De l’état actuel de la philosophie en France

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De l’état actuel de la philosophie en France
anonyme

Bibliothèque universelle de Genève, 1836


DE
L’ÉTAT ACTUEL DE LA PHILOSOPHIE
EN FRANCE


Séparateur


On peut envisager l’état philosophique d’un pays sous deux points de vue distincts : en considérant d’une part la philosophie dans ses manifestations extérieures, en l’examinant de l’autre dans sa vie interne. Ainsi, on tiendra compte tour à tour de sa popularisation et de son développement scientifique, on devra descendre successivement dans la sphère de la masse intelligente pour examiner l’accueil qu’y reçoit la philosophie, et dans le cercle plus restreint des penseurs pour y discerner les progrès de la science. Ces deux points de vue ne sont pas, au reste, assez intimement unis pour qu’on puisse toujours déduire de ce que l’un nous révèle, des conclusions applicables à l’autre ; les sciences intellectuelles peuvent être cultivées avec succès par les philosophes, sans qu’il en résulte nécessairement au dehors un mouvement philosophique, comme aussi leurs progrès peuvent demeurer presque nuls, lors même que l’intérêt philosophique semble conquérir un plus grand nombre d’esprits ; en un mot, pour la philosophie la diffusion n’est pas en rapport avec la profondeur.

Pour embrasser dans son ensemble le titre donné à cet article, nous devrions donc diriger notre examen sur les deux divisions que nous venons d’indiquer ; mais comme elles peuvent être envisagées à part, et qu’elles ont chacune une importance assez différente, nous nous attacherons surtout, dans les pages qui vont suivre, à la partie du développement philosophique que l’on peut nommer populaire, en prenant ce dernier terme dans son acception la plus relevée. La science pure pourra faire l’objet d’un autre examen.

Si l’on se reporte aux années qui ont précédé la dernière révolution de France, on se rappellera qu’alors une ère de succès, de mouvement et de vie paraissait s’ouvrir pour la philosophie : d’un côté les travaux, les essais et les recherches scientifiques de quelques penseurs, semblaient promettre qu’un centre puissant et fécond s’organiserait bientôt pour les sciences intellectuelles, et que l’esprit humain rencontrerait à son tour des interprètes aussi distingués que ceux dont la France a doté, depuis cinquante ans, tout le reste de la création. Alors d’éloquens professeurs, et des écrivains habiles discutaient, au milieu d’une jeunesse attentive, les questions qui se rattachent à la connaissance de l’âme, à l’histoire de la philosophie, aux devoirs des hommes. Un enseignement, sinon bien vaste et bien profond, du moins attrayant et salutaire, semblait préparer la voie à de plus sérieuses méditations, et développer, en se plaçant d’abord à leur niveau, des esprits inhabitués jusque-là à tourner leur attention vers les régions élevées de l’intelligence. C’était peu à l’envisager isolément, c’était beaucoup pour un début dans une carrière négligée par les générations précédentes.

Mais les espérances que ce début pouvait faire concevoir étaient prématurées ; aujourd’hui rien ne les justifie, et tout fait craindre qu’elles ne puissent renaître de longtemps. Le domaine philosophique n’est plus exploité que par des charlatans de science ou par quelques penseurs isolés ; là où n’est pas l’indifférence, règne l’absurde, et l’on ne rencontre à côté de la philosophie vulgaire des collèges, que des essais d’amateurs ou des travaux d’érudits. On n’aperçoit plus cette excitation, cette activité qui ralliaient naguère les esprits autour des sciences intellectuelles ; l’influence et la faveur que ces dernières avaient acquises se sont dissipées, et les brillantes clartés que jetaient avant 1830 les études philosophiques, se sont évanouies devant ce qu’on appelle le soleil de juillet. Il nous importe d’envisager ce dernier fait de plus près.

La révolution de 1830 a été une révolution sociale plus encore qu’une révolution politique ; c’est ce que l’on reconnaîtra tous les jours davantage, et ce que déjà l’on peut comprendre en voyant combien les institutions se sont moins transformées que les mœurs. On doit donc penser, vu ce résultat général de la révolution, que son action se sera exercée sur un des élémens principaux, sur une des tendances les plus marquées de la société au milieu de laquelle elle venait opérer de si notables changemens. La philosophie, qui était plus ou moins entrée dans les mœurs publiques, qui avait trouvé chez la jeunesse un accès facile et un favorable accueil, devait nécessairement subir les conséquences d’une révolution qui pénétrait ces mœurs et cette jeunesse. Comment se fait-il que ces conséquences lui aient été funestes ?

