’ai plus revus depuis vingt ans que je suis à Lima.

Le repas continua ainsi en causant de choses futiles. Dès qu’il fut terminé, Madame Rasquin conduisit son pensionnaire dans sa chambre puis alla vaquer à son ouvrage.

Lucien se lava, se brossa et peu après descendit.

— Au revoir, madame Rasquin, à tout à l’heure.

— À tantôt, monsieur Rondia, dit celle-ci.

Quelques minutes après Lucien pénétra chez Darbin, il demanda à un commis si le patron était visible.

— Il vient justement de rentrer dit celui-ci.

Peu après il était introduit chez le commerçant.

— Monsieur, lui dit-il, je suis chargé de vous remettre cette lettre. Darbin la décacheta et la lut attentivement.

— Vous êtes liégeois, je crois ? demanda-t-il.

— Oui, monsieur Darbin.

— Moi je suis verviétois, dit celui-ci. J’ai déjà réfléchi à ce que je pourrai faire pour vous. Vous allez rester deux ou trois mois ici puis quand mon gérant d’Arequipa viendra, vous partirez avec lui. En attendant, puisque vous êtes monteur-électricien, vous aiderez au montage de quelques appareils de télégraphie et de téléphonie que je viens de recevoir. Vous aurez six cents francs par mois comme salaire.

— Merci bien, monsieur Darbin, dit Lucien. Demain à la première heure je serai chez vous.

Dès qu’il fut sorti il retourna chez lui et écrivit à Jules le résultat de sa première démarche.

Ensuite il alla au bureau des postes et donna son adresse en priant de faire suivre, toutes les lettres qui parviendraient pour lui, au Callao.

Puis il alla se promener par la ville.

Étant donné qu’elle était carrée et uniforme, il ne risquait pas de se perdre. Il arriva ainsi à la place d’armes où se trouve l’Archevêché et le Palais du Gouvernement. Il se promena sous les arcades de la place parmi la foule qui encombrait celle-ci et visita les grands magasins qui s’y trouvent.

Il remarqua que là aussi la mode européenne avait empiété sur les mœurs locales mais pas sur une si grande échelle.

Beaucoup de femmes portaient encore la mante de cachemire noir au lieu de chapeau.

Quant aux indiens et indiennes qu’il croisait de temps à autre vaquant à leurs achats, eux, ils ne changeaient pas. Toujours le même panama large pour homme comme pour femme, le châle bariolé de couleurs criardes sur le dos, femmes et hommes portant des pantalons larges et des espadrilles aux pieds. Vers cinq heures de l’après-midi la foule commença à diminuer. Les magasins fermaient leurs portes. Peu après il vit les commis sortir et se diriger à pas pressés vers les cafés environnants.

Lucien entra dans un de ceux-ci. Autour d’un haut comptoir il y avait une foule de gens debout mais tous uniformément buvaient la même chose, du cock-tail au vermout.

C’est à croire que dans toute l’Amérique du Sud on ne boit que ça ! pensa Lucien. Il fit comme les autres. Il n’eut même pas besoin de le commander. Dès son entrée un garçon empressé avait tourné la manivelle de la machine destinée au mélange et présenté à Lucien une coupe mousseuse.

Il s’attarda un peu à écouter les conversations. Mais elles n’avaient trait qu’à des incidents de la vie courante ou à des questions de métier et il quitta les lieux. Peu après il rentrait à sa pension.

— Je vais vous présenter à ces Messieurs dit Madame Rasquin. Le soir vous souperez avec eux car ils sont moins nombreux qu’à midi. Lucien accompagné de la patronne pénétra dans la salle à manger. Messieurs dit-elle, je vous présente Monsieur Rondia, de Liège, un nouveau pensionnaire. Tous s’inclinèrent et vinrent serrer la main au nouvel arrivant. Ensuite Madame Rasquin lui indiqua la place qu’il occuperait.

Le repas fut assez gai car tous les pensionnaires étaient des hommes jeunes. Le plus vieux était un ingénieur, 35 ans, attaché à la fabrique d’armes du Gouvernement péruvien.

Il était lui aussi liégeois. Lucien lui ayant dit qu’il était monteur-électricien, il se mit à causer métier avec lui. Dans six mois finissait son contrat avec le gouvernement, il comptait rentrer au pays.

— Je ne peux pas en dire autant dit Lucien, car si je me trouve bien ici ou plutôt là où je compte me rendre il s’écoulera des années avant que j’aille revoir le Taureau.

— Que voulez-vous, mon ami, tout le monde n’est pas pareil. Moi, si je devais rester dix ans sans retourner à Liège, j’aurais une langueur, dit l’ingénieur.

Le repas s’acheva ainsi.

— Que faites-vous après souper ? demanda Lucien.

— Oh, la plupart du temps nous allons au café faire une partie de billard ou restons ici à jouer aux cartes. Ce soir par exemple nous avons projeté une partie de poker. Si le cœur vous en dit vous pouvez être des nôtres.

— Merci bien, dit Lucien, je ne joue jamais. La patronne apporta les cartes et s’éclipsa.

Peu après commençait la partie entre les convives. Mais il arriva que pris par le démon du jeu les enjeux montèrent rapidement. Ce ne furent plus des camarades jouant pour s’amuser mais des êtres disposés à se dévaliser réciproquement.

Lucien pensa en lui-même : Voilà une des plaies de l’humanité et une des plus grandes tares que la civilisation ait introduites dans ces pays neufs.

Au bout d’une heure l’ingénieur perdait cinq cents francs et jouait sur parole.

— Que voulez-vous ? dit-il à Lucien. J’ai gagné trois cents francs avant-hier. Belle consolation ! se dit celui-ci, puisque tu en perds deux cents de plus aujourd’hui ! Vers dix heures la patronne entra.

— Messieurs, dit-elle, il est temps d’aller se coucher.

— Encore un quart d’heure, Madame Rasquin, dit l’ingénieur.

— On voit bien que vous perdez dit Madame Rasquin. Vous voulez sans doute vous rattraper. Le jeu continua les quinze minutes demandées, mais au lieu de gagner, l’ingénieur perdit. Quand il se leva il devait deux cents francs sur parole.

— Bah ! fit-il demain je me rattraperai. Je dois toucher mes 1500 frs d’appointements vers midi.

Après s’être serré la main, chacun regagna sa chambre. Le lendemain vers sept heures Lucien se présenta chez Darbin et commença sa besogne. Celle-ci n’était pas bien compliquée, surtout pour Lucien, habile ouvrier dans sa partie.

Les semaines s’écoulèrent ainsi, un mois, deux même passèrent sans autres nouvelles que celles que Jules et sa femme envoyèrent quand un matin Darbin lui dit :

Petitjean, mon gérant d’Arequipa arrivera dans huit jours. Il restera ici une quinzaine puis repartira. Si vous désirez partir avec lui vous pouvez le faire ; j’ai justement du matériel qui arrivera à Mollendo dans quinze jours, destiné à Puno sur le lac Titicaca et vous pourriez le monter.

— Avec plaisir, répondit Lucien.

Une semaine après, en allant au bureau, il vit le patron causant avec un homme corpulent, le panama rabattu jusqu’aux yeux. Ce doit être Petitjean, pensa-t-il.

Peu après, les deux hommes venaient trouver Lucien à l’atelier de montage.

— Monsieur Rondia, dit Darbin, voici mon gérant d’Arequipa. Je lui ai parlé de vous. Il est content que vous l’accompagniez à son retour.

Lucien s’approcha.

— C’est toi qui veux aller chez les Indiens ? demanda Petitjean.

— Oui, monsieur, répondit le monteur.

— Mais les connais-tu au moins ? Comment te feras-tu comprendre d’eux ?

— J’apprendrai à les connaître, à leur parler, répondit Lucien.

— On voit bien que tu es liégeois, dit Petitjean. Tous les mêmes, aventureux, téméraires même. Je ne dis pas ça pour te rebuter, petit, loin de là.

Eh bien si le cœur t’en dit, dans une quinzaine de jours, nous prendrons le bateau au Callao pour Mollendo. De là nous irons par chemin de fer jusqu’à Arequipa. Tu peux commencer tes préparatifs de départ. Munis-toi d’effets chauds car nous devons traverser la Cordillère des Andes et passer par des endroits très froids et humides.

— Bien, monsieur, dit Lucien en s’éloignant.

Deux semaines s’écoulèrent ainsi. Pendant l’intervalle Lucien avait fait ses emplettes. Il emportait même un violon car il était bon musicien.

Le jour du départ, dès le matin, il porta lui-même jusqu’à la consigne sa valise et son instrument de musique puis il revint prendre congé de sa logeuse et des pensionnaires sans oublier le Consul de Belgique.

Après avoir pris son repas, il alla de nouveau à la gare, il devait retrouver Petitjean et Darbin à la station vers deux heures.

Il y était à peine d’un quart d’heure que ceux-ci arrivèrent. Il alla retirer ses bagages puis vint rejoindre les deux hommes.

Ensuite il monta dans le compartiment avec eux. Le patron les accompagnait jusqu’à l’embarquement.

Enfin vers quatre heures de l’après-midi le Chalaco quittait le port du Callao en route vers le Sud.

Petitjean était habitué aux voyages par mer et Lucien de son côté sortait de faire son apprentissage ; aussi s’attablèrent-ils aussitôt que la cloche du souper retentit vers cinq heures et demie et mangèrent avec grand appétit.

Ensuite ils montèrent sur le pont pour fumer un cigare, puis regagnèrent leurs cabines respectives.

Le lendemain matin à six heures ils étaient levés et dégustaient leur café au lait dans la salle à manger.

De nouveau ils montèrent sur le pont.

— C’est monotone, n’est-ce pas petit ? dit Petitjean. Nous longeons la côte presque tout le temps mais pas assez près pour distinguer la terre.

Cinq jours après leur départ du Callao ils atteignaient Mollendo. Là ils séjournèrent deux jours car Petitjean voulait emmener le matériel électrique destiné aux bateaux qui font la traversée du lac Titicaca.

Lorsque tout fut chargé sur wagon il donna ordre à son agent en douane de l’envoyer directement à Puno, puis à son tour il prit le chemin de fer avec Lucien pour Arequipa.

Le voyage fut accompli sans incident. Deux jours après leur départ, Lucien put apercevoir au loin une cime haute de plusieurs milliers de mètres dont la pointe se terminait en cratère.

C’est le volcan Misti, dit Petitjean, le plus haut du monde. Il dépasse de beaucoup le Chimborazo.

Il n’est pas en activité ce qui n’empêche qu’à Arequipa nous avons des tremblements de terre presque tous les jours. La ville même a été plusieurs fois détruite.

— Ce n’est pas gai d’y être propriétaire, dit Lucien en riant.

— Que veux-tu ? On se fait à tout. Un jour ou l’autre nous serons tous ensevelis sous les cendres comme Pompeï ou plus récemment Saint-Pierre dans la Martinique, par le Mont pelé.

Dès leur arrivée Petitjean conduisit Lucien chez lui. Tu demeureras ici avec moi lui dit-il. Je ne suis pas marié, mais j’ai une servante indienne, à qui j’ai appris la cuisine européenne, qui s’occupera de nous, dans une huitaine de jours nous irons voir à Puno si le matériel y est arrivé et nous y séjournerons le temps qu’il faudra.

Pendant ce temps tu peux venir au comptoir et tu te familiariseras avec les indiens, mes clients.

Le lendemain Lucien alla au magasin. Là il vit les acheteurs. C’étaient, tantôt des indiens quechuas de la partie centrale du Pérou, tantôt des boliviens.

La plupart ne payaient pas en argent.

En échange de la pacotille qu’ils emportaient ils apportaient du caoutchouc, du cacao, du maté, des épices. Petitjean y trouvait son compte car le prix payé pour leurs denrées était bien inférieur au cours.

Le sixième jour de son arrivée il vit entrer un homme assez âgé, panama jusqu’aux yeux, un manteau sur les épaules.

À sa vue Petitjean se précipita.

— Bonjour, Don Manuel, dit-il en lui tendant la main. Ça va bien depuis un an qu’on ne se soit pas vus ?

— Oui cher ami, très bien répondit Don Manuel. Apercevant Lucien il demanda :

— Est-ce un parent à vous ?

— Non, dit Petitjean, c’est un compatriote, monteur de machines électriques. Tiens, justement il brûle du désir de connaître vos contrées.

Je vais vous l’amener. Appelant Lucien il lui dit : Je vous présente Don Manuel le principal cacique des tribus indiennes des bords du Titicaca.

Lucien lui tendit la main que Don Manuel serra. Petitjean s’était empressé de faire venir une bouteille de pisco (eau de vie péruvienne) et trois verres.

