De Léoben à Campo-Formio - Les Préliminaires de la Paix/02

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De Léoben à Campo-Formio - Les Préliminaires de la Paix
Revue des Deux Mondes4e période, tome 128 (p. 481-513).
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DE LEOBEN A CAMPO-FORMIO

II.[1]
LE PROCONSULAT DE BONAPARTE

Les préliminaires du 18 avril n’étaient qu’une trêve. Le Directoire allait l’employer à fortifier son pouvoir, Bonaparte à consolider sa domination en Italie et à préparer son avènement en France. Mais la France se dérobait au Directoire. Les élections pour le renouvellement d’un tiers des conseils, avaient eu lieu le 10 avril : elles trahissaient le dégoût, l’inquiétude et l’impatience de la nation française ; elles mettaient le Directoire en minorité ; elles n’assuraient la majorité à aucun des partis opposans. Bonaparte seul se trouva dans le cas de profiter des événemens, et il en profita.


I

Il passa la plus grande partie du printemps et de l’été dans le magnifique château de Mombello, aux Crivelli, près de Milan. Il l’avait choisi pour la beauté du site et la pureté de l’air qu’on y respire. Il s’y fit une véritable cour : il s’y entoura d’un gouvernement de proconsul romain de la grande époque, conquérant, homme d’Etat, organisateur de la conquête et pacificateur des peuples vaincus. C’est Jules César en Gaule. Trois cents légionnaires polonais gardent le château. L’étiquette est sévère. Les aides de camp ne dînent point journellement avec leur chef : c’est une exception et un honneur très recherché que d’être invité à sa table. Il prend ses repas en public, comme les souverains : on laisse entrer, dans la galerie, les Italiens qui viennent contempler le libérateur de leur patrie. Imposant, malgré une certaine gaucherie naturelle, Bonaparte reçoit les hommages en homme qui y aurait été de tout temps habitué. « Tout, rapporte un témoin, avait plié devant l’éclat de ses victoires et la hauteur de ses manières. » Les salons se prolongent sous une vaste tente dressée dans les jardins. Tout ce qu’il y a d’intelligent, d’ambitieux, d’intrigant et d’enthousiaste en Italie, s’y presse et s’y mêle aux administrateurs et aux généraux français. Les diplomates étrangers viennent flairer les partages ou implorer les ménagemens. Les diplomates français viennent prendre le mot d’ordre et quêter la faveur. Tout est avenir, tout est aurore en ce palais de la fortune. Autour du général, une jeunesse animée, souriante à la vie. Exaltés par le succès, gâtés par les Italiennes étourdies elles-mêmes de ce printemps enchanté de leur pays, confians dans leur destinée, encore tout palpitans de la crise épouvantable où ils sont nés à la vie, et du rêve merveilleux qui y a succédé sans transition, ils vivent dans le ravissement. « Que de grandeur, d’espérance et de gaieté ! dit l’un d’eux. À cette époque, notre ambition était tout à fait secondaire, nos devoirs ou nos plaisirs seuls nous occupaient. » Lannes, Murat, Marmont, Berthier, rois, princes et ducs de demain, la famille de Bonaparte les rejoint : l’indigence hier, aujourd’hui le luxe, les fêtes, les hommages. Ce ne sont que carrosses sur les routes bordées de fleurs, barques lentes et molles sur les lacs bleus, miroirs mouvans du ciel. A côté de Joséphine, encore aveuglément adorée, Élisa, déjà mariée à Bacciochi, Pauline, « charmante, presque idéale », qui se marie à Mombello même avec Leclerc, reçoit 40 000 livres de dot et trouve un prêtre obligeant pour la bénir incognito dans la chapelle du palais.

Bonaparte est gai, joueur avec sa jeune cour, prodigue de récits et de ces contes fantastiques dont Gœthe, à son âge, aimait aussi à distraire sa mémoire trop encombrée de faits et son imagination trop impatiente de réalités. Il a ses récréations où il se montre affable et séduisant au possible. « À cette époque heureuse, rapporte Marmont, il avait un charme que personne n’a pu méconnaître ;… l’un des hommes les plus faciles à toucher par des Sentimens vrais ;… un cœur reconnaissant et bienveillant, je pourrais même dire sensible. » Il court à cheval, il se plaît aux exercices violens, il dort beaucoup, il fournit un travail prodigieux, et quand il s’y livre, il devient inabordable.

C’est ainsi qu’il apparut aux contemporains, et c’est ainsi qu’à cette époque de sa vie, l’histoire doit le représenter, si elle ne veut rendre invraisemblable l’éblouissement qu’il jeta sur le monde. L’Italie fut la première à en ressentir l’effet. Les envoyés des souverains, les députés des villes se succèdent, avec des harangues emphatiques pour le général, des présens somptueux pour Joséphine. Les poètes y joignent leurs bouquets de métaphores et leurs couronnes de papier doré. L’improvisateur Gianni célèbre en trois chants le héros de l’Italie, et se déclare son poète césarien. Le vieux Cesarotti, lui, apporte sa traduction d’Ossian, et Bonaparte peut lire, en sa langue maternelle, son poète préféré. Monti, le sombre Monti de Corinne, l’auteur de cette diatribe fameuse contre la Révolution française, la Bassvilliana, passe de la malédiction au dithyrambe depuis que la Révolution s’est faite italienne. Il glorifie Bonaparte dans les premiers chants de son Prométhée : le héros y est dépeint comme le protagoniste de l’humanité contre le despotisme de Jupiter et la conjuration des aristocrates du vieil Olympe : « Par vous, la nature revivifiée renaît, et par vous aussi nous renaissons, nous autres Italiens purs, opprimés, mais non pas avilis. » Ugo Foscolo, plus hostile encore que Monti à la Révolution française, entre à son tour dans le chœur. Mascheroni envoie au général sa géométrie avec une dédicace en vers : « Je me souviens, quand tu franchis les Alpes, nouvel Annibal, pour délivrer ta chère Italie… » Le Génois Serra ne s’exprime qu’en prose, mais cette prose ne laisse rien à envier aux versificateurs : il a mis sa signature à côté de celle du général sur une convention, et il s’écrie : « Le nom de Bonaparte uni au mien dans un document d’où dépend la destinée de ma patrie ! Cette idée si grande, si inattendue de ma part, s’empare de toute mon âme et agrandit la sphère de mes facultés… Epaminondas, Miltiade, Xénophon, ont combattu pour de petites républiques, et leurs noms marchent de pair avec les héros de l’empire romain ; vainqueur des Piémontais et des Impériaux, pacificateur de l’Europe, ces titres vous sont assurés, et vous égalent à ce que l’antiquité a de plus grand ou même vous mettent au-dessus. » Tout l’encens des « philosophes » n’avait pas distillé, dans le siècle qui finissait, un parfum plus subtil et plus enivrant, dans les temples consacrés aux fameuses idoles du Nord : Frédéric et Catherine. Quoi de plus naturel qu’en ces temps d’illusion universelle tout ce qui aimait la liberté acclamât ce jeune homme qui refaisait des peuples et semblait ranimer des âmes, après que l’Europe s’était laissé fasciner à ce point, par de simples constructeurs d’empire et destructeurs de nations ? Ce furent pour ceux qui les ont vécus des jours inoubliables, de ceux où l’on voudrait suspendre la vie ; mais la vie ne s’arrête point, et Bonaparte, loin de contenir les événemens, était de caractère à les précipiter.

Un diplomate qui le visita, au mois de mai 1797, a dit plus tard : « Ce n’était déjà plus le général d’une république triomphante ; c’était un conquérant pour son propre compte. » Guerre, négociations, finances, il a, depuis un an, tâté, manié, pétri toutes les parties de l’État. Il a pris le pouvoir, il entend le garder. Il ne peut, sans fierté, mais aussi sans irritation, comparer son proconsulat au commandement misérable et tiraillé qu’il exerçait à Paris : les caisses vides, la gêne dans les demeures ; l’autorité disputée aux chefs militaires par les Directeurs, aux Directeurs par les députés, à tout le monde par la presse ; les complots, les cabales, les factions, les dénonciations, le désordre partout. L’homme de gouvernement grandit en lui et déborde déjà sur l’homme de guerre. « Croyez-vous, — disait-il à Miot et à Melzi, en se promenant avec eux dans les jardins de Mombello, — croyez-vous que ce soit pour faire la grandeur des avocats du Directoire, des Carnot, des Barras, que je triomphe en Italie ? » Comme ses premières batailles lui ont ouvert la grande guerre, de Lodi à Rivoli, comme l’organisation de la conquête lui a ouvert le gouvernement des hommes, les correspondances des agens de la république à Rome, à Turin, à Gênes, à Florence, à Constantinople lui ouvrent la diplomatie. Il la domine à Tolentino et à Leoben ; partout il discerne des intérêts, des passions, et des hommes que l’on mène par ces passions et par ces intérêts, par la convoitise, par l’ambition, par la peur, que ce soient les oligarques de Gênes ou ceux de Venise, le roitelet de Sardaigne, l’empereur d’Allemagne ou le pape lui-même. A plus forte raison le Directoire. Il voit déjà ce conseil, comme ce conseil apparaîtra dans l’histoire, prosterné devant lui, passant de l’opposition sournoise à la flagornerie officielle : il le tient par l’argent et il le fait marcher à coups de démissions. Il lui suffira, pour le maîtriser et le supplanter, de vouloir avec clarté ce que les Directeurs ne veulent qu’avec confusion, et d’exécuter avec suite les desseins qu’ils ne font qu’entamer avec incohérence. Il n’avait pas besoin d’être grand érudit pour connaître la réponse du pape, alors arbitre des couronnes, aux envoyés de Pépin le Bref : « Qu’il valait mieux donner le titre de roi à celui qui exerçait la puissance souveraine. » L’histoire de la France et de l’Europe était un long commentaire de cette maxime ; c’est à cette lumière que Bonaparte jugeait la Révolution française, et tout indiquait que ce chapitre-là se dénouerait comme les autres. Le titre importait peu à Bonaparte : Directeur, en attendant mieux, consul, comme César, protecteur comme Cromwell, il ne se portait pas aux mots, mais aux choses et aux plus prochaines. Il se sentit dès lors, comme il l’a dit plus tard, « important et redoutable. » « Que le Directoire, s’écria-t-il un jour, s’avise de vouloir m’ôter le commandement, et il verra s’il est le maître ! » Voilà le fond de ces démissions réitérées. Le Directoire en avait le sentiment, et c’est pourquoi le Directoire capitulait toujours.

Depuis le commencement de la Révolution française, les prophètes politiques annonçaient que cette révolution s’incarnerait dans un homme, qui, par la Révolution même, materait la France et la gouvernerait avec plus de puissance que n’en avait jamais eu Louis XIV. Bonaparte le voit, comme Mirabeau et Catherine l’avaient deviné ; mais avec son intuition toute romaine de l’histoire, il le conçoit plus clairement que les autres ; il le sent surtout, de toute la véhémence de son ambition qui monte, car cette histoire qui se révèle à sa pensée, vit en lui et semble vivre pour lui. Il ne l’analyse pas, il ne s’en délecte point avec subtilité ; il y marche, en écartant successivement les obstacles ; il va à l’empire, comme Colomb atteignit le nouveau monde, croyant faire le tour de l’ancien. Les autres craignent, attendent ou cherchent à tâtons « l’homme » prédit et inévitable : il le connaît, il sera cet homme. Il se révèle à lui-même son ambition, comme sa destinée s’explique dans l’histoire.