Si l’on prend garde aux caractères de cette tendance philosophique qui se manifesta avec tant d’entraînement dans les dernières années de la restauration, et à l’opposition secrète ou avouée qui s’exerçait par mille moyens divers contre les opinions politiques et religieuses du pouvoir et de la noblesse, on ne peut méconnaître la connexité qui existe entre la révolution et ce mouvement intellectuel, où la science de l’esprit humain tenait sa place à côté d’autres enseignemens non moins importans. Qu’à cette époque, où la résistance se transformait de toutes parts en attaque, la philosophie fût un moyen d’agression plutôt que le but d’études désintéressées, que l’on travaillât à affranchir les intelligences pour entretenir le mécontentement contre l’ordre établi, que l’on conspirât avec la philosophie comme on conspirait avec l’histoire[1], c’est sur quoi, selon nous, on ne peut plus avoir aucun doute.

Mais il semble que puisque la philosophie avait concouru pour sa part à l’œuvre révolutionnaire, celle-ci devait lui être utile, que puisqu’elle avait travaillé à l’émancipation, elle serait, une des premières, appelée à en profiter, que chefs et disciples, non contens d’avoir servi de satellites dans la lutte, se hâteraient de s’emparer d’une place honorable dans le pays conquis pour y poursuivre avec ardeur leurs travaux et leurs recherches. Un champ libre leur était désormais ouvert ; ils allaient sans doute continuer leur œuvre, et ne pas s’arrêter alors que les obstacles qu’ils avaient voulu renverser tombaient devant eux. Le contraire est précisément arrivé, et l’on a vu les chefs du mouvement philosophique entrer tout à coup dans une carrière qui, fermée auparavant pour eux, semblait être devenue le but de leurs efforts et de leurs vœux ; abandonnant, pour un temps, faut-il dire, ou pour toujours, celle qu’ils avaient commencée avec éclat, ils ont, comme le gladiateur, déposé leurs armes dans le temple pour courir vers d’autres succès.

Placés jusqu’alors en dehors de la vie active, ils avaient cherché dans la science des ressources en attendant mieux ; philosophes par interim, ils étaient probablement résignés d’avance à faire aux dignités et aux emplois le sacrifice de leur position intellectuelle, ou bien s’imaginant peut-être que les succès qu’ils avaient dus à de favorables circonstances disparaîtraient au milieu de conjonctures toutes nouvelles, ils ont eu l’instinct de cette coquetterie qui règle si souvent les démarches de l’homme d’esprit, et sages à propos, ils ont abandonné le monde lorsque le monde allait les quitter.

Et cependant il leur restait une belle tâche à remplir, une noble mission à poursuivre. Que n’en ont-ils eu le sentiment et le courage ! Ils en avaient le talent.

Profitant d’une position toute faite, ils auraient pu se placer à la hauteur de l’œuvre dont leur conscience devait, à ce qu’il nous semble, leur imposer l’obligation. Après avoir entraîné dans la carrière de la libre pensée et de l’indépendance philosophique des esprits auxquels ils offraient peut-être trop promptement des armes, ils auraient dû se sentir moralement contraints de régler, de diriger, de contenir l’impulsion qu’ils avaient donnée. Ils devaient comprendre que le mouvement dont ils étaient les auteurs ne s’arrêterait pas comme eux, et qu’il menaçait de s’égarer et de se perdre dans les voies de la licence et de la débauche intellectuelles. Cette menace s’est réalisée, et chacun sait où se sont précipitées ces intelligences trop brusquement affranchies.

Toutefois nous ne voudrions rien exagérer, et nous craindrions de commettre une injustice en faisant peser sur les hommes dont nous venons de parler une exclusive accusation. Nous savons, qu’en envisageant la question sous un autre point de vue, on peut dire que la retraite et le silence des uns trouve en partie sa justification dans l’indifférence et l’abandon des autres ; que les disciples ont fait défaut à leurs maîtres avant peut-être que ceux-ci songeassent à quitter leurs élèves, en sorte que l’ambition n’a été chez eux que le résultat du découragement. Il est bien certain, en effet, que la révolution une fois accomplie, son résultat le plus immédiat a été d’offrir des issues toutes nouvelles à une foule de jeunes esprits qui, jusqu’alors, avaient inspiré plus de défiance qu’ils n’avaient reçu d’encouragemens ; les carrières avantageuses se sont multipliées, les difficultés se sont aplanies, ceux qui avaient pris part à l’attaque ont cherché à jouir de la victoire. Cette tendance générale a tout aussitôt rendu les esprits d’une certaine portée moins disposés à étudier leur intelligence qu’à la mettre au service de leurs intérêts et de leur avancement, moins désireux de scruter scientifiquement les mystères de l’âme et des faits de conscience, que de profiter d’une organisation sociale qui ouvre la porte du succès à toutes les capacités distinguées, et de se procurer par l’emploi immédiat et actif de leurs facultés une position utile ou brillante. La jeunesse n’a plus envisagé l’étude de la philosophie que comme un inutile temps d’arrêt ; sa grande affaire à elle, c’est de prendre sa place dans la société, et cette place, c’est par du talent et un talent pratique qu’on peut la gagner : en France, il importe moins de bien penser que d’habilement agir.

