De Paris à Bucharest/Chapitre 38

La bibliothèque libre.


XXXVIII

DE SEMLIN À BASIACH.


Retour à Semlin. — Départ. — Les confins militaires autrichiens. — Le salon des deuxièmes classes. — Grodska et Semendria. — Basiach.

Il me fallut revenir de Belgrade à Semlin pour prendre le bateau d’Orsova, montrer à la police que j’étais de retour et lui annoncer mon intention de continuer ma route. Cette fois, le petit vieux se montra très-expéditif et très-réservé. À l’état-major de la place, un brillant officier prit d’un air de superbe indifférence le papier que je lui tendais, brandit sa plume comme un sabre et, l’écrasant d’un geste plein de vaillance, illustra mon passe-port d’un vingtième nom illisible. Deux heures après, debout sur le pont du bateau à vapeur, qui levait l’ancre, je contemplais une dernière fois le splendide panorama de Belgrade, puis portant mes regards sur Semlin qui commençait à fuir derrière nous, je répétais mentalement les jolis vers de Victor Hugo :

Allons ! la turque et la chrétienne !
Semlin ! Belgrade ! qu’avez-vous ?
On ne peut, le ciel me soutienne !
Dormir un instant que vienne
Vous éveiller d’un bruit jaloux
Belgrade ou Semlin en courroux !

Le vieux Danube a beau se mettre en colère, Semlin et Belgrade sont toujours en querelle : j’entends le Belgrade serbe ; car au contraire la ville turque et la ville autrichienne, jadis ennemies, vivent aujourd’hui dans un accord parfait. Les inimitiés politiques ont pris le dessus sur les haines religieuses. L’Autriche, à Semlin, entretient les meilleurs rapports avec la forteresse turque, et lui prête à l’occasion des artilleurs pour pointer ses canons contre la ville ; elle se montre agressive et pleine de mauvais vouloir à l’égard des Serbes de la principauté dont elle redoute l’influence sur leurs frères de l’autre rive du Danube et de la Save.

Après avoir quitté l’embarcadère de Semlin, nous mettons le cap sur la pointe du promontoire où s’élève la forteresse dont nous longeons l’enceinte septentrionale, et nous passons devant une petite construction hexagone enclavée dans la muraille qui jouit d’un renom sinistre chez les Serbes. C’est l’ancienne prison d’État connue sous le nom de Neboïcha, où, selon les chants populaires, « il y a de l’eau jusqu’aux genoux, où les serpents se croisent, et les amas d’os humains s’élèvent jusqu’aux épaules. » C’est là, qu’au temps de la domination ottomane, étaient jetés tous les hommes suspects d’indépendance et de patriotisme, ceux qui refusaient de s’humilier devant la tyrannie étrangère et la bravaient en face. De là le nom donné à la prison : Neboïcha, « ne crains pas. » Une heure après, nous sommes à Pancsova.

Depuis Semlin, la plaine basse et noyée qui borde la rive autrichienne du Danube est semée, de distance en distance, de corps de garde reliés entre eux par des sentinelles isolées qui gardent le fleuve comme une ligne de blockaus. En effet, la portion du Banat que nous longeons à gauche fait partie des confins militaires, et ces sentinelles, à l’aspect misérable, que nous apercevons le long de la rive, immobiles comme les piquets qui supportent leurs guérites, appartiennent à ce qu’on appelle les régiments-frontières (régiments Bezirke).

Corps de garde des confins militaires. — Dessin de Lancelot.

Disons quelques mots de cette singulière institution particulière à l’Autriche, quoiqu’elle lui ait été empruntée en partie par le tsar Alexandre lorsqu’il fonda les colonies militaires de la Russie méridionale.

Ce qu’on nomme en Autriche les confins militaires est une bande de territoire plus ou moins profonde qui s’étend depuis l’Adriatique jusqu’à la Transylvanie, sur une longueur (en ligne droite) de mille sept cent vingt kilomètres. La superficie totale est de six cent dix milles carrés géographiques ; la population s’élève, d’après le dernier recensement (1857) à un million soixante-quatre mille neuf cent vingt-deux habitants.

Les confins militaires forment un territoire particulier, distinct administrativement des autres pays de la couronne, et placé sous l’autorité immédiate du ministre de la guerre. Là, tout habitant est soldat, — soldat depuis sa naissance jusqu’à sa mort. L’administration des affaires civiles est confiée à des officiers à la fois chefs militaires, administrateurs et juges ; le territoire lui-même n’est plus divisé en provinces, districts ou paroisses, mais en régiments, bataillons et compagnies. Pancsova, par exemple, est le chef-lieu de la troisième compagnie du deuxième bataillon du douzième régiment-frontière. Le territoire entier, depuis l’extrémité méridionale du généralat de Carlstadt (Illyrie), jusqu’à la limite occidentale de la Transylvanie, est composé de treize régiments de trois bataillons ou dix-huit compagnies, plus du bataillon des Tchaïkistes de Titel, formant un effectif de huit mille six cent quarante hommes sur le pied de paix, et de cinquante cinq-mille cinq cent quatre-vingt-dix-huit sur le pied de guerre. Huit régiments sont formés des confins militaires illyriens-croates, trois régiments et le bataillon de Titel des confins slavons, les deux derniers des confins du Banat. À partir des Portes de Fer, jusqu’à la Bucovine, commencent les confins transylvains, ou confins secs, dont l’organisation diffère de celle des autres confins, en ce sens que les cinq districts régimentaires qui les composent ne forment pas un territoire distinct du reste de la province et qu’ils ressortissent pour toutes les affaires territoriales aux autorités civiles du pays.

Le grenzer (car tel est le nom qu’on donne à ces paysans soldats renouvelés des anciens colons militaires de Rome) sont chargés d’entretenir perpétuellement une ligne d’avant-postes, soit comme défense contre les incursions des Turcs, soit comme cordon sanitaire contre l’invasion de la peste. Ils entrent en campagne en temps de guerre, et peuvent être appelés à servir au dehors comme au dedans des confins. Dans ce cas, ils sont assimilés aux soldats d’infanterie de l’armée autrichienne et reçoivent la même solde qu’eux.

En temps de paix, ils ne sont point payés ; le gouvernement leur fournit les armes seulement ; ils ont de plus quelques kreutzers par jour, quand ils sont « de corvée, » c’est-à-dire de garde sur les dernières limites du territoire. Pour le reste, ils vivent et s’entretiennent du produit du petit domaine qui leur est concédé par l’État en usufruit perpétuel, et qu’ils cultivent durant les courts intervalles de liberté que leur laisse le service. En effet, ils sont de garde une semaine chaque mois dans les blockaus (tchardak) ; la semaine d’après ils doivent se rendre au chef-lieu de leur compagnie pour s’exercer aux différentes manœuvres, puis ils retournent passer une semaine encore dans les blockaus ; après quoi ils sont libres de rentrer dans leurs villages et de s’occuper comme il leur plaît, à moins qu’ils ne soient requis extraordinairement pour les travaux des routes, l’entretien des corps de garde, etc. Ils possèdent néanmoins leurs bestiaux en toute propriété. Ils ne peuvent se marier qu’avec autorisation de leurs supérieurs, et leurs fils sont forcément enrôlés. Quant aux filles, elles héritent du champ paternel sous la condition d’épouser un soldat.