— Buvons toujours un coup, dit-il en les remplissant. Les trois hommes trinquèrent et burent.

Lucien remarqua que Don Manuel le regardait à la dérobée et que son regard, lorsqu’il se croisait avec le sien, était d’une grande douceur.

Est-ce que je lui serai sympathique ? songea-t-il.

— Qu’avez-vous amené ? demanda Petitjean au cacique.

Une cargaison de dix mules et vingt lamas répondit celui-ci. Des plumes de garce en quantité, cinquante kilos au moins. Des pépites d’or pesant trois cents kilos net. Du caoutchouc fin. Petitjean prit son calepin et calcula :

50 kilos d’aigrettes à 3.000 francs le kilo — 130.000 francs.
300 kilos d’or natif à 2.500 francs le kilo — 750.000 francs.

— Sapristi ! s’exclama-t-il, Don Manuel, pour peu que vous ayez quelques mille kilos de gomme vous allez me dévaliser ! Il y a là pour plus d’un million de francs !

— Je le sais, mon ami, répondit-il mais je n’ai pas besoin d’argent. En dehors de la pacotille courante que j’emporte d’habitude je vais vous commander certaines machines dont vous m’aviez montré les catalogues lors de mon dernier voyage. Ce sera donc à valoir sur leur achat.

— C’est parfait dit Petitjean. Commençons donc par là. Cet après-midi, nous pèserons votre marchandise.

— Vous dînez avec nous, je suppose ? Soit répondit Don Manuel. Peu après, attablés devant un bureau, Petitjean montrait au cacique ses divers catalogues.

— Voyons les armes d’abord dit-il.

Après examen il commanda cinq cents Mauser de guerre, à quatre-vingt-cinq francs pièce. Plus un million de projectiles à quatre-vingt marks le mille.

— Mais, dit Petitjean, par où ferons nous passer celà ? Jamais le gouvernement péruvien ne consentira à laisser passer cette marchandise absolument interdite !

— Il me la faut, mon ami, dit Don Manuel, je consens à payer 50 p. c. de plus pour que vous me la mettiez à Puno où je la ferai prendre.

— Il n’y a qu’un moyen, dit Petitjean. Tout d’abord je ferai faire les Mauser à Liége même au lieu de Steyr.

En recommandant à l’expéditeur de les déclarer comme fusils de chasse et les projectiles de même, je donnerai ordre à mon agent en douane de donner un fort pourboire au vérificateur des douanes à Mollendo.

— Je savais bien que vous trouveriez, mon ami, dit Don Manuel en riant.

Ensuite Don Manuel commanda toute une installation de télégraphie sans fil et une antenne de deux cents mètres de haut.

— Qu’allez-vous faire avec ça ? demanda Petitjean. Quand vous aurez l’installation il vous faudra encore le télégraphiste. Je ne suppose pas que parmi vos indiens il y en aient qui sachent ce métier.

— Laissez faire, mon ami, dit le cacique. Quand l’installation sera là nous aviserons. Faites-là toujours venir. À ce moment Petitjean dut s’absenter pour aller chercher d’autres catalogues.

Le cacique en profita pour dire à Lucien :

— Avez-vous des parents ?

— Aucun, répondit celui-ci.

— Eh bien ! puisqu’il en est ainsi, reprit le cacique, consentiriez-vous à venir dans un pays inconnu ? Mais je vous préviens, c’est pour y demeurer sans esprit de retour.

— J’accepte, dit Lucien.

— En ce cas, dès que la commande que je fais à Petitjean sera arrivée vous viendrez avec moi.

Comme elle sera livrable à Puno c’est de là que nous partirons.

— Voici, dit Petitjean en entrant, ce que je peux vous offrir encore,

Et il montra au cacique des bateaux à moteurs électriques :

— Donnez-moi votre avis là-dessus dit Don Manuel à Lucien. Celui-ci s’approcha et dit :

— Pour pouvoir se servir de ceux-ci il faut : ou une installation électrique pour la recharge des accumulateurs ou que les machines elles mêmes produisent l’énergie électrique.

De toutes façons il faut un combustible autre pour faire marcher les dynamos et générateurs.

Vous avez le choix entre le bois, le charbon ou les essences telles que pétrole, benzine ou autres dérivés.

— Mais tout ça est trop encombrant, dit le cacique.

— En ce cas employez le bazout, un comprimé du pétrole brut. Don Manuel se rangea à son avis et commanda 50 tonnes de bazout. Peu importe le prix dit-il à Petitjean.

Ensuite il commanda un canot d’une valeur de 250 000 francs. À vrai dire c’était un bateau de 55 mètres de long, 4 de large, calant 1 mètre 80 centimètres seulement, pouvant développer une force de 250 chevaux et une vitesse de 36 nœuds à l’heure.

Il n’y manque que les canons et les tubes lance-torpilles pour en faire un destroyer, dit Petitjean en riant.

Vous avez sans doute envie de déclarer une guerre à vos voisins ? ajouta-t-il ensuite.

— Je n’ai pas de voisins, répondit Don Manuel, mais des sujets. Cependant je lis dans les journaux que les récoltants de caoutchouc dans l’Acre viennent de proclamer la république chez eux. Il paraît même que le Brésil a déjà envoyé une expédition pour réprimer la révolte.

— Des mots tout ça, dit Don Manuel. Vous êtes-vous rendu compte des difficultés d’une pareille expédition ? À mon avis les Acréens peuvent dormir sur leurs deux oreilles. Mais tout ça ne me regarde pas, dit-il ensuite ce ne sont pas des indiens ceux-là mais une foule d’aventuriers de toutes les nations. Sans issue directe vers la mer, ils végéteront puis finiront par se tuer les uns les autres faute d’ennemis. Voilà la seule façon de les vaincre.

Don Manuel continua à feuilleter ses catalogues. Dès qu’il eut fini ses achats, il demanda à Petitjean à combien ils se montaient.

— À 846.000 francs dit celui-ci. Il restera encore de l’argent, dit le cacique. Je prendrai cette fois-ci pour cent à cent cinquante mille francs de pacotilles et le reste, s’il y en a, vous le conserverez.

Mais il faut vous dépêcher. Je veux une livraison endéans les six mois. Vous l’aurez répondit Petitjean, car vous avez choisi des objets faits en série et qui doivent être faits d’avance, sauf les armes, bien entendu.

L’heure du dîner approchait.

Les trois hommes burent encore un verre de pisco où ils ajoutèrent quelques gouttes de cascarilla qui avait la propriété de donner de l’appétit.

Quand on pense, se dit Lucien, que tous ici ne boivent que des cock-tails et des mixtures compliquées qui coupent plutôt la faim alors qu’ils ont à leur portée des meilleures, j’en conclus comme le proverbe, que nul n’est prophète dans son pays. Le repas chez Petitjean fut assez cordial. Celui-ci tenait à fêter dignement un pareil client. Aussi n’avait-il pas négligé de mettre quelques bouteilles de bordeaux vieux sur la table et même du champagne.

Mais Don Manuel était sobre ; à peine toucha-t-il du bout des lèvres aux crûs qu’on lui servit.

Au dessert Petitjean alla chercher une caisse de cigares. Voilà, mon cher ami, dit-il au cacique, un Hoyo de Monterrey, de Muria dont vous me direz des nouvelles.

Don Manuel en prit un.

— Prenez-en plusieurs dit Petitjean en le forçant à en prendre une poignée.

La servante vint débarrasser la table, puis revint avec le café, trois tasses et une bouteille de rhum.

— Ça vous change de vos solitudes dit Petitjean à Don Manuel.

— Pas tant que vous croyez, répondit le cacique. Nos solitudes, comme vous dites, ont un charme que vous ne savez pas apprécier, vous autres, civilisés. Puis nous n’avons pas en somme votre âme ni votre religion.

— C’est vrai, dit Petitjean, vous adorez le soleil.

— Vous adorez bien ce que vous n’avez jamais vu, repartit le cacique. Nous, nous le voyons tout le temps, pendant le jour naturellement.

Nous apprécions ses bienfaits qui sont visibles. Puis nous n’avons pas votre mentalité non plus. Nos gens n’approfondissent pas les pourquoi de telles ou telles choses mais les acceptent comme naturelles.

Petitjean ne répondit pas car il jugea inutile de mécontenter son hôte en entamant une discussion philosophique avec lui.

— Mais, dit-il tout à coup vous m’avez commandé une installation de télégraphie sans fil avec une antenne de 200 mètres de haut et un bateau de 55 mètres de long. Comment pourrons-nous les faire parvenir chez vous ? Il faudrait des wagons spéciaux ! C’est vrai, dit Don Manuel, pour le montage je comptais sur Monsieur Lucien. Mais je n’avais pas songé au transport.

— Eh bien ! voilà ce qu’il faudrait faire. Vous livrerez le bateau et l’outillage du sans fil à Iquitos, sur l’Amazone.

Pardon mon cher ami dit à nouveau Petitjean, je suis d’accord à vous les livrer à Iquitos mais me permettez-vous de vous demander comment ils parviendront chez vous ?

J’ai parcouru un peu ces régions et je ne vois ni par le Javari, l’Ucayali, le Purus, ni le madré de Dios, aucune communication navigable pour un bateau de pareil calage, à cause des rapides et du peu d’eau de certains endroits.

— Mon ami, répondit Don Manuel, permettez-moi de vous dire que du moment où je vous dis de faire ainsi c’est que je sais comment m’y prendre.

— Don Manuel, je vous en prie, soyez plus explicite, dit à nouveau Petitjean. La question est plus importante que vous ne croyez car si réellement il existait une communication fluviale entre vos contrées et l’Amazone, celui qui en obtiendrait la concession ou le monopole gagnerait des centaines de millions car il pourrait faire concurrence avantageusement au canal de Panama ou au détroit de Magellan.

Don Manuel eut une hésitation puis répondit :

— Non, il n’y a pas de communication directe mais je puis à certains endroits faire tirer le bateau sur des troncs d’arbres par les milliers d’indiens que je commande. On n’ira pas vite mais les obstacles ne sont pas bien longs non plus.

Qu’est-ce que quelques mois de plus ou de moins font à l’arrivée ? Pas grand chose pour nous qui y sommes habitués.

La réponse du cacique était si plausible que Petitjean la crut sincère. Cette antenne que vous désirez dit-il à nouveau est-elle destinée à l’émission ou à la captation des ondes ?

À vrai dire, dit Don Manuel en riant, c’est un simple caprice à moi.

Je veux pouvoir être au courant de tout ce qui se passe dans le monde entier. Sachant que les postes du Para, de Manaos, d’Iquitos, de Lima sont reliés au réseau mondial, moi qui me trouve dans leur centre il me plaît de capter les ondes aussi.

— C’est un caprice de milliardaire, dit Petitjean, mais puisque vous pouvez le faire tant mieux pour vous. Je commanderai donc un appareil récepteur et si plus tard vous désirez à votre tour émettre des nouvelles je vous en procurerai un autre.

— J’aime mieux ainsi car l’antenne n’aura pas besoin d’être si solidement construite.

— Si vous aviez eu le caprice d’avoir une cabine émettrice au dessus il aurait fallu des bases presque aussi larges que celles de la tour Eiffel sans compter que l’armature aurait dû être plus solide.

Vous avez de la chance d’avoir trouvé ici l’ami Lucien car si vous m’aviez commandé cela avant son arrivée j’aurais dû faire venir des monteurs d’Europe. Et qui sait si je les aurais trouvés ? Tandis que lui ne rêve que d’aller dans vos contrées. N’est-ce pas Lucien ?

— Oui, messieurs dit celui-ci ; seulement si c’est moi qui dois faire tout le montage il me faudra longtemps surtout pour l’antenne qui devra se composer de pièces superposées à river au fur et à mesure qu’on s’élèvera en hauteur.

Puis des treuils et des manœuvres.

— Vous aurez tout cela à votre disposition dit Don Manuel. Est-ce que Salomon et les Pharaons d’Égypte n’ont pas fait des travaux de montage autrement importants que celui-là ?

— C’est vrai dit Petitjean, mais pour que vous ayez plus commode, je commanderai les plus récents traités sur la matière, en Europe, puis les différents schémas pour que vous ayez plus de facilité à vous orienter.

Et maintenant, si ça vous plaît, nous pourrions examiner les marchandises que vous apportez.

— Si vous voulez dit Don Manuel. Je vais aller chercher mes hommes et mes bêtes et dans quelques minutes je suis de retour au magasin.

Dès qu’il fut parti, Petitjean dit à Lucien :

— Tu pars content avec lui ? N’as-tu pas d’hésitation à le suivre ?

— Pourquoi en aurai-je.

— Parce qu’il y a sûrement un mystère dans la vie de cet homme, répondit Petitjean.