Si l’on ajoute à cette disposition singulièrement peu favorable à la culture des sciences philosophiques, l’état d’ébranlement, d’incertitude, de désordre où se trouvent nécessairement les esprits à la suite d’une crise révolutionnaire, l’importance qu’acquièrent dans les momens où tout semble se remettre en question, les intérêts positifs et matériels, le peu de calme et de repos que possèdent des esprits incessamment inquiets sur ce qui les touche de plus près, on sentira que le philosophe et ses leçons auraient eu peut-être quelque difficulté à se faire entendre au-dessus des conflits, des inquiétudes, des passions, des craintes, des désirs qui fermentent et bouillonnent au milieu de la société dans ses jours d’agitation et de tremblement.

Aussi, lorsqu’on envisage sous ce nouvel aspect la position que devait prendre la philosophie, il semble qu’on ne peut lui faire un reproche de s’être tenue à l’écart, et que nous avons été trop loin en voulant la mettre aux prises avec les conséquences funestes de la révolution. Mais, indépendamment des raisons qui nous auraient fait envisager cette conduite comme un devoir, il en est d’autres qui, selon nous, ne la laissent pas regarder comme impossible.

Si l’on doit admettre que les circonstances étaient défavorables à la philosophie, c’est en prenant ce dernier terme dans le sens purement scientifique, en l’appliquant uniquement à l’étude sérieuse et approfondie de l’intelligence humaine, à ces investigations laborieuses ou à ces inspirations révélatrices, qui réclament il est vrai la concentration, le calme et la paix. Nous savons qu’il est difficile, au milieu de la perturbation sociale, de recueillir en silence ses observations et ses pensées, de replier sur elle-même une âme que tout sollicite à se porter au dehors, d’analyser les faits de conscience, les mobiles du devoir, les penchans du cœur, quand, dans le monde extérieur, l’être moral se trouve assailli de toutes parts et bon gré, mal gré, compromis dans le combat. Aux jours de lutte la science philosophique ne doit sans doute pas prétendre à devenir l’intérêt dominant des intelligences ; nous ne pensons pas même à la faire descendre, dans les temps les plus calmes, au milieu de la vie publique ; dès l’origine nous avons distingué le domaine où doivent se renfermer les penseurs, de la sphère plus étendue sur laquelle peut s’exercer l’influence pratique de la philosophie, et c’est de ce dernier point de vue que nous nous sommes occupés jusqu’ici. Ce qu’il s’agit donc d’examiner, c’est s’il existe des cas dans lesquels on doive renoncer à employer cette action extérieure de la philosophie, et si les circonstances déjà signalées ont dû en particulier y mettre un terme.

Ce serait, il faut l’avouer, une pauvre et débile science que cette science de l’homme qui demeurerait inhabile et impuissante lorsque l’homme déploie, avec trop d’énergie ou de précipitation, ses facultés et ses passions ; elle serait bien vaine et bien misérable si elle se trouvait sans ressources au moment même où l’esprit humain aurait besoin d’elle pour prévenir ses égaremens et ses excès. Stérile assemblage de conceptions abstraites, elle ne verrait dans l’intelligence et le cœur que deux cadavres livrés à son scalpel ; habituée à ne régner que sur des fantômes, elle se regarderait d’avance, en se mettant aux prises avec la vie, comme vaincue et désarmée.

Mais tel n’est pas le tort de la philosophie ; et lorsqu’on la voit reculer devant le développement contemporain, ce n’est pas elle qu’il faut accuser mais ceux qui paraissaient lui avoir voué leur cœur. Croire la philosophie sans ressources aux jours mauvais, c’est manquer d’intelligence ; croire à son influence sans chercher à la mettre en œuvre c’est manquer de courage. Or, ni l’un ni l’autre de ces défauts ne peuvent se rencontrer là où subsiste une saine conception de la philosophie, de sa nature et de son mandat.

