De l'Intellectualité chinoise

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De l’intellectualité chinoise
une antinomie ethnopsychologique
Pour M. Gaston Donnet.

La Chine est le pays des continuités : voilà pourquoi son observation est si difficile pour l’Européen habitué à ne s’apercevoir que des brusqueries de l’histoire, des soubresauts des civilisations, des entraves de révolution spontanée ; il voit le contraste entre pauvreté et richesse là où il n’y a que des conceptions populaires différentes des nôtres sur la valeur des biens terrestres ; il pense qu’un système gouvernemental est à la fois précieux et désastreux, parce qu’il diffère, dans ses bases comme dans ses buts, des conceptions préconçues de l’Occident ; il croit y voir un mécanisme social très simple et cependant très compliqué, parce qu’il n’a jamais pu, faute d’étudier à fond et impartialement sa genèse, saisir les ressorts psychiques qui l’ont construit et qui le meuvent.

Vous avez devant vous un peuple unitaire par ses dispositions psychiques et qui, pour cette raison, peut impunément étaler dans sa vie extérieure une infinité de mœurs qui ne se tiennent que par le lien subconscient de leur origine. C’est un peuple dont l’organisation sociale est si merveilleusement logique que seule la folie classificatrice de l’Européen oserait lui reprocher d’être à la fois monarchique et démocrate… voire « inclassifiable ». C’est un peuple… quoi, serait-il patriote ? ne le serait-il pas ? c’est un peuple qui n’est jamais tombé assez bas pour se faire à la mentalité restreinte de ceux qui voient au-dessus des civilisations planer le spectre ridicule du hasard des naissances et des pugilats collectifs que ces hasards engendrent.

Vraiment une étude sur la Chine est pour l’Européen la chose du monde la plus difficile, puisqu’à chaque pas il doit détruire un préjugé pour seulement observer ; que, muni d’une logique différente de celle qu’il va étudier, il doit à chaque instant craindre de se tromper. Décrier ou louanger la Chine d’après des prédispositions personnelles, ce sera toujours facile. Mais pour la juger, il faut une objectivité qui fasse abstraction de la civilisation occidentale. Cette objectivité acquise, on n’a plus besoin de chercher un juste milieu entre les enthousiastes et les dénigreurs superficiels de la Chine qui pullulent en Europe. Rien n’est facile comme d’être impartial envers la Chine. Car les Chinois ont envers nous le « pathos de la distance ». Ils ne s’accrochent pas à la jupe (trop courte, hélas !) de la civilisation européenne ; nous leur sommes indifférents. Et cette hauteur, ce calme en présence des furieuses ruades de la bête occidentale est un trait de caractère dominant, qui doit nous les rendre sympathiques.

Les affreux nègres, fainéants, menteurs, ivrognes, inspirent à l’Européen (qui tient aux manifestations psychiques nobles et fortes) un profond dégoût, parce qu’ils peuvent rire pour rien comme des crétins, parce qu’ils peuvent pleurer comme des nouveau-nés, parce qu’ils ont l’ignoble faiblesse caractéristique des chiens, de lécher la main qui les tient en esclavage tout en les soignant, et parce qu’ils montrent la suprême humilité de l’âne qui reconnaît sans révolte que le muletier lui est supérieur… Tandis que les Chinois, eux, n’ont jamais eu la bassesse de penser qu’ils pourraient avoir besoin de nous. Ils nous humilient profondément par la sérénité de leur conception sociale : voire que pour être heureux, ils n’ont besoin que d’être laissés tranquilles ; tandis que nous autres Occidentaux, nous n’avons manifestement pas la possibilité d’être heureux par le travail pacifique, et nous trouvons acculés à d’horribles nécessités de violence et de meurtre.

Quand nous vantons aux Chinois les fleurs de notre civilisation, le capitalisme, le militarisme, le nationalisme, l’hypocrisie religieuse, et les moyens techniques modernes qui, au fond, servent surtout ces quatre cancers sociaux, quand nous leur vantons ces horreurs comme étant l’état de supériorité auquel ils doivent aspirer, ils nous regardent de leurs petits yeux en virgule (virgule vient de verge), ils plissent leur figure ronde, ils semblent nous dire : « Parle, mon ami, parle. Tu perds ton temps. Malgré tes téléphones et tes chemins de fer, tu n’es qu’une bête féroce et un imbécile. »

Et l’on a beau s’être muni, avant d’arriver là-bas, de tous les préjugés occidentaux, cette affirmation, depuis si longtemps répétée, intrigue et vous invite à étudier au lieu de vous vanter — à moins que vos tiroirs cérébraux ne se prêtent plus à un dérangement, salutaire mais toujours désagréable.

