De Paris à Bucharest/Chapitre 33

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XXXIII

SUITE DE PESTH.


Points de vue pris de Bude : le Danube ; Pesth ; la puzsta. — Bude et ses habitants. — Le drapeau de Solferino. — Courtes biographies qui en disent long. — Le sentiment national à Pesth. — Tolérance intéressée de l’Autriche. — Anecdotes.

Pour bien juger de la situation de Pesth, il faut gravir les hauteurs de Bude et s’arrêter sur la terrasse, aux pieds de la citadelle et du château royal. Tout d’abord, c’est le Danube qui attire. Il arrive presque de face et coule à droite. L’œil se repose avec contentement sur sa vaste nappe d’eau parsemée d’îles boisées, dont les berges sont invisibles. On dirait des forêts qui ont jailli tout à coup du sein des eaux. L’espace au delà est infini et se confond à l’horizon dans les vapeurs du ciel. À droite, Pesth s’annonce par de grands chantiers, des usines aux cheminées fumantes, un port de dépôt encombré, des bateaux en construction, et tout ce qui signale les approches d’une grande ville en croissance. En tournant d’un quart de cercle sur la droite je laisse à gauche ce premier panorama, et Pesth m’apparaît en face dans son entier développement.

Le Danube en arrivant à Bude. — Dessin de Lancelot.

Du point élevé que j’occupe, la ville décrit une demi circonférence dont le Danube forme le diamètre. L’enceinte extérieure est marquée par une suite de jolies villas, entourées de parcs et de jardins. Un peu au delà, sur la gauche, j’aperçois le fameux champ de Rakos.

Rakos ! Rakos ! qu’es-tu donc devenu ?
De ton brillant renom comment es-tu déchu ?
Je souffre, hélas ! en voyant ta misère ;
Le chagrin dans le cœur je laboure la terre.

C’est à Rakos que se tenaient anciennement ces diètes en plein air, où les prélats et les magnats, à cheval et en armes, délibéraient sur la paix ou la guerre, ou sur le choix du monarque. La dernière de ces grandes assemblées précéda de trois mois et demi environ le désastre de Mohacz, dont elle fut cause en grande partie.

Au delà encore, aussi loin qu’il peut atteindre, l’œil n’aperçoit plus qu’une plaine sans fin, unie comme un tapis « vraie marqueterie qu’accidente une variété infinie de tons et de couleurs. C’est la puzsta, c’est-à-dire la steppe immense, avec ses solitudes profondes, ses terribles ouragans, ses troupeaux de chevaux à demi sauvages, qui rappellent les pampas de l’Amérique du Sud ; la puzsta, la contrée favorite du Magyar, car le vrai Magyar fuit les villes, les espaces étroits et resserrés ; il n’aime pas « à s’emprisonner dans des maisons de pierre. » À Pesth, à Debreczin même, la ville magyare par excellence, il étouffe, il lui faut la puzsta et ses vastes horizons. Là, seulement, il aspire l’air et la liberté à pleins poumons ; il vit de sa vraie vie.

Pour le Magyar, la Hongrie, la véritable Hongrie, c’est la puzsta.

À l’est, la puzsta s’étend presque en ligne droite de Pesth aux montagnes de la Transylvanie, et se prolonge vers le sud jusqu’à Belgrade. Elle peut avoir de quatre cents à quatre cent cinquante kilomètres en longueur et à peu près autant en largeur. Ce vaste espace, coupé diagonalement par la ligne du chemin de fer de Pesth à Basiach, présente à la vue une succession monotone de landes désertes, de pâturages qui nourrissent une immense quantité de bêtes à cornes, de marais hantés par des troupes nombreuses de cigognes ; de loin en loin, sur les rives plates des rivières apparaissent de minces bouquets de bois à demi noyés sous les eaux, et quelques champs de blé ou de maïs.

Un orage dans le Puzsta. — Dessin de Lancelot.

La puzsta a été la grande route des invasions barbares. Aujourd’hui, les seules invasions qu’elle ait à craindre, sont celles des sauterelles, fléau non moins destructeur que les Huns et les Avares, Elle a eu autrefois ses héros-brigands, semblables aux haïdouks des pays serbes, comme elle a aujourd’hui ses kanasz (bergers) et ses csikós (gardeurs de chevaux). Le csikós est le roi de la plaine, comme le klephte le roi de la montagne :

Moi, je suis né sur la plaine et j’y reste ;
Je n’ai ni toit, ni cheminée à moi.
Mais je possède un chien, un bon cheval :
Je suis csikos sur la puzsta magyare.

J’aime à sauter sur le dos d’un cheval,
Dès qu’il me faut entamer quelque course,
Et je me mets sans selle sur son dos :
Je suis csikos sur la puzsta magyare.

La puzsta a eu ses poëtes, et parmi eux le poëte national par excellence, Alexandre Pétoëfy, l’auteur des vers que l’on vient de lire, celui que ses compatriotes ont surnommé le « Tyrtée › et le « Béranger magyar. »

Mais, tandis que je demeure plongé dans la contemplation de ces steppes, j’oublie qu’à mes pieds s’étend toute une ville, une ville curieuse à tous les titres, dont il est temps que je dise quelques mots ; car bien que reliées l’une à l’autre par un pont — un magnifique pont en fer — Pesth-Bude ou Bude-Pesth, comme on les appelle, sont bien en réalité deux villes.

Le pont de Pesth-Bude. — Dessin de Lancelot.

Pesth est la cité moderne, le centre de la politique et des affaires. Quoique ville ancienne, et au treizième siècle essentiellement allemande, Pesth n’a commencé à être quelque chose qu’à partir du dix-huitième siècle. Bude est la ville de l’histoire, des vieux souvenirs. Elle est le passé, Pesth est l’avenir. Bude fut la résidence d’Attila durant une de ses haltes ; Arpad et ses guerriers pénétrèrent jusqu’au pied de ses murailles, ainsi que le témoignent ces deux vers de Révay :

Arpad pénétra jusqu’ici avec son peuple,
Et franchit le Danube près de Kelemfeold.

Mathias Corvin en fit une des premières capitales de l’Europe. En 1541, le 29 août, quinze ans jour pour jour, après que le dernier roi national eut succombé dans les marais de Mohacz, Bude tomba au pouvoir des Turcs, et fut, durant un siècle et demi, un de leurs plus fermes boulevards, le centre de la maison de la guerre, comme l’appellent les historiographes ottomans. Résidence d’un pacha de premier rang, elle était la dixième ville de l’empire, et prenait rang après les trois résidences impériales, Constantinople, Andrinople et Brousse ; après les trois villes saintes de la Mecque, Médine et Jérusalem ; après le Caire, dit l’Incomparable ; après Damas, qui exhale le baume du Paradis ; après Bagdad, la Maison du Salut. Les Impériaux la reprirent en 1686, après un siége mémorable ou figurèrent, comme à Nicopolis et à Saint-Gothard des représentants de toute la chrétienté, des grands d’Espagne, des marquis français, des comtes italiens, des lords anglais, des princes allemands de sang royal. La défense fut héroïque ; les Turcs refusèrent jusqu’à la fin de capituler, et se firent tuer jusqu’au dernier sur les remparts. Parmi les combattants chrétiens, se trouvait aussi le comte de Marsigli, géographe et naturaliste, à qui nous devons une monographie du Danube, en latin (3 vol. in-fol.), la plus complète qui existe. C’est lui qui déterra, dans les souterrains du palais impérial, les manuscrits de la bibliothèque du grand Corvin, déposés aujourd’hui à la bibliothèque de l’Institut de Bologne.

Aujourd’hui Bude est redevenu hongrois, ou plutôt autrichien. Il est la capitale officielle, et la résidence du gouverneur. Il héberge l’administration et l’armée, et sa forteresse, toujours armée, tient encore, comme au temps de l’occupation ottomane, l’esprit de la Hongrie sous ses canons. La ville a cinquante-cinq mille habitants (Pesth 131 000) et peu ou point de commerce ; mais elle possède un vaste arsenal et de superbes casernes. C’est une citadelle encore plus qu’une capitale. On ne rencontre dans ses rues que des soldats et des patrouilles. J’y remarque cependant quelques vieilles églises, la cathédrale entre autres, jadis transformée en mosquée par les Turcs, et d’assez beaux palais. Mais palais et églises sont trop voisins de la forteresse. Ils ont l’air de fraterniser avec elle. Cela suffit pour en gâter l’architecture. En résumé Bude me paraît un séjour maussade. Je ne suis pas seul, à ce qu’il paraît, de cet avis. Car, chaque jour, des centaines d’étrangers visitent Pesth ; à Bude je n’en rencontre pas un seul.

Vue de la citadelle de Bude prise du pont de Pesth-Bude. — Dessin de Lancelot.

Pourtant, du grand plateau, isolé sur trois faces, qui porte le quartier noble de Bude, on a des vues admirables sur la montagne : sommets boisés, pentes couvertes de vignobles, villas, vallons ombreux, sentiers pittoresques, rampes fleuries. Malheureusement au nord, à l’ouest et au sud, ces perspectives gracieuses sont dominées et écrasées par trois monts aux flancs incultes, hérissés de bastions et de noms tudesques.

Dans ce que j’ai appelé le quartier noble, parce que je n’y vois ni échoppes, ni boutiques, une large et belle rue, par ses maisons à terrasses, à grilles et à jardins, me rappelle l’Italie. Mais à cette rue et à ces maisons, il manque ce qui surabonde en Italie, le mouvement, la vie. Les trottoirs qui bordent la chaussée sont envahis par une herbe épaisse. Les volets des maisons sont presque tous clos, les jardins déserts ; à l’angle de la dernière maison, je lis : Fortuna gasse. Ô la rue bien nommée ! les pauvres riches ! Pas de chants, pas de promenades sous les arbres, pas d’enfants jouant dans les herbes, pas de rires ! De quoi vivent-ils ?

À la maison de Ville, gardée comme un fort, sous des arcades que ferment des barrières badigeonnées aux couleurs autrichiennes, fond jaune contourné par une bande noire en spirale, un jeune Hongrois qui a bien voulu m’accompagner dans mon excursion me montre un drapeau autrichien, noirci, troué, déchiré par la poudre et les balles. Une fière mine de drapeau, ma foi ! en dépit du soldat blanc, à culotte bleue collant sur des jambes torses, qui monte la garde en face.

« C’est leur drapeau de Solférino, me dit le Hongrois ; ils voudraient nous faire croire qu’ils en sont fiers. Mais pour cela il ne suffit pas qu’il soit en lambeaux. Les drapeaux glorieux sont ceux qui secouent de leurs plis les idées nobles et généreuses. Celui-là, voyez, la seule idée qu’il éveille est exprimée par l’aigle à deux têtes qui n’y figure plus que par les griffes. Quelques balles de plus, il n’en restait qu’un bâton et le Croate qui le garde serait aussi soumis et aussi respectueux devant lui… la schlague l’a dressé. » Si l’on trouve mon ami un peu vif, dans l’expression de ses rancunes, je crois qu’à la fin de notre promenade on l’excusera.

Il faisait chaud ; nous entrâmes dans un café. La salle était décorée de portraits lithographiés de généraux, de magnats, de personnages politiques hongrois. J’avais déjà remarqué ces mêmes portraits dans la plupart des établissements publics de Pesth, et j’avais été frappé de l’énergie, de l’enthousiasme dont étaient empreintes ces physionomies, la plupart jeunes et remarquablement belles.

« Regardez, me dit mon ami ; c’est la galerie de nos grands hommes. Ils ne sont pas là tous, à beaucoup près. Mais quand vous saurez l’histoire de ceux-ci, vous connaîtrez tous les autres.

« Le prince Véroniéki. Il a été pendu.

« Le général Damjanich. Pendu !

« Pendu aussi, ce vieillard vénérable, Sigismond Perenyi !

« Le général Vecsey. Pendu !

« Le baron Mednianski. Pendu !

« Nagy-Sandor. Pendu !

« Le comte Louis Bathyani. La clémence impériale royale s’est étendue sur lui. Il a été simplement fusillé !

« C’étaient des patriotes ! Et celui-là aussi, le comte Szechenyi, le grand comte, comme on l’appelle, c’était un patriote aussi ! Il employa une immense fortune à fonder des écoles, à doter l’Académie. Il fit courir le long de la rive gauche du Danube, creusée dans le rocher et suspendue aux flancs de la montagne, grandiose comme une œuvre romaine, la route que vous verrez. Lui n’a été ni pendu ni fusillé ; aimé et honoré pour le bien qu’il a fait, il pensait à celui qu’il voulait faire encore… lorsqu’il mourut trop vite à la suite d’un festin… Tout patriote ici est un martyr et nous sanctifions Szechenyi avec les autres, ainsi que Teleki le dernier.

— Je comprends, dis-je, vos rancunes. Mais ce que je comprends moins, c’est que l’Autriche permette de pareilles exhibitions. Je ne l’eusse pas crue aussi débonnaire envers les morts.

— Ah ! me répondit-il, vous ne connaissez pas l’Autriche. Avant tout, elle a besoin d’argent. Elle est sans cesse à combiner les moyens de faire entrer des métalliques dans ses caisses d’où il ne sort que du papier. Un de ces moyens, c’est de frapper un impôt sur le sentiment national de ses peuples. Ainsi Pesth possède une université nationale, une académie nationale, un musée national, un hôtel national des Invalides. Allez à Prague ! vous y trouverez de même un institut, un musée tchèques, avec l’écusson national de la Bohême en regard de l’aigle à deux que je viens de nommer et que vous avez vus à Pesth appartiennent à la Hongrie, qui les a édifiés, et les entretient de ses deniers, au moyen de souscriptions et de dons volontaires.

« L’Autriche laisse faire, mais sous une forme ou sous une autre, elle a soin de prélever sa dîme. Ainsi lors de l’inauguration de la galerie de peinture, formée tout entière de dons patriotiques, on crut devoir cette politesse au souverain de la Hongrie de placer dans la grande salle son portrait en pied. Une souscription fut ouverte avec l’autorisation de l’autorité supérieure. Elle produisit quelque vingt mille florins, c’est-à-dire beaucoup plus que la somme convenue avec le peintre. Le fisc prétendit mettre la main sur l’excédant, et il ne fallut pas moins que les instances réitérées d’un haut personnage et son intervention personnelle auprès de l’empereur, pour lui faire lâcher prise. Cette année, le Musée, où la Diète tient provisoirement ses séances, a été imposé pour une somme énorme à titre de propriété privée, si bien qu’à l’ouverture de la cession, le président, se tournant vers les députés leur a dit : « Messieurs, vous savez qu’il nous faut payer notre loyer. Cotisons-nous donc ! » Une autre fois le gouvernement, ayant jugé indispensable d’augmenter la garnison de Pesth, et ne sachant où loger les soldats, les pauvres invalides hongrois ont été chassés de leur hôtel qui a été transformé en caserne ! »

C’est ainsi que le sentiment national, si vivace en Hongrie, devient une mine d’or pour l’Autriche qui l’exploite, et pour l’exploiter mieux ne le comprime pas toujours. Elle lui laisse même, dans de certaines occasions, une liberté d’allures et de langage qui surprend l’étranger, peu habitué aux roueries de la politique et de la fiscalité autrichiennes. C’est à la fois un trompe-l’œil pour l’Europe, et un procédé ingénieux et commode pour battre monnaie.

J’ai assisté à une représentation du théâtre national à Pesth. On jouait un drame romantique, à la façon de Shakspeare, tout rempli d’allusions politiques. Je ne me rappelle plus aujourd’hui le titre de la pièce ; mais le sujet est resté gravé assez fidèlement dans ma mémoire, et surtout la promptitude avec laquelle ces allusions étaient saisies et l’effet qu’elles produisaient, je ne dis pas seulement sur le parterre, mais sur la salle entière.