Je le connais depuis une dizaine d’années continua-t-il. Mais il me commande parfois des objets si bizarres que je suis à me demander si derrière cette forêt vierge qui le cache aux regards indiscrets il ne se trouve pas un vaste empire qui, dans l’ombre, se prépare à étonner le monde un jour ou l’autre.

Ensuite je crois fermement qu’il n’est qu’un émissaire de quelqu’un d’autre plus puissant.

Ce qui me le prouve c’est que quand il revient il me commande des choses qui rendent inutiles celles qu’il m’a commandées avant ou qui sont destinées à d’autres personnes.

— Ce que vous me dites me fait désirer connaître ces pays plus qu’auparavant répondit Lucien.

Les deux hommes se levèrent et allèrent au magasin. Quelques instants après, Don Manuel arrivait accompagné de quatre indiens et des bêtes de somme.

Les charges furent déposées à terre.

Petitjean pesa les plumes de garce sur une balance, de même que l’or. Les boules de caoutchouc furent pesées sur une bascule. Le total donna 50 kilos de crosses, 305 kilos d’or et 10 500 kilos de caoutchouc fin.

Petitjean fit son calcul. Il y en a pour 225.000 soles fuertes dit-il soit 45.000 livres sterling à votre choix.

— C’est bon, dit Don Manuel. Ensuite il tira une longue liste d’objets dont il avait besoin.

— Il n’y a que le ciment dont je suis à court dit Petitjean. Je n’en ai que 5 barils mais j’ajouterai les 20 autres à la commande de ce jour avec les armes et munitions.

— Fort bien dit le cacique. Ses aides commencèrent à charger les marchandises. Une heure après tout était terminé.

Don Manuel prit congé des deux hommes. En serrant la main de Lucien il dit :

— Dans six mois, jour pour jour, je serai au lac Titicaca. Au tambo de Morales à Puno vous me trouverez. Si par hasard moi je ne m’y trouvais pas, il y aurait toujours quelqu’un qui se chargerait de vous conduire à destination. Je ne vous recommande qu’une chose : quoiqu’il arrive en route n’ayez jamais la moindre hésitation. Elle pourrait vous être funeste ; adieu ! Dès qu’il fut parti, les deux hommes vaquèrent à leur travail. Le lendemain ils partaient pour Puno. Petitjean n’y resta que huit jours. Lucien commença ses montages, qui durèrent trois mois. La compagnie de navigation du Titicaca voulut profiter de sa présence pour faire vérifier tout le matériel. Lucien accepta ; quand Petitjean revint trois mois après, Lucien prit congé de lui. En partant il lui remit une longue lettre pour son ami Jules lui annonçant son départ pour les contrées rêvées. Ensuite il dit : Désormais ce sera vous le seul lien qui me reliera à la civilisation. Bien entendu si Don Manuel consent à vous porter mes lettres.

— En tout cas, dit Petitjean je le questionnerai toujours pour avoir de tes nouvelles.

Ensuite il embrassa Lucien : Au revoir, petit et bonne chance ! dit-il.

— Merci bien répondit ce dernier.

CHAPITRE II.

L’EMPIRE DU SOLEIL







J our pour jour, Don Manuel se trouva au rendez-vous.

Après avoir serré la main du jeune homme il s’informa si les armes et munitions se trouvaient là. Oui, dit Lucien, voici leur facture. Le cacique donna des ordres à ses serviteurs pour qu’ils en prissent livraison.

— N’aurai-je pas besoin de m’approvisionner de quelque chose ? demanda Lucien.

— Inutile, dit Don Manuel, vous trouverez mieux à destination. Le même jour, dans l’après-midi, la caravane se mettait en route. Elle se composait de Don Manuel, Lucien, quatre indiens, tous montés sur des mules puis de vingt lamas comme bêtes de charge.

Elle prit la route de la Bolivie, c’est à dire vers le sud-ouest mais en contournant le lac. Le soir on campa à la lisière de la forêt. Don Manuel et Lucien dormirent dans des hamacs, quant aux indiens, à tour de rôle, ils montèrent la garde autour des feux allumés pour éloigner du campement les moustiques et les bêtes féroces.

La nuit se passa sans incident. À l’aube, après les ablutions et un repas sommaire, ils se mirent en route.

Ils continuèrent le sentier muletier pendant six heures mais vers midi Lucien remarqua qu’au lieu de suivre le grand chemin la caravane prenait un tout petit sentier qui se rétrécissait de plus en plus pour devenir absolument imperceptible.

On se trouvait alors au pied d’une montagne abrupte. Sans hésitation les hommes et les bêtes commencèrent à gravir celle-ci. Tout à coup au pied d’un buisson ils s’arrêtèrent. Les indiens et les bêtes disparurent dans le feuillage ; Lucien et Don Manuel restèrent en arrière. Quand toute la caravane eut disparu aux regards des deux hommes, ceux-ci avancèrent à leur tour.

Lucien comprit alors par où ils étaient passés. Le buisson cachait l’entrée d’un boyau assez large. Au loin on apercevait les torches allumées des serviteurs.

On marcha ainsi pendant une heure, puis on commença à apercevoir un point clair qui devenait plus visible à mesure qu’on avançait : c’était la sortie du souterrain. Une fois dehors on campa de nouveau.

Les indiens tirèrent les ustensiles de cuisine de la caisse où ils étaient remisés. Ensuite ils firent du feu et commencèrent à rôtir dans la flamme un demi-mouton dont ils avaient fait emplette au départ.

Dès qu’il fut prêt ils grillèrent du maïs dans les braises. Quand tout fut à point et assaisonné, Don Manuel fit les parts de chacun et on se mit à manger. Ensuite il passa à Lucien une gourde contenant de la chicha aigre (boisson fermentée faite avec du maïs).

Sans y appliquer ses lèvres on pouvait boire à volonté à ce récipient. Lucien aimait assez cette boisson en ayant déjà goûtée auparavant.

Il but donc à la régalade comme les autres. Don Manuel tira un cigare de son étui et en offrit un autre à Lucien. Ce ne sont pas des havanes, dit-il, mais ils ne sont pas mauvais à fumer. Ils sont faits par nos indiens avec du tabac brésilien. Peu après, la caravane se remettait en marche jusqu’à la tombée du jour. Dès que l’obscurité survint on arrêta. On se trouvait de nouveau à la lisière d’une forêt mais Lucien remarqua que celle-là devait être autrement considérable que les précédentes. On pouvait affirmer que peu d’hommes civilisés l’avaient foulée car nul sentier n’existait. Don Manuel prit dans sa valise une pastille ronde qu’il alluma : une flamme verte s’éleva. Quelques secondes après, les mêmes lumières jaillissaient de tous les coins de la forêt. Le cacique alluma simultanément deux pastilles. La réponse fut identique. Cinq minutes après on entendait la feuillée craquer sous les pas de gens qui approchaient puis des ombres apparurent. Don Manuel alluma de nouveau, mais cette fois ce fut une lumière bleue qui éclaira la caravane pendant 2 à 3 minutes.

Les ombres s’étaient approchées. Lucien put compter une vingtaine d’hommes revêtus de leurs ponchos, d’où ne surgissaient que la tête et les bras qui soutenaient une carabine.

Le cacique dit quelques mots incompréhensibles pour Lucien et les hommes prirent les bêtes par la bride et les entraînèrent dans la forêt.

Peu après ils allumaient des torches résineuses qui éclairaient leur route.

On marcha encore pendant deux heures ainsi puis on arriva à une clairière spacieuse.

Là on fit halte pour la nuit. On mangea le restant du mouton puis le cacique et Lucien dans des hamacs et les hommes par terre, enveloppés dans leurs ponchos, s’endormirent autour des feux allumés.

Lucien ne dormit guère car il réfléchissait aux événements. À l’heure actuelle il était absolument à la merci de ces hommes. Il n’était plus maître de sa destinée mais devenait un instrument au pouvoir de Don Manuel ou d’un autre plus puissant que lui. Qu’adviendrait-il après ? Serait-ce son malheur ou son bonheur ? Il n’en savait rien.

La nuit se passa ainsi. Le jour vint finalement ; on fit un léger repas : des biscuits de mer avec une tasse de maté (thé de l’Amérique du Sud).

À midi nous serons à destination dit Don Manuel à Lucien. C’est bien, répondit le jeune homme.

De nouveau on s’enfonça dans la forêt tropicale. Il fallait vraiment une connaissance approfondie des lieux pour s’y retrouver. L’escorte y évoluait comme si elle marchait sur une large chaussée.

À vrai dire il ne restait plus guère d’hommes des premiers qui avaient abordé la caravane.

Les trois quarts avaient rejoint leur poste d’observation. Petit à petit ils s’égrenaient en route et lorsque midi approcha il n’en restait plus qu’un seul.

Nous devons approcher du but pensa Lucien.

Effectivement, quelques minutes après, la route devint plus large : un vrai sentier se présenta devant eux.

Les bêtes accélérèrent l’allure, elles sentaient aussi qu’elles arrivaient à destination. Tout à coup on déboucha de la forêt.

Lucien faillit jeter un cri d’admiration : devant lui s’offrait un spectacle féerique. Aussi loin que le regard pouvait apercevoir ce n’étaient que des maisons sans étage uniformément blanches.

Au centre, un vaste quadrilatère d’arbres abritait deux grands bâtiments style byzantin.

Tout autour de la ville, comme des boulevards extérieurs, on avait planté des camphriers à feuillage blanchâtre.

Voilà la ville de Cuzco, capitale des Incas et de l’empire du Soleil dit Don Manuel à Lucien.

— Mais, dit Lucien, Cuzco existe encore au Pérou. Oui, dit le cacique mais depuis la conquête elle a cessé d’être la capitale des Incas.

— Elle est transportée ici. Voici du reste, dans le carré arboré, le temple du soleil et le palais de l’Inca.

Ils sont la reproduction intégrale des anciens dont les ruines sont encore visibles à Pachacamac.

— Et un inca habite là ? demanda Lucien. Oui, dit Don Manuel, c’est l’héritier direct d’Atahualpa et le descendant de Tupac Amaru, tué par les Espagnols lors de la dernière insurrection indienne.

Vous allez le voir bientôt car c’est lui qui vous a fait venir. Je ne suis que son humble mandataire.

Dix minutes après on atteignait le palais de l’inca. On avait traversé la ville sans que personne ne remarquât Lucien. Habillé comme il était il ne pouvait se différencier des autres que par le teint, mais comme son chapeau de paille lui tombait sur les yeux, l’ombre produite par le soleil lui bronzait la figure.

Deux sentinelles avec leur arc à la main, des flèches empoisonnées dans leur carquois, gardaient l’entrée du palais. Don Manuel descendit de sa mule et Lucien l’imita. À ce moment un indien s’avança de l’intérieur et dit quelques mots aux sentinelles.

Ensuite il vint vers Don Manuel et s’inclina profondément. Puis prenant Lucien par la main il le fit pénétrer à l’intérieur. Le cacique le suivit.

Ils traversèrent ainsi plusieurs pièces n’ayant comme ameublement que des nattes de paille par terre.

Des salles d’attente, sans doute, pensa Lucien.

On atteignit ainsi une antichambre où se tenaient plusieurs archers : un de ceux-ci se détacha vers le groupe des arrivants. Le guide de Lucien lui parla et celui-ci disparut vers l’intérieur. Peu d’instants après, la porte s’ouvrait à deux battants : une salle toute recouverte de panoplies et de trophées indiens apparut. Dans le fond un trône, tout en or. Sur celui-ci se tenait assis un homme d’une quarantaine d’années habillé à l’ancienne mode indienne. Une tiare d’or et de pierreries resplendissantes lui ceignait le front.

Tous se prosternèrent. Lucien allait les imiter mais l’inca fit un geste de la main et lui dit en espagnol : « Inutile, mon ami, je ne prétends pas vous imposer cette humiliation à vous qui n’êtes de notre race ni de notre religion. » Puis se levant de son trône il s’avança vers Lucien et lui tendit la main. Ensuite il le conduisit, le tenant par le bras, vers son trône où un escabeau se trouvait placé. « Asseyez-vous et causons, dit-il. Don Manuel m’a parlé favorablement de vous et vous m’êtes très sympathique. »

— Dans mon jeune temps j’adorais les collégiens du lycée d’Arequipa où j’ai fait mes études.

— Vous serez donc pour moi un ami, pas un subalterne. Comme vous devez avoir faim, nous allons passer à la salle à manger. Sur un signe de lui une autre porte s’ouvrit. Une vraie salle de restaurant apparut avec ses tables, ses nappes, ses verres mais avec cette particularité que les assiettes, les fourchettes, les cuillères étaient en or.

Les couteaux aussi mais avec lame d’acier.

