De Paris à Édimbourg, par Mme Edgar Quinet

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De Paris à Édimbourg, par Mme Edgar Quinet
Revue pédagogique, année 189730-31 (p. 559-561).

De Paris à Édimbourg, par Mme Edgar Quinet. — On sent que ces pages partent de la même main qui a écrit la France idéale. Mais ce n’est plus ici un livre lentement mûri, composé avec recueillement et rédigé avec amour ; l’auteur (et nous en sommes avertis dès la première page) ne nous offre aujourd’hui que les souvenirs rapidement retracés d’un rapide voyage. N’importe ; ces notes ont beau avoir été jetées sur le papier sans aucun souci d’arrangement concerté et de beau style, nous y retrouvons cette chaleur dame, cette élévation de pensée que M. Buisson louait naguère en rendant compte dans cette Revue du précédent ouvrage de Mme Quinet.

Ceux qui aiment que les récits d’un voyageur soient comme un miroir qu’il promène le long de son chemin et où se reflètent les vives images des pays parcourus, ceux-là risquent d’être un peu déçus en lisant cet itinéraire de Paris à Édimbourg. Sans doute, on y peut rencontrer parfois des descriptions d’un trait net et d’une couleur franche ; sans doute, il arrive que l’auteur nous peint, en quelques touches, le gracieux paysage des bords de la Tweed ou le spectacle sauvage de la mer du Nord. Mais ce n’est pas en touriste, c’est surtout en moraliste, en historien que Mme Quinet a fait son voyage. Se rend-elle à Holyrood ? elle a bientôt fait de nous décrire l’abbaye et le château ; dans ces ruines elle se hâte d’évoquer l’image de Marie Stuart, et dans ce cadre c’est la figure de la malheureuse reine qui l’intéresse ; quant au cadre lui-même, elle le néglige presque. A Abbotsford, à Melrose, c’est à Walter Scott qu’elle pense et c’est lui surtout qu’elle voit. De la demeure du romancier, de la merveille d’architecture religieuse, elle dépêche tant qu’elle peut la description : « Il faut borner ici ma pauvre description, dit-elle ; les photographies achetées chez le gardien peuvent seules donner l’idée du monument ». On sait de reste que les prouesses descriptives ne sont pas ce qui manque dans les productions du jour. Mme Quinet a cru pouvoir s’en passer. Elle a eu un dessein plus haut que de rendre l’aspect du pays qu’elle visitait ; elle a voulu connaître et faire connaître l’âme de la nation dont elle était l’hôtesse. « Ce n’est pas l’Écosse pittoresque, dit-elle quelque part, mais l’Écosse intellectuelle qui a été le but de ce livre. » Il n’y a rien là, je crois, dont nous ne devions nous féliciter.

Prévenons un malentendu possible. Quand Mme Quinet nous dit que « l’Écosse intellectuelle a été le but de son livre, elle n’entend point nous promettre des études sur les artistes et les écrivains de ce pays. Chemin faisant, elle nomme Burns, Dugald Stewart et quelques autres ; mais elle ne s’arrête pas pour juger leur caractère et leur talent. Ce dont elle a souci, c’est moins des « héros de l’humanité » que de la grande foule des combattants qui tous les jours, sans gloire, mais non sans mérite, soutiennent les luttes de la vie. D’un mot, l’éducation nationale de l’Écosse fait l’objet propre de son examen.

Aussi bien, comment pourrait-on se placer à un meilleur point de vue pour faire connaître la nation elle-même ? Car « l’Écosse s’est vouée aux intérêts intellectuels, à la culture de la plus haute éducation ». Par ses musées, ses bibliothèques, ses institutions scientifiques, artistiques de toute sorte, Édimbourg est une sorte d’Athènes que l’on imite, sur tous les points du pays, avec une ardente et généreuse émulation. Et, pour nous donner de la nature de cette éducation l’idée la plus juste, Mme Quinet nous montre son origine historique et son résultat le plus exquis et le plus achevé dans une page qui est comme le centre de tout l’ouvrage et à laquelle tous les développements viennent se rattacher :