Voilà pourquoi nous arrivons à aimer les Chinois. Il y a là, avant tout, une question de probité intellectuelle.

Notre histoire qui ne raconte que changements sur changements, catastrophes, contorsions, folies éphémères et furieuses, incohérences, regarde avec une stupéfaction honteuse leur histoire, où il ne se passe rien d’insignifiant et d’extérieur, où, depuis tant de siècles, le développement ininterrompu de la vie pacifique des foules résume l’histoire nationale, où les épopées prétendues grandioses qui abêtissent les peuples ont été évitées, où la devise du progrès européen « par le feu et le fer » se trouve remplacée par cette autre : « par le travail »…

Ce qui constitue l’originalité de la Chine, c’est, non pas, comme on le croit en Europe, la subordination complète de l’homme-individualité à la famille, mais ce fait que l’individu est fixé dans la société par « les trois coordonnées de l’espace social », par les « trois relations », qui sont celles entre père et fils, entre homme et femme, entre dirigeant et dirigé. C’est ce système de relations (qui se trouve déjà entre trois individus constituant une famille) qui, sans cesse élargi, englobe enfin l’infinité de la race et devient principe d’État.

Vous trouverez des peuples où la première de ces « relations » est tout, mais l’État à peine soupçonné, comme chez les tribus nomades des Maures et des Touaregs.

Vous trouverez des peuples où l’ensemble des deux premières relations possède des droits portés au plus haut degré de puissance, où le père peut condamner à mort la mère ou l’enfant, mais où, en dehors de ce système patriarcal, et même en opposition complète avec lui, la troisième « relation », celle entre dirigeant et dirigé, agit sous le masque de l’État, gardant une autonomie d’autant plus complète qu’elle jette le désarroi dans le système patriarcal, entrave son fonctionnement, restreint et, au besoin, annule la prérogative paternelle, enfin détruit l’unité de l’organisation sociale et crée des complications psychiques qui empêchent le développement naturel des individus.

Vous trouverez des peuples où cet antagonisme entre l’ensemble des deux premières relations et la troisième devient aigu : l’État et la maison familiale, luttant pour la possession de la progéniture ; c’est alors l’incohérence du système social, la contradiction constante entre la morale de l’État (troisième relation, arrivisme, égoïsme, suppression du sentiment, dirigeant ou dirigé) et la morale naturelle (ensemble des deux relations purement familiales, attachement filial ou amoureux, passion, supra-utilitarisme, mouvements instinctifs) ; ces peuples qui usent leurs forces dans cette lutte intérieure inconsciente sont les plus malades, les plus inquiets, les plus près de l’agonie (l’Occident).

Vous trouverez enfin, non plus des peuples, mais des agglomérations d’individus où les deux premières relations n’ont plus d’efficacité, où la troisième, le principe de hiérarchie étatique, seule dirige, où la base de la vie en commun est une base politique : monarchique, oligarchique, communale, républicaine…

Vous ne trouverez pas un autre peuple comme le peuple chinois : les trois relations se confondant à titre égal pour former non pas un État qui serait une amplification de la famille, mais une vaste société coopérative et mutuelle de civilisation qui n’a pas besoin d’être « dirigée » dans son ensemble, qui n’a pas besoin d’État, qui institue la relativité mutuelle même de la catégorie « dirigeant et dirigé », et qui pour cela constitue une unité au point de vue civilisation, mais ne connaît même pas le point de vue État ou politique.