L’inca s’assit et fit placer Lucien à sa droite. Ensuite il sonna sur un petit gond placé devant lui. Une femme, plutôt une enfant d’une quinzaine d’années apparut. Sers-nous, dit l’inca en espagnol.

— Voyez-vous, mon ami, dit-il à Lucien, vous avez ici des gens qui pourront vous comprendre.

La jeune fille revint avec une soupière contenant un liquide blanchâtre. Vous avez déjà mangé du choupe, je suppose ? interrogea-t-il. Non, dit Lucien mais on dit que c’est délicieux.

— Versez-lui en une assiette, Linda dit l’inca à la jeune fille. Celle-ci s’exécuta. Lucien regarda alors seulement l’enfant. Il parut étonné de son examen. Le monarque s’en aperçut.

— Vous êtes étonné de trouver ici un type de race aussi dissemblable au nôtre, n’est-ce pas ? Oui dit Lucien.

— Je vais satisfaire votre curiosité dit l’inca. Linda, qui signifie jolie en espagnol, est ma fille naturelle. Lorsque j’étais jeune homme je m’épris d’une aventurière, jolie danseuse andalouse que les hasards de l’existence avaient amenée à Puno, au retour de la Bolivie. Elle était malheureuse, j’étais riche. J’en fis ma maîtresse. C’est le fruit de mes amours que vous voyez là. La mère est morte en donnant le jour à l’enfant, sans savoir qui j’étais. Mais elle voulut que sa fille fut chrétienne. J’obéis à ses désirs. C’est le seul être blanc avec vous qui ait jamais franchi le seuil de mon empire. À mesure qu’il parlait Lucien se prenait d’une grande sympathie pour la jeune fille.

Puis il la regarda attentivement. Vraiment elle méritait son nom. Jamais il n’avait vu un type de beauté aussi accompli, un ovale aussi pur, de si grands yeux noirs aux cils aussi longs. C’était tout ce qu’un Murillo aurait pu rêver pour ses tableaux comme parfaite beauté.

On y reconnaissait la mère, l’Andalousie, le pays aux jolies femmes et aux petits pieds.

Son potage au lait et aux écrevisses avalé, il dépeça son poisson.

— Connaissez-vous les pejerey ? demanda l’inca à Lucien.

— Oui dit celui-ci.

— Est-ce que ce poisson en est ?

— Parfaitement.

— Il provient de mon vivier. J’ai pu me procurer des alévins qui sont bien venus en eau douce.

Vous voyez qu’ici il ne me manque rien, Le mets suivant se composa de couyes au poivre de Cayennes (aji). Voilà un plat que peut-être vous ne connaissez pas dit l’Inca. Vous n’employez cet animal dans les laboratoires, sous le nom de cobayes, que pour des expériences.

— Peut être parce qu’il ressemble trop au rat répondit Lucien, mais en tout cas il est excellent,

Le pain était remplacé par la cancha (maïs grillé) et le vin par la chicha aigre ou douce à volonté.

Le dessert comprenait quelques pâtisseries à la farine de maïs faites par Linda, dont raffolait le monarque.

Puis vint le café, agrémenté d’un verre de Rhum. Ensuite des cigares faits dans l’empire mais avec des feuilles de tabac brésilien.

Quand ils furent seuls l’inca dit : Vous ignorez sans doute pourquoi je vous ai fait venir ? Eh bien, je vais vous le dire. Je ne dois pas avoir de secrets pour vous puisque vous-êtes, à moins de circonstances fortuites, destiné à vivre pour toujours avec moi.

Connaissez-vous notre histoire, c’est à dire celle d’avant la conquête du Pérou ?

— Imparfaitement répondit Lucien.

— Je vais vous la raconter. Nos origines remontent aux plus anciens temps de la création du monde.

Nous sommes des descendants de phéniciens ou égyptiens je ne sais au juste, ce dont je suis quasi-certain c’est qu’à un moment donné ceux-ci remontèrent jusqu’au Japon. De là par l’océan Glacial et le détroit de Behring parvinrent en Amérique. Les uns se fixèrent au Canada et aux États-Unis et formèrent les Peaux-Rouges.

Au Mexique ce furent des Aztèques. Petit à petit ils descendirent plus bas pour arriver jusqu’aux régions équatoriales. Au Pérou une scission se produisit. Une partie devint le quechua l’autre l’aïmara.

La preuve de ce que je vous dis se trouve surtout au Mexique, tout y dénote notre origine, l’architecture, nos mœurs, notre religion.

Quand Christophe Colomb débarqua à Saint Domingue, il crut du reste se trouver aux Indes.

Après la découverte du Nouveau Monde une foule d’aventuriers se rua à la curée. Herman Cortez pilla et tua Mœtezuma au Mexique, le conquistador Francisco Pizarro en fit de même de mon ancêtre Atahualpa.

On peut dire que celui-ci avait fait la même chose à son frère Huascar mais c’était en guerre loyale.

Les deux fils de Manco Capac n’étaient pas issus de la même mère.

— Bref après la mort d’Atahualpa, par traîtrise et foulant aux pieds les engagements les plus solennels, les indiens résolurent de fuir, les uns vers le Nord, d’autres vers le Sud. Notez bien que c’était la même race, mais au contact de la civilisation ils dégénérèrent et perdirent tout caractère guerrier. Ils devinrent les indiens mansos, c’est-à-dire doux, dociles. Les autres devinrent les indios bravos, c’est-à-dire les féroces, les indomptés : c’est nous, les aïmara et d’autres tribus jusqu’aux Araucans. Partout chez eux vous trouverez notre esprit guerrier. Je suis le chef de tous. Mon autorité s’étend depuis Panama jusqu’à la Patagonie en obliquant ensuite depuis le Grand Chaco jusqu’aux confins de la Colombie et du Venezuela. Je commande à des millions de guerriers. Un signe de moi déchaînerait la guerre la plus meurtrière des temps modernes. Bref, nous reculâmes au delà des Andes vers la forêt vierge. Mes parents se fixèrent dans le bassin de l’Amazone sillonné de fleuves, nous opposions des barrières naturelles aux envahisseurs.

D’autres passèrent de l’autre côté du grand fleuve. Jusqu’en 1821 nous vécûmes tant soit peu tranquilles. L’Espagne régnait en maître. Vint la période d’émancipation des républiques sud-américaines.

Il fallut fixer les frontières des divers états. Jusqu’il y a une dizaine d’années une grande partie du territoire resta sans délimitation. Depuis lors le Brésil, le Pérou et la Bolivie ont nommé des commissions pour fixer les limites du territoire contesté. Elles ne sont pas d’accord mais sont près de l’être. Eh bien, moi Atahualpa II, je ne veux pas qu’on dispose ainsi de mes domaines ! Je veux rester libre, maître de mes destinées ! Je n’inquiète personne, moi ! On ignore même l’existence de mon vaste empire ! Qu’on me laisse tranquille, c’est tout ce que je demande.

Mais, hélas, je crains bien que je devrai lutter ! Ceux qui, après avoir fait verser à Atahualpa une rançon d’or, l’assassinèrent, sont toujours là ! Eux ou leurs descendants. C’est toujours la même horde hypocrite qui, au nom de la civilisation, empiète sur les faibles qu’ils soient noirs, rouges ou jaunes, c’est-à-dire africains, sud-américains ou chinois.

Vous connaissez donc mes desseins, ajouta-t-il ensuite. Eh bien, je vais vous indiquer ma puissance. Je peux mobiliser, c’est-à-dire mettre sur pied de guerre deux millions de guerriers armés de flèches empoisonnées.

Tout homme touché est un homme mort.

Ce ne sont pas les munitions qui manqueront à ceux-là, car pour tirer il faut viser et neuf fois sur dix ils toucheront leur but. Je dispose en outre d’un trésor de guerre de 100.000 kilos d’or soit au bas mot 250 millions de francs. Si je vous ai fait venir c’est parce que je veux avoir près de moi un technicien au courant des nouvelles inventions. La télégraphie sans fil m’intéresse car c’est la seule employée dans ces vastes régions de forêts impénétrables. Par elle je serai au courant des intentions de mes ennemis sans qu’ils sachent mon existence.

Le bateau à moteur électrique est destiné à communiquer rapidement avec mes sujets.

— Mais avez-vous une communication directe avec l’Océan ? demanda Lucien.

— Oui, nous l’avons. Avec l’Amazone et avec l’Atlantique.

— Comment ! s’exclama Lucien, vous avez dit avec l’Atlantique ?

— Évidemment, dit l’inca, par le fleuve Paraguay, le Maldonado, le rio de la Plata et encore bien d’autres. Tous ces fleuves sont navigables pour nos indiens. Quant à l’Amazone nous y communiquons par un fleuve qui passe à deux lieues d’ici et qui se déverse dans le Javari. Mais nous pouvons y communiquer aussi par le Madré de Dios, le Madeira, le Tocantines et bien d’autres non connus des géographes.

— Comment ferez-vous pour amener le bateau et l’Antenne qui se trouvent à Iquitos ? demanda Lucien.

— Vous le verrez bien, puisque vous accompagnerez Don Manuel. Mais auparavant vous allez me jurer sur votre Dieu que jamais vous ne parlerez à âme qui vive de l’existence de cet empire.

— Je vous le jure, dit Lucien en étendant la main.

— C’est bien, dit l’inca. Mais sachez que si vous faites un faux serment vous payeriez de votre vie ce parjure.

— Vous pouvez être tranquille dit Lucien. Je vous serai dévoué pour la vie.

— Moi, de mon côté je ferai de vous mon bras droit. Si vous êtes ambitieux vous deviendrez un puissant de la terre. Laissez-moi vous présenter ma famille à présent. Et se levant il conduisit Lucien vers une porte qu’il poussa.

Plusieurs salles vides furent traversées puis ils se trouvèrent dans une cour. Au fond un grillage et une sentinelle. À la vue du monarque celle-ci se prosterna et ensuite ouvrit la grille.

Deux bambins accoururent au devant de l’inca. Mon fils Manco Capac et ma fille Huscavina dit-il à Lucien. Les enfants prirent chacun une main du père puis continuèrent leur route avec lui.

Poussant une porte, les deux hommes se trouvèrent dans une salle presque vide. Pour tout ornement il y avait des nattes sur le sol. Plusieurs femmes étaient assises par terre. Voici, dit-il, mon épouse Mayac et ses sœurs. Lucien s’inclina devant l’impératrice qui lui tendit la main. Il déposa un baiser sur le bout des doigts. Soyez le bienvenu, dit Mayac, dans l’empire du Soleil. Cela vous étonne qu’elle parle l’espagnol ? dit l’inca. Elle a été à l’école des sœurs à Puno. Après quelques mots d’amabilité les deux hommes quittèrent les dames.

— Maintenant je vais vous conduire à votre appartement. Traversant de nouveau la cour ils se dirigèrent vers l’angle opposé.

Une sentinelle montait la garde à la porte. Après les habituels signes de respect il s’effaça devant les deux hommes. Là tout était moderne : un lit anglais, un lavabo avec son nécessaire de toilette. Un bureau, des fauteuils, un water-closet masqué par un rideau, une baignoire à chauffe-bain au bois, en un mot, tout le confort moderne.

— Cette chambre avait été aménagée pour moi mais je ne m’en suis jamais servi dit Atahualpa II. Voici même le célèbre tableau « La Mort de Atahualpa » que j’ai fait racheter dans une vente à l’hôtel Drouot à Paris. Comme je crois que vous êtes fumeur, je vais faire venir quelques caisses de cigares à votre intention.

Maintenant je vais vous laisser. Quand le souper sera prêt je vous ferai appeler. Après avoir serré la main de Lucien il s’en alla. Une fois seul, celui-ci se mit à rêver à sa situation.

Jusqu’à présent tout allait selon ses désirs et il se trouvait très heureux. Pas tout à fait cependant : il y avait une ombre au tableau : l’image de Linda, cette adorable jeune fille.

S’il se prenait à l’aimer et si elle ne répondait pas à sa flamme ?

Il serait alors l’être le plus malheureux de la terre. Par contre s’il parvenait à se faire aimer et que l’inca désapprouvât leur amour qu’adviendrait-il ?

Tout en rêvant ainsi, arriva l’heure du souper. Un indien vint lui faire comprendre par signes de le suivre.

Peu après il était dans la salle à manger ; le repas se composait de riz entier, bouilli au bain-marie, de poitrail de mouton braisé et de quelques pâtisseries, de la chicha et du maté à volonté.

Après le repas il se retira dans sa chambre.

La nuit était venue entretemps. Soudain dans la solitude il perçut des sons bizarres qui provenaient du quartier des femmes. Une musique lugubre produite par le souffle d’un être humain dans des instruments en terre, coupa le silence de la nuit.