II

Il surgit quand les grandes figures du siècle disparaissent à l’horizon. Catherine vient de mourir ; Frédéric est mort depuis dix ans, mais son nom remplit toutes les mémoires, ses maximes nourrissent toutes les chancelleries ; il est, aux yeux de tous, le type du politique moderne et le modèle de l’homme d’Etat. La place de dictateur de l’opinion est vacante en Europe ; Bonaparte va s’y élever plus vite, d’un essor plus direct et plus large, il y planera de plus haut, mais il y arrivera par l’effet du même prestige. C’est avec l’esprit français, ravi à l’impéritie des gouvernans de la France, que Frédéric et Catherine avaient gouverné leur siècle : ils avaient détourné, au profit de leurs couronnes, cette « magistrature » que les conseillers de Louis XV s’étaient laissé dérober. La Révolution l’a reconquise tumultueusement à la France ; Bonaparte va l’affermir en sa personne. Frédéric a été le roi philosophe, Bonaparte sera l’empereur révolutionnaire. Il le dira ; il le croira ; et longtemps les Français » longtemps les peuples d’Europe, le diront et le croiront avec lui. C’est de la Révolution, en effet, qu’il tire toute sa force. Il absorbe la Révolution, il se l’approprie, il en éprouve les passions élémentaires ; il confond en lui-même cet esprit d’expansion nationale et cet esprit de magnificence royale qui se mêlent si étrangement dans les imaginations populaires. Il continuera de proclamer avec la grande majorité des Français : Tout ce qui est conquis à la France est conquis à la liberté. Et il pensera : Je suis la France. Mais la France même, pour lui, restera pays de conquête. Il n’en sort pas ; il y entre ; il est fils d’étrangers ; la langue française n’est pas sa langue maternelle ; elle est pour lui la langue apprise de la civilisation, la langue européenne ; la France n’est pas le coin de terre incomparable et sacré où dorment ses ancêtres ; elle s’étendra partout où le portera son cheval de guerre et où perceront ses aigles romaines. Il conserve, en son for intérieur, je ne sais quoi d’insulaire et d’inaccessible, d’où il juge, s’impose et domine. C’est sa puissance : assez imprégné du génie français pour comprendre la pensée populaire et être compris du peuple ; assez particulier, en son génie propre, pour se séparer des autres hommes, tout en se faisant, avec eux, peuple et armée, ce Corse s’empare de la France et s’identifie la Révolution française comme l’Allemande Catherine s’est emparée de la Russie, s’est faite orthodoxe, et s’est identifié l’âme russe.

Bonaparte connaissait peu cette illustre Catherine ; il ne la goûta jamais beaucoup : le génie, et surtout le génie politique, chez une femme lui semblait monstrueux et l’offusquait. Mais il connaît à fond celui qui a été l’initiateur de Catherine dans les choses de l’Etat. La tsarine et l’empereur ont eu le même maître : ils sortent tous les deux de l’école de Frédéric. Bonaparte a lu les Mémoires du roi de Prusse, code du machiavélisme pratique ; il a lu ses lettres à Voltaire, dernier mot de l’art d’exploiter les préjugés de l’opinion, la vanité des gens de lettres, et les feux d’artifice de la presse. Bonaparte admire Frédéric, il s’en vante, et en le louant, il s’en assimile la forme de penser et jusqu’aux tournures de langage. « Une certaine fortune et de l’activité ont fait la base de mes succès, disait-il à l’envoyé de Prusse, en 1797 ; le grand Frédéric est le héros que j’aime à consulter en tout, en guerre comme en administration ; j’ai étudié ses principes au milieu des camps et ses lettres familières sont pour moi des leçons de philosophie. » Il avait au moins parcouru la Monarchie prussienne de Mirabeau ; il avait lu Favier. En 1812 il disait encore à Narbonne : « Le dix-huitième siècle, hormis Frédéric, n’entendait rien à l’art de gouverner. Celui-là seul avait appris la politique en faisant la guerre. » La plus caressée de ses victoires sera celle qu’il remportera sur l’armée de Frédéric ; l’épée du roi philosophe sera le plus précieux de ses trophées ; dans son exil, il écrira le précis des guerres du roi de Prusse entre le précis des guerres de César, celui des guerres de Turenne et celui de ses propres guerres en Italie. Mais s’il admire ce roi, c’est en émule, pour le dépasser ; sans être ébloui, surtout sans être dupe. Il juge Frédéric, comme Frédéric jugeait Henri IV et Louis XIV, s’inspirant de sa politique pour détruire, au besoin, sa monarchie, Il fera son pèlerinage à Berlin et au caveau de Potsdam, mais en équipage de guerre, botté et éperonné, avec cent mille fusils en guise de cierges. Leurs caractères, d’ailleurs, sont aussi dissemblables que les crises au milieu desquelles ils ont grandi et que le génie des temps où ils ont pénétré dans l’histoire[2].

Disciple d’Epicure, mais d’Epicure appris et compris dans Lucrèce, Frédéric, patient, constant, stoïque et mesuré, se donne pour idéal l’homme luttant contre la destinée et supérieur à sa destinée ; il construit des machines souterraines et subtiles, il ne vise point à emmagasiner la foudre et la tempête ; il proportionne ses explosifs à la force de ses canons : rien en lui de Prométhée. Quand le désastre le menace, c’est le suicide raisonné et apaisé de Caton qu’il envisage, non la chute titanesque et le plongeon dans l’abîme. Contraint de surprendre la fortune, de créer les occasions, de tourner les difficultés, général d’une armée de mercenaires, roi indigent d’un peuple sans génie, il a toujours navigué dans les passes périlleuses et s’est habitué, dès sa jeunesse, à ne compter que sur lui-même. Bonaparte a été, du premier coup, emporté par le courant, et ce courant est le plus véhément et le plus riche de puissance humaine que jamais l’histoire ait vu se déchaîner : c’est la Révolution française répandant dans toute une nation exaltée et généreuse les passions, les ambitions, les rêves de grandeur accumulés dans l’Etat par une monarchie de huit siècles, la plus conséquente qui eût été. Cette France en fièvre de croissance, ces armées enthousiastes, voilà ce qui fait Bonaparte, par quoi il est tout, sans quoi, malgré son génie, il ne serait qu’un prodigieux et impuissant isolé. Tant que le flux le pousse, il avance triomphalement ; lorsque le flot s’arrête, il se sent sombrer. Il le sait, il l’a éprouvé déjà, aux tournans de sa campagne d’Italie, comme il l’éprouvera aux autres tournans de sa vie. Dans les premiers temps, encore tout ardens de la Révolution qui se transforme, mais qui enflamme encore les âmes, les mouvemens commandés s’accomplissent comme d’eux-mêmes ; toute estafette, envoyée partout, arrive ; les lieutenans subissent le prestige du chef, parce que le chef personnifie l’esprit militaire qui les anime tous ; ils préviennent, devinent, dépassent parfois ses ordres. C’est l’époque des prodiges spontanés. Plus tard, la lassitude venant, les ordres, mollement portés, s’égareront en route ; on les attendra, on les recevra trop tard, on les exécutera sans verve et sans confiance ; on n’y cherchera plus une inspiration, on n’y voudra trouver qu’une consigne. C’est alors que l’exécrable conseil de Moreau aux coalisés donnera tout son venin : « Attaquez partout où il n’est pas ; refusez la bataille partout où il est. »

Le temps de sa vie où les circonstances le soutiennent le mieux est aussi le temps où il démêle le mieux les circonstances, et sait le mieux en profiter. Il ne prétend pas les créer selon ses besoins ou les pliera ses calculs. Il est méfiant : c’est qu’il discerne les obstacles, et que l’habitude du succès ne lui a pas fait encore oublier les conditions du succès. Il est tout frais sorti de sa Corse ; il n’a pas émoussé cet instinct natif, fait de ruse et d’audace, que développent chez les insulaires les continuelles rivalités des familles, les embûches de tous les jours, la lutte pour la vie dans un pays plein de surprises, la montée continuelle par les sentiers étroits, glissans, vers les sommets où l’on ne s’élève qu’en rampant le long des précipices : nécessités qui surexcitent l’imagination en même temps qu’elles affinent la prudence et trempent la volonté. « Il n’appartient qu’à la jeunesse, disait-il à une amie, d’avoir de la patience, parce qu’elle a l’avenir devant elle. » Il le répète à ses lieutenans, il l’écrit au Directoire, aux ministres : « Le caractère de notre nation est d’être beaucoup trop vive dans la prospérité… Ce n’est qu’avec de la prudence, de la sagesse, beaucoup de dextérité, que l’on parvient à de grands buts… Du triomphe à la chute il n’est qu’un pas. J’ai vu, dans les plus grandes circonstances, qu’un rien a toujours décidé des plus grands événemens[3]. »

Pour ce rien qui décide de tout, il ne s’en remet qu’à lui-même, prévoyant, disposant les choses, souvent dans plusieurs données et avec plusieurs issues, et ne laissant au hasard, c’est-à-dire à l’indéterminé et à l’imprévu, que la part la plus minime. Plus tard, il y abandonnera davantage et de plus en plus. C’est alors qu’il parlera si souvent de son étoile et qu’il s’efforcera d’y croire. Ainsi se transformera sa croyance, vigilante et tout active d’abord, passive dans la suite, fataliste, superstitieuse même, dans ce qu’il appelle la destinée, le fatum des anciens, son Dieu des batailles, sa raison d’Etat divinisée, qu’il confond constamment dans ses discours avec la Providence. Les événemens lui ouvrent si largement la voie, il se trouve toujours si prêt à en profiter, il découvre entre l’histoire de l’Europe et la prodigieuse aventure de sa vie des rapports si singuliers et si constans, qu’il en viendra à concevoir sa destinée comme une sorte de loi de la nature dont il est l’exécuteur. Il diminuera progressivement sa part consciente et volontaire dans sa propre vie, pour se représenter à lui-même comme l’instrument d’une volonté supérieure. « Plus on est grand, moins on doit avoir de volonté, dira-t-il à l’apogée de sa puissance : l’on dépend des événemens et des circonstances ; moi, je me déclare le plus esclave des hommes ; mon maître n’a pas d’entrailles, et ce maître, c’est la nature des choses. » En 1797, au moment de l’essor, ce fatalisme natif l’assiège déjà dans les heures de crise où, tous ses préparatifs faits, il attend, en suspens, l’événement. Il écrit un jour au ministre des relations extérieures : « La loi de la nécessité maîtrise l’inclination, la volonté et la raison. »…« Nous tenons la balance de l’Europe ; nous la ferons pencher comme nous voudrons, et même, si tel est l’ordre du destin, je ne vois point d’impossibilité à ce qu’on arrive en peu d’années à ces grands résultats que l’imagination échauffée et enthousiaste entrevoit, et que l’homme extrêmement froid, constant et raisonné, atteindra seul. »

D’où son audace à pousser la victoire et les accès de découragement qui, par momens, comme à Castiglione, semblent obscurcir son génie, brouillards passagers qui, à la Moskowa, à Waterloo, deviendront des nuages, s’abattront lourdement et l’envelopperont de nuit. Il les dissipe alors : il est jeune, il est heureux ; c’est Œdipe au tournant du chemin. La destinée est pour lui l’énigme à déchiffrer, le problème à résoudre, le plan à exécuter : elle commande, mais c’est à lui de comprendre et d’accomplir. Il obéit au destin comme ses lieutenans lui obéissent à lui-même, avec initiative et impétuosité ; plus tard, il fera comme ses maréchaux : il suivra, l’esprit encombré, la pensée ralentie, affaissé sur son cheval. Ce sera le temps du grand reflux de la Révolution ; la force des choses tournera contre lui ; il succombera, revenant de Moscou, pliant, désemparé, sous la tempête, mais se sentant toujours poussé d’en haut, comme lorsqu’il entrait en Russie avec le dernier déluge, et le vent dans ses voiles. A Mombello, il façonne sa vie selon les convenances du monde où il veut vivre. Il parait aux peuples l’homme de la nécessité, parce qu’il accomplit ce que la masse des hommes juge alors nécessaire.