« La liberté, l’ordre et la paix gouvernent ce pays d’Écosse livré pendant des siècles aux guerres civiles, aux superstitions, à la misère noire, et qui a trouvé la prospérité, la vraie civilisation dans la démocratie presbytérienne… Le point capital, le grand bienfait de la Réforme, c’est qu’elle s’est identifiée avec l’éducation des masses, avec la moralisation, avec la liberté et l’indépendance du peuple écossais. Une démocratie presbytérienne, voilà ce que Knox a fait d’un royaume inféodé à la politique des Guises et à la dépravation des mignons de la cour des Valois. Aujourd’hui, après trois siècles et demi, l’empreinte de Knox est aussi visible que l’amour de la patrie écossaise, l’austérité et la piété du peuple. Oui, l’Écosse me fait l’effet d’une république presbytérienne, sans fanatisme, très tolérante pour les autres, mais très religieuse.

» Les femmes écossaises, dans toutes les classes de la société, sont profondément imprégnées de cette ferveur. La proverbiale honnêteté écossaise, l’ardent amour du pays, la culture de l’intelligence, voilà les traits des Écossaises. Elles sacrifieraient leur vie à la patrie, comme elles l’ont fait à toutes les époques de l’histoire ; et ce caractère fier, austère, n’exclut aucun sentiment féminin ; elles ont le culte du foyer, du ménage, du confort, les amusements mêmes les passionnent. J’ai vu de près le household écossais aujourd’hui encore, façonnée par la civilisation moderne, familiarisée avec toutes les découvertes de la science dont profite le bien-être général, hospitalière et sympathique, la femme écossaise conserve dans son for intérieur le serment que Knox y a implanté comme dans une citadelle inviolable. »

L’influence de Knox, le portrait de la femme écossaise, voilà les deux sujets sur lesquels Mme Quinet ne se lasse pas de revenir ; et, en vérité, là est non pas seulement le centre, comme je disais, mais le cœur même de son livre. Car elle n’a pas voulu que son ouvrage ne fût bon qu’à satisfaire la curiosité des lecteurs ; elle a songé surtout à proposer un idéal et un exemple aux éducateurs de notre jeunesse française, vers qui elle a le regard toujours tourné. Si elle parle avec tant de complaisance du presbytère protestant, c’est qu’elle songe au presbytère laïque que pourrait devenir un jour, en France, la maison de nos instituteurs. Tandis qu’elle a sous les yeux les nobles résultats de l’éducation presbytérienne, elle se dit qu’il y a chez nous une milice qui pourrait remporter des victoires du même genre : « Je ne prétends pas faire de tous les presbytères d’Écosse des foyers de lumière et de vertu, ni présenter les institutions scolaires écossaises comme la perfection idéale. En toutes choses il y a des exceptions et la part des imperfections humaines ; mais je crois qu’un pays où quarante mille paroisses renfermeraient quarante mille familles dont la première pensée serait de faire rayonner l’éducation morale et la culture intellectuelle sur le peuple, ce pays-là serait singulièrement transformé ! »

Ces lignes, qui tracent un si beau et si large programme à nos instituteurs et à nos institutrices, si honorables pour eux puisqu’elles les investissent d’une admirable mission civilisatrice et d’une tâche haute entre toutes, disent assez tout ce qu’ils trouveront de plaisir et de profit à lire le livre de Mme Quinet.

Après cela, il importerait assez peu de marquer les réserves et les critiques de détail que nous croirions avoir à faire, de dire, par exemple, qu’Auguste Comte nous paraît avoir été jugé par l’auteur avec quelque chose de plus que de la sévérité, qu’il est chargé d’un grief où manque non seulement la justice, mais la justesse, quand on l’accuse d’avoir été pour la réaction contre la démocratie. Nous nous abstiendrons d’instituer pareille controverse. Nous aimons mieux engager nos lecteurs à ne pas se tenir en garde contre l’inspiration élevée et ardente qui anime ces pages, mais plutôt à se laisser aller au charme de ces causeries où Mme Quinet a mis « tout ce qui peut couler de meilleur d’une âme d’élite s’épanchant dans l’intimité ».