Puis des chants de femmes, des plaintes plutôt, accompagnèrent la musique ; Lucien se rappela soudain ce que c’était : « Les yarabies », chansons des anciens indiens où l’âme exhale sa douleur au souvenir du passé, de sa grandeur, puis de sa décadence. Elles se lèguent de père en fils comme une tradition. À ce moment la voix de Linda s’élevait cristalline, dans la quiétude de la nuit. Elle aime donc ce peuple ? se demanda Lucien. Moi aussi je l’aime et tant que je vivrai je me dévouerai pour sa cause ! Peu après les chants cessaient. Éteignant sa bougie il entra dans son lit.

Le lendemain matin ce fut Don Manuel qui vint le voir.

— Nous partons après-demain pour Iquitos lui dit celui-ci.

— Comme vous voudrez, répondit Lucien.

Les deux jours se passèrent sans incident. Il avait pu causer seul avec Linda et remarquer qu’il ne lui était pas indifférent. Quand il lui annonça son départ pour Iquitos elle dit vivement : « Vous reviendrez tout de même ? »

— Oui, dit Lucien, dans quelques mois.

— Oh, alors je suis contente ! Je prierai Dieu que vous reveniez vite.

— Quel Dieu ? demanda Lucien, le vôtre ou celui de votre père ?

— Mais le mien, naturellement puisque je suis chrétienne comme vous. Eux, ils adorent le soleil mais ne lui attribuent pas une personification humaine comme nous le faisons de Jésus-Christ.

— Et qui vous a appris cela ? demanda Lucien.

— L’épouse de l’inca qui fut élevée par les sœurs. Elle aime les chrétiens mais il lui est défendu de changer de religion car elle représente, avec l’inca, la puissance spirituelle du Soleil comme les papes.

— Et vous aimez ce pays ? demanda Lucien.

— Naturellement, répondit Linda, puisque je n’en ai jamais connu d’autres.

— Est-ce que vous désireriez en connaître ?

— Avec vous bien, dit Linda.

— N’avez-vous pas de jeunes gens qui vous font la cour ?

— Impossible, personne ne pénètre au Palais et encore moins chez les femmes. Puis je ne peux contracter d’union avec aucun, à moins d’abjurer ma religion. Mais avec vous je peux m’unir.

— Mais pour vous unir il faut aimer un être ; m’aimez-vous ?

— Je ne sais pas ce que c’est qu’aimer, mais si vous deviez partir sans revenir j’en mourrai.

— C’est Dieu qui vous envoie vers moi, j’en suis sûre

— Et moi aussi je t’aime ma Linda, dit Lucien, mais ton père que dira-t-il de cela ? Je n’en sais rien dit Linda, mais quelle importance cela peut-il y avoir ? Ici toutes les femmes sont libres de s’unir avec qui leur plaît.

À mon retour d’Iquitos je causerai avec ton père dit Lucien. En attendant me permets-tu de t’embrasser ?

— Pourquoi pas ? dit Linda en présentant son front où Lucien déposa un long baiser. Et moi, est-ce que je ne peux pas t’embrasser ? demanda Linda à son tour ; Lucien lui ouvrit les bras, Linda s’y jeta et déposa un baiser sur chaque joue de Lucien, Ensuite elle s’en alla.

Quelle candeur ! pensa le monteur, mais ce serait un crime de ma part d’abuser de son innocence !

Le lendemain matin il partait avec Don Manuel, par eau, dans une confortable pirogue à double fond pour y passer les nuits. Vingt rameurs se relayaient à tour de rôle. La nuit ils campaient sur la rive sauf deux qui veillaient sur le sommeil des maîtres.

— Est-ce que les fauves ne les assaillent pas ? demanda Lucien.

— Don Manuel se mit à rire. Ah oui, les jaguars, les pumas ? De la légende, mon ami. À peine ils vous voient, ils se sauvent à toutes jambes.

Le vrai péril est dans l’eau. Les caïmans auraient vite fait de vous dévorer. Quand nous reviendrons vous pourrez constater par vous-même dans les forêts près de Cuzco que les fauves n’attaquent jamais.

— Et les serpents ? demanda Lucien.

— Je ne crains que la vipère dit le cacique. Sa morsure est presque toujours mortelle. Si le cas arrivait avec vous il faudrait arrêter aussitôt la circulation du sang en liant fortement le membre. Ensuite faire jaillir le sang empoisonné et cautériser la plaie avec du nitrate d’argent. Don Manuel tira un cigare et en offrit un à Lucien.

— Dans combien de jours serons-nous à Iquitos ? demanda le monteur.

— Dans un mois environ, répondit le cacique.

— C’est donc si loin que cela ?

— On voit bien que vous êtes un européen, dit Don Manuel en riant. Habitués aux chemins de fer, aux bateaux rapides, vous ne vous rendez pas compte du temps qu’il faut pour aller à pied ou à la rame. Ensuite nous nous reposons la nuit. Croyez bien que si nous y sommes dans un mois nous aurons bien marché. Le reste du voyage se passa ainsi en conversations. Trente cinq jours après le départ de Cuzco, la troupe atteignit le port d’Iquitos.

Don Manuel et Lucien allèrent chez le correspondant de Petitjean qui leur livra le bateau et le chargement.

Aussitôt les hommes de la pirogue en prirent possession et attachèrent leur bateau à l’arrière.

Il fut convenu qu’on partirait le lendemain après avoir fait les provisions de bouche pour le retour.

Comme l’aménagement intérieur ne comportait que six cabines, les indiens coucheraient sur le pont avec le matériel du sans fil et le bazout.

Don Manuel alla faire ses emplettes et Lucien resta à bord avec les autres.

Le lendemain, à l’aube, le canot électrique quittait le port conduit par Lucien. La même journée il pénétrait dans le Javari. Il remonta celui-ci pendant quatre jours sans difficulté, mais le cinquième il trouva sa route barrée par des troncs d’arbres et des rochers de chaque côté de la rive. Il en fit part à Don Manuel.

— Nous ne pourrons jamais passer lui dit-il.

— Vous croyez ? dit le cacique qui parla ensuite à ses hommes. Peu-après la pirogue se dirigeait vers la rive. Comme le bateau était arrêté, Lucien se trouvait sur le pont. Dès que les indiens du bateau accostèrent, une multitude d’autres surgirent des fourrés, armés de leur arc. Probablement un mot de passe fut prononcé car ils commencèrent à pousser des exclamations joyeuses. Quelques minutes après, Lucien voyait les rochers s’écarter vers la rive et laisser un passage de six mètres au moins.

— Vous pouvez passer maintenant, dit le cacique. Comme vous voyez nous sommes maîtres de laisser passer qui nous voulons. Ces rochers sont reliés par un cable d’acier à une installation à terre. Quelques tours de manivelle et ils bougent. Après le passage du bateau, Lucien se retourna ; les rochers étaient de nouveau à leur place.

Avant de pénétrer dans le fleuve sans nom, qui conduisait à Cuzco, le même manège se produisit ; chaque fois les indiens du bord en étaient quittes pour aller et venir.

Dix jours après le départ d’Iquitos ils étaient à destination.

L’inca, son épouse, ses sœurs, Linda attendaient à l’arrivée. Tous montèrent à bord, Lucien leur fit faire quelques tours à pleine vitesse ce qui les émerveilla.

Ensuite ils repartirent vers le palais royal assis dans les chaises à porteurs qui les avaient amenés. Lucien et Don Manuel rentrèrent à pied.

Le lendemain commença le déchargement. Huit jours après tout était rendu au sommet d’une montagne de 400 mètres de haut qui dominait Cuzco. Lucien avait pu trouver une vingtaine de forgerons pour l’aider à boulonner la carcasse. Puis il fit faire des échafaudages qui serviraient à monter les pièces. Il eut la chance de trouver un outillage complet de montage au Palais. Après que les fondations de ciment furent faites et que le niveau fut exactement parallèle, commença le montage de l’antenne.

Il dura trois mois. Ensuite Lucien fit adapter par l’intérieur de la carcasse un treuil au sommet de l’antenne, qui permettrait à l’opérateur de monter assis dans un baquet. Deux hommes, en bas, tourneraient la manivelle. Dès que tout fut terminé il demanda à l’inca s’il voulait l’inaugurer. Avec plaisir, dit le monarque. Le lendemain matin il se trouvait au pied de la tour. Prenant place dans le baquet il se fit hisser. Dès qu’il fut au dessus, Lucien monta à son tour. Ensemble ils entrèrent dans le réduit aux appareils. Juste à ce moment le bruit habituel produit par l’impression des ondes se fit entendre.

— Voyons dit Atahualpa II ce que l’on dit. Lucien s’approcha puis commença à déchiffrer :

Rio de Janeiro… À Son Excellence le Président de la République du Pérou, le Président de la République des États-Unis du Brésil. Suis heureux annoncer signature protocole de délimitation territoire contesté par plénipotentiaires. Salut et prospérité. Fonseca.

— C’est très intéressant celà, dit l’inca.

— Attendons un peu dit Lucien, peut-être que d’autres dépêches vont suivre.

Effectivement cinq minutes après, une autre dépêche était captée. Elle était libellée ainsi :

À son Excellence le Ministre des Relations Extérieures du Pérou. Accord relatif au territoire contesté vient d’être signé. Brésil obtient jusqu’au Javari mais eaux fleuve restent péruviennes avec juridiction deux rives. Jusqu’à deux kilomètres rivage territoire Acre devient péruvien avec promesse d’interdiction absolue d’armes par Manaos. Bolivie obtient depuis rives Titicaca jusqu’au Madre de Dios avec juridiction deux rives jusque dix kilomètres rivage. Obtenons comme compensation abolition droits sur caoutchouc péruvien à l’embarquement Para. Cisneros.

— Me voilà fixé, dit l’inca. Comme je comprends c’est le Pérou qui est le dindon de la farce. On lui donne un territoire en pleine effervescence qui vient de proclamer son indépendance et dont les produits ne peuvent sortir que par le Brésil. L’abolition des droits d’exportation est un mirage car tout le caoutchouc du Pérou passe par les mains et les ports des Brésiliens.

La Bolivie obtient plus qu’elle ne demandait mais c’est tout aussi illusoire car elle n’a pas d’issue vers la mer. Mais tout cela à mon détriment. Eh bien ! nous verrons bien si cela se passera ainsi. Descendons. Peu après les deux hommes se trouvaient au Palais.

— Mon ami, dit l’inca, puis-je compter absolument sur vous ?

— Vous le pouvez dit Lucien.

Le salut de mon empire dépend de vous à cette heure. Si vous me servez fidèlement vous aurez de moi tout ce que vous voudrez.

— Si je vous faisais une demande qui ne vous agréerait pas, vous formaliseriez-vous ? demanda Lucien.

— J’accepterai ou refuserai, selon le cas, mais je ne me formaliserai pas. De quoi s’agit-il ?

— De votre fille Linda. Je l’aime et ne lui suis pas indifférent.

— Vous voudriez vous unir à elle ? demanda le monarque.

— Oui si vous consentez, je vous serai dévoué jusqu’à la mort.

— J’accepte, dit l’inca. Je vous la donne et y ajoute un apanage de deux cents kilos d’or par an soit environ 500.000 francs annuels.

— Merci, grand monarque, s’écria Lucien en lui embrassant les deux mains avec effusion.

— Quand vous serez mon gendre, aimerez-vous plus l’empire du Soleil ? demanda Atahualpa II.

— Je l’ai toujours aimé, dit Lucien mais à présent il devient ma patrie d’adoption. Je vous jure que moi vivant, jamais l’envahisseur ne foulera ses domaines !

— Fut-ce même par l’air je le vaincrai, je vous le promets.

— Qu’entendez-vous par l’air ? demanda l’inca.

— Je veux dire qu’il existe maintenant des aéroplanes et des dirigeables qui lancent des bombes et détruisent des bâtiments et des êtres humains.

C’est là le seul point vulnérable de l’empire car par terre il est imbattable. Mais il y a aussi des canons spéciaux pour combattre la flotte aérienne.

— Que me conseillez-vous ? demanda Atahualpa II. Parlez franchement.

— Il faut tout d’abord de l’argent, beaucoup d’argent. Je vous conseille de transporter votre trésor de guerre aux États-Unis ou en Europe. Avec le canot électrique nous pouvons arriver à transporter les cent tonnes qu’il représente. Ensuite nous sommerons les pays voisins d’avoir à reconnaître l’empire du Soleil.

S’ils n’acceptent pas leur déclarer la guerre.

— C’est mon avis aussi dit Atahualpa II. Mais pour amener les canons spéciaux contre les aéroplanes comment ferons-nous ?