(L’esprit européen est, à ce qu’il semble, encore trop grossier pour savoir faire la distinction, nécessaire et assez palpable déjà aux Chinois, entre « peuple », « nation », « État » et « patrie ». Tout cela est, pour le pauvre Occidental, plus ou moins la même chose ; mais ce n’est peut-être pas une raison pour en faire pâtir les Orientaux. Il est absolument nécessaire d’ériger une infranchissable barrière logique au moins entre les groupes « peuple, nation ». et « état, patrie ». Car si les deux premiers sont considérés comme unités sociales basées sur la coopération des « trois relations », voire des groupements qui se distinguent par des atavismes, croyances, mœurs, habitudes, civilisations caractéristiques, les deux derniers sont des unités créées exclusivement sur la base de la troisième relation « dirigeant et dirigé » ; ils n’ont, comme tels, aucune signification pour la vie, la force, la valeur, l’avenir d’un peuple ou d’une nation. Aussi longtemps que la pseudo-science occidentale pataugera dans la confusion (due aux sophismes étatiques des Romains) entre nation et état, entre civilisation et politique, entre vie populaire et artifice de désœuvrés, il sera impossible de sortir des immondices sous lesquelles des écrivains prétentieux et ridicules ont enseveli les données limpides de la simple observation ethnologique).

La Chine donc, comme unité nationale, est bien réellement un type unique. Et cela constitue en même temps sa grande force et sa petite faiblesse.

Sa faiblesse : parce que la rigidité du système des trois coordonnées sociales maintient une discipline morale et sociale, en la faisant reposer exclusivement sur deux éléments qui la peuvent bien rendre indestructible, mais qui peuvent aussi bien s’écrouler par suite de simples divergences de sentiments individuels : l’amour et le respect. (Et nous voyons ainsi que, ces deux dispositions sentimentales éteintes dans un individu, ce dernier se trouve aussitôt hors du système social, être anti-social, criminel).

Sa force : parce que cette discipline, fortifiée par l’hérédité, la sélection, l’adaptation, devient l’immense canevas qui sert en même temps de champ de manœuvre et de guide de la vie. Il y a dans cette discipline psychique, dans la création d’une unité psychique (laquelle seule peut être le signe distinctif d’une nation), la colonne vertébrale et le crâne, et la moelle épinière et le cerveau d’un peuple. Ses mouvements réflexes, subconscients, en dépendent comme ses actions conscientes d’apparence ; il y a l’appui qui assure son unité ; il y a aussi le réservoir de son intelligence, le schéma de sa logique, les conduits de sa volonté. L’unité de la conception et du sens de la vie devient ainsi parfaite : la « troisième relation », confondue dans cette unité, n’est pas ressentie comme une opposition aux deux autres. La coordonnée « dirigeant et dirigé », c’est-à-dire, dans la forme européenne, l’idée de gouvernement, politique, État, régime, disparaît en tant que source de dissentiments. La vie du peuple, psychiquement un et indivisible, résume tout. L’État, superflu, inexistant comme organisation différente de celle de la vie populaire, ne saurait être l’objet de raisonnements ou d’actions populaires. Voilà pourquoi, en Chine, des révolutions, des révoltes, des critiques politiques sont de suite des révoltes contre l’unité civilisatrice du peuple : des crimes. Seul l’Occident barbare a pu prétendre qu’une nation qui ne se révolte pas ne progresse pas. Au contraire, ce qui se révolte n’est pas une nation, mais une agglomération d’individus qui n’a pas su s’organiser de façon à ce que la catégorie « dirigeant et dirigé » soit coordonnée aux deux autres. La nation commence où l’État cesse. Une nation progresse à mesure que son unité psychique s’accentue. Un État qui progresse est l’État qui détruit cette caractéristique de la nation. Un État qui progresse, qui accentue la relation « dirigeant et dirigé », va à l’encontre de la tâche qui incombe à la nation, empêche la nation de remplir son premier devoir, qui est d’aider au développement intégral de l’individu en lui donnant le moyen de se fixer librement, sincèrement, et en conformité avec ses facultés, donc d’après son droit naturel, la place qui lui convient dans le système des trois coordonnées de l’espace social. Seule une nation qui résume son activité collective à créer une organisation de la vie aussi apte que possible à réaliser ses données, existe. La Chine, seule, existe comme nation.

