De Paris à Bucharest/Chapitre 53

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LIII

DE BUCHAREST À PITESTI.


Départ de Bucharest. — Un maître de poste incorruptible. — Les postes aux chevaux. — Les postillons. — Un tzigane forgeron. — La presse des chevaux et des postillons. — Gaesti. — Un pont. — Les corveïeurs. — La vallée de l’Argis. — Pitesti. — Travaux forcés champêtres.

Ce fut avec grand plaisir que je partis de Bucharest pour visiter les principaux monastères de la Petite-Valachie, en compagnie du secrétaire du prince, M. D…, dans une solide calèche au coffre bien rempli. Un brave serviteur, Mathé, devait être tout à la fois le camarar, le paharnik, le pitar et le corturar de notre expédition, c’est-à-dire le camérier, l’échanson, l’inspecteur des vivres et le gardien de la tente. Il percha tout le long du voyage sur le siége découvert ; pour signe distinctif de ses fonctions variées il portait en bandoulière un fusil à deux coups.

Arrivés à la première poste, à l’extrémité du faubourg, nous eûmes l’occasion d’apprécier la mesure de l’incorruptibilité des fonctionnaires publics et la puissance du pourboire ; le capitaine, très-poli, nous affirma avec regret qu’il lui était impossible de nous fournir les huit chevaux que la podorojna nous autorisait à prendre dans son établissement ; il n’en avait pas quatre disponibles ; or, en ce moment même, une longue file de ces quadrupèdes vint à sortir des écuries pour aller à l’abreuvoir : — « Ils sont retenus ou fatigués, » s’écria le capitaine. — M. D. discuta et insista pour défendre des droits bien établis que lui donnait la feuille de poste. Le capitaine se renferma dans un silence plein de dignité. Nous décidâmes d’envoyer Mathé à la direction générale ; l’obligeant capitaine, pour nous prouver qu’il agissait par devoir, nous offrit d’expédier notre réclamation par un de ses postillons, en sorte que nous ne serions pas privés de notre serviteur. Nous eûmes la naïveté de le croire. Le postillon partit mais ne revint pas. Nous attendîmes longtemps dans notre caruzà, y faisant assez sotte mine. Je ne sais combien eût duré cette situation ridicule, si Mathé, qui jusqu’alors par respect pour nous n’avait pas osé prendre d’initiative dans la discussion, ne se fût décidé à tirer le capitaine à part pour négocier avec lui. Après un entretien fort court, il remonta sur son siége pendant que, sur un signe de son interlocuteur, deux postillons attelaient huit chevaux et peu après se mettaient en selle. Dès que nous fûmes sur la grande route, escortés des nombreux souhaits de bon voyage du digne capitaine, nous demandâmes à Mathé quelles bonnes raisons il lui avait données pour le convaincre si vite de nos droits. Sa réponse fut courte et instructive : il avait demandé à arranger l’affaire, et un simple icossar (pièce de cinq francs) avait été le prix de la transaction.

En sortant de Bucharest, nous passâmes devant la maison de campagne que le prince Couza achevait de se faire bâtir. Un détail me charma plus que des colonnades, des statues ou des jets d’eau : on traçait un potager et un verger modèles.

Après la banlieue de Bucharest, la route se dirige à l’ouest pendant trente-cinq kilomètres environ, puis côtoie, en le remontant, le cours de l’Argis jusqu’à la ville de ce nom. L’Argis descendant des Carpathes, coule parallèlement à la Dimbovitza pendant une vingtaine de lieues, sans en être éloigné de plus de quatre.

Les rives de la Dimbovitza sont encaissées ; elles fertilisent peu cette contrée sèche, aride et plate, dans laquelle les landes incultes succèdent aux champs de maïs assez maigres. Les cigognes s’y promènent avec une tranquillité qui prouve qu’elles aussi jouissent ici du respect que leur mérite bien leur apparence grave et méditatrice. Les seules habitations que l’on rencontre sont les postes aux chevaux, d’un aspect assez pauvre. Un petit bâtiment qui n’est quelquefois qu’une cabane, quelques hangars, une écurie, un puits et deux ou trois arbres fruitiers aux branches tordues, voilà tout. Maisons et arbres ne dépassent pas de trois hauteurs d’homme le sol aplani qui fuit à perte de vue jusqu’à une ligne de montagnes lointaines. La route est large, et nos chevaux au galop, vigoureusement conduits par nos deux postillons, qui semblent courir uniquement pour leur plaisir, franchissent vite l’intervalle d’un relais à un autre.