— Nous affréterons des voiliers qui les laisseront dans un endroit de la côte convenu d’avance. Puis j’engagerai un peu partout des mercenaires. Il se trouve toujours par le monde des gens épris d’aventures guerrières qui s’enrôleront à notre secours. Ce seront les instructeurs de vos guerriers.

— Votre plan n’est pas mauvais, dit l’inca. Je vais convoquer le Conseil des Anciens pour qu’ils me donnent leur avis là-dessus.

Maintenant parlons de vous et de Linda. Comment comptez-vous vous unir ? Est-ce un mariage religieux que vous désirez, ou bien fort de mon pouvoir sur tous les sujets de mon empire voulez-vous que je vous unisse ?

— Ce sera Linda qui décidera, répondit Lucien.

Le monarque la fit appeler.

— Linda, demanda le père, dès qu’elle arriva, aimes-tu Lucien ?

— Oui, père, répondit celle-ci.

— Et tu consens à être son épouse ?

— Oui, père.

— Comment veux-tu être unie à lui ? Par un prêtre de ta religion, ou par moi ?

— Je consens à être unie par vous, quitte à faire régulariser cela par un religieux si jamais il en vient un ici.

— En ce cas-là, dit Atahualpa II, à partir de cet instant tu es l’épouse de Lucien Rondia ici présent. Les deux nouveaux époux se jetèrent dans les bras l’un de l’autre.

— À mon tour je vais vous embrasser, car vous êtes à présent mes deux enfants, dit l’inca. Et ouvrant ses bras il les embrassa à tour de rôle.

— Vous habiterez provisoirement l’appartement de Lucien et mangerez à ma table. Ensuite vous habiterez une autre partie du Palais que je ferai aménager à votre intention. Maintenant vous pouvez vous retirer car j’ai des affaires importantes à traiter.

Les deux jeunes gens se rendirent l’un chez lui et l’autre annoncer à l’Impératrice et à ses sœurs son union avec Lucien. Le soir, après le souper, elles vinrent chez le monteur lui amener son épouse selon le rite indien. L’inca les accompagnait.

— Lucien, lui dit-il, le Conseil des Anciens est tout à fait de ton avis. Et maintenant je viens prendre congé de toi et de ma fille. Adieu Linda, Adieu Lucien.

Sur ces mots tous s’éclipsèrent laissant seuls les nouveaux époux. Lucien prit Linda par la taille et la fit asseoir sur un sofa à côté de lui.

— Ainsi, dit-il, tu es bien à moi, ma Linda adorée ?

— Oui, mon héros, répondit celle-ci. Je suis heureuse de pouvoir désormais ne vivre que pour toi. Dieu a voulu écouter ma prière. Quand le soir vient sur la ville endormie, que les yarabies lancent vers le tout Puissant leurs tristes mélopées, j’y ajoutais en moi-même une ardente prière pour qu’il m’envoyât le compagnon rêvé.

Il m’a écouté car tu es venu !

— Ainsi tu crois que c’est Dieu qui m’a envoyé vers toi ? demanda Lucien

— Oui, répondit Linda. Je vois, ton image encadrée d’une auréole comme devait avoir le Christ sur terre. Tu es l’apôtre choisi par lui pour aider à l’émancipation de la race indienne, de la terre de mes ancêtres !

— Laisse celà pour aujourd’hui, ma jolie, répondit Lucien. L’avenir se présente sombre, menaçant pour l’empire du Soleil mais, moi vivant il vaincra, j’en suis certain.

Linda prit la tête de Lucien et déposa un long baiser sur son front.

— Oui, tu vaincras, dit-elle, car tu es immortel ! Mais je serai à tes côté partout où il y aura du danger. À ce moment retentirent les accents féminins venant du Palais des femmes. Linda ne put résister à la tentation. À son tour elle commença à chanter. Lucien lui, rêvait. Par quels desseins secrets de la Providence était-il arrivé ici dans ce pays inconnu pour être le sauveur d’une race, trouver en même temps l’amour, la fortune et la gloire ?

Serait-ce donc vrai, comme Linda l’affirmait, qu’il était l’envoyé de Dieu, nouveau Messie en ces pays lointains ? La musique cessa. Lucien à son tour prit son violon et commença à jouer une sonate à Beethoven.

— Oh, comme c’est beau dit Linda. Je n’ai jamais entendu une musique pareille. Les anges au Ciel doivent sûrement jouer de cet instrument.

— Non, dit Lucien, beaucoup d’hommes et même des femmes en jouent dans mon pays.

— Tu me l’apprendras, dis mon bien-aimé ?

— Avec plaisir, ma jolie. Lucien joua encore quelques airs. La nuit se passa ainsi jusqu’à ce que finalement les deux jeunes époux sentirent le sommeil les gagner. Linda souffla la bougie puis se dévêtit. Lucien en fit de même. Peu après, ils dormaient.

Quinze jours après son mariage Lucien, Linda et Don Manuel partaient dans le canot électrique pour Iquitos avec le trésor de guerre. Vingt guerriers des plus fidèles les accompagnaient. Ils avaient ordre tout d’abord de mettre le trésor en sûreté. Ensuite de lancer par le sans fil d’Iquitos, la déclaration d’Atahualpa II au monde civilisé quant à l’existence de son empire et ses désirs. Dès leur arrivée ils choisirent une maison se prêtant à leurs desseins. Là, dans la cave ils enfouirent une partie de l’or, n’en conservant qu’une quantité équivalente à 25 millions de francs pour les premiers frais. Puis Lucien et Don Manuel allèrent au bureau du télégraphe et examinèrent les lieux.

— Ce soir, dit Lucien, nous pénétrerons de force ici et baillonnerons le télégraphiste. Puis vous ferez le simulacre d’un vol. Pendant ce temps moi j’opérerai.

Tout se passa comme Lucien l’avait prévu et à 10 heures du soir, il lançait les dépêches suivantes :

Au monde civilisé. Moi, Atahualpa II, inca de l’empire du Soleil, descendant direct de Atahualpa, dernier inca du Pérou, fais savoir que mon empire comprend les territoires suivants : Toutes les contrées comprises entre la Cordillère des Andes et leurs ramifications au Brésil connues sous le nom de Sierra. Au nord sa frontière comprend tout le territoire en deçà du Maragnon et de l’Amazone. Au sud ses limites sont l’Océan Atlantique et le Pacifique jusqu’au détroit de Magellan. La Patagonie et l’Araucanie m’appartiennent y compris Puntas Arenas. Je donne un délai d’un an aux pays occupants pour les évacuer et me reconnaître comme souverain de ceux-ci.

Ensuite il lança les autres dépêches.

« Gobierno, Lima. Suite à ma dépêche fais savoir que consens en cas de reconnaissance immédiate à reculer mes frontières jusqu’au Jurua au Nord et Titicaca au Sud. En cas conflit avec A. B. C. devrez garantir neutralité bienveillante avec passage matériel guerre par Molledo. Cas désireriez attaquer Chili revendiquant provinces perdues en 1880 mets deux cents mille guerriers à votre disposition et cent millions comme prêt immédiat. Atahualpa II. Réponse par sans fil à Puno où ferai prendre dans quelques jours ».

La suivante était libellée ainsi :

Gobierno, La Paz. Suite dépêche précédente si consentez passage territoire bolivien pour attaquer Chili consens reculer frontières jusqu’au Madre de Dios. Cas voudriez attaquer Chili aiderai avec cinq cents mille guerriers pour obtention port Antofagasta sur Pacifique ou autre que choisiriez. Aide financière inconditionnelle. Réponse par sans fil à Puno où ferai prendre dans quelques jours ! Atahualpa II ».

La quatrième dépêche lancée fut :

Gobierno, Asuncion. (Paraguay) Si reconnaissez de suite et consentez passage matériel guerre par le Maldonado ferai prêt cinquante millions.

Cas désireriez attaquer Brésil revendiquant Matto Grosso mets trois cents mille guerriers à disposition. Réponse par sans fil à Puno où ferai prendre sous peu. Atahualpa II.

Ces opérations avaient pris un certain temps. Dès qu’il acheva Lucien se tourna vers Don Manuel et lui demanda d’amener l’employé du télégraphe.

— Monsieur, dit-il, vous êtes marié ?

— Non, dit l’employé, je suis célibataire. Je proviens de Lima où j’ai quelques parents éloignés.

— Vous-êtes donc libre de vos destinées ? demanda Lucien.

— Absolument répondit l’employé.

— Êtes-vous patriote ? Aimez-vous votre pays ?

— Comme de juste, fut la réponse, sinon je ne remplirais pas le poste que j’occupe.

— Eh bien, monsieur ce que nous venons de faire, est dans un but patriotique. C’est l’avenir d’une race qui est en jeu.

Voulez-vous être des nôtres ? Que devrai-je faire pour celà ? demanda l’employé. Nous mettre au courant de toutes les dépêches importantes qui passeront par votre fil.

Vous-êtes libre d’ébruiter l’attentat ou de vous taire s’il y a possibilité. Voici toujours 5000 francs (200 livres sterling) pour le cas où l’on vous inquiéterait.

En cas de danger lancez votre appel par sans fil nous viendrons à votre secours. De toutes façons si vous devriez fuir, une pirogue avec un soleil peint à l’avant attendra dans le port d’Iquitos jour et nuit et vous mettra en sûreté.

— J’accepte dit l’employé. Vous aurez la copie des dépêches qui passeront par ici. Vous pourrez les faire prendre quand vous voudrez.

Les hommes s’éloignèrent du bureau du télégraphe.

Le lendemain matin Don Manuel parvint à vendre sur place aux principaux négociants pour dix millions de francs de pépites d’or. Elles furent payées en traites sur l’Europe et les États-Unis pour les neuf dixièmes. Le restant en espèces.

— Il nous faudrait aller à Manaos vendre le reste, dit le cacique à Lucien. Prenons assez pour faire quarante millions encore dit ce dernier. Le lendemain matin ils quittèrent Iquitos accompagnés de Linda. En deux jours ils atteignirent Manaos car ils descendaient l’Amazone. Ils parvinrent à réaliser leurs quarante millions d’or ; au prix cédé le bénéfice était appréciable. Comme à Iquitos, ils furent réglés, un dixième en espèces, le reste en traites à vue sur les principales banques d’Europe et des États-Unis. À leur retour à Iquitos ils firent prendre la copie des dépêches passées par le sans fil. Il y en avait plusieurs. De leur contenu il s’en déduisait que l’A. B. C. c’est-à-dire l’Argentine, le Brésil et le Chili s’étaient mis d’accord pour opposer une résistance à outrance aux revendications d’Atahualpa II. Mais les trois pays dédaignaient d’y faire une réponse directe et attendraient son attaque avant d’y riposter. Du Pérou, de la Bolivie et du Paraguay on demandait une réunion de plénipotentiaires à Puno pour causer.

— Retournons à Cuzco, dit Lucien, nous discuterons cela là-bas avec l’inca. Après avoir laissé quinze hommes armés pour la garde du trésor ils se mirent en route pour Cuzco. Dès leur arrivée ils informèrent l’inca du résultat de leurs démarches.

— La guerre est inévitable, dit Lucien. Voyons maintenant comment nous allons nous y prendre pour vaincre.

Commençons par les pays amis. Il est probable que le Pérou, la Bolivie et le Paraguay marcheront pour nous. Les avantages que nous en tirerons sont : deux issues directes à la mer. Celle de l’Atlantique pour l’Europe et celle du Pacifique pour les États-Unis et le Japon. En outre ces pays obligeront le Chili à distraire 75 pour cent de son armée pour se défendre contre eux. Ce dernier pays aura donc besoin de l’aide de l’Argentine. Il faut à tout prix empêcher leur jonction. Commençons par faire détruire la ligne de chemin de fer qui les relie à travers les Andes ainsi que tous les ouvrages d’art. Soulevons la Patagonie et l’Araucanie. Empêchons tout secours par mer en plaçant des mines dans le détroit de Magellan. Il leur restera la voie du canal de Panama mais outre que les États-Unis peuvent interdire le passage de celui-ci aux navires de guerre étrangers, nous avons le Pérou qui possède une flotte de sous-marins respectable.

L’Argentine et le Chili peuvent être tenus en respect avec le quart de nos effectifs. Le Brésil peut lancer sur nous, peut-être un demi-million d’hommes, mais le Paraguay l’obligera à immobiliser au moins 125.000 de ceux-ci. Sa flotte ne lui servira de rien puisqu’à part l’Amazone aucun fleuve n’est accessible à des tonnages si grands.

Il n’aura que la ressource de l’air. Le pays de Santos Dumont est redoutable sous ce rapport mais le Pérou qui fut la patrie des aviateurs, Chavez le vainqueur des Alpes et Bielovucie, n’est pas à dédaigner non plus.