C’est l’histoire d’un roi méchant et parjure que son peuple, las de sa tyrannie, veut renverser du trône pour y faire monter son frère puîné, jeune prince qui possède toutes les vertus, une surtout, rare chez un prince, le respect du droit d’autrui : car il refuse sa participation au complot. Mais ce refus ne sauve pas le monarque qui, pressé de toutes parts par ses sujets, est réduit à implorer l’appui de l’empereur d’Allemagne. Celui-ci lui promet jusqu’à son dernier soldat, sous condition de suzeraineté. Le roi accepte malgré les supplications de sa mère et de sa femme qui lui disent : « Tu sacrifies l’indépendance de ton pays ; tu es perdu sur la terre, tu seras maudit dans le ciel. » Vaincu, abandonné par sa femme qui lui préfère « l’honneur de la patrie, » il est trahi par l’empereur, à la face duquel il lance cette apostrophe qui soulève un tonnerre d’applaudissements : « Allemand sans foi ! traître Allemand ! Allemand maudit ! gare à toi si je te retrouve l’épée à la main, » puis il disparaît de l’action. Plus tard, accablé par l’âge et la misère, oublié, mendiant, il voit passer en triomphateur son frère devenu roi et de plus le mari de sa femme ; il reçoit de lui l’aumône qu’il sollicite en expiation de son crime, et meurt dans les bras de sa mère qui seul l’a reconnu et lui pardonne.

Un épisode caractéristique entre vingt autres. Après la perte de la bataille, deux chefs de l’armée royale tombent blessés, mourants, aux mains des patriotes. Amenés en présence du prince (celui-ci, à la suite de je ne sais quels incidents, probablement après la trahison du monarque, a fini par se joindre aux révoltés), l’un s’excuse d’être demeuré fidèle à son maître. C’est un vieux serviteur, conseiller ferme et droit, malheureusement trop peu écouté. Le jeune prince l’interrompt : « Tu avais juré à son père, ton compagnon d’armes, d’être pour lui un ami jusqu’à la mort : Tu as tenu ton serment. Je te pardonne et t’honore. Meurs en paix. » L’autre est jeune, il s’est fait par ambition le seïde du monarque détrôné : « Meurs comme un chien, renégat ! » lui crient les soldats en le lapidant.

Je ne pense pas qu’un tel drame contribue beaucoup à la fusion des deux nations. Il est joué avec une énergie entraînante. Le principal rôle est tenu par un des premiers agitateurs de 1848, Egressy, que l’on surnommait avant cette époque le Talma hongrois, et qui fut avec le poëte révolutionnaire Pétoëfy, l’un des cinq premiers membres du comité de sûreté publique, élu le 15 mars à Pesth. Quoique vieilli et fatigué, il m’a paru digne de sa réputation. Il a des emportements terribles et un masque tragique d’un effet puissant.

La langue magyare, énergique, abondante en images, d’une grande richesse comme langue littéraire, a, comme langue parlée, des sons rauques et des aspirations gutturales qu’on dirait empruntées à l’arabe, tandis que certaines intonations douces et caressantes rappellent l’idiome de l’Italie. Il me semble, de même, retrouver dans le caractère hongrois de nombreux points de ressemblance, non-seulement avec le caractère de l’Italien, cela n’est pas douteux, mais encore de l’Arabe ; d’où je conclus que la Hongrie et l’Autriche ne feront jamais bon ménage ensemble, si tant est qu’elles doivent rester unies.

Le sentiment national n’est pas moins vif dans les campagnes. Là il a pour auxiliaires la musique, les airs populaires chantés par les tsiganes (Bohémiens) errants, les lectures et les récits, que font les chefs de famille, pendant les longues soirées d’hiver, à leurs enfants et à leurs serviteurs réunis autour du foyer, et empruntés tous soit à l’histoire, soit à la tradition nationale. J’ai vu l’album d’un enfant de douze à quatorze ans, qui en a trente-cinq aujourd’hui et est devenu un peintre distingué. Chaque page est une scène historique crayonnée sous l’impression d’une de ces légendes. L’enfant qui les recueillait avec avidité de la bouche de son père ne désirait être peintre un jour que pour pouvoir traduire d’une manière durable cette impression et la communiquer aux autres. « Les récits de mon père, me disait-il, étaient toujours si précis, malgré son enthousiasme, j’en ressentais une impression si profonde, que depuis ce temps, que j’ai vu et étudié, s’il m’est arrivé de vouloir composer un tableau sur un des faits qu’il m’avait racontés, je suis toujours retombé dans la même image ; et quand l’expérience de la composition, l’entente des lignes, la recherche du tableau m’en faisaient sortir, j’étais sûr qu’au point de vu du sentiment et de l’impression à transmettre, la composition de l’enfant fortement ému l’emportait sur celle de l’homme voulant user de la science ! Sentir ! tout est là. »

L’antipathie pour l’Allemand n’est pas moins prononcée ici qu’en Italie, elle existe même chez les enfants, je dirai presque à l’état d’instinct. Je me rappelle deux petites filles que je voyais souvent pendant mon séjour à Pesth, deux sœurs jumelles d’environ trois ans. Le père était un Hongrois, patriote éclairé ; la mère était Allemande. Espiègles et charmantes toutes deux, l’une d’elles pourtant semblait tenir davantage de la nature de la mère, moins vive peut-être, moins expansive que sa sœur. Un soir qu’elle n’avait pas trouvé assez vite un remercîment à je ne sais quelle attention de leur père, l’autre fit ressortir sa lourdeur d’esprit, et prenant possession à elle seule des genoux paternels qu’ordinairement elles se partageaient, lui cria : « Va, tu n’es qu’une petite Allemande. » À ce mot, l’indolente releva la tête, comme réveillée en sursaut, vint se camper fièrement sous le nez de sa sœur et lui dit en s’efforçant de la tirer bas : « Et toi, qui me prends ma place, tu n’es qu’une schwartz-gelbe » (c’est-à-dire une noir-jaune, une Autrichienne ; le giallo-nero des Italiens). Il n’y a point ici, de même qu’en Italie, d’injure comparable à celle-ci. C’est celle qui fait éclater les batailles de gamins dans la rue. L’enfant ne s’en consola qu’à force de douces paroles et de baisers. Schwartz-gelbe paraissait si monstrueux à sa jeune imagination, qu’il fallut les assurances réitérées de son père et de sa mère, et les miennes, pour la persuader que cette injure ne l’atteignait pas.

Remarquez aussi la nuance : l’Allemand, c’est l’esprit lourd, obtus ; l’Autrichien, c’est l’usurpateur. On se moque volontiers de l’un ; on traite l’autre en ennemi.

Pour moi, j’étais le franczia bacsi (le frère ou le grand frère français), c’est-à-dire presque un compatriote ; les Magyars, quand ils sont en veine de modestie, s’intitulent eux-mêmes les Français de l’Orient. Quant au mot frère, c’est le nom par lequel on désigne ici l’hôte, l’étranger qu’on reçoit et qu’on héberge, mendiant ou grand seigneur.

Cette scène d’intérieur, dans laquelle je jouai un rôle involontaire, me rappela une particularité que m’avait rapportée un de mes amis à son retour d’Italie et qui remontait à l’époque de la domination autrichienne en Lombardie. Il logeait à Milan chez d’honnêtes citadins, la femme Italienne, le mari, ce qui se voit rarement, Allemand ou d’origine allemande. L’enfant, un bel ragazzino de six à sept ans, paraissait aimer également ses parents et leur faisait les mêmes caresses, quand l’un ou l’autre rentrait au logis après une courte absence. Cependant, quand il parlait de son père, il ne disait jamais autrement que il forestiere (l’étranger).