Il n’a besoin d’aucun effort pour s’approprier la morale des princes, et ce qu’on peut appeler le grand libertinage politique de l’ancien régime. Il l’aurait inventé s’il ne l’avait pas respiré partout. Sa seule ambition aurait suffi à lui révéler ces données de la politique contemporaine, si des princes philosophes et des philosophes amis des princes n’avaient pris la peine de les dresser en maximes et de les exprimer en français pour les rendre plus claires et les répandre davantage. « Toutes les lois civiles et ecclésiastiques, déclare Voltaire, sont dictées par la convenance ; la force les maintient, la faiblesse les détruit, et le temps les change. » Voilà l’esprit des lois, tel que le distille l’Essai sur les mœurs, et Bonaparte en est nourri. » Plus je lis Voltaire, disait-il à Rœderer, plus je l’aime. C’est un homme toujours raisonnable, point charlatan, point fanatique. J’aime beaucoup son histoire, quoiqu’on la critique. » C’est de l’histoire, ainsi écrite et ainsi lue, qu’il dira quelques années après : « J’étudiai moins l’histoire que je n’en lis la conquête, c’est-à-dire que je n’en voulus et que je n’en retins que ce qui pouvait me donner une idée de plus, dédaignant l’inutile, et m’emparant de certains résultats qui me plaisaient. » Il lui plaît d’apprendre et il juge bon de retenir cet enseignement que la force crée le droit des souverains et que ce « droit » les met au-dessus de l’humanité. Ils se décident par d’autres raisons que l’homme privé. Il faut une religion officielle pour que le peuple obéisse et serve sans se corrompre ; il faut une morale publique pour que les hommes éclairés se soumettent et ne troublent point l’ordre social. La religion ainsi entendue, c’est la foi d’autrui ; la morale ainsi conçue, c’est l’honnêteté des autres : telles sont les mœurs du temps. Aussi spontanément que les conventionnels ont rapporté à la République les ci-devant droits du roi, Bonaparte transporte à sa personne les règles de conduite des rois.

Il n’est point athée d’ailleurs ; il répugne au néant, de toute l’extraordinaire intensité de son être. Il se soumet au mystère. Frédéric se piquait d’impiété, par orgueil royal et esprit d’aristocratie autant que par goût et par raisonnement. Napoléon, sous ce rapport, demeure peuple. Il éprouve pour lui-même ce besoin de culte extérieur, ce mysticisme sensualiste, cette « religion des cloches » qui occupe tant de place dans le néo-christianisme d’alors. « Mes nerfs, disait-il, étaient en sympathie avec ce sentiment. » Ajoutez les onctions qui consacrent le souverain et le font lieutenant de Dieu, les pompes qui frappent l’imagination des foules et ces grands spectacles du monde, où c’est entrer dans la gloire que de paraître comme acteur. « Dès que j’ai eu le pouvoir, je me suis empressé de rétablir la religion. Je m’en servais comme de base et de racine. » Il la conçoit ainsi dès ses premières rencontres avec les évêques d’Italie. César était grand pontife et présidait aux sacrifices, Charlemagne gouvernait l’Eglise, Pierre le Grand se fit maître de la religion de son empire : ce sont des parties essentielles dans l’histoire que Bonaparte a « conquise ».


III

« La vraie politique, écrit-il à Talleyrand, n’est autre chose que le calcul des combinaisons et des chances. » Débrouiller, dans les affaires, les rapports qui échappent aux autres hommes ; démêler les incidens, que la politique doit gouverner, de l’allure générale qui gouverne la politique ; connaître, selon les enseignemens de Frédéric, « les principes permanens des cours, les ressorts de la politique de chaque prince, les sources des événemens, » voilà à quoi s’applique Bonaparte, ou plutôt ce qui se révèle à lui par l’intuition continue de sa pensée, excitée par la vue des choses, alimentée sans cesse par les conversations, les confidences, les mémoires écrits, les rapports qui affluent autour de lui. Il s’accommode à la politique du siècle comme les conventionnels l’ont fait, spontanément et du premier pas, lorsque les révolutions les ont jetés au pouvoir. Il lui paraît aussi naturel, avec la Révolution française, par cette Révolution et pour elle, d’envahir, conquérir, rançonner, découper, démembrer les nations, reconstituer les peuples, qu’il semblait naturel à Louis XIV de disputer, de morceler et de partager les héritages des rois. Il applique au droit public nouveau les mêmes fins d’État que les rois de France appliquaient, la veille, et que les autres souverains continuent d’appliquer à l’ancien droit public. L’ancien et le nouveau régime peuvent entrer ainsi en collusion. On a formé le premier nœud à Bâle, en stipulant l’expropriation des territoires ecclésiastiques d’Allemagne, on forme le second à Léoben, en stipulant le partage des territoires de Venise, du Saint-Siège et des princes d’Italie.

Bonaparte se représente l’Europe découpée en tranches nettes, en relief et en mouvement, mais avec des dégradations singulières de saillies et de couleurs. Tout part de la France et gravite autour d’elle, comme autour de Rome sur une carte de l’Empire romain. En France, il voit des hommes, et ils sont tout ; dans l’Italie du Nord, ce sont des enfans, et ils sont peu de chose ; en Hollande, des commerçans affaissés, en Suisse des bergers montagnards qui ne comptent plus guère ; au-delà, en Espagne, à Rome et à Naples, en Allemagne, en Pologne, des troupeaux humains, parqués dans des clôtures que les maîtres déplacent à leur gré ; plus loin, en Russie, en Asie, à peine des âmes, rien qu’une végétation humaine plaquée sur le sol, une sorte d’océan vert, morne, indéfini, où l’œil se perd, où la politique ne peut que s’égarer. Sur ce sol, l’édifice composite, la bâtisse confuse et chancelante des États et des cours, impuissans à s’unir, déchirés par les rivalités et les jalousies, tous convoiteurs de la terre et de la richesse d’autrui. Ils seraient invincibles en masse s’ils unissaient leurs forces pour une conquête commune, mais on peut les battre en détail en les divisant par l’avidité ; ils sont d’ailleurs plus faciles à gagner qu’à vaincre. Des princes médiocres, des ministres rampant sur la routine. Bonaparte les juge avec toute la supériorité de la monarchie française qui les fascine, de la Révolution française qui les trouble, de son propre génie de conquête surtout et de sa force d’entreprise. Leur histoire, qu’il a lue et ramenée à quelques lignes très simples, gravées à jamais dans sa mémoire, se vivifie depuis un an qu’il est en commerce avec eux, commerce de batailles et de négociations. Il étend à tous, par analogie, l’expérience qu’il vient de faire en Italie.

Le premier point pour lui, c’est de donner la paix à la République : l’illusion de la paix est inséparable de celle de la liberté. Il le proclame très haut, et il invoque l’autorité suprême aux yeux des contemporains : « Comme le disait le grand Frédéric, écrit-il en juin 1797, il n’y a point de pays libre où il y a la guerre. » Il faut que cette paix soit brillante, qu’elle se conclue vite, mais que la guerre en résulte par une nécessité si naturelle que le peuple se porte vers cette guerre nouvelle avec la conviction qu’en troublant la paix, les étrangers lui prennent son bien, qu’il ne reste à frapper qu’un dernier coup et que l’on en va finir. C’est par là que Bonaparte et le Directoire demeurent liés, et que le Directoire restera toujours à la discrétion de Bonaparte. Il ne se propose d’ailleurs de signer avec l’Autriche qu’une suspension d’armes, qui tournera, suivant les nécessités, on association de conquêtes ou en reprise de lutte. « Lourds et avares », dit-il, les Autrichiens ne sont point dangereux pour nos affaires intérieures ; ils n’en connaissent pas les ressorts ; le plus sage serait de se les associer. Il les satisfera donc, et, par ce moyen, rompra la coalition. Il estime facile de les amener à composition. Il y a un terrain où il les rencontre et où ils ont le même intérêt que lui à s’arrêter : la république de Venise ; Thugut veut la prendre et Bonaparte veut la donner. Présent funeste, pense Bonaparte, que l’Autriche paiera, en Europe, de sa vieille réputation de loyauté, et qui se détachera de soi-même le jour où la France sera en mesure de le recueillir. Dépossédant, pour le prix de sa défection à la cause de l’Europe, un État aristocratique ; trempant dans un partage avec les révolutionnaires, après avoir trempé dans deux partages avec les souverains ; l’Autriche, déjà trop suspecte aux États faibles, leur deviendra odieuse. Elle aura déchiré de ses mains la charte européenne qui est la raison d’être de sa suprématie en Allemagne. Quelle leçon pour la Saxe, pour la Bavière surtout, si même la Bavière ne se trouve pas ébréchée ! Il serait de l’intérêt de la République qu’elle le fût. Il convient que complice en Italie, l’Autriche devienne associée en Allemagne ; qu’après avoir dépouillé une alliée, elle livre ses co-Etats. Ses troupes évacueront Mayence et donneront la clef de l’Allemagne aux Français : pour cette ville, qui est à la République ce que Strasbourg était à Louis XIV, pour le consentement de l’empereur à la réunion à la France de toute la rive gauche du Rhin, Bonaparte ajouterait Salzbourg et Passau à Venise. Mais en fera-t-il un ultimatum ? S’il tient à Mayence, il n’a pas sur l’article de la rive gauche du Rhin les vues absolues et obstinées du Comité et du Directoire. Il pense que celui qui tiendra Mayence arrivera nécessairement à Cologne. Le temps fera l’affaire mieux que tous les traités. La France a intérêt à attendre.

Bonaparte ne partage ni l’engouement des politiques de Paris pour la grandeur de la Prusse, ni la manie déplorable qui pousse Sieyès et ses disciples à réformer la Constitution germanique. Les traités de Bâle et de Berlin stipulent en faveur du roi de Prusse d’amples indemnités destinées à payer son consentement à la réunion de la rive gauche du Rhin à la France. Il faudra donner des indemnités du même genre aux autres princes laïques possessionnés sur la rive gauche. « Culbuter le corps germanique, écrit-il le 27 mai, c’est perdre l’avantage de la Belgique, de la limite du Rhin ; c’est mettre 10 à 12 millions d’habitans dans la main de deux puissances de qui nous nous méfions également. Si le corps germanique n’existait pas, il faudrait le créer tout exprès pour nos convenances. » La France n’occupera point toute l’étendue de la Gaule, mais la Prusse demeurera secondaire et précaire, et la France sera plus assurée dans sa suprématie qu’elle ne le serait par toute la ligne du Rhin en présence d’une Prusse concentrée et élevée au premier rang. La Prusse rentrera ainsi dans son rôle, qui est de faire contrepoids à l’Autriche. L’antique jalousie des deux cours s’aigrira de toutes les déceptions de la Prusse, qui aura, pour sa honte gratuite, abandonné à Bâle et à Berlin la cause de l’Empire, et verra sa rivale enrichie des États vénitiens. La France, respectant les États-secondaires, redeviendra l’arbitre de l’Allemagne livrée par la Prusse, vendue par l’Autriche. Protectrice de la Confédération allemande et des républiques d’Italie, elle verra, en cas de guerre nouvelle, les routes de Vienne ouvertes devant elle, et la mauvaise volonté de la Prusse envers la France sera paralysée par la juste méfiance du corps germanique à l’égard des Prussiens.

Ses derrières assurés de la sorte, la Hollande enchaînée et entraînée, l’Espagne achetée avec la promesse du Portugal, il marchera au dénouement pour lequel tout l’ouvrage est composé, la destruction de l’Angleterre. C’est sa pensée dominante dès Léoben, et tout le fond de la paix qu’il veut signer : « La ligue de l’oligarchie européenne étant divisée, la France en profitera pour saisir l’Angleterre corps à corps, en Irlande, au Canada, aux Indes. » Il écrira à Talleyrand, dès que la paix sera signée, développant d’un coup, toutes ses vues : « Nous avons la guerre avec l’Angleterre ; cet ennemi est assez redoutable… L’Angleterre allait renouveler une autre coalition… L’Anglais est généreux, intrigant et actif. Il faut que notre gouvernement détruise la monarchie anglicane, ou il doit s’attendre lui-même à être détruit par la corruption et les intrigues de ces actifs insulaires. Le moment actuel nous offre un beau jeu. Concentrons toute notre activité du côté de la marine, et détruisons l’Angleterre. Cela fait, l’Europe est à nos pieds[4]. »

« Cela fait… » Pour l’essayer, il lui fallut renverser la proposition et commencer par mettre l’Europe à ses pieds, et « cela » même ne suffit point encore ! Mais à quoi bon subjuguer l’Europe et détruire l’Angleterre, si ce n’est pour étendre au-delà de l’Europe la suprématie conquise ? En 1807, afin de liguer le continent contre l’Angleterre, Bonaparte insinuera à la Russie un partage de l’Empire d’Orient ; en 1797, croyant possible de neutraliser le continent, il médite sur ce même partage, qui serait alors, non pas la condition, mais la conséquence de la destruction de l’Angleterre. C’est ici que commencera la « magnificence », et que s’accomplira, par le peuple souverain et au profit de la République, le rêve qui depuis les croisades hante les imaginations françaises. La Méditerranée a des portes, que l’on peut fermer aux Anglais. Il suffit de leur reprendre Gibraltar, ce sera le bénéfice de l’Espagne dans la victoire commune. La France occupera l’Égypte. Les esprits sont pleins de cette expédition ; les cartons de la marine et des affaires étrangères en renferment plusieurs plans. L’écrit de Volney sur les velléités d’alliance russe, en 1788, est dans toutes les mémoires : « Un seul objet, dit l’auteur alors très populaire des Ruines, peut indemniser la France… la possession de l’Égypte. Par l’Égypte, nous toucherons à l’Inde, nous rétablirons l’ancienne circulation par Suez et nous ferons déserter la route du cap de Bonne-Espérance. » Talleyrand, qui travaille à reconquérir l’opinion, el prépare sa rentrée aux affaires, écrit un mémoire qu’il lira, en juillet, à l’Institut ; il traite de l’expansion de la France, et il prête ce beau dessein sur l’Égypte au duc de Choiseul, « un des hommes de notre siècle qui a eu le plus d’avenir dans l’esprit[5]. »

Bonaparte en avait davantage, et ce n’était pas pour fonder une colonie, « valant à elle seule toutes celles que la France avait perdues », qu’il songeait à aller en Égypte. « Les temps ne sont pas éloignés, écrit-il au Directoire, où nous sentirons que, pour détruire véritablement l’Angleterre, il faut nous emparer de l’Égypte… C’est en vain que nous voudrions soutenir l’empire de Turquie : nous verrons sa chute de nos jours… » « Il faut être à même de le soutenir ou d’en prendre notre part. » D’où l’importance extrême qu’il attribue à Ancône et aux îles Ioniennes : elles sont des stations naturelles sur la route du Levant. Il en est de plus profitables encore : « Pourquoi ne nous emparerions-nous pas de l’île de Malte ? » Le grand-maître est mourant… Cette petite île n’a pas de prix pour nous. Avec l’île d’Elbe qui nous viendra « de l’héritage du Pape », la Sardaigne qui sera dans notre dépendance, Gênes qui nous sera subordonnée, « nous serons maîtres de toute la Méditerranée. » Il importe que l’Autriche n’obtienne ni Raguse, ni les bouches de Cattaro : les Turcs et les Albanais, au besoin, s’y opposeront, soutenus par nous. A aucun prix, nous ne devons permettre que les Napolitains s’établissent à Ancône, surtout à Corfou, Zante et Céphalonie : ce doit être désormais « la grande maxime de la République. » — Bonaparte lance ces vues dans ses lettres au Directoire par fusées soudaines et éblouissantes, comme elles lui viennent à l’esprit ; mais, à mesure qu’il les conçoit, il les définit, les précise, les dessine, et, lorsqu’il les propose, il en a déjà entrepris la réalisation[6]. Dès qu’il a déclaré la guerre à Venise, il écrit au général Gentili de s’emparer des îles : « Vous aurez soin… de faire l’impossible pour nous captiver les peuples, ayant besoin de vous maintenir le maître, afin que, quel que soit le parti que vous preniez pour ces îles, nous soyons en mesure de l’exécuter. Si les habitans étaient portés à l’indépendance, vous flatteriez leur goût, et vous ne manqueriez pas, dans les différentes proclamations que vous ferez, de parler de la Grèce, d’Athènes et de Sparte. » Il adjoint à Gentili, pour l’aider à captiver les peuples, cinq ou six officiers du département de Corse qui « sont accoutumés au manège des insulaires et à la langue du pays » ; et pour remuer les cendres de Sparte et d’Athènes, « le citoyen Arnault, homme de lettres distingué, qui observera ces îles et aidera Gentili dans la confection des manifestes. » Bonaparte s’y applique lui-même. Il écrit au chef des Maniotes, « dignes descendans de Sparte », « petit, mais brave peuple, qui, seul de l’ancienne Grèce, a su conserver sa liberté. » Il leur parle en style classique : c’est son parler naturel, celui de son île natale. Les îles sont occupées. Le 28 juin, à Corfou, le chef de la religion se présente à Gentili, un livre à la main : « Français, dit-il, vous allez trouver dans cette île un peuple ignorant dans les sciences et les arts ; mais… il peut devenir encore ce qu’il a été : apprenez en lisant ce livre à l’estimer. » Gentili ouvre ; le livre : c’est l’Odyssée. « L’île de Corcyre, écrit Bonaparte au Directoire, était, selon Homère, la patrie de la princesse Nausicaa. » Voilà un beau titre à occuper cette île et plusieurs autres, du même groupe : « Le citoyen Arnault, qui jouit d’une réputation méritée dans les belles-lettres, me mande qu’il va s’embarquer pour faire planter le drapeau tricolore sur les débris du palais d’Ulysse. » Bonaparte demande partout des renseignemens sur l’Egypte. Il pense que 25 000 hommes suffiraient à l’expédition. Ils respecteraient toutes les croyances : « Avec des années comme les nôtres, pour qui toutes les religions sont égales, Mahométans, Cophtes, Arabes, tout cela nous est fort indifférent. » Tout, excepté les Anglais. « Camarades, écrit-il aux marins de l’escadre de Brueys, dès que nous aurons pacifié le continent, nous nous unirons à vous pour conquérir la liberté des mers. » Il est si fasciné de sa propre pensée, qu’il en vient à déclarer : « Les îles de Corfou, de Zante et de Céphalonie sont plus intéressantes pour nous que toute l’Italie ensemble[7] ! »

Quand il dit qu’il préférerait les îles à toute l’Italie ensemble, ce n’est qu’une boutade ; il pense là-dessus, comme pensera le Directoire : il préfère les îles et l’Italie, — ensemble. Et comme il s’empare des îles, il organise l’Italie. Il ne s’illusionne point sur les Italiens ; s’il ne les juge pas tous, comme ceux des terres de Venise : « Population inepte, lâche et nullement faite pour la liberté[8] ; » s’il ne se laisse point leurrer par les dithyrambes, les présens et les acclamations ; si tantôt il les vante et tantôt les injurie, suivant qu’ils paient les contributions ou les refusent, s’enrôlent ou se dérobent au service militaire, hébergent les Français ou les massacrent, se soumettent ou conspirent, il se sent, au fond, lié à sa conquête, lié d’instinct par les affinités de ses origines et par l’attrait de ses plans d’avenir. Un Italien qui professait pour sa patrie le même intérêt, mêlé de mépris, que Bonaparte, qui rêvait aussi de se glorifier lui-même en la régénérant et de la régénérer en la bouleversant, Alberoni, avait dit : « L’Italie a besoin d’être guérie par le fer et le feu[9]. » « Quant à votre pays », disait Bonaparte à Melzi, un de ses premiers confidens et agens en Italie, qu’il avait mandé à Mombello, « il y a encore moins qu’en France d’élémens de républicanisme… Vous le savez mieux que personne ; nous en ferons tout ce que nous voudrons. Mais le temps n’est pas arrivé ; il faut cédera la fièvre du moment, et nous allons avoir ici une ou deux républiques de notre façon. » Transpadane, Cispadane, Ligurienne, il les encourage, les ralentit, les manipule, les accroît, les sépare, les confond, selon les péripéties de la guerre et le cours des négociations avec l’Autriche. La Lombardie en sera le modèle, si elles demeurent divisées, le centre, si on les rassemble. Le nom qu’il destine à la future Italie républicaine trahit le fond, tout romain, de sa pensée : République cisalpine, en souvenir de cette Gaule italienne, qui n’avait rien de gaulois et qui n’était cisalpine que pour Rome. Vainement, à Paris, lui objecte-t-on que le point de vue s’est déplacé, que Rome n’est plus dans Rome, que le peuple souverain a changé de capitale et qu’il conviendrait que la province reçût un nom conforme à la place qu’elle occupe par rapport à la France : République transalpine. Bonaparte ne veut point céder, et parce que le nom lui agrée, et parce que, disait-il plus tard, « les vœux des Italiens étant constamment fixés sur Rome et la réunion de toute la péninsule en un seul Etat, le mot cisalpine était celui qui les flattait et auquel ils voulaient se tenir, n’osant pas encore adopter la dénomination de République italienne. » Ainsi fera-t-il, en attendant qu’il crée un royaume d’Italie, s’en fasse souverain et proclame son fils roi de Rome, afin de satisfaire plus complètement les imaginations italiques.

Pour le reste de la péninsule, il le tiendra en bride ou à la chaîne, suivant les conjonctures ou suivant la distance. Le Piémont doit être subjugué. Sous quelle étiquette ? alliance ou annexion, monarchie vassale, république dépendante ou département français ? Cela importe peu : l’essentiel est que le Piémont, formant la ligne de retraite et tenant les passages, soit à la discrétion de la France. « Le roi, écrit Bonaparte au Directoire, est fort peu de chose, et dès l’instant que Gênes, la France et le Milanais seront gouvernés par les mêmes principes, il sert très difficile que ce trône puisse continuer à subsister ; mais il s’écroulera sous nous, et par le seul poids des événemens et des choses… » « C’est un géant qui embrasse un pygmée et le serre dans ses bras, il l’étouffe, sans qu’il puisse être accusé de crime. C’est le résultat de la différence extrême de leur organisation[10]. » Venise est à la question ; Florence et Parme sont sous le joug. Le pape se meurt : à sa mort une révolution est vraisemblable ; le Bourbon de Naples voudra intervenir pour faire un pape et pour prendre Bénévent, Ancône, tout ce qu’il y pourra usurper. Bonaparte est d’avis d’avoir un représentant au conclave et de revendiquer pour la république le droit d’exclusion établi par les rois. Naples ne doit rien obtenir : « Il n’y a pas de cour plus furibonde et plus décidée contre la République… Ceux qui possèdent la Sicile et le port de Naples, s’ils devenaient une grande puissance, seraient les ennemis nés et redoutables de notre commerce[11]. »

Ainsi parle, agit et projette en Italie celui que Mallet du Pan dénonce à l’effroi de l’Europe comme le Charlemagne jacobin. Il écrit, en style d’empereur, aux petites républiques au nom de la grande. « Ce mot de « grande République » est son expression favorite ; elle orne toutes ses dépêches[12]. » Mallet du Pan lit ces dépêches, par extraits, comme les lisait toute la France, dans les journaux, où le Directoire, soit pour expliquer ses propres actes, soit pour se glorifier des hauts faits de Bonaparte, les publie avec éclat. Ainsi s’impriment dans l’esprit des foules, à mesure qu’elles se forment dans l’esprit de Bonaparte, au loin, dans la perspective, l’ébauche de l’empire d’Occident ; et tout près, au premier plan, l’ébauche du gouvernement consulaire.