Nous devons donc nous garantir des attaques de l’air par le placement de canons spéciaux en haut des montagnes et dans les endroits dangereux.

À mon avis Don Manuel devrait partir pour le Japon. Là il pourra recruter des instructeurs pour nos indiens et des cadres d’officiers pour les commander.

Je propose de lui donner 25 millions pour l’achat de matériel, les frais de recrutement et autres. La meilleure voie pour lui sera l’Amazone jusqu’au Para. De là jusqu’à la Nouvelle Orléans, San Francisco et Yokohama.

Moi, je partirai vers l’Europe faire les achats de matériel nécessaire. Je prendrai les autres 25 millions. Le reste du trésor pourra être distribué entre le Pérou, la Bolivie et le Paraguay. Comme ils ont l’étalon d’or ils frapperont eux-mêmes la monnaie sans vendre à perte les pépites d’or. Passons maintenant à la guerre économique. Le Brésil en dehors du café, tire ses ressources des droits d’exportation sur le caoutchouc provenant des échanges avec les indiens. Ses récoltes de café, ses stocks de celui-ci sont gagés depuis longtemps quand il voulut stabiliser les cours en réglant l’exportation. Je propose donc d’interdire à tous nos sujets de vendre quoi que ce soit aux négociants et d’exporter tout par le Pérou, bien entendu si ce pays nous est favorable sinon par le Paraguay ou par le Sud.

De même pour l’Argentine. Tous les pâturages doivent être dévastés, les troupeaux dispersés, les récoltes du Chili détruites en soulevant en masse les travailleurs presque tous indiens.

En outre et pour nous créer de nouvelles ressources, je propose d’interdire que l’or charrié par les rivières soit vendu. Il faut le centraliser ici et constituer un nouveau trésor de guerre. Étant donné que nous pouvons lutter des années et que nos ennemis sont des pays neufs, sans richesse personnelle, nous les vaincrons à la longue.

— Je vais de nouveau convoquer le Conseil des Anciens, dit l’inca, je lui soumettrai tes propositions, mon fils. Je te dirai sa réponse aussitôt.

Les assistants sortirent. Atahualpa II resta seul. Peu après il faisait mander les membres du Conseil auxquels il soumit les propositions de Lucien. Elles furent acceptées d’enthousiasme.

Le lendemain matin Lucien et Linda accompagnés de Don Manuel partaient pour Puno. Ils y trouvèrent les délégués Péruviens, Boliviens et du Paraguay, en l’espèce le plénipotentiaire de ce pays à La Paz.

Après plusieurs entrevues un protocole fut signé qui donnait pleine satisfaction aux contractants. Les trois pays consentaient à faire cause commune avec l’inca. Dès que tous se quittèrent Don Manuel et sa suite retournèrent à Cuzco. Quelques jours après ils en repartaient pour Iquitos où ils s’embarquaient l’un pour le Para et le Japon, les deux autres pour l’Europe. Ils firent route commune vers le Brésil, puis le cacique changea de bateau. Les jeunes époux continuèrent leur route vers Lisbonne. Quant au trésor de guerre il retourna à Cuzco avec le télégraphiste du sans fil qui avait fini par se décider à y aller.

Aussitôt arrivés à Lisbonne, Lucien alla encaisser les chèques qu’il avait sur cette place. Ensuite il alla à Paris et à Londres toucher le restant. Quand tout fut liquidé il déposa le montant dans une banque de Bruxelles puis se rendit à Liège et un beau matin il se présenta chez son ami Jules à Wandre. Les Renkin habitaient toujours la même maison mais deux bébés étaient nés depuis le départ de Lucien. Leur joie fut immense en voyant Lucien.

— Comme tu es changé ! dit Jules, tu es devenu un autre homme, à ton avantage bien entendu.

Julie ne pouvait détacher ses yeux de Linda.

— Et vous avez trouvé cette jolie fille dans les pays sauvages ? demanda-t-elle.

— Oui, répondit Lucien, c’est la fille d’un des plus puissants monarques de la terre.

— Et que comptes-tu faire à présent ? demanda Jules.

— Mon ami, dit Lucien, je suis chargé d’une haute mission. Quand j’aurai fini je retournerai de nouveau dans mon pays d’adoption, peut-être pour toujours. Les jeunes époux restèrent toute la journée chez Jules puis le soir ils emmenèrent leurs amis à l’hôtel où ils étaient descendus. En les quittant Lucien leur dit : Liège sera mon quartier-général pendant plusieurs mois, sauf quand je devrai me déplacer pour quelques jours.

Peu de temps après il avait passé ses commandes un peu partout. 50.000 Mauser, dix millions de cartouches, mille mitrailleuses Wordenfeldt, chez Cockerill, avec les munitions. Il y en avait pour une vingtaine de millions. Ensuite il alla en Norvège où il parvint à acheter un vapeur pour un million de francs.

Par des annonces et agences il était parvenu à recruter un peu partout 400 aventuriers, anciens officiers la plupart, qui ne demandaient pas mieux que de sortir de la médiocrité où ils végétaient.

Dès que tout fut prêt il fit adresser le matériel à Ostende où le vapeur se trouvait. Comme les fabriques tout en sachant que c’était pour un pays d’outremer, savaient aussi que le matériel devait passer clandestinement, l’emballage fut fait de façon qu’on ignorât le contenu.

Il fut donc embarqué sans difficulté. Dès qu’il fut chargé le vapeur avec sa cargaison fila vers le Cap Horn ; Lucien comptait débarquer là, dans une anse déserte et remonter ensuite par terre ou le laisser sur place pour commencer les opérations en envahissant aussitôt le territoire qui sépare l’Argentine du Chili.

Il savait que de presque tous les indiens de l’empire du Soleil c’étaient les Araucans les plus intrépides.

Il s’aboucha avec le chef de la tribu et par l’entremise de Linda, il parvint à lui expliquer ce qu’il voulait. Celui-ci lui assura qu’endéans une quinzaine de jours il aurait pu concentrer cinquante mille guerriers qui commenceraient aussitôt l’instruction.

Laissant-là 200 mitrailleuses avec leurs munitions correspondantes ainsi que 40.000 fusils, il se dirigea vers Cuzco par voie de terre. Il avait laissé au préalable quatre millions de francs, suffisant pour une année de solde et frais des instructeurs. Il avait en outre fait monter une installation de télégraphie sans fil avec antenne de 200 mètres comme à Cuzco.

En cours de voyage il avait composé un code pour correspondre. Sous un aspect commercial il pouvait donner ou recevoir des nouvelles des opérations futures sans les dévoiler à autrui. Deux mois après il parvint à Cuzco avec vingt instructeurs des plus capables qu’il avait emmenés avec lui. L’inca lui annonça que Don Manuel de son côté avait engagé au Japon 200 officiers et 800 sous-officiers qui arriveraient sous peu à Mollendo avec 500 canons à tir rapide et leurs munitions correspondantes. En outre il avait remis au gouvernement péruvien les 100 millions promis, ainsi que les 50 à la Bolivie et les autres 50 au Paraguay.

Ces pays en avaient profité pour passer des commandes, aux États-Unis, de canons spéciaux, de canons à tir rapide, des fusils, mitrailleuses et munitions. La moitié de ces commandes était destinée à rester dans le pays, l’autre à la disposition de Atahualpa II. Pendant son absence l’inca était parvenu à réunir en outre 250 millions d’or en pépites pour cinquante millions de caoutchouc qui allait partir pour les États-Unis par Mollendo et San Francisco.

Lucien demanda au télégraphiste s’il avait pu capter des nouvelles intéressantes. Celui-ci lui dit que tout ce qu’il savait c’est que l’A. B. C. se préparait à entrer en campagne, après la saison des pluies ; c’est-à-dire dans trois mois. Le plan consistait comme l’avait prévu Lucien à faire la jonction des armées Chilienne et Argentine et de remonter vers le nord.

Le Brésil devait avancer parallèlement par le Matto Grosso pour opérer sa jonction et isoler le Paraguay.

— Avez-vous pu savoir les effectifs qu’ils mettraient en campagne ? demanda Lucien.

— Le Chili mettra 200.000 hommes à la disposition de l’Argentine dont 25.000 de cavalerie, 250 canons et 500 mitrailleuses. Puis il mettra 300.000 contre la Bolivie et le Pérou. L’Argentine enverra 300.000 hommes dont 50.000 de cavalerie, 250 canons et 1000 mitrailleuses vers le Chili. Puis 100.000 hommes et 500 mitrailleuses, sans canons, contre les Araucans. Pas de cavalerie sauf 20.000 bêtes de somme pour les charges et ravitaillement.

Le Brésil mettra 200.000 hommes contre le Paraguay et 800.000 contre l’empire du Soleil qui devront avancer parallèlement du nord au sud à partir de Manaos.

Pas de canons, rien que des mitrailleuses. Deux cents bateaux, torpilleurs et autres assureront le ravitaillement par eau.

— N’ont-ils pas parlé d’aéroplanes et dirigeables ? demanda Lucien.

— Oui, dit le télégraphiste, le Brésil mettra deux dirigeables : le Santos Dumont et le Rio de Janeiro. Puis cent avions. L’Argentine et le Chili pas de dirigeables mais 50 avions chacun.

— Bien, merci, dit Lucien en s’éloignant. Arrivé chez l’inca il commença à développer son plan de campagne.

— Je voudrai donner ordre aux Araucans d’avancer aussitôt et d’occuper les passes de la Cordillère, de s’y retrancher et d’empêcher la jonction chilienne et argentine. 50.000 hommes suffisent, car ces pays sont très accidentés.

Ensuite, au moment où ils seront engagés avec les Araucans, d’envahir le Chili avec les 500.000 hommes promis à la Bolivie et 100 à 150.000 que le Pérou et la Bolivie pourraient nous donner. Cette armée devrait avoir des canons et à cet effet j’y mettrai 230 des 500 bouches à feu qu’on va recevoir du Japon. Faites câbler aux États-Unis d’envoyer 500.000 fusils.

— Mais ils sont en route dit l’inca, ils arriveront d’un moment à l’autre.

— Tant mieux, dit Lucien. Faites alors commencer l’enrôlement de vos indiens dans les armées du Pérou et de la Bolivie. Nous avons trois mois de temps et il est probable que le Chili et l’Argentine n’ont pas non plus leurs hommes tous instruits.

Passez encore une commande d’un million de fusils et 2000 mitrailleuses dit Lucien. Ces armes serviront à l’armée du centre, celle qui fera face aux 800.000 Brésiliens. Les instructeurs d’ici pourront commencer à les familiariser avec les armes modernes.

Il n’y a rien qui presse car il s’écoulera bien six mois et plus avant que le moindre homme parvienne à vos frontières. L’armée que nous devons battre tout d’abord est celle des Argentins qui avancera vers le Chili. Nous disposons de 250 bouches à feu comme elle, de 800 mitrailleuses contre 1000 qu’elle alignera mais par contre elle devra en distraire une partie pour attaquer nos Araucans retranchés dans les Andes.

Il nous faudra 400.000 hommes lesquels ajoutés aux 100.000 du Paraguay formeront une armée de 500.000 qui égalisera les 300.000 Argentins et les 200.000 Brésiliens du Matto-Grosso. Avez-vous des armes pour ceux-là ?

— Oui, dit l’inca, le Paraguay a commandé 500.000 fusils, 250 canons et 500 mitrailleuses avec les 50 millions prêtés.

Ils seront là d’un moment à l’autre. Peut-être sont-ils déjà arrivés.

— Eh bien, dit Lucien, à votre place je ferai continuer le voyage de 250 canons avec leurs munitions et les Japonais jusqu’au Paraguay par eau. Puis je ferai avancer les recrues par terre. Dans un mois ils seront arrivés et deux mois d’instruction suffiront pour les mettre en état de commencer la campagne. Le seul point noir est représenté par les cadres. En supposant que les mille Japonais deviennent tous officiers nous aurons un officier pour 500 hommes. Mais les cadres de sous-officiers et caporaux où les trouver ? Je vais réfléchir à cela. Peu après, il relevait la tête. À Buenos Ayres, Montevideo et même au Brésil il y a une foule d’étrangers de toutes les nationalités qui tous plus ou moins ont servi dans leur pays. Par l’annonce d’une bonne prime d’engagement nous en trouverons des milliers. Peu après le sans fil qui, depuis quelques mois fonctionnait comme poste émetteur, lançait dans toutes les directions l’appel à des cadres pour l’armée de l’empire du Soleil. Une prime de 5000 francs par tête était versée. Les engagements devaient se faire à toutes les légations et consulats du Pérou à l’étranger. Peu de jours après parvenaient les résultats. Aux États-Unis il y avait eu 20.000 engagements, pour le Mexique et l’Amérique Centrale 2000, Venezuela, Colombie et Équateur 5000, à l’Uruguay 2000. Quant au Brésil et à l’Argentine on ne put savoir le résultat car les gouvernements interdirent de publier la nouvelle.