Ces principes de la psychologie nationale des Chinois une fois constatés, rien ne saurait se faire aussi logiquement et avec autant de clarté que l’étude des qualités psychiques du Chinois comme individu. À l’encontre de l’âme hybride que montrent la moyenne des Européens modernes, et qui, forcément, devient plus énigmatique dans ses manifestations à mesure qu’on l’étudie, il est facile d’analyser ainsi, d’après leurs manifestations extérieures, les énormes supériorités du Chinois, les vigoureuses facultés issues de l’adaptation quasi-parfaite aux circonstances qui lui assurent une vitalité bien faite pour effrayer l’inconstant Européen.

C’est, avant toutes choses, l’extraordinaire, le sublime raffinement du système nerveux. La mystérieuse supériorité d’avoir une sensibilité merveilleuse pour toutes les voluptés, et une insensibilité stupéfiante pour toutes les douleurs, une patience inlassable dans les entreprises dont la réussite dépend de circonstances en dehors de l’individu, et un élan irrésistible dans les actions issues de mouvements purement individuels, l’indestructible force inconsciente qui fait que les nerfs réagissent toujours au plus grand profit de l’organisme, la suprême perfection dans ces réactions mêmes, enfin la formidable agressivité de l’énergie nerveuse qui à tout instant dompte l’extérieur et qu’on a appelée stupidement de l’apathie : c’est l’organisation de vie subconsciente la plus admirable que l’on constate sur la terre chez un ensemble d’individus.

Il se couche et il s’endort n’importe où, sur une marche d’escalier, sur un tas de pierres, et il reste là, sans bouger, comme un tronc d’arbre. Coupez-lui un membre, c’est à peine s’il criera. Mais aussi, observez sa volupté extrême à goûter d’imperceptibles nuances, dans le manger, dans le boire, dans l’amour, dans les couleurs et les lignes ; admirez l’extase où le jettent de savantes et lointaines allusions, des associations d’idées primesautières ; comprenez ses calembours raffinés, ses satires formidables basées sur d’infinitésimales ridiculités, ses ironies déroutantes, son acuité tranchante qui est du Nietzsche cent fois nietzschisé…

Il est admirablement organisé pour vivre, pour jouir et souffrir, pour… mourir. Persévérant, robuste, travailleur acharné, économe, industrieux : le côté extérieur de la vie ne l’opprime pas. Et la vie lui est indifférente. À la moindre contrariété, il est capable de s’ouvrir le ventre et de mourir, stoïquement : parce que lui-même il en décide ainsi. De maladies, il meurt sans regret, calme, stoïque parce qu’il se voit dans l’enchaînement fatal et continu de la marche du monde. Dans la guerre, il fuit la mort : car la guerre, immorale, interrompt le cours de la nature ; se laisser tuer à la guerre, c’est le crime, c’est prêter assistance aux bêtes féroces qui, en tuant, s’insurgent contre l’éternelle continuité de la vie de l’univers.

Ah, la clarté, la sublime clarté des principes de ces « lâches ! »

Même clarté, encore, dans ce que les Européens, prétentieux et bornés, s’obstinent à vouloir appeler la religion des Chinois.

Le Chinois est-il monothéiste, polythéiste, athée ? Il n’est rien de tout cela, et, résultat splendide, il est religieux. Les idées chamaniques millénaires, qui n’étaient que l’anthropomorphisation simpliste des phénomènes naturels, furent subtilisées par la philosophie sociale de Kong-tsze et Lao-tsze au point de ne plus constituer que des symboles à l’usage des foules. Et si, plus tard, les foules populaires ont montré ce trait caractéristique de toutes les foules, qui consiste à reconstruire, derrière les symboles, des réalités, c’est un fait qui relève du folklore et non de la religion, de même que cela se présente chez tous les peuples. Les superstitions populaires chez les Chinois ne sont au fond que la concrétisation de symboles qui étaient à la philosophie sociale ce que l’art grec était à la morale chrétienne. Mais ce qui est admirable, c’est que ces superstitions se soient, sous les coups de la philosophie, mises en dehors du flux de la vie sociale, enkystées dans la rigidité du rite, et que le système des trois « coordonnées », « relations « ou » dimensions » sociales soit devenu, en même temps, croyance religieuse, théorie philosophique et pratique sociale.

Dans ces conditions, il n’est que naturel qu’une nouvelle croyance, plutôt un nouveau système de superstitions, le bouddhisme déchu du Yogatchara et le bouddhisme transformé du Thibet, n’ait point changé les conceptions raisonnées qui dominaient déjà en Chine. Le peuple chinois en a pris certains symboles pittoresques et mystiques, tout en les modelant à son image. Ce sont des emprunts, c’est une superposition d’extériorités qui n’a jamais rien eu à faire ni avec le fond du bouddhisme, ni avec le fond de la « socialité » chinoise : et cela d’autant moins que les principes de la morale bouddhique, en tant qu’ils sont réalisables dans la vie, sont identiques aux principes de la philosophie chinoise.

Ainsi, à un moment où les autres peuples se construisaient de monstrueux échafaudages de croyances pour appuyer les règles de conduite indispensables dans la vie en commun, les Chinois basaient déjà ces mêmes règles sur le savoir. D’emblée, il n’y eut chez eux ni mythologie toute-puissante, ni anthropomorphisation des prémisses primordiales, mais une métaphysique éblouissante, une recherche sagace, enthousiaste et victorieuse des principes premiers. Le Chinois est positiviste. Il ne se contente pas des platitudes ataviques et vagues qui règnent sur l’esprit occidental encore de nos jours. Quand Lao-tsze, le plus grand penseur de l’humanité, le merveilleux métaphysicien dont Kong-tsze prit le principe pour en déduire sa sociologie, il y a vingt-cinq siècles, formula dans toute sa splendeur l’axiome de l’évolution (contestée en Europe encore maintenant), la laborieuse, fantastique et romantiquement inutile histoire philosophique de l’Occident se trouvait devancée avant même son commencement. Les propositions de la nature de Dieu, spectres de l’enfantillage anthropomorphisateur indo-européen, qui hantaient jusqu’à Voltaire et Comte, et que Nietzsche lui-même était encore forcé de conjurer ; le théorème de l’immortalité de l’âme, manifestation d’un esprit rudimentaire qui ne sait encore différencier l’homme et le milieu ; tout cela avait déjà été banni du cercle de la logique : c’était déjà illogique, et l’esprit se trouvait délivré d’innombrables préoccupations inutiles, sinon nuisibles, qui pèsent encore sur l’intellectualité moyenne de l’Occident.

Jamais ils n’ont eu besoin d’une critique de la raison « pure » ou « pratique ». Ah, les rires qu’on entend, quand à des savants chinois on lit, en chinois, les platitudes éhontées et astucieuses, par lesquelles Kant arrive de son impératif catégorique illusoire à la reconstruction de tout un déisme insipide et populacier !

Le Chinois, depuis vingt-cinq siècles n’a plus varié… quant au fond de son intellectualité : car la critique était faite, donc inutile. Morale, conscience, caractère, les trois phénomènes psychiques les plus intéressants au point de vue social, tout est intact, parce qu’inébranlable, parce que fondé sur une logique débarrassée de tout ce qui n’est pas conforme à la stricte réalité.

Les vieux sages nationaux, ceux qui sont la fin de la « lutte pour la logique » antérieure, mais non plus connue de nous, le Chinois les écoute encore : car ils lui donnent la base stable, sur laquelle il érigera sa vie.

Point n’est besoin de citer les sublimes constatations de Lao-tsze, les conclusions délayées, popularisées, et d’autant plus efficaces de Kong-tsze, les théorèmes sociologiques de Meng-tsze et les innombrables traités de philosophie appliquée que nous montre la bibliographie chinoise.

Piété filiale, harmonie familiale, aspiration sociale : tenu en équilibre par les liens également forts de ces trois coordonnées, on se trouve dans l’ « immuable milieu ». Voilà l’idéal.

Mais, piété filiale, harmonie familiale, aspiration sociale : ce sont des dispositions individuelles, des dispositions même passionnelles. Et ces dispositions devraient, dans la théorie, s’équilibrer.

Non la famille, non le respect, non l’égotisme : aucune de ces trois choses n’est apothéosée dans la sociologie chinoise.

Le Chinois est soumis à son père, à tous ses ancêtres, à tous ses morts, mais il est aussi bien soumis (et avec la même nécessité) à tous ses amours, à toutes ses préférences, à toutes ses sympathies, et de même à toutes ses ambitions, à toutes ses prévoyances, à tous ses buts. Il vit comme ses morts, dans la logique ; il vit comme ses aimés, dans le sentiment ; il vit comme seul lui-même, dans sa volonté.

Et plus il va, et plus il perfectionne sa faculté d’équilibrer ces trois forces psychiques vitales.

Et plus il va, et plus le mépris de tout notre appareil scientifique qui ne lui semble avoir pour conséquence que de remplacer l’humain par le matériel, le travail par l’immobilité désindividualisatrice, s’affirme sur sa face dure et placide.


Mais ne changera-t-il pas d’avis, un jour ? Il est des gens en Europe qui se l’imaginent. Déjà ces prophètes bornés qui ne voient l’action d’un peuple que dans sa férocité guerrière, le voient créer une armée, couvrir son sol d’usines à matériel de meurtre ; ils le voient devenu par sa formidable masse la grande horde conquérante du nouveau Djinghiz qui engloutira l’Occident.

Ces prédictions effrayent peu, basées qu’elles sont sur une ignorance absolue du caractère chinois. Mais la prédiction qui devrait effrayer n’est faite que rarement : pour la voir se réaliser, point n’est besoin que le Chinois change.

La nation chinoise, si vieille, est toujours également jeune. Depuis le titan Pouan-kou, fils du Chaos, qui sculpta l’écorce du globe et, son œuvre achevé, se fondit dans la nature ne laissant sur terre que la vermine qui couvrait son corps, c’est-à-dire les premiers êtres…, depuis Fou-hsi, le premier roi, et le grand Yu, le fondateur de la dynastie qui régna avant la naissance d’Abraham…, depuis Hoang-ti qui refoula les Tartares et bâtit la Grande Muraille, les Jaunes ont vécu des milliers et des milliers d’années sans voir leur vitalité diminuer. Ils sont aussi frais que jamais. Les peuples ne s’usent pas comme les individus qui les composent : les États s’usent comme les hommes, car ils dépendent des hommes ; les peuples, et avant tous, les peuples dont l’unité n’est basée ni sur la politique, ni sur l’intérêt commun, mais sur une disposition psychique caractéristique et créatrice d’une civilisation, ces peuples (mais où sont-ils en dehors de la Chine ?) non seulement ne meurent pas, mais se fortifient indéfiniment, car la sélection fera survivre toujours les dispositions caractéristiques les plus fortes, partant les éléments les plus utiles à cette unité nationale psychique.

L’Égypte est morte, basée sur la politique ; la Perse est morte, de même ; l’Inde est morte, basée sur une logique disparate ; la Mongolie est morte, basée sur l’intérêt commun mais s’affaiblissant… et c’est pour cela que la Chine, à son tour, finirait ? — par quelle dérogation à la loi de l’évolution ? — La Chine, basée sur une unité psychique ; la Chine, incarnation de la suprême force humaine, le travail, stabilisé par cette unité ; la Chine, immense et merveilleux réceptacle de la plus forte, de la plus juste, de la plus psychologique, de la plus logique des organisations ; la Chine, inébranlable société coopérative et mutuelle…


Ces lignes qu’écrivait (à cette différence près que le sens de chaque phrase se trouve ici exactement renversé) M. Gaston Donnet en 1899, à la suite d’un premier voyage en Extrême-Orient, et auxquelles il ne trouve pas maintenant grand-chose à ajouter (Temps du 16 août 1901), enseignent dans leur forme nouvelle que voici, un fait capital que l’Europe devrait bien méditer. C’est que, même après le siège de Tien-tsin et de Pékin qui ne montre que la plus grande science destructive au service de la barbarie occidentale, même après les vaines menaces de Tong-fou-hsiang et du prince Tchouan, qui ne prouvent rien pour la mentalité chinoise, tous les deux étant non-chinois, mandchous, guerriers, méprisés de la nation chinoise ; il faut ouvrir les yeux et reconnaître que le résultat de l’invasion européenne en Chine est nul pour l’Occident, utile uniquement à la nation chinoise, qui travaille et qui travaillera. Il faut enfin renoncer à rire de tout ce qu’on ne comprend pas, renoncer à croire que dans la vie des civilisations les engins de la destruction donnent la supériorité : non, c’est l’énergie patiente, le travail tranquille et acharné, la force de pouvoir supporter la paix qui l’emporte.

Europe guerroyante, voilà le péril jaune.

Alexandre Ular