IV

Il manquait à Bonaparte, pour maîtriser tous les ressorts des factions, de connaître les royalistes. Le hasard fit tomber sous ses prises le plus redoutable et le plus entreprenant de leurs agens, le plus insidieux des conspirateurs et « le pire des drôles, » dans un temps qui en comptait beaucoup : le comte d’Antraigues[13]. Les émigrés avaient déjà tourné les yeux vers le petit « bamboche corse » qui travaillait si bien, et l’idée leur était venue tout de suite de le faire travailler pour leur compte. Ils n’avaient, il leur faut rendre cette justice, jamais songé à reconquérir la France par l’opinion : c’était le rêve, très chimérique, de quelques royalistes demeurés à l’intérieur, des « monarchiens » jugés et condamnés depuis longtemps par l’émigration. Les émigrés ne firent jamais fond que sur la force, et ils auraient préféré, ayant le choix, celle d’un général républicain à celle des armées étrangères. Pas plus que les républicains, ils ne reconnaissaient César, qui les enveloppait déjà ; mais ils étaient obsédés de Monk. Tout homme qui surgissait dans la République se désignait à leurs insinuations : ainsi Dumouriez en 1793, Pichegru en 1795 et en 1796. Frotté avait tenté, en Vendée, d’entraîner Hoche ; d’autres rôdaient autour de Moreau. D’Antraigues fut chargé du même office auprès de Bonaparte.

Il devait lui offrir l’épée de connétable et le duché de Milan. Il s’aboucha, à cet effet, avec un de ses compatriotes du Vivarais, Boulard, qui exerçait un commandement à l’armée d’Italie. Ce qu’il en tira de plus clair, ce fut à la question : Rappellerez-vous les Bourbons ? cette réponse d’un général français : — « Il nous faut, si nous avons un prince, une race nouvelle qui nous doive le trône : l’ancienne nous exterminerait. » Bonaparte en fut instruit. Sut-il, en outre, qu’une autre espèce d’intrigant et d’espion, Montgaillard, avait demandé à Lallement, ministre de France à Venise, une lettre d’introduction près de lui, qu’il se vantait de le circonvenir, qu’il avait dénoncé, à mots couverts, les pourparlers plus que suspects de Pichegru avec Condé et indiqué que d’Antraigues en possédait le secret ? Toujours est-il que d’Antraigues fut désigné à Bonaparte comme tramant à Venise, sous le couvert de la légation russe, des complots contre les Français : il passait même pour l’un des instigateurs des Pâques véronaises.

Bernadotte et ses troupes investissaient les frontières vénitiennes et tenaient toutes les issues. D’Antraigues se décida à prendre la fuite ; il ne se décida point à détruire ses papiers : le commerce des papiers est la dernière ressource des gens de sa sorte. Quand il partit de Venise avec l’envoyé de Russie, il emporta trois portefeuilles et les confia à sa femme, la fameuse Saint-Huberti. Aux avant-postes français, on arrêta les voyageurs : Mordvinov, l’envoyé russe, exhiba ses passeports, et fut laissé libre ; d’Antraigues, reconnu, fut arrêté. La Saint-Huberti cependant avait vidé deux des portefeuilles et en avait brûlé le contenu. Le troisième était fermé à clef : elle se fit scrupule de briser la serrure ; elle pensait, a-t-elle dit, et l’on a bien de la peine à l’en croire, que ce portefeuille clos ne contenait que des notes de littérature. Le portefeuille fut saisi ; d’Antraigues fut conduit à Milan et le portefeuille expédié à Mombello, où Bonaparte le fit ouvrir. Il y trouva une pièce inestimable pour lui : c’était, mis en récit dialogué par d’Antraigues, qui excellait à ces arrangemens, l’histoire du complot de Pichegru. Le conquérant de la Hollande, encore pur aux yeux de beaucoup de républicains, devenu par une série d’évolutions adroites, de favori de Saint-Just, le coryphée du parti modéré et l’espoir du parti royaliste, porté par les élections à la présidence des Cinq-Cents, était en voie de s’élever à ce pouvoir civil demeuré, par la tradition du Comité de salut public, l’expression suprême du pouvoir dans la République. Il était donc, en France, l’un des hommes les plus considérables, et il se dressait, devant Hoche et devant Bonaparte, comme le plus redoutable des rivaux. Les papiers de d’Antraigues le livraient à Bonaparte ; ils le ravalaient, du coup, au niveau de Dumouriez, et, par contre-coup, ils compromettaient son ami Moreau. Ce général passait aussi pour pur, et, à défaut du prestige de Hoche et de Bonaparte, il donnait l’illusion d’un désintéressement qui n’était chez lui que le masque d’un caractère chagrin, ombrageux et hésitant.

L’homme qui rédigeait de si curieux mémoires devait être intéressant à connaître. Bonaparte fit amener d’Antraigues à Mombello. Artificieux, mais seulement dans les souterrains, effronté, mais seulement dans les écritures, d’Antraignes manquait de toute intrépidité au grand jour et quand sa vie était en jeu. Bonaparte eut vite fait de démêler en lui, derrière un conspirateur sans vocation pour l’échafaud ni même pour la prison, un dramaturge politique, « gendelettre » policier, que la vanité seule suffirait à livrer. D’Antraigues essaya de payer d’audace : il protesta contre son arrestation et contre l’ouverture du portefeuille. « Vous avez trop d’esprit, lui dit Bonaparte, pour ne pas comprendre que vous êtes attaché à une cause perdue. La révolution est faite en Europe, il faut qu’elle ait son cours. Si elle pouvait être arrêtée, c’eût été par des rois faits pour lui imposer ; mais ces rois n’existent nulle part ; leurs ministres sont des coquins ou des imbéciles ; dans leurs années, les soldats sont bons, mais les officiers sont mécontens, et ils sont battus : tout cela va finir. J’ai ouvert votre portefeuille parce que cela m’a plu : les armées ne connaissent pas les formes d’un tribunal. Je pourrais, s’il me convenait, vous faire traduire devant un conseil de guerre comme embaucheur de mon armée et me débarrasser de vous. »

Le voyant décontenancé, il le flatta, et le renvoya rassuré, que dis-je ? ébloui. C’était chez Bonaparte, comme chez Frédéric, le plus redoutable des prestiges de jouer au moins fin avec ses interlocuteurs, de leur donner l’illusion qu’il se laisserait leurrer par de belles paroles et embarquer dans une intrigue dont ils auraient la gloire et le profit. D’Antraigues était gagné[14]. Sa prison s’adoucit singulièrement, mais Bonaparte garda dans ses mains une relation du complot de Pichegru écrite par d’Antraigues. Si ce récit n’était pas nécessairement authentique, il était autographe. Bonaparte l’expédia, le 10 juin, avec d’autres papiers, sans intérêt d’ailleurs, saisis sur d’Antraigues, destinés à encadrer la pièce principale et à y donner un cachet de véracité.

Les propos de d’Antraigues avaient appris à Bonaparte ce qu’il désirait savoir sur les royalistes. « Il est bien facile d’abuser ce parti-là, disait-il, parce qu’il part toujours, non de ce qui est, mais de ce qu’il voudrait qui fût. Je recevais des offres magnifiques… Le prétendant m’écrivit même, de son style hésitant et fleuri… Quoi ! consentir à se livrer sans condition aux princes de la maison de Bourbon !… changer notre drapeau victorieux contre ce drapeau blanc qui n’avait pas craint de se confondre avec les étendards ennemis ! et moi, enfin, me contenter de quelques millions et de je ne sais quel duché[15] » D’Antraigues, s’il s’y trompa un moment, ne s’y trompa pas longtemps : « Bonaparte, écrivit-il après s’être échappé de ses griffes, a été forcé de prendre le parti d’une des deux factions qui divisaient la France. Il a choisi celle de Barras, c’est tout naturel. Mais il détruira Barras ou l’asservira… Il veut la guerre ou une paix détestable… Il veut maîtriser la France, et, par la France, l’Europe. Tout ce qui n’est pas cela lui paraît, même dans ses succès, ne lui offrir que des moyens… Cet homme abhorre la royauté ; il déteste les Bourbons et ne néglige aucun moyen d’en éloigner son armée. »

Ce ne sont pas seulement les républicains qui ouvrent les voies au dictateur. Les plans que sa prudence et son habileté suggèrent à Bonaparte, Mallet du Pan ne cesse de les conseiller aux royalistes, tant la force des choses lui semble évidente et l’événement fatal. « C’est Paris, c’est l’autorité même qu’il faut attaquer, non avec l’année de Condé, mais avec la baïonnette de l’intérêt, de l’espérance, de la sécurité… Il faudrait se faire un parti dans les conseils, traiter avec les conventionnels honnêtes, » — lisez : modérés, — réunir tout le monde à un intérêt commun, donner à la France « un régulateur légal. » Bonaparte a intercepté plusieurs des lettres de Mallet ; il a lu vraisemblablement la brochure : Correspondance politique pour servir à l’histoire du républicanisme français, qui a paru en 1796, et remarque ces lignes qui résument son système de gouvernement : « Ce qui, avant tout, par-dessus tout, intéresse le peuple, ce sont les lois civiles et judiciaires… Là se place sa liberté, là il est père, époux, fils, héritier, donateur, donataire, vendeur, acheteur, maître, serviteur… Les lois civiles font seules le citoyen, car elles l’embrassent dans tous les rapports… ; les lois politiques ne l’embrassent que dans une circonférence excentrique… » Voilà, arrivant de l’ancienne France, tout l’esprit de l’an VIII. « J’ai écrit pour la France, déclare Mallet ; le Directoire aura beau faire, j’y pénétrerai… C’est une semence qui tombe sur un champ tout préparé. » Il disait plus vrai qu’il ne croyait dire, et sa logique rein-portail ailleurs que là où il voulait aller. Ce fut, avec bien plus d’éclat, la déconvenue d’un contemporain d’une bien autre envergure d’imagination et de génie.

Si Bonaparte n’eût eu précisément le don de démêler, dans la confusion des faits et des mots, les données de ses entreprises, un petit livre, dont tout le monde parlait alors, lui aurait révélé le secret de son avenir. Je veux parler des Considérations sur la Révolution française, de Joseph de Maistre. Elles avaient paru sans fracas en 1796 ; elles se répandirent, l’année suivante, et Bonaparte les trouva, à Milan, en 1797. Il savait lire l’algèbre et traduire en réalités les abstractions mathématiques ; il savait aussi interpréter les prophéties politiques, et ce livre en était une, la plus singulière et la plus pénétrante qu’aucun moderne eût composée. Les écrits des libéraux et leurs discours, ceux de Mounier, de Camille Jordan, de Necker, de Mme de Staël, de Benjamin Constant, qui tombaient sous les yeux de Bonaparte ne pouvaient que l’importuner : c’était la théorie des obstacles à son règne. Joseph de Maistre lui apporte la théorie du succès, et d’autant plus saisissante que de Maistre, prenant lui-même à la lettre ses visions et ses métaphores, croit prédire la restauration de la royauté. La Providence du catholique ultramontain porte les mêmes arrêts que le destin du général démocrate. Il n’y a de différence que sur les noms des personnes et sur les noms des choses ; mais le fond est identique, l’impulsion est la même, vers le même but. Bonaparte ne s’arrête point aux divergences de mots et de formes ; il met son nom à la place de celui du roi, il découvre son gouvernement futur dans le tableau que Joseph de Maistre fait de la royauté de Louis XVIII, et ce livre, tout symbolique et invraisemblable appliqué aux Bourbons, vaincus, proscrits, étrangers à la France nouvelle, devient réel, vivant, comme impérieux, appliqué au vainqueur de Vendémiaire et au conquérant de l’Italie.

D’ailleurs, les affinités sont profondes entre l’écrivain qui débute et le général qui commence sa carrière. Ils voient la vie avec la même optique, et plus ils y avanceront, tout en se combattant, plus leurs vues tendront à se confondre. Les Soirées de Saint-Pétersbourg dégagent la même notion de l’histoire que le Mémorial de Sainte-Hélène. L’empereur, tel que le concevra Napoléon, c’est le Pape de Joseph de Maistre sécularisé. La théocratie de l’un n’est que le césarisme de l’autre transfiguré. Pour tous les deux, la marche du monde procède de cette poussée mystérieuse des masses, de ce flux et de ce reflux de la mer humaine, qui apporte les hommes, les remporte, les soulève, les engloutit, dont Bonaparte se déclarera le produit, dont il se réclamera dans le succès, dont il s’excusera dans la défaite : « Je dépends des événemens, j’attends tout de leur issue… »

Au premier chapitre des Considérations, il lit cette phrase : « La Révolution mène les hommes, plus que les hommes ne la mènent. » Puis ce coup de lumière sur Mirabeau : « Il se mettait à la suite d’une masse déjà mise en mouvement, et la poussait dans le sens déterminé… Il disait en mourant que, s’il avait vécu, il aurait rassemblé les pièces éparses de la monarchie. » Le fameux plan de Mirabeau n’est pas autre chose que la monarchie retranchée et bastionnée dans les institutions de l’an VIII, avec une liberté apparente, une police formidable, un roi de parade, un maire du palais omnipotent. Mirabeau eût été le Richelieu de cette monarchie, comme Bonaparte se proposait d’être celui de la République. Un trait de ce genre lui suffit pour discerner toute la chaîne de l’histoire, comme un éclair, dans la nuit, pour reconnaître les passages et les ondulations d’un pays. Il continue : La France dépérissait entre des mains incapables et corrompues ; une grande épuration était nécessaire, un immense défrichement du sol, au besoin par l’incendie. « Il fallait que le métal français, dégagé de ses scories aigres et impures, parvînt plus net et plus malléable entre les mains du roi futur. » Les révolutionnaires n’ont travaillé que pour le roi : « Par eux, l’éclat des victoires a forcé l’admiration de l’Univers… Le roi remontera sur le trône avec tout son éclat et toute sa puissance, peut-être même avec un surcroît de puissance. » Bonaparte a soutenu Robespierre ; il fallait soutenir Robespierre. La Providence, le voulait ainsi, déclare de Maistre pour la grandeur future de la France : « Le génie infernal de Robespierre pouvait seul opérer ce prodige… de briser l’effort de l’Europe conjurée. » Bonaparte soutiendra les Jacobins, jusqu’à ce qu’il les écrase ; il combattra les royalistes et les supplantera : cette politique est nécessaire. « Que demandaient les royalistes lorsqu’ils demandaient la contre-révolution faite brusquement et par la force ? s’écrie de Maistre… Ils demandaient la conquête de la France, sa division, l’anéantissement de son influence et l’avilissement de son roi. » Comparez ce langage aux proclamations et aux lettres de Bonaparte, vous serez frappé de la ressemblance non seulement de la pensée, mais des termes. L’empire, magnifique, glorieux et funeste, est là tout entier.

Joseph de Maistre est un Voltaire à rebours ; mais il a la méthode de Voltaire ; il est l’antipode de Rousseau. Il ne met pas à l’envers le Contrat social, comme il fait pour l’Essai sur les mœurs, il le déchire. Son idée fondamentale est qu’il n’y a pas de contrat ; les sociétés se fondent par une intervention de la Divinité. Les législateurs surgissent quand la Providence a décidé la formation plus rapide d’une constitution. Alors paraît « un homme revêtu d’une puissance indéfinissable : il parle, et il se fait obéir. » Il écrit peu ; il n’est point un savant. Les grands législateurs « agissent par instinct et par impulsion plus que par raisonnement ; ils n’ont d’autre instrument pour agir qu’une certaine force morale qui plie les volontés comme le vent courbe une moisson. » Leurs principes sont simples et leurs maximes péremptoires : le fait est le droit, la force crée ce droit, l’autorité le définit et l’exerce. L’homme abstrait n’existe pas ; par suite il n’a pas de droits. Ce qui existe, c’est la masse des hommes, le peuple. L’État livré aux corps privilégiés se brise en anarchie ; livré aux individus, il se dissout et s’émiette. Point de liberté individuelle : l’Etat ne comporte qu’une liberté nationale. Le chef de l’Etat est la conscience vivante île cette âme diffuse qui est la nation. Il incarne la patrie. Le dévouement à sa personne est la forme sensible du patriotisme. Il porte, en sa personne, les traditions, les mœurs, les coutumes, les instincts, toutes les forces obscures et toutes les forces permanentes qui mènent l’histoire. Il les applique aux besoins du présent ; il dicte les lois qui répondent aux désirs du grand nombre et en expriment la volonté. Il peut dire : Je suis le peuple, je suis la patrie ! la liberté, c’est moi ! Il est un comité de salut public perpétuel et concentré en une seule personne. Enfin, il est guerrier par essence : la guerre l’a suscité, la guerre le soutient. « La guerre fait vivre la République, la paix la fera mourir… Les Français réussiront toujours à la guerre sous un gouvernement ferme qui aura l’esprit de les mépriser en les louant et de les jeter sur l’ennemi comme des boulets en leur promettant des épitaphes dans les gazettes. » La guerre, d’ailleurs, est de droit divin, elle est sacrée. « Il n’y a que violence dans l’Univers. » « Les véritables fruits de la nature humaine, les arts, les sciences, les grandes entreprises, les hautes conceptions, les vertus mâles, tiennent surtout à l’état de guerre… Tous les grands hommes… naquirent au milieu des commotions politiques… Le sang est l’engrais de cette plante qu’on appelle le génie. »

Voilà ce que Bonaparte lit dans ce livre des Considérations. C’est sa destinée développée en perspective par l’étrange prévision d’un prophète qui raisonne comme un géomètre. Il fera ce que les royalistes sont incapables de comprendre, il continuera, par la Révolution qui en décuple la force d’expansion, l’œuvre d’unité nationale et d’unité d’état préparée par l’ancienne monarchie ; il coulera les principes de la Révolution dans le moule romain de l’antique législation française ; il adaptera au service de l’État renouvelé les cadres de l’ancienne administration. Pour que la royauté émigrée pût accomplir la prophétie de Joseph de Maistre, il eût fallu un miracle ; pour l’accomplir à son profit, Bonaparte n’a qu’à laisser les choses suivre leur cours et à écouter sa vocation : un coup d’Etat, le jour venu, décidera l’événement.


V

L’Italie est pour Bonaparte ce que la Gaule avait été pour César, non seulement la route du pouvoir, mais le champ de manœuvres et le champ d’expériences de l’empire. Il ne se borne pas à établir en Italie une marche, un poste avancé de la République ; il s’y essaie au gouvernement de la République. Dans tout ce qu’il conçoit, entreprend, accomplit, dit, écrit alors, c’est la France qu’il envisage, c’est aux Français qu’il pense et qu’il s’adresse. C’est avec cette lumière de reflet qu’il faut étudier et qu’il faut comprendre ses proclamations, ses discours, ses mesures. Il organise la République cisalpine : il y met un Directoire et deux conseils, comme en France : les Directeurs de Paris le veulent ainsi, tenant aux dehors de leur constitution ; mais Bonaparte pousse, du premier coup, à ses conséquences naturelles, l’esprit de leur politique. Comme il se méfie du corps électoral italien, de l’esprit provincial, du fanatisme catholique, des mœurs et des vieilles coutumes rebelles à sa domination, il désigne lui-même, avant toutes élections, les membres du directoire et les membres des assemblées, généralisant ainsi et tournant au système l’expédient inventé naguère par le Comité de salut public, pour se perpétuer dans le Directoire, et par la Convention pour se perpétuer dans les conseils : il l’a fait prévaloir, à Paris, à coups de canon, en vendémiaire ; il le prescrit, de son autorité de général en chef, dictatorialement, en Italie. Il ne peut rien attendre, en Italie, ni pour lui, ni pour la France, de ce qui a fait, en France, la force du gouvernement révolutionnaire : le petit peuple des villes, les paysans sont hostiles. Il appelle au pouvoir ce qui correspond, en France, aux hommes de 1789 : les bourgeois riches et éclairés, les propriétaires, les nobles « amis des lumières », les littérateurs, les juristes, les médecins, épris de démocratie, mais surtout jaloux d’autorité et avides d’emplois ; il s’associe enfin le haut clergé qui se soumettra au pouvoir afin de reconquérir quelque chose du pouvoir. Le gouvernement, ainsi constitué, regagnera les paysans par l’influence des prêtres rassurés, et par l’effet du bien-être ; quant au petit peuple des villes, ce sera l’affaire de la police, et au besoin, de la troupe. Bonaparte n’aura garde de confier aux conseils législatifs, même choisis par lui, la rédaction des lois fondamentales ; il les fait préparer d’avance et il les décrétera : ainsi les lois civiles, qui établissent le régime nouveau des personnes et des biens, les lois d’impôt, les lois de recrutement, les lois d’administration, tous les ressorts de l’État futur. Tenant les citoyens dans ses mains, il s’attachera à les concilier, à les rapprocher, à effacer les haines locales et les factions dans la soumission commune au gouvernement.

« Je refroidis les têtes chaudes et j’échauffe les têtes froides, » écrit-il au Directoire il développe son programme dans une lettre ou plutôt une instruction au Gouvernement provisoire de Gênes : « Les gouvernemens provisoires doivent exclusivement prendre conseil du salut public et de l’intérêt de la patrie… Il n’y a pas de confiance sous un gouvernement faible, il n’y a point de confiance dans un pays déchiré par les factions… La sagesse et la modération sont de tous les pays et de tous les siècles… Exigez que chaque citoyen soit à ses fonctions et que personne ne rivalise avec le gouvernement… Empêchez toute espèce de coalition de citoyens. » Point de clubs, avec leurs affiliations lointaines, républiques dans la République. D’ailleurs, en rompant avec le passé, les citoyens ne rompront point l’unité de l’État et n’effaceront point les souvenirs de l’antique puissance de la patrie. Il fait relever la statue d’André Doria renversée par une émeute : « André Doria fut grand marin et grand homme d’État ; l’aristocratie était la liberté de son temps. » — « Il faut avant tout, dit-il aux Milanais, resserrer les liens de fraternité entre les différentes classes de l’État. Réprimez surtout le petit nombre d’hommes qui n’aiment la liberté que pour arriver à une révolution ; ils sont ses plus grands ennemis… L’armée française ne souffrira jamais que la liberté en Italie soit couverte de crimes. Vous pouvez, vous (levez être libres, sans révolutions, sans courir les chances et sans éprouver les malheurs qu’a éprouvés le peuple français. Protégez les propriétés et les personnes et inspirez à vos compatriotes l’amour de l’ordre et des lois… » Ces discours, reproduits en France par les journaux, sont lus avec avidité ; ils offrent à des nécessités très urgentes des solutions extrêmement simples. A part un petit groupe d’hommes, survivans de 1789, précurseurs du régime constitutionnel, républicains idéalistes, demeurés fidèles aux principes, patriotes très respectables, mais isolés, incompris de la foule, suspects au Directoire, personne ne se soucie plus de la liberté politique et n’est disposé à en accepter les conditions. Il ne s’agit, pour les gouvernails, que de liberté d’Etat ; pour les gouvernés, que de liberté civile et d’égalité démocratique ; le problème, pour les meneurs, est de rester les maîtres de la République et d’y personnifier, au pouvoir, la Révolution ; pour la grande majorité des hommes, le problème est de jouir tranquillement des conquêtes de cette Révolution qui est le bien de tous et à laquelle tous ont tant sacrifié. Les missives d’Italie révèlent en Bonaparte un chef d’Etat, réaliste et pratique, égal au chef d’armée. Tout ce qui couve en France de vieil esprit romain et césarien, transformé par les rois en culte monarchique ramené, par l’œuvre des terroristes et l’effet de la Révolution, à son caractère primitif, se réveille et devient pour la popularité de Bonaparte un merveilleux agent de propagande. « La République, écrivait-il au Directoire qui fit publier la lettre en tête de la partie officielle de son journal, la République n’a pas d’armée qui désire plus que celle d’Italie le maintien de la constitution sacrée de 1795, seul refuge de la liberté et du peuple français. L’on hait ici et l’on est prêt à combattre les nouveaux révolutionnaires, quel que soit leur but. Plus de révolution, c’est l’espoir du soldat. » Les « nouveaux révolutionnaires », c’étaient les royalistes, les modérés, les « constitutionnels », les libéraux ; plus de révolution, c’est-à-dire une révolution qui sera la dernière, parce que celui qui l’accomplira, d’accord avec l’opinion de la masse, ne permettra plus qu’on en accomplisse d’autres. Le Directoire l’essaiera le 18 fructidor ; Bonaparte la fera le 18 brumaire[16].

Sur cette pente, son esprit ne s’arrête pas ; et déjà la constitution future s’esquisse dans sa pensée. Il relit Montesquieu ; mais il ne le prend point à la lettre ; il ne le tire point à l’absolu ; il n’y voit que des notes et des observations sur les différentes institutions des peuples, celles de l’Angleterre en particulier ; celles-là lui déplaisent fort : « Ce n’est qu’une charte de privilèges ; c’est un plafond tout en noir, mais brodé en or. » Les pouvoirs y sont mal définis ; ainsi pourquoi le législatif aurait-il nécessairement le droit de faire la guerre et de fixer l’impôt ? Ces combinaisons sont impraticables en France. Dans une démocratie, où toutes les autorités émanent de la nation, ni la prérogative de l’impôt, ni celle de la guerre et de la paix ne doivent être enlevées à l’exécutif ; il n’y a de bien défini en France que la souveraineté ; le reste n’est qu’une ébauche. Le pouvoir doit être considéré comme le vrai représentant de la nation. Il se divisera en deux magistratures : l’une qui surveillera et n’agira pas, le grand conseil de la nation : le législatif ; l’autre qui agira, gouvernera, régnera : l’exécutif. L’exécutif sera nommé par le peuple ; le législatif sera élu aussi par le peuple, mais le peuple ne pourra élire que des hommes déjà exercés aux affaires, ayant rempli des fonctions publiques. Les conseils légiféreront, mais ils n’auront même pas la faculté de parler du gouvernement : « Le pouvoir législatif, sans rang dans la République, impassible, sans yeux et sans oreilles pour ce qui l’entoure, n’aurait pas d’ambition[17]… »

Bonaparte s’était convaincu, par l’expérience qu’il en faisait tous les jours, de la nécessité d’employer le clergé à l’établissement de l’autorité. La terreur qu’il avait répandue à Rome, l’approche d’une élection pontificale, lui fournissaient une occasion, qui peut-être ne se renouvellerait plus, d’obtenir du Saint-Siège des concessions indispensables à la restauration du catholicisme en France, et que le Saint-Siège cependant avait obstinément refusées à des princes catholiques comme Joseph II et le duc de Parme. Bonaparte avait médité sur l’avortement de la « constitution civile » et sur le contresens de la persécution religieuse : le clergé sortait de la Révolution avec un prestige moral que ses privilèges et ses richesses lui avaient enlevé sous l’ancien régime. La terreur avait ramené le christianisme aux supplices, aux prisons, à la pauvreté, aux catacombes : elle lui avait rendu l’attrait du mystère, le péril de la foi, la majesté du martyre ; elle l’avait retrempé et rajeuni de plusieurs siècles. Le souffle religieux qui s’élevait venait îles profondeurs du peuple français. Il y avait là des forces à détourner et à capter. César pourra, avait encore dit de Maistre, « s’asseoir sur une croix renversée, mais vienne l’Hercule chrétien, soutenu de toute la puissance de la foi populaire, il étouffera César. » Louis XVIII n’avait rien d’un Hercule ; le nouveau César est né catholique. Il n’aura garde de laisser au prétendant ce ciment des nations et ce levier d’Etat. « Ne perdez jamais de vue, écrit-il au gouvernement de Gênes, que, si vous mettez d’un côté la religion, je dirai même la superstition aux prises avec la liberté, la première l’emportera dans l’esprit du peuple. »

Or c’est le temps où, à Paris, les conseils, subissant l’impulsion des électeurs, rétablissaient la liberté des cultes ; la France semblait s’acheminer vers la seule constitution religieuse qui fût d’accord avec son nouveau régime ; la liberté de conscience allait enfin former le couronnement des libertés politiques dont elle aurait dû être la condition fondamentale. Les évêques constitutionnels qui restaient attachés à la révolution de 1789 et qui avaient conservé leur loi, préparaient la réunion d’un concile ; ils s’efforçaient de ménager une transaction avec le Saint-Siège, d’accorder l’Eglise gallicane avec elle-même et avec Rome. Une solution aussi libérale, — encore que paradoxale dans ce temps-là, — n’était point pour plaire à Bonaparte. Il était de son intérêt de profiter de la disposition des esprits, mais de ne la point laisser décliner vers une constitution religieuse à l’américaine. Son instinct césarien lui montra que la principale résistance à cet essai d’Eglise libre se trouverait à Rome, et que c’était à Rome qu’il trouverait son principal appui pour former une nouvelle Eglise d’Etat. Rome lui saurait gré de lui épargner le mauvais exemple d’un quasi-schisme. Rome paierait, aussi cher et aussi volontiers, la ruine définitive de l’Eglise gallicane que la restauration du catholicisme en France : elle paierait par la soumission de l’ancien clergé réfractaire. Elle semblait disposée. Elle était mise à sac par les exactions des commissaires du Directoire ; elle était exténuée. Pour exécuter le traité de Tolentino, écrivait Cacault, il faudrait faire de cette ville un vaste mont-de-piété. Bonaparte, sans rien céder sur le chapitre des objets d’art et des manuscrits, se montra enclin, sur l’article de l’argent, à des ménagemens. Le Pape répondit par des politesses. Les commissaires du Directoire, se sentant surveillés de près, imaginèrent de faire leur cour à Joséphine avec quelques statues qu’ils achetèrent sur leurs bénéfices. Le pape les fit rembourser, donna 3 000 écus romains, prit ainsi le présent à son compte et annonça l’envoi d’un collier de camées. « Le moment actuel, écrivit Bonaparte, le 3 août, est l’instant propice pour commencer à mettre à exécution cette grande œuvre où la sagesse, la politique et la vraie religion doivent jouer un si grand rôle… Le Pape… pensera peut-être qu’il est digne de sa sagesse, de la plus sainte des religions, de faire une bulle ou mandement qui ordonne aux prêtres de prêcher obéissance nu gouvernement et de faire tout ce qui sera possible pour consolider la constitution établie… » Ce sera « un grand acheminement vers le bien, » vers la réconciliation des prêtres entre eux et vers les mesures qui pourront « ramener aux principes de la religion la majorité du peuple ; français. » Il demandait une réponse prompte ; c’est qu’il n’y avait point de chapitre où il se sentît plus loin de compte avec le Directoire, et que, s’il voulait faire prévaloir sa politique religieuse, il ne le pouvait que par les moyens qui lui avaient jusqu’alors réussi, l’initiative personnelle, le fait accompli, la menace d’une démission et l’appel au public. « Si j’étais le maître, disait-il, nous aurions le concordat demain. » Ce concordat était, dès lors aussi arrêté dans sa pensée que l’étaient les bases de la Constitution de l’an VIII et les données de la politique extérieure du consulat et de l’empire.


VI

Restait l’armée, instrument de sa grandeur future, garantie de son pouvoir, par laquelle il arriverait et se soutiendrait plus tard, mais où il apercevait, en même temps, les plus redoutables obstacles à son avènement dans le présent, et les plus dangereuses oppositions à son gouvernement dans l’avenir. Il connaissait, pour les avoir éprouvés à ses débuts et pour les éprouver plus violemment que jamais en cette crise de sa vie, les conflits d’ambitions et les rivalités des généraux. Il n’était pas le seul à destiner à un chef d’armée la première place dans la République ; mais la plupart des généraux se jugeaient hors d’état de la briguer pour eux-mêmes ; ils voulaient qu’au moins aucun de leurs compagnons d’armes ne l’occupât. Ils préféraient obéir au pouvoir civil, soit en le redoutant, comme au temps des comités, soit en le méprisant, comme ils faisaient sous le Directoire. Cependant toute la force des choses, toute l’impulsion guerrière donnée à la Révolution, toutes les nécessités du gouvernement et de la guerre poussaient à l’avènement d’un général. Bonaparte pénétrait ces contradictions, il les pesait et il comptait ses rivaux. Pichegru était dès lors perdu, Moreau était réduit par ses indécisions au rôle subalterne de prête-nom des mécontens. Hoche restait grand et très redoutable ; il s’agissait de le devancer ou de le supplanter. Quant aux autres, on les mènerait avec de la gloire, des grades, des dignités, et, — l’expérience n’était dès lors que trop souvent concluante, — avec de l’argent. Bonaparte devinait l’hostilité chez Bernadotte, le plus politique des militaires, et l’un de ceux qui flattaient le plus l’autorité civile, cherchant à la surprendre faute de pouvoir l’usurper. Il sentait de la jalousie chez Masséna, grand homme de bataille, avide dans la vie privée, nul dans la politique. Il savait que d’armée à armée, du Rhin à l’Italie, et, dans la même armée, de division à division, les chefs se décriaient et cabalaient les uns contre les autres. Il connaissait les ressources de l’esprit de corps et ce correctif des rivalités militaires, le désir de se glorifier soi-même en un chef même envié ; « ainsi à l’armée d’Italie, dit un contemporain, où, par amour de l’égalité on voulait de la gloire sans partage, un chef sans rival et le monopole des faveurs et des grâces, ce qui avait fait considérer le général Hoche comme une sorte d’usurpateur[18]. »