Telle est cette fameuse organisation des confins qu’on rapporte ordinairement au règne de Marie-Thérèse, quoiqu’elle remonte à une époque bien antérieure, au temps même de la première apparition des Turcs sur le Danube. Tous les écrivains militaires ont vanté à l’envi l’excellence de ce système. Le maréchal Marmont, entre autres, qui avait pu l’étudier sur place lorsqu’il était gouverneur général des provinces illyriennes, l’appelle « une véritable création de génie. » En présence d’une autorité si compétente, je n’ai rien à objecter, et je trouve tout naturel d’ailleurs qu’un pareil système, capable de donner à un État une armée de cinquante à soixante mille hommes toujours prête pour la guerre, qui ne lui coûte presque rien en temps de paix, ait excité l’enthousiasme des militaires. Mais moi, qui ne suis pas militaire et qui ne crois pas que l’idéal des gouvernements soit de produire le plus grand nombre de soldats au meilleur marché possible, je ne suis nullement tenu de partager leur admiration, et quelle que soit la « profondeur de vues » qui ait présidé à la création de ces établissements, je ne me sens nullement disposé à les envier pour mon pays. Que la machine de guerre soit puissante, que le mécanisme en soit d’une admirable simplicité, c’est ce qui ne paraît pas contestable. Mais c’est là tout ; et quant à parler du « bien-être, » de la « prospérité, » de la « satisfaction » des paysans soumis au régime militaire autrichien, c’est, suivant la juste remarque d’un écrivain hongrois, une indigne plaisanterie. On s’est beaucoup apitoyé, depuis une quinzaine d’années, sur la dure condition du paysan roumain, qui doit au boyard quatorze journées de travail en échange de la maison et des cinq hectares de terrain dont il a la jouissance perpétuelle ; est-ce que cette situation est à comparer avec celle du malheureux grenzer qui doit à l’État vingt et un jours sur vingt-huit ? Le paysan roumain est libre sur le domaine qu’il cultive, il peut quitter à volonté la terre du boyard, tandis que celui-ci ne peut pas le renvoyer ; le grenzer est lié au territoire-frontière, et il ne lui est permis de cultiver le sol qui le nourrit que sous la condition d’y mourir, lui et ses enfants. Le paysan roumain a des écoles pour s’instruire ; le grenzer est voué systématiquement à l’ignorance et à l’abrutissement.

J’ai véritablement le cœur serré, tandis que je suis du regard cette ligne continue de corps de garde qui borde la rive du fleuve, assez rapprochés les uns des autres pour qu’ils puissent toujours communiquer entre eux au moyen de coups de feu de signal. Depuis quelques années, on les construit avec quelque souci de la sécurité et de la santé des soldats. Naguère c’étaient de simples baraques de branchages souvent soulevées par le vent et emportées par l’eau. Le plus grand nombre est encore en bois. Quant aux guérites des factionnaires, elles se composent de trois perches fichées en terre, se croisant au sommet et portant à leur intersection quelques branches fraîchement coupées, abri à peu près efficace contre l’ardeur du soleil ; mais contre le vent, contre la pluie ?…

La plupart des tchardacks sont bâtis en terrain solide, quoique exposés aux inondations. Mais parfois les tournants du fleuve, que l’on doit surveiller, nécessitent la pose d’une sentinelle sur une presqu’île, large de deux ou trois pas, dont le terrain spongieux s’élève à peine de quelques pouces au-dessus du niveau de l’eau. Le soldat, amené dans une nacelle et qu’une nacelle doit venir reprendre, reste deux heures sur cette langue de terre, si toutefois la fièvre n’a pas diminué l’effectif du poste et doublé le service de chaque homme valide, exposé au soleil cuisant et aux miasmes putrides que la chaleur dégage du marais. Souvent une crue imprévue vient à cerner la sentinelle, en rongeant petit à petit l’étroit terrain qui la porte. Tant mieux si alors quelque saule se trouvant à sa portée, le pauvre diable peut grimper sur sa souche ; tant mieux surtout si la nacelle libératrice arrive à temps, et s’il en est quitte pour un bain de pieds et pour la peur ! Je ne crois pas que soldats d’aucune armée aient un service aussi dur et aussi peu glorieux qu’est celui des gardiens des confins militaires, à la fois soldats, douaniers et hommes de police !

Il s’en trouve un assez bon nombre sur notre bateau. Ils sont vêtus d’une courte tunique de toile et d’un pantalon de drap bleu. Leur bonnet de police a une forme singulière. Posé en bataille, il ressemble à une mitre d’abbé du douzième siècle ; de profil, il se transforme en une casquettes double visière, l’une devant, l’autre derrière ; mitre et casquette sont d’un aspect peu gracieux. Plusieurs ont avec eux leurs femmes, pauvrement vêtues d’indienne, sans châle et sans manteau, quoique la matinée soit fraîche. Jeunes encore, assez jolies, l’air très-doux, résignées plutôt que tristes, je ne crois pas qu’elles aient jamais songé à se plaindre de leur sort ; peut-être n’ont-elles pas l’idée d’une situation meilleure. De jeunes enfants, aux cheveux blonds et bouclés, dorment sur leurs genoux, ou jouent à leurs côtés : c’est la meilleure part de leur bagage, dont le restant tient dans un paquet gros comme la moitié d’un traversin.

On me dit que les grenzer sont peu aimés de la population, qu’ils sont brutaux, antipathiques à la discussion et pratiquent l’avertissement à coups de fusil. Ils ont cela de commun avec tout ce qui porte l’habit de soldat en Autriche. Mais est-ce bien à eux qu’il faut s’en prendre ? Voici, par exemple, sur le pont un de ces grenzer dont le marmot s’obstine, malgré la pluie, à rester dehors pour voir courir l’eau. Le brutal soldat, bonhomme de père, le tient dans ses bras enveloppé de sa grande capote, et reçoit généreusement l’averse sur sa tête nue, pendant que le gamin abrite sa face rose et mutine sous le bonnet de police paternel. Les consignes militaires sont ce que la politique les fait ; et en voyant avec quelle bonhomie ce vétéran obéit à celle de la nature, je ne peux m’empêcher de penser qu’il ne ferait pas son service avec moins de zèle, parce que ce service serait plus humain et lui attirerait moins de haine.

Aujourd’hui que ni l’invasion des Turcs, ni celle de la peste ne sont à craindre, le système des confins militaires n’a plus de raisons d’être. Cependant l’Autriche le maintient, et le maintiendra sans doute encore pendant longtemps. C’est à la fois pour elle une mesure de fisc et de gouvernement.

Mais à présent que le lecteur a fait connaissance avec cette notable portion de l’armée autrichienne qu’on appelle les régiments-frontières, il trouvera bon, je pense, que je lui présente le reste des passagers de notre bateau.

Le personnage le plus curieux était un vieil Osmanli — il serait plus sûr de dire musulman — au visage basané, aux vêtements usés, décousus, troués, mais vierges de tout raccommodage. Il venait vraisemblablement de Belgrade, et semblait pratiquer quant à sa personne le système de laisser-finir qui fait actuellement le fond de la politique turque, je ne dis pas à Constantinople, où l’on s’ingénie encore à sauver les apparences, mais partout dans l’intérieur où l’on ne se donne même plus cette peine. À quoi bon ? On ne sauve pas ce qui est destiné à périr. J’avais suivi avec intérêt ses manœuvres sur le pont, pendant qu’il cherchait un endroit commode pour installer sa pauvre vieille femme aveugle à qui il témoignait une tendresse aussi attentive et aussi prévenante que si elle eût eu vingt ans. Souvent comme j’ai eu maintes fois l’occasion de l’observer par la suite — ces Musulmans que nous traitons de barbares, ont des délicatesses de sentiment à nous faire honte, à nous civilisés. Je le retrouvai dans le salon des deuxièmes classes. Il avait étalé au milieu du plancher un vieux tapis tout troué et effiloché et, accroupi près de sa femme immobile, le visage recouvert d’un yachmak qui ne laissait voir que ses yeux et une partie de son front, il fumait dans un long tchibouk à tuyau de cerisier. En face de lui une aventurière française le regardait avec une surprise qu’il prenait évidemment pour de la satisfaction. Le salon était plein à n’y pouvoir remuer. Des grenzers, leurs femmes et leurs enfants occupaient une des faces. Un vieux soldat expliquait je ne sais quoi à ses compagnons avec cet air de contentement particulier à tout simple soldat qu’on écoute. Deux jeunes enfants regardaient avec une curiosité mêlée d’effroi la femme immobile et voilée. Deux conscrits se tenaient debout dans une attitude rêveuse et triste. Dans le fond, assises autour d’une longue table, de joyeuses commères hongroises mangeaient et buvaient avec des pâtres, quelques industriels allemands et des Hongrois très-barbus. Deux figures me parurent charmantes, deux jeunes Serbes. L’une vêtue d’un large et long pantalon blanc, d’une ample et flottante ceinture, d’une veste violet pâle bordée de fourrure et soutachée de ganses d’argent, portait sur la tête une calotte rouge très-élevée et entourée dans les deux tiers de sa hauteur d’un turban blanc et fin. L’autre, coiffée simplement en cheveux — de magnifiques cheveux, enroulés en nattes soyeuses autour de sa tête — portait une veste sans manches qui laissait voir sa chemise froncée et brodée au col, toute couverte de colliers de pièces de monnaie d’or et d’argent. Ces colliers où s’étalent les ïirmeliks[1], les ducats d’Autriche, les carbovanz russes, sont, de temps immémorial un des luxes des paysannes serbes. Mais chez ce peuple héroïque l’amour de la patrie domine tous les autres sentiments, même celui d’une innocente coquetterie chez les femmes. Lorsque éclata la guerre de l’indépendance, le pays manquait d’argent pour subvenir aux frais de la guerre. Les femmes donnèrent à l’envi leurs colliers, qui servirent à payer les armes avec lesquelles leurs époux et leurs frères combattaient. Pendant les premières années de la guerre de 1804 à 1810, la Serbie n’eut, pour ainsi dire, pas d’autre monnaie.

Steamer sur le Danube : Intérieur de deuxième classe. — Dessin de Lancelot.

J’allais oublier le personnage le plus amusant du cercle, un long Juif enveloppé d’une longue redingote graisseuse, serrée au-dessus des hanches par une vieille cravate de soie noire. Deux longues mèches de cheveux pendaient le long de ses oreilles que recouvrait un chapeau de gentleman. Un sac de nuit dans chaque main, il allait de côté et d’autre, quêtant un endroit favorable où il pût s’établir avec son bagage, et ne rencontrant sur son passage que des railleries ou des rebuffades. Les soldats autrichiens lui lançaient des bouffées de tabac à la figure ; les commères hongroises lui riaient au nez ; l’aventurière française secoua d’un air offensé son manteau, qu’il avait frôlé en passant ; les deux Serbes firent le signe de la croix quand il passa devant elles, et le vieux Turc, le voyant s’approcher de sa compagne, brandit son tchibouk d’un air menaçant. Le Juif, à toutes ces marques de dédain ou de dégoût, répondait par d’humbles révérences et des sourires complaisants. J’eus pitié du pauvre paria, et me reculant à un bout de ma malle, qui me servait de divan, je lui fis signe de prendre place à l’autre extrémité. Il me regarda, colla d’un mouvement convulsif ses deux sacs de voyage contre ses flancs, me salua, et courbant sa longue échine, s’élança à travers la foule, gagna la porte et disparut. Le malheureux ! Ma prévenance lui avait paru cacher un piége, et plus dangereuse que l’impertinence et la brutalité des autres.

Je montai sur le pont, non pour le suivre, mais pour échapper aux senteurs désagréables de cette salle encombrée.

Nous venions de dépasser Grodska, gros village serbe près duquel les Impériaux, sous le commandement de Wallis, furent défaits par les Turcs en 1739 : défaite qui fut suivie bientôt de la prise et du traité de paix de Belgrade. Les vastes collines aux flancs desquelles le village est suspendu, couronnées par un cimetière que surmonte une forêt de croix, commencent à disparaître à l’horizon, et bientôt nous arrivons et Semendria (Smederevo), ancienne capitale de la Serbie au temps des despotes. La forteresse de Semendria, bâtie en 1433, par George Brankovitch, le dernier despote serbe, est superbe comme décoration. S’avançant comme un promontoire jusqu’au milieu du fleuve, très-large en cet endroit, elle présente de face au courant un rempart et une haute muraille crénelée, sur laquelle se dressent vingt-sept tours carrées. Le côté que regarde la rive autrichienne n’a que deux tours moins hautes, et à l’angle un donjon. Par-dessus la double enceinte du rempart et de la muraille, on aperçoit d’autres tours. Une seule porte basse donne entrée sur une berge sablonneuse où quelques soldats sont accroupis. Les tours sont fendues, les créneaux édentés, et tout cela n’a que juste le degré de solidité nécessaire à une décoration. Deux barques, l’une chargée de foin, l’autre de promeneurs, composent pour le moment toute la marine de cette place forte. La ville jadis capitale, aujourd’hui simple chef-lieu d’un des dix-sept départements de la Serbie, s’étend au pied d’un coteau assez élevé, qui pourrait, à la rigueur, prétendre au titre de montagne. Les pentes en sont couvertes d’arbres fruitiers, et principalement de pruniers, dont les fruits distillés produisent la slivovitza, si chère au paysan serbe. Depuis Grodska jusqu’à la Morava, on rencontre partout sur les hauteurs ces luxuriants vergers alternant avec des vignobles, dont la tradition attribue la plantation à l’empereur Probus lui-même, et qui produisent d’excellent vin. Ces crus, avec ceux de Joupa et de Negotine, sont réputés les meilleurs de la Serbie.

Vue de Semendria. — Dessin de Lancelot.

Nous n’avons rien aperçu de la ville, qui nous est masquée entièrement par la forteresse ; mais à peine avons-nous dépassé le dernier donjon, que nous voyons s’ouvrir devant nous une vallée verdoyante, qui débouche perpendiculaire dans le Danube. C’est la vallée de la Morava, la plus riche et la plus populeuse de la Serbie. Deux autres contrées seulement lui sont comparables pour la fertilité du sol et l’abondance des produits : ce sont les vallées de la Matchva, entre la Drina et la Save, et de la Kraina sur les bords du Timok. La Morava (formée de deux affluents, la Morava serbe et la Morava bulgare, qui se réunissent un peu au-dessous de Krouchevatz) traverse la Serbie, qu’elle coupe en deux parties à peu près égales, l’une orientale, l’autre occidentale, et finit dans le Danube entre Semendria et Pojarévatz, le Passarovitz des Occidentaux, où se conclut en 1718 une paix célèbre entre la Turquie et l’Autriche.

À la hauteur de cette dernière ville, le Danube se divise en deux grands bras, coupés chacun par une multitude de petites îles

Qui, partageant son cours en diverses manières,
D’une rivière seule y forme vingt rivières.

Ces îles servent de refuge à de nombreuses bandes d’oiseaux aquatiques qui s’envolent à notre approche.

Un peu avant Basiach, le fleuve recommence ses capricieux méandres, et oblique tantôt à droite, tantôt à gauche, comme s’il ne savait plus de quel côté se diriger. Repoussé et contenu par des hauteurs qui dominent la rive droite, il fait une pointe très-décidée vers la Hongrie, où les collines moins élevées s’écartent tout à coup comme pour laisser arriver jusqu’à lui le chemin de fer de Temesvar, lequel se trouve en ligne droite avec la pointe tracée par le fleuve. Nous sommes à Basiach.

  1. Pièces turques de vingt piastres ; de ïirmi, vingt.