Le postillon valaque mérite une étude particulière. Il endure les plus rudes fatigues avec une insouciance rare et une étonnante force de tempérament. Son costume d’apparat qui commence à disparaître est ainsi composé : par-dessus la chemise de toile, une veste turque très-ample, de couleur chocolat claire, brodée d’arabesques contournant des ornements en mosaïque de drap de différentes couleurs très-voyantes ; un pantalon presque collant en laine feutrée très-épaisse, et orné sur les cuisses d’arabesques semblables à celles de la veste ; une ceinture de cuir, large et dure comme une sous-ventrière de limonier, enjolivée de laiton, serrant fortement le torse et le maintenant droit malgré le galop le plus effrené. À cette ceinture est passé un couteau en forme de kandjar, emmanché de corne et à fourreau de bois. Ce couteau n’est pas une arme, C’est plutôt un outil destiné à charpenter selon les accidents du voyage. Le vrai couteau d’usage, encore plus pacifique, est un petit eustache qui pend à la ceinture, à côté d’un sac à tabac joliment travaillé en cuir. Des jambières en étoffe semblable au pantalon s’ajustent de deux façons par-dessus celui-ci ; elles couvrent la jambe de la cheville aux cuisses, en doublant le pantalon, ou couvrent seulement le bas de la jambe à partir du genou, en s’étalant sur les pieds, à la façon des calzerone des gauchos du Mexique. Qu’on joigne à tout cet attirail un large bonnet en toison de brebis, de longs cheveux flottant en arrière, et enfin, à la ceinture, des ficelles et des cordes dont un postillon prévoyant aime à faire provision, et on aura l’image complète d’un accoutrement qui ne manque pas, quoique un peu sauvage dans son ensemble, d’une assez fière tournure à cheval.

Une fois en selle, le postillon n’a qu’une pensée : courir : la route est ce qu’elle peut : l’arrêter ou modérer son allure n’est pas facile. Les chevaux vont deux à deux : chaque paire est assez loin de l’autre. L’un des postillons est à la tête de l’attelage, l’autre au milieu. Aux coups de talon répétés, aux claquements d’un long fouet à manche très-court, ils ajoutent un certain éclat de voix inimitable qui a la modulation d’un formidable bâillement et pourrait s’écrire B’oû oû â â âh. La première syllabe sort comme une explosion, les autres suivent comme son écho sous une voûte ; la dernière souffle et fuit comme un coup de vent. Ce cri est si barbare que les chevaux ne s’y sont jamais habitués : il les étonne comme un coup de tonnerre et les emporte comme une bourrasque.

Pour s’annoncer à un relais, les postillons poussent ensemble et l’un après l’autre une série de sons aigus, séparés d’abord, puis liés et enroulés l’un l’autre et d’une acuité surhurmaine, qui transpercent l’espace, dominent à une grande distance tous les bruits de la campagne et déchirent très-désagréablement les oreilles novices. Les gens du pays eux-mêmes ne se font pas d’illusions en les entendant et ne paraissent guère charmés.

Je fus, du reste, plus d’une fois bien surpris de me trouver auprès d’un de ces relais que rien n’indique dans la steppe couverte de broussailles, sinon une haute perche portant à son sommet une botte de feuillages.

Le plus ordinairement, malgré ce soin que les postillons prennent de s’annoncer à grand bruit, les chevaux n’en sont pas plus prêts quand la voiture arrive. Les écuries de la steppe sont souvent de simples hangars sous lesquels les chevaux reposent à l’ombre ; mais souvent aussi ils sont éparpillés, broutant les taillis rabougris de chênes à des distances assez grandes et par groupes plus ou moins nombreux, selon leur sociabilité, car on les laisse sans entraves ; lorsqu’il en est ainsi, un serviteur monte à un observatoire de perches qui domine tout le terrain de la poste, redescend, prend à cheval la direction dans laquelle il a vu les chevaux, et ne reparaît guère qu’au bout d’une ou deux heures avec un attelage frais.

Pendant ce temps, le voyageur peut, s’il lui plaît, fumer ou se rafraîchir sous le toit hospitalier du maître de poste. La maison est quelquefois habitable, quelquefois aussi c’est une triste guérite à claire-voie ouverte à toutes les intempéries et n’offrant au voyageur, avec un peu d’ombre, qu’une cruche d’eau protégée du soleil par un rameau de feuilles.

Le moindre accident qui survient aux voitures est une affaire : rien n’est prêt ni prévu.

Au troisième ou quatrième relais, on avait graissé les roues de notre calèche ; nous allions partir, lorsqu’on s’aperçut que les deux roues de derrière ne tournaient plus. Tout le personnel de le poste, le capitaine en tête, vint examiner le dégât, et chacun lui trouva une cause différente : l’essieu luxé, la boîte de la roue faussée, l’écrou forcé ou la vis tordue. Au bout d’une heure, on décida qu’il fallait appeler le forgeron, un tzigane, je le reconnus de suite à son air mystérieux. Il entra lentement, portant pour tous outils un énorme marteau et une toute petite lime ; il examina et toucha les différentes parties suspectées d’être endommagées, avec la gravité d’un rebouteur qui va remettre un membre et écoute avec déférence les indications de chacun ; puis il donna force coups de marteau partout, quelques traits de lime par-ci par-là, et finit sans que les Valaques s’en aperçussent, par opérer le changement de deux écrous dont le déplacement seul avait causé tout le mal. Il l’avait bien vu du premier coup d’œil ; mais l’opération était si simple qu’elle n’eut mérité qu’un léger salaire, tandis que tout le bruit inutile qu’il avait fait valait gros. Les Valaques furent convaincus de son habileté de forgeron, moi de sa finesse.

Nous repartîmes, mais d’un train modéré ; les chevaux qu’on venait de nous atteler avaient déjà fourni une course dans la journée et étaient éreintés. Au bout de trois quarts d’heure il nous parut plus que probable que nous n’atteindrions pas le gîte avant la nuit. Heureusement Mathé connaissait les lois ou au moins les usages de son pays, qui en tiennent souvent assez mal la place. Il vit venir sur un des bas côtés de la route, chevauchant côte à côte, comme des gens qui ont conscience d’une journée bien employée et qui se promettent un repos bien gagné, deux postillons ramenant un double quadrige fringant. Au moment où ils s’écartaient poliment pour nous laisser passer, Mathé les mit en


Gaesti. — Dessin de Lancelot.


joue avec son fusil, leur cria, arrête ! d’une voix terrible, et, avant qu’ils ne fussent revenus de leur stupeur, sautant à la bride de leurs montures, les obligea de prendre la place de nos rosses surmenées. Les postillons de celles-ci avaient été aussi prompts que Mathé et, enchantés de l’aubaine, avaient dételé avec empressement et nous tournèrent le dos sans réclamer. Les autres ne réclamèrent pas non plus, mais talonnèrent avec rage leur attelage qui nous emporta en volant.

Cette presse de chevaux et de postillons s’exerce sans opposition. Messieurs les Boyards la pratiquent largement, et il arrive souvent que de paisibles négociants, voyageant pour affaires, sont sommés d’opérer un échange qui n’est jamais à leur avantage, mais qui paraît très-amusant à leurs aimables persécuteurs.

Gaesti, où nous arrivâmes une demi-heure avant le coucher du soleil, est un joli village bâti sur les bords de l’Argis, dans un pays très-fertile et bien cultivé. On y traverse la rivière sur un pont de bois ; ce n’est pas peu de chose en Valachie que la traversée d’un pont en voiture. Celui de Gaesti, comme beaucoup d’autres que je vis plus tard, était d’un pittoresque charmant, mais dangereux. À peine nos chevaux y furent-ils tous engagés, que leurs trente-deux jambes rencontrèrent des trous, des madriers saillants et des planches qui basculaient sous leur piétinement. En cédant sous les pieds des uns, elle retombaient à grand bruit sous la tête des autres. Ils s’épouvantèrent, et bientôt renversés, ruants, entortillés dans leurs longs traits, ils formèrent un groupe étrange ou l’on ne put rétablir l’ordre qu’en dételant.

Gaesti n’a pas d’auberge ; c’est une distinction réservée aux villes de plus d’importance. Nous passâmes la nuit chez le maître de poste qui mit à notre disposition, une chambre assez convenable et les accessoires d’un souper dont nous avions apporté les meilleurs éléments, acte de prudence que je recommande instamment aux voyageurs.

En quittant la ville le lendemain à l’aube, nous vîmes du côté droit de la route, d’élégantes villas enfouies sous des arbres, et de jolies petites maisons d’architecture presque turque entourées de jardins.

À cet agréable tableau en succéda un autre bien différent. De nombreuses bandes de corveïeurs se rendaient au travail d’un air morne, à pas lents et sans échanger une parole. Ils marchaient par file, enveloppés d’un grand manteau blanc, le bonnet enfoncé sur les yeux et pieds nus, malgré la fraîche rosée qui perlait dans les sentiers herbus où nous les voyions disparaître l’un après l’autre.

La vallée de l’Argis est assez habilement cultivée et d’une fécondité qui devrait assurer sans grande peine le bien-être à tous ses habitants. La rivière coule dans une vaste plaine toute jaune d’épis mûrissants, et fuit à perte de vue devant nous, bornée à droite et à gauche par des collines boisées qui s’élèvent de plus en plus vers l’horizon ; sur les premières pentes de ces collines les maïs dressent leurs tiges élégantes hautes de trois mètres. Dans ce pays où il paraît si facile et si doux de vivre, les hommes seuls ont l’aspect farouche et le visage triste.

La richesse de la végétation donne à toutes ces pauvres bourgades qu’on rencontre, un air joyeux et fleuri ;


Une bourgade valaque. — Dessin de Lancelot.


elles sont séparées de la route par de larges espaces de gazon épais où poussent pêle-mêle des saules, des hêtres dont les vieux troncs sont entourés de lierres et des pruniers auxquels se suspendent des guirlandes de liserons géants.

On aperçoit longtemps avant d’y arriver la ville de Pitesti, une des plus anciennes de la Valachie. C’est aujourd’hui la préfecture ou le chef-lieu du district de l’Argis. Le sombre amas de ses maisons de bois n’est surmonté d’aucun clocher. En parcourant ses rues principales, je ne parvins à découvrir aucun monument ancien ou remarquable. Quelques maisons neuves en pierre, vastes et bien bâties prouvent toutefois que Pitesti commence à s’embellir à l’européenne : elles contrastent singulièrement avec les vieilles grandes habitations à piliers massifs supportant des auvents de planches noircies qui abritent des boucheries d’un aspect repoussant et des boutiques où je ne remarquai guère que des morceaux de cuir écru, des paquets de longues courroies, des poissons secs, des chandelles longues comme des cierges, mais grosses comme un petit doigt de femme. Au-dessus de ces boutiques on ne voit qu’un étage assez bas, couronné d’un toit pyramidal, et couvert de planches étroites et minces.

Pitesti m’a laissé le souvenir peu agréable de deux galériens attachés l’un à l’autre par une chaîne rivée à des anneaux fixés à leurs jambes : tous deux, armés d’une longue branche d’aune garnie de ses feuilles, caressaient mollement la route, juste assez pour en soulever la poussière. Ces deux patients avaient la mine fleurie, le front serein, le regard calme, la bouche souriante : des citadins causaient familièrement avec eux, sans leur témoigner ni rancune, ni répulsion : trois soldats surveillaient amicalement leur travail ; un sous-officier surveillait les trois soldats, et des flâneurs attendaient le passage d’une ronde d’officier.