Bonaparte comprenait qu’il lui serait plus facile de les entraîner à la guerre que de les satisfaire dans la paix, et de les tenir obéissans. Pour les dominer, il lui faudrait, tout on sortant de leurs rangs et en demeurant solidaire de leur fortune, se mettre à part et au-dessus d’eux. Ils murmureraient sans doute, mais ils se soumettraient, et ils reporteraient sur les compagnons d’armes restés leurs émules ces rivalités auxquelles leur chef commun aurait su se rendre inaccessible. Le roi, dans l’ancien régime, commandait les armées et était en dehors des armées ; cette partie de la souveraineté avait été, comme les autres, transportée au peuple ; le Comité de salut public l’avait exercée. Bonaparte résolut dès lors d’être le pouvoir civil suscité par l’armée, tout-puissant par l’armée, mais supérieur à l’armée même par le suffrage du peuple et le caractère national de sa magistrature. Il noierait ainsi l’armée dans le peuple dont il se déclarerait l’émanation et le représentant. C’est là une de ces conceptions maîtresses. D’où l’importance qu’il attribue, en Italie, à ses combinaisons de gouvernement, ses caresses aux savans et aux hommes de lettres, ses ménagemens pour le clergé enfin, et, par-dessus tout, le renom de pacificateur qu’il recherche. La paix faite, un de ses premiers soins à Paris sera de se faire nommer membre de l’Institut ; il affectera d’en porter le costume dans les cérémonies publiques et, quand il paraîtra en militaire, de réduire l’uniforme au strict nécessaire : un chapeau sans panache, un habita peine galonné, une redingote flottante. « C’est un si grand malheur, pour une nation de trente millions d’habitans et au XVIIIe siècle, d’être obligée d’avoir recours aux baïonnettes pour sauver la patrie ! » écrit-il à Talleyrand ; et au Directoire : « J’ai mérité par mes services l’approbation du gouvernement et de la nation ; j’ai reçu des marques réitérées de son estime. Il ne me reste plus qu’à rentrer dans la foule, reprendre le soc de Cincinnatus et donner l’exemple du respect pour les magistrats et de l’aversion pour le régime militaire qui a détruit tant de gouvernemens et perdu plusieurs États[19]. » « Son projet, a raconté Regnault de Saint-Jean-d’Angely, était de se faire élire membre du Directoire. Comme il n’avait que 28 ans et que la constitution exigeait 40 ans d’âge pour être nommé directeur, on devait proposer au conseil des Cinq-Cents de déclarer éligible, par exception, le vainqueur d’Italie, le pacificateur. Le général Bonaparte, peu en peine, une fois parvenu au pouvoir, de s’y établir en maître, n’en demandait pas davantage[20]. »

Ainsi, dans ce printemps et cet été de 1797, se complète l’éducation politique de Bonaparte et se fixent ses desseins d’avenir. On saisit ici dans leur genèse, on arrête pour ainsi dire au passage les idées qui deviendront dominantes dans sa vie et, par suite, pendant près de vingt ans, dans l’histoire de France. Nulle part on n’aperçoit mieux comment ces idées procèdent de celles qui flottaient alors dans les esprits et des circonstances dont tout le monde subissait l’influence.

Bonaparte arrivera parce qu’il sera prêt à donner à la grande majorité des Français et à la plupart des gouvernemens de l’Europe ce qu’ils attendront alors ; parce qu’à leur tour ils reconnaîtront en lui leur maître et lui attribueront ce qu’il voudra pour lui-même : le gouvernement de la république en France et, pour la France, la suprématie du continent. Carnot exprimait une opinion générale lorsqu’il écrivait à Bonaparte, le 3 janvier 1797 : « Vos intérêts sont ceux de la République, votre gloire celle de la nation entière. Vous êtes le héros de la France entière. » Bonaparte gagnera les paysans et les bourgeois par la sécurité du travail, la garantie de l’ordre, la jouissance assurée des biens nationaux, le code civil, une administration vigilante, une justice égale pour tous ; il tiendra les anciens jacobins par la crainte de la contre-révolution ; il se les associera en leur distribuant ce qu’ils aiment par-dessus tout, l’exercice du pouvoir ; il tiendra les anciens nobles par un bonheur qu’ils ne connaissent plus : vivre dans leur maison, retrouver leurs familles, refaire leur fortune ; l’armée par les grandeurs, les richesses, les enivremens de la conquête, les délices de la paix ; tous par l’illusion de cette paix glorieuse et de la France prospère dans les frontières de la Gaule. Aux Italiens émancipés, il donnera des assemblées, des pompes nationales, l’opéra triomphal de la liberté ; à l’Autriche, aux Bourbons d’Espagne, aux princes allemands des territoires à usurper, des peuples à partager ; à l’Eglise, un concordat ; au Directoire enfin, en attendant qu’il le renverse, la force, l’argent, le prestige sans lesquels ce gouvernement ne peut subsister. Voilà tous les élémens du 18 Brumaire groupés. Un observateur intelligent des choses de France écrivait dès le mois de janvier 1797 : « Qu’un homme de génie paraisse, et tout sera asservi[21]. » Bonaparte s’ouvrit de ses desseins à Miot, à Mombello. Dans une conversation, qui est comme une page anticipée de ses Mémoires, il résume les vues qui réglèrent sa conduite dans les deux grandes alla ires de l’automne, le coup d’Etat de fructidor et le traité avec l’Autriche : « Je ne voudrais quitter l’Italie que pour aller jouer en France un rôle à peu près semblable à celui que je joue ici, et le moment n’est pas encore venu : la poire n’est pas mûre. Mais la conduite de tout ceci ne dépend pas uniquement de moi. Ils ne sont pas d’accord à Paris. Un parti lève la tête en faveur des Bourbons ; je ne veux pas contribuer à son triomphe. Je veux bien affaiblir un jour le parti républicain, mais je veux que ce soit à mon profil. En attendant, il faut marcher avec le parti républicain. Alors, la paix peut être nécessaire pour satisfaire les badauds de Paris, et, si elle doit se faire, c’est à moi de la faire. Si j’en laissais à un autre le mérite, ce bienfait le placerait plus haut dans l’opinion que toutes mes victoires. »


ALBERT SOREL.

  1. Voyez la Revue du 15 mars.
    Outre les manuscrits et les livres cités dans l’étude précédente, j’ai consulté pour celle-ci : les Souvenirs et Mémoires de Rœderer, de Villemain et de Mme de Rémusat ; Masson, Napoléon et les femmes ; Seeley, Napoléon Ier, Lanfrey ; Histoire de Napoléon ; Iung, Bonaparte et son temps ; Guillois, Napoléon ; Boulay de la Meurthe, le Directoire et l’Expédition d’Egypte ; Pallain, le Ministère de Talleyrand sous le Directoire ; Joseph de Maistre, Œuvres ; Faguet, Politiques et Moralistes au XIXe siècle.
  2. Rien de plus intéressant que de suivre parallèlement la formation du génie de Bonaparte et celle du génie de Frédéric à travers les épreuves de leur jeunesse : la souffrance, la méditation, la solitude, la lutte, le travail acharné. Voir les belles études de M. Ernest Lavisse : la Jeunesse du grand Frédéric, le Grand Frédéric avant l’avènement.
  3. A Talleyrand, 7 octobre 1797. Il lui avait écrit le 26 septembre : « Tous les grands événemens ne tiennent qu’à un cheveu. L’homme habile profite de tout, ne néglige rien de tout ce qui peut lui donner quelques chances de plus ; l’homme moins habile, quelquefois en en méprisant une seule, fait tout manquer. » Comparez Frédéric, Considérations sur l’état de l’Europe, 1738 ; Histoire de mon temps, 1775 : « La fortune, le hasard, sont des mots qui ne signifient rien de réel. — Saisir l’occasion et entreprendre lorsqu’elle est favorable… La politique demande de la patience, et le chef-d’œuvre d’un homme habile est de faire chaque chose en son temps… Celui-là qui a le mieux calculé sa conduite est le seul qui puisse l’emporter sur ceux qui agissent moins conséquemment… »
  4. 18 octobre 1797.
  5. 13 juillet 1797. Mémoires de Talleyrand, t. V, p. 262. — Lettre à Bonaparte, 23 août. Pallain, le Ministère de Talleyrand, p. 124-125.
  6. .Lettres au Directoire, 26 mai, 16 août, 13 septembre 1797.
  7. A Gentili, 26 mai ; au chef des Maniotes, 30 juillet ; au Directoire, 1er août, 10 août, 13, 16 septembre 1797.
  8. Au Directoire, 26 mai 1797.
  9. Emile Bourgeois, Mémoire sur Alberoni,, lu à l’Académie des sciences morales.
  10. Au Directoire, 19 mai ; à Talleyrand, 26 septembre 1797.
  11. Au Directoire, 19 et 30 mai, 1er et 24 juin 1797.
  12. André Michel, Corresp. de Mallet du Pan. Lettres du 10 mai et du 17 juin 1797.
  13. Voir Léonce Pingaud, Un Agent secret sous la Révolution et l’Empire, 2e édition ; Paris, Plon, 1894. — Cf. Mémoires de Bourrienne, t. Ier.
  14. « Rien au monde ne lui coûte pour obtenir de l’homme qu’il croit lui être utile, et avec lui un marché se fait en deux mots et deux minutes. » Voir les lettres de d’Antraigues, citées par le général Jung, Bonaparte et son temps, t. III, p. 192, 214.
  15.  ! Mémoires de Mme de Rémusat, t. Ier, p. 271. — Souvenirs du baron de Barante, t. Ier, p. 45.
  16. Bonaparte au Directoire, 8 mai 1797 ; au gouvernement provisoire de Gênes, 16 et 19 juin 1797 ; aux Milanais, 10 décembre 1796 ; au Directoire, 18 décembre 1796. Comparez avec le texte de la Correspondance, n° 1319, l’extrait publié dans le Rédacteur, n° 387, et dans le Moniteur, t. XXVIII, p. 519.
  17. Bonaparte à Talleyrand, 19 septembre 1797.
  18. Thiébault, Mémoires, t. II, p. 102, 117. — Miot, Mémoires, t. Ier, p. 171.
  19. Bonaparte à Talleyrand, 19 septembre ; au Directoire, 10 octobre 1797.
  20. Conversation recueillie par M. de Barante, Souvenirs, t. I, p. 45. — « Ses habitudes, ses goûts, ses manières, ses discours, ses proclamations, ses moindres paroles, sa nature enfin et jusqu’au dédain qu’il afficha longtemps pour la tenue militaire, révélèrent partout ses idées, ses espérances et ses désirs d’usurpation. » (Mémoires du général Thiébault, t. III, p. 60.) — « Dans tous les pays, la force cède aux qualités civiles… J’ai prédit à des militaires, qui avaient quelques scrupules, que jamais le gouvernement, militaire ne prendrait en France… Ce n’est pas comme général que je gouverne, mais parce que la nation croit que j’ai les qualités civiles propres au gouvernement : si elle n’avait pas cette opinion, le gouvernement ne se soutiendrait pas. Je savais bien ce que je faisais lorsque, général d’armée, je prenais la qualité de membre de l’Institut : j’étais sûr d’être compris, même par le dernier tambour. » Discours au Conseil d’État, 180 : 2, recueilli par Thibaudeau, Mémoires sur le Consulat, p. 79.
  21. Rapport de Sandoz, 12 janvier 1797. Bailleu, op. cit.