L inca demanda au Pérou de bien vouloir câbler par fil à ses représentants l’acceptation des engagements. En même temps il faisait un envoi d’or équivalent à cent millions pour les enrôlés qui devaient recevoir la moitié de la prime en embarquant, le reste à destination.

Tous devaient être rendus à destination endéans les six semaines. Ceux qui pouvaient partir par l’Atlantique devaient débarquer à Montevideo ou Ascencion. Les autres à Mollendo. Un mois après, Ascencion présentait un aspect bizarre. Partout ce n’étaient que des camps d’instruction et des logements pour soldats. On y parlait toutes sortes de langues. Mais pour les commandements le japonais ou le aïmara était de rigueur. Quelques semaines encore devaient s’écouler avant l’année fixée par Atahualpa II. Les premiers chocs ne s’étaient pas encore produits. Aucun acte d’hostilité n’avait été accompli. Mais ce que les Argentins et Chiliens ignoraient c’est que tous les ouvrages d’art du chemin de fer des Andes étaient minés puis reliés à des piles électriques qui au moment voulu feraient leur œuvre de destruction. Que tous les sentiers de la montagne étaient surveillés. Que dans les huttes des indiens se cachaient des mitrailleuses et des armes. Tout cela avait été accompli sans bruit avec cette ruse qui caractérise les indiens.

Ils étaient là 50.000 hommes dont une partie armés de flèches empoisonnées, aux aguets, prêts à défendre coûte que coûte le passage de l’ennemi.

Ils étaient un contre dix mais ils étaient de taille à vaincre. Certes quel effet pouvait produire l’artillerie contre ces parois étroites de granit dont chaque anfractuosité cachait des fusils et des mitrailleuses ?

Quant aux 100.000 hommes qui avanceraient vers la Patagonie, Lucien n’avait même pas voulu s’en occuper ; ils étaient perdus d’avance.

Outre qu’il pouvait à tout moment leur couper les communications avec ses Araucans placés dans les Andes, il savait qu’ils trouveraient des centaines de mille indiens prêts à les combattre. Sa tactique était double. Il voulait livrer bataille rangée dans les plaines du Grand Chaco aux Argentins et au Matto Grosso aux Brésiliens, mais il voulait d’un autre côté faire une guerre de gueirilles et d’embûches en Patagonie et dans le bassin de l’Amazone. Son plan consistait en ceci : Faire battre le Chili par l’armée envahissante du Pérou et de la Bolivie grossie de ses guerriers, empêcher la jonction de l’armée du Chili qui voulait franchir les Andes. Il savait que ses Araucans tiendraient plusieurs mois. L’armée qui les combattrait devrait donc finalement se replier au secours de l’autre armée aux prises avec un ennemi double en nombre. Alors lancer ses Araucans vers l’armée de 100.000 Argentins pour les massacrer par derrière.

Pendant ce temps avec ses 500.000 hommes il pouvait battre les 300.000 Argentins. Se jetant ensuite sur les 200.000 Brésiliens du Matto Grosso il pénétrait au Brésil et menaçait l’armée du centre.

Ou bien celle-ci avançait quand même et lui à ses trousses, ou elle reculait pour faire face à son invasion.

Même en lui faisant face elle était inférieure en nombre car avant qu’elle n’arrivât, par terre et à pied, à recevoir des renforts de l’armée du nord opérant vers Manaos, il pouvait recevoir des renforts plus considérables. Tel était le plan grandiose de Lucien. Il l’avait soumis aux officiers japonais qui l’avaient trouvé conforme à leur tactique.

Un seul point noir à l’horizon : Que feraient les avions ? Pour s’en garantir il avait avec lui plusieurs batteries de canons spéciaux. Puis le Pérou lui avait envoyé 50 avions avec leurs pilotes respectifs car ce pays en avait besoin d’autant, pour l’armée opérant chez les Chiliens.

La Bolivie en avait 25 aussi mais elle les gardait pour son armée. À la hâte il en avait commandé 100 de plus en Europe qui lui arriveraient dans un mois.

Pendant ce temps les candidats s’entraînaient. Les jours se passaient. L’échéance fatale approchait.

Le heurt formidable allait bientôt se produire : une guerre comme jamais le monde n’en avait vue de pareille ; vraie boucherie car il n’y avait même pas de service sanitaire, sauf quelques médecins et sœurs de charité qui avaient demandé à suivre les opérations et qui avaient à la hâte recueilli des fonds pour former une ambulance. Trois jours avant l’échéance, arriva une dépêche du Président de la République des États-Unis ainsi conçue :

Monsieur Lucien Rondia, Ascension.

En votre qualité de gendre de l’inca Atahualpa II ne pourriez-vous obtenir de celui-ci une prolongation du délai fixé par lui pour la reconnaissance de son empire et de ses droits ? Avant d’en appeler aux armes ne voudrait-il pas qu’une commission fût nommée qui, sous mes auspices, tâcherait d’aplanir le conflit surgi ? Nul plus que moi n’apprécie les êtres de sa race et serai très heureux de pouvoir le lui démontrer. Dans le cas où ma demande de médiation n’était pas agréée je tiens à vous dire qu’il me serait impossible de vous accepter comme belligérant pour la fourniture d’armes et de matériel de guerre.

Mes principes humanitaires m’interdisent de prêter un appui même indirect à cette lutte fratricide et sans merci qui va s’engager.

Pour votre gouverne je fais la même proposition à l’A. B. C. Veuillez m’accuser réception de la présente.

Lucien sourit en lisant ce télégramme. Le voilà bien le caractère yankee. Les affaires d’abord. Il a attendu que toutes les fournitures fussent faites pour m’offrir sa médiation ! Je vais lui télégraphier.

Monsieur le Président de la République des États-Unis
Maison Blanche. Washington.

Je reçois votre télégramme et m’empresse de le transmettre à l’inca Atahualpa II. J’attendrai sa réponse avant de commencer les hostilités.

Voudriez-vous avoir l’obligeance de me donner connaissance de la réponse de l’A. B. C. ? Peut-être par elle pourrait-on arriver à un accord pacifique que je souhaite de tout cœur croyez-le bien.

Ensuite il transmit intégralement le texte du Président de la République des États-Unis en y ajoutant ces seuls mots : « Vous êtes le maître, décidez ».

Le lendemain arriva la réponse d’Atahualpa II. « Accepte médiation. Consens à attendre un mois les propositions de l’A. B. C. ».

Il transmit le télégramme à Washington. Puis il attendit patiemment. Les semaines s’écoulaient sans nouvelles. L’A. B. C. consentirait-il à négocier ? Tout à coup parvint la nouvelle que les Chiliens avaient voulu forcer le passage des Andes en grand nombre et commencer les hostilités. Lucien donna ordre de faire exploser les mines et de détruire la voie ferrée des Andes.

Le lendemain, il reçut la nouvelle de l’exécution de ses ordres. L’immense armée s’ébranla vers le Grand Chaco à la rencontre des Argentins.

Qu’allait-il advenir ?



ÉPILOGUE


Sans s’embarrasser des impedimenta qu’accompagnent les armées en marche, Lucien, à marche forcée, parvint au Grand Chaco avant les Argentins. Ceux-ci étaient encore occupés à réparer le chemin de fer détruit qu’il était déjà au pied des Andes. Laissant son aile droite piétiner sur place il laissa passer l’armée argentine dirigée sur la Patagonie. Puis avançant sur elle à toute vitesse lui enleva ses 20.000 bêtes de somme presque sans coup férir.

Ensuite il fit attaquer l’aile gauche pendant que l’aile droite opérait un vaste mouvement tournant protégé par ses Araucans contre le retour de l’armée de Patagonie.

Dans une bataille qui dura sept jours il parvint à faire 100.000 Argentins prisonniers non compris 15.000 morts et 115.000 blessés. Le reste s’enfuit en désordre vers le Sud.

Quant à Lucien il avait eu 25.000 tués et 65.000 blessés. Le nombre de tués était plus grand chez lui car ses troupes avaient fait preuve d’une audace inouïe. Le butin se composait de 250 bouches à feu et 400 mitrailleuses, puis des fusils par milliers.

Formant une autre armée de 350.000 hommes il se dirigea à vive allure vers le Matto-Grosso laissant 60.000 hommes pour contenir l’armée de Patagonie.

Du côté du Chili les événements aussi s’étaient précipités. Vingt grands vapeurs jetèrent en une nuit 50.000 péruviens sur Valparaiso qu’ils prirent par surprise. Puis laissant une petite garnison là, ils marchèrent sur Santiago, la capitale.

Ce coup fut fatal aux Chiliens car ils avaient compté que l’invasion se produirait par la Bolivie et ils avaient massé là 275.000 hommes ne laissant que 25.000 pour défendre le reste du pays. Santiago fut également pris presque sans pertes. Les 10.000 hommes qui le défendaient étant insuffisants.

Huit jours après, un autre corps d’armée péruvien de 50.000 hommes débarquait à Antofagasta et se dirigeait à vive allure sur Santiago où il arriva une semaine après. En même temps l’invasion prévue se produisait par la Bolivie. Le corps de Santiago renforcé de celui d’Antofagasta attaqua les 200.000 chiliens qui voulaient franchir les Andes aidés par 50.000 Araucans et les 60.000 hommes que Lucien avait laissés là. Pris entre deux feux les chiliens luttèrent avec bravoure mais furent acculés à la défaite, laissant 125.000 prisonniers, 30.000 tués et 45.000 blessés. Les péruviens et leurs alliés avaient eu 85.000 hommes hors de combat, dont 35.000 Araucans. Les 125.000 hommes qui restaient franchirent alors les Andes à la rencontre de l’armée de Patagonie. Celle-ci se trouvait aux prises avec l’ennemi. Ayant perdu ses bêtes de somme elle luttait sans espoir.

Se voyant cernée par 125.000 homme de plus, elle se rendit.

En trois semaines de temps l’armée argentine était anéantie et la chilienne bien éprouvée car les 275.000 hommes du front de Bolivie étaient aux prises avec 500.000 hommes devant et 125.000 qui lui coupaient toute communication.

Elle voulut jouer son va tout en attaquant avec 150.000 hommes les 125.000 Péruviens mais en même temps se produisit une ruée irrésistible des troupes de l’inca et les 125.000 restants furent défaits laissant 50.000 hommes hors de combat et 75.000 prisonniers. Poursuivant leur marche en avant ils forcèrent les 150.000 restant à se rendre. Un mois après la déclaration de guerre il ne restait plus que le Brésil qui résistait. Et encore l’armée du Matto-Grosso se trouvait aux prises avec les 350.000 de l’armée de Lucien qui serait renforcée bientôt par plus de 500.000 autres disponibles de la campagne du Chili déjà finie.

Six semaines après la déclaration de guerre les 200.000 Brésiliens étaient défaits et une armée forte de 800.000 hommes montait vers le Nord. Mais auparavant Lucien avait obtenu du Chili et de l’Argentine la reconnaissance des droits d’Atahualpa II. Laissant une nouvelle armée de 300.000 hommes, envoyés par l’inca au Grand-Chaco, il somma le Brésil d’accepter la paix. Son armée avec l’artillerie prise à l’Argentine et au Chili comprenait plus de 1000 canons et 1500 mitrailleuses, plus des munitions en quantité. San Paolo fut pris et Rio de Janeiro envahi. Voyant l’inutilité de la lutte, le Brésil céda.

Quinze jours après, la paix était signée à Montevideo. Le Pérou obtenait la rétrocession de Tacna et Arica, des îles de Chincha et Iquique. La Bolivie, le port d’Antofagasta avec son hinterland jusqu’en territoire bolivien, le Paraguay, la partie du Matto-Grosso perdue auparavant.

Pour remercier Lucien de ce qu’il avait fait, l’inca érigea la Patagonie et Araucanie en royaume, ne dépendant de l’empire du soleil qu’au point de vue de la religion et des relations avec l’extérieur. Lucien Rondia devint Lucien I. Il prit Punta Arenas comme capitale. Il venait à peine d’avoir 24 ans et il était déjà roi ! Il fit venir son ami Jules avec sa femme et ses enfants et lui donna la concession du chemin de fer qu’il établit jusqu’à Buenos Ayres avec embranchement aux Andes avec le Chili.

De cette façon il s’affranchissait du passage par Panama et établissait une voie rapide pour voyageurs et marchandises.

Mais ses puissants voisins accepteraient-ils longtemps leur sanglante défaite ? C’est le secret de demain.

(à suivre).