En effet, lorsqu’on recherche de quels élémens doit se composer une science qui a l’homme pour objet, on découvre que l’une de ses parties aura pour base et pour but l’homme à son état normal, l’homme tel qu’on peut le concevoir par l’abstraction des variétés individuelles, l’homme envisagé comme idée générale ; cette partie, où l’étude de l’âme, et de ses capacités, l’examen de l’être moral, de sa destination, de ses besoins, fournissent les matériaux nécessaires, composera l’édifice des conceptions abstraites et systématiques. Cette construction scientifique est un élément indispensable de toute philosophie, mais il ne peut en être le seul. À l’abstraction doit succéder la réalisation, à la conception l’action, à la généralisation l’application. Du domaine de l’idée il faut passer à celui de la réalité ; car puisque la philosophie a pour premier et dernier terme, pour source et pour objet, l’homme pris dans tout l’ensemble de son être, il est évident que pour être complète elle doit suivre l’homme là où celui-ci se montre actif, intelligent, moral, c’est-à-dire, dans le monde réel, et qu’elle demeure imparfaite ou impuissante si, de l’espèce envisagée en général, elle ne s’étend pas aux individus, si elle ne se justifie pas elle-même par l’application de ses principes, si elle ne cherche pas à éprouver, au milieu des variations sociales, la vérité et la sagesse de ses conceptions. La philosophie doit accepter toutes les conditions de notre organisation présente, et comprendre qu’elle ne peut être elle-même vivante qu’en se mettant en contact avec la vie telle qu’elle nous est faite.

Sans doute l’épreuve est dangereuse et les principes philosophiques absolus se meuvent avec plus de facilité dans le monde purement intellectuel que dans la vie active ; ils ne sortent guère de cette dernière sans avoir reçu plus d’un échec et subi plus d’une atteinte ; ce sont des soldats de parade qui, fort au large sur les plaines d’exercice, ne savent ni supporter les chocs, ni s’accoutumer aux hasards des champs de bataille. Mais c’est précisément là ce qui confirme notre thèse, et ce qui montre que toute philosophie a autre chose à considérer que de pures abstractions ; il nous semble qu’une philosophie impraticable est par cela seul jugée, qu’un système qui ne peut s’appliquer aux nécessités de notre monde est par cela seul condamné, car encore une fois ce qui a l’homme pour but, doit pouvoir agir sur l’homme. Nous ne croyons pas qu’il faille restreindre à la création de belles impossibilités le rôle de la philosophie, et nous serions pour jeter au rebut toutes ces philosophies dont l’enseignement revient à dire : voilà ce que vous devez penser, ce que vous devez faire, ce que vous devez espérer, à condition, cependant, de ne jamais introduire dans la vie ordinaire ces pensées, ces actions et ces espérances. Ne serait-ce pas le comble de l’absurde de vouloir retenir dans le champ des spéculations la science qui peut rectifier les idées, bannir les préjugés, régler les passions, ennoblir les sentimens, sous l’action desquels se développent nécessairement tous les événemens, toutes les circonstances de notre existence terrestre ? On ne peut examiner sérieusement ce sujet sans demeurer convaincu que toute vraie philosophie ne peut se passer de l’application au monde réel.

Il en résulte que pour réussir dans cette application, il faut nécessairement qu’elle tienne compte de la physionomie et des dispositions particulières de la société sur laquelle elle doit s’exercer ; car son succès dépend de l’accord plus ou moins bien entendu entre les circonstances extérieures, les tendances générales, la vie publique et les moyens employés pour y faire pénétrer les principes, les connaissances, les idées, les leçons qu’elle-même regarde comme utiles et salutaires. Ainsi, dans les jours où la société suit les voies de l’ordre et de la régularité, où préoccupée de son bien-être elle peut se livrer sans inquiétude à la poursuite de ses intérêts matériels, où les esprits sont plutôt assoupis qu’égarés, il faudra s’adresser aux facultés endormies, les exciter, appeler leur intérêt sur des questions sérieuses, se livrer à des recherches propres à les éclairer, et jeter dans la société le mouvement philosophique, la vie spirituelle dont elle est dépourvue. En revanche, lorsque l’agitation succède au repos, lorsque des convulsions se font sentir, qu’elles ébranlent toutes les intelligences et mettent en jeu les sentimens désordonnés, les passions mauvaises ou violentes, qu’un esprit de trouble et de vertige se manifeste par de nombreux symptômes, les idées philosophiques doivent se présenter sous une forme nouvelle et parler un langage plus approprié aux émotions du moment ; leur succès dépend de cette accommodation.

