Dante n’avait rien vu/« Tiraillours »

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Albin Michel (p. 207-213).

« Tiraillours »

Les tirailleurs exécutent.

Ils exécutent les ordres.

Les tirailleurs sont certainement de « bons tiraillours. »

Assis dans le bureau d’un capitaine, chef de pénitencier, j’attendais que le capitaine eût pris connaissance de son courrier. Il ouvrait des lettres. Il s’attarda à la lecture de l’une d’elles.

— Évidemment ! faisait-il.

La lettre était du père d’un détenu décédé.

Elle disait :

« Nous venons d’apprendre avec une infinie douleur la mort de notre fils, survenue, dit la note, au début de ce mois. Je m’adresse à vous, mon capitaine, pour connaître les causes de ce décès, car nous voulons croire, ma femme et moi, que sa mort fut une mort naturelle… »

— Hélas ! non ! fit le capitaine. C’est l’un de ces drames du milieu. Il a voulu s’évader, le tirailleur a tiré. L’homme est resté sous le coup.

C’est le règlement.

Personne ne doit discuter le règlement, un tirailleur, moins que quiconque. Sans le discuter, on peut l’interpréter. Mais voilà… de ces tirailleurs nous avons fait des soldats, nous n’avons pas encore fait des interprètes…

L’esprit du tirailleur n’est pas renommé pour son discernement. De tous temps, le chaouch abusa de l’innocence de cet auxiliaire. C’est l’instrument légal de ses rancunes.

— Alors tu ne veux pas travailler, salopard ?

— Sergent, je suis malade.

— Suis-moi.

Au milieu de la cour, le sergent trace un rond sur le sol, du bout de sa trique.

— Mets-toi dans ce rond, face au soleil.

L’homme est sans képi.

— Garde à vous !

L’homme se fige.

Le sergent appelle un tirailleur.

— Toi voir « pénitencier » ?

— Oui sargent.

— Si lui bouger, toi tirer.

Le tirailleur monte la garde à cinq pas.

Le supplice n’est pas limité. Il dure une heure, deux heures. Parfois moins… c’est qu’alors, l’homme a bougé…

Une enquête suit la mort. Le chef de détachement répond : Le détenu a voulu s’évader.

C’était en Algérie, dans un détachement de Douéra. Cinq détenus sont commandés de corvée. Ils partent, accompagnés d’un tirailleur.

— Bonne affaire ! pensent deux des hommes. Un tirailleur pour cinq ! On va s’esbigner.

Choisissant leur moment, les deux hommes s’évadent.

Le tirailleur se retourne, compte sa corvée. Il ne voit plus que trois clients.

Il voit aussi sa faute, et qu’il a mal rempli sa mission, et qu’il sera puni, et qu’on ne le considérera plus comme un bon tiraillour. Comment sortir de ce cas. Il a trouvé. Trois hommes restent, il va les tuer. Il dira : « Tous ont voulu partir, je n’ai pu en tuer que trois. » Il épaule, il en tue un, il en tue deux. Le troisième, Daniel, a le temps de dévaler. Il se jette dans un oued. Le tirailleur tire… Manqué ! Daniel a disparu.

Le tirailleur rentre au camp.

— Eh ! bien ! Et tes hommes ? demande le chef.

— Tous partis ! Droite ! gauche ! droite ! Moi avoir tiré, moi avoir tué deux seulement.

Sale affaire ! Le chef de détachement avait commis une faute en ne faisant pas accompagner sa corvée par deux tirailleurs au moins.

Il faut inventer tout de suite un second tirailleur : le chef s’adresse au plus idiot :

— Toi bien comprendre, toi avoir été avec corvée, toi avoir tiré comme ton camarade parce que « pénitenciers » voulaient étrangler toi et s’évader, toi bien comprendre ?

— Moi bien comprendre.

Le chef de détachement fait son rapport.

Entre temps on avait été chercher les deux cadavres.

Le surlendemain, le général commandant la division d’Alger débarque au camp.

Le général peut venir, « on » est prêt.

— Comment la chose s’est-elle passée ?

— Mon général, j’envoie cinq hommes en corvée, deux tirailleurs les accompagnent. À un endroit propice, les cinq hommes se jettent sur les tirailleurs, ils croient les avoir réduits à l’impuissance et s’évadent. Mais les tirailleurs n’ont pas perdu leur sang-froid, ils tirent. Vous savez le reste.

On fait comparaître les deux héros.

— « Pénitenciers » vouloir tomber sur nous, « pénitenciers » s’évader, nous plus forts, nous tirer.

— Mon général, dit le chef de détachement, ces deux hommes se sont distingués, ils ont fait preuve de présence d’esprit, il faudrait les récompenser.

L’enquête ne peut être poussée plus avant : pas de témoins, sinon deux cadavres.

Alors le général donne vingt francs à chacun des tirailleurs et les nomme de 1re classe !

Comme il est tard, le soleil se couche sur cette journée du juste.

Le lendemain, qui rapplique au camp ?

Daniel-le-Rescapé.

Il lui avait fallu trente-six heures pour se remettre ; en conscience, ce n’était pas trop, en fait, il était déserteur.

Effarement du chef ! Quand un homme s’évade, il ne revient pas, d’habitude, tout seul sous le marabout.

Daniel veut conter l’histoire, mais Daniel est un évadé. On commence par l’envoyer au « tombeau ».

Cependant Daniel parle.

Le camp ne tarde pas à connaître la vérité. Rumeurs. Le camp est bâillonné.

Coup de théâtre ! Quelqu’un avait vu le drame. Un employé des postes de Tizi-Ouzou, en partie de campagne avec sa famille, rompait le pain du dimanche non loin de l’endroit tragique. Rentré à Tizi-Ouzou, le postier fit un rapport.

De plus, les deux évadés de la corvée sont repris. L’affaire se renoue, le général envoie un capitaine pour mener l’enquête à fond. La tâche est dure. Pour enquêter dans les pénitenciers, il faut comprendre toujours quand on vous dit jamais. À part ce détail, tout est clair.

Bref, le capitaine reconstitue le drame. Le général donne l’ordre de traduire les tirailleurs en conseil de guerre.

Et le chef de détachement qui avait constitué le faux témoin ? Du chef de détachement, on ne parla pas.

Et que fit le conseil de guerre ?

Le conseil de guerre ? Il ne fit rien. Les « tiraillours » se défendirent avec tant de vigueur, paraît-il, qu’il y eut non lieu.

En somme, cela ne coûta que deux vies humaines et… quarante francs.