Mais, par ce terme, nous n’entendons point l’asservissement de la pensée et des principes philosophiques aux opinions vulgaires, l’adhésion tacite ou avouée pour des tendances à la mode ; nous ne faisons point descendre la philosophie du rang qu’elle doit occuper, et si, pour influer sur la direction des volontés sociales, elle devait faire à celles-ci le sacrifice de ses convictions, son silence serait préférable à son humiliation. Nous ne pensons pas que les variations accidentelles auxquelles est soumise la société, puissent porter atteinte à des persuasions philosophiques et raisonnées, nous croyons seulement qu’elles peuvent conduire à en varier l’expression ; dans les jours d’ébranlement comme dans les temps calmes, on doit demeurer fidèle aux principes de la science, mais on attaquera les esprits et les questions par d’autres faces, on s’adressera à d’autres facultés, on rencontrera dans les intérêts dominans d’autres à-propos, selon que le monde extérieur se trouvera livré au doute ou au fanatisme, à l’exaltation ou au matérialisme, à la contrainte ou à la licence. En un mot, l’application de la philosophie aux nécessités sociales ne doit jamais trouver dans la nature de celles-ci un insurmontable obstacle, mais parfois un motif à changer d’allure et de forme, pour mieux atteindre le but qui lui est donné. Aussi cette tâche exige-t-elle peut-être plus de tact que de génie, plus d’éloquence que d’invention ; plus de sagacité que de profondeur. Envisagée sous le point de vue de son influence extérieure, la philosophie n’est pas tant une initiation qu’une prédication, c’est moins une œuvre savante qu’une mission morale, elle doit moins avoir à cœur de répandre des idées nouvelles, que de rendre celles qui existent nobles, justes et vraies. Le véritable auteur de la philosophie humaine, Socrate, ne la concevait pas autrement.

Si donc l’on doit reconnaître que toujours la philosophie a le devoir et la possibilité d’agir sur les développemens de la vie sociale, et que ce devoir devient encore plus pressant lorsque la nature de ces développemens s’éloigne davantage des principes et des règles qu’elle a pour tâche de proclamer et de défendre, on conviendra que les circonstances qui ont suivi en France la révolution de 1830 ne sauraient justifier la retraite ou le silence des philosophes. En effet, l’action philosophique ne devait-elle pas redoubler au moment où une plus grande liberté de pensée se répandait dans la société, ne fallait-il pas donner au langage des chaires, des journaux, des publications philosophiques, une impulsion nouvelle ; ne devait-on pas en multiplier et en fortifier les organes, lorsque tout concourait à rendre son influence utile et nécessaire ? La publicité qui s’ouvrait de tous côtés pour toutes les idées vraies ou fausses, funestes ou bienfaisantes, absurdes ou éclairées, n’était-elle pas le terrain où devait s’établir la philosophie ; ne lui importait-il pas à elle-même d’y tenir sa place et de s’y défendre contre des tendances qui ne lui étaient pas moins nuisibles qu’à la société tout entière.

Nous ne voulons pas entrer ici dans la longue énumération de tous les élémens corrompus que l’on peut découvrir dans la vie morale de la nation française ; ils existent plus ou moins développés chez chaque peuple, dans tous ils sont en germe ; mais ce que l’on peut remarquer comme propre à la France depuis 1830, c’est un singulier mélange de doute, d’indifférence, de matérialisme pratique, de licence intellectuelle, dont l’existence simultanée forme la plus affligeante combinaison. Le scepticisme implanté dès longtemps dans les esprits avait revêtu un caractère agressif tant que les croyances avaient eu elles-mêmes un caractère d’oppression ; il puise sa vie dans l’antagonisme ; abandonné à lui-même il se change le plus souvent en une indifférence qui n’est au fond que le doute à l’état de quiétude. Sous cette dernière forme il est moins apparent ; ses attaques cessent, mais il demeure dans les intelligences ; il les désintéresse de toute conviction, de toute foi, de toute vie spirituelle ; il étouffe en elles le germe même des sentimens élevés, il ne leur en laisse pas admettre l’existence. Ou bien s’il se révèle parfois dans le cri d’une âme mécontente, inquiète et troublée, s’il semble peser comme un fardeau sur une conscience tout à coup réveillée, c’est le plus souvent lui-même qui se joue de ses propres angoisses, qui laisse l’imagination décrire des tourmens que le cœur ne ressent pas, qui trouve piquant ou nouveau de feindre des émotions qu’il conçoit sans les éprouver. Sous une forme ou sous une autre le doute a rongé les esprits, et ne laisse plus de place pour les convictions, si du moins on donne à ce mot son vrai sens, si l’on entend par là ces liens énergiques, puissans, intimes, qui unissent les hommes entre eux, qui les rattachent à une croyance, à une œuvre, à une espérance commune. Où sont ces points lumineux, ces attractions vigoureuses, ces actifs mobiles de la volonté, où sont-ils dans la littérature, dans la religion, dans la politique, dans toute la vie morale ?

Ce doute plein de calme, qui ne décèle plus qu’une profonde ignorance de soi-même, se trouve favorisé par l’importance excessive qu’ont prise depuis quelques années les intérêts matériels. La production des richesses, la soif du lucre poussée jusqu’à l’extravagance, l’amour excessif du bien-être, la multiplication des entreprises industrielles et commerciales, en un mot la vie matérielle élevée à sa plus haute puissance, voilà une des tendances les plus manifestes de la société française, de son sommet jusqu’à sa base. Nous ne saurions blâmer en eux-mêmes le développement de l’élément corporel chez l’homme et les efforts de ce dernier pour s’approprier les forces de la nature, mais leur prépondérance presque exclusive est un fâcheux résultat ; il faut à l’individu, comme à la société, une vie morale qui est nécessairement compromise lorsqu’elle ne domine pas la vie physique. Celle-ci étant en effet, par sa nature, aveugle et insatiable tant que les désirs auxquels elle est soumise ne sont pas satisfaits, il en résulte que lorsqu’elle n’est pas elle-même réglée et dirigée par la vie intellectuelle, elle matérialise celle-ci, et fait de l’homme un animal servi par une intelligence. Alors l’homme abdique ses droits à toute existence supérieure à celle d’ici-bas, et trouve dans cette dernière son tout et sa fin ; ses plus nobles facultés, ses plus brillans instincts devenant inutiles à son bonheur terrestre, il laisse les capacités inférieures de son intelligence se développer au profit de ses passions et de ses plaisirs. On voit régner dans la société la finesse, l’habileté, la ruse, le talent du gain, les raffinemens, la sensualité, le savoir-vivre et le savoir-faire ; en un mot, le matérialisme le plus funeste, celui qui ne se donne pas la peine de nier l’existence de l’âme, mais qui se contente de l’oublier.

Car on ne doit pas s’y tromper, l’activité intellectuelle qui se montre à la surface de la société ne saurait être considérée comme le contrepoids salutaire de la tendance matérialiste. Si l’on examine de plus près ce mouvement des esprits, cette inouïe fécondité des imaginations, cette foule d’idées de toute espèce jetées chaque jour dans la circulation, ces productions littéraires dont la multiplicité semble trahir un vaste développement intellectuel, on reconnaîtra que ce sont là autant de conséquences d’une agitation fébrile qui prend sa source dans un déploiement extraordinaire des passions politiques et des passions sensuelles. L’intelligence s’épuise dans la lutte où l’entraînent les unes, et se corrompt dans les voies où l’engagent les autres ; les premières la pervertissent en lui enlevant le sentiment du bon, du juste et de l’honnête, en bornant ses regards et ses désirs à des intérêts d’un jour, en remplaçant sa droiture par la passion, sa raison par le sophisme ; les secondes la souillent en affranchissant l’imagination et toutes les capacités créatrices des règles éternelles du beau, et l’avilissent en jetant dans les œuvres des plus grands talens, je ne sais quoi de dépravé qu’on pourrait appeler la prostitution de l’esprit.

Ces traits, que tout observateur sérieux et attentif a dès longtemps reconnus, suffisent pour indiquer sur quels points devait porter l’action extérieure, l’influence sociale de la philosophie. Le but et le mode de son application étaient donnés par les circonstances que nous venons de décrire. Le but c’était de s’opposer à ces tendances perverties, d’édifier là où se trouvaient les ruines, de réhabiliter l’esprit là où dominait la matière, d’ennoblir et de fortifier là où se déployaient la corruption et l’impuissance. Il fallait se liguer contre un mal facile à prévoir, et ne pas redouter une lutte dans laquelle les revers mêmes ne sont ni sans utilité, ni sans gloire. Devant le mouvement, il ne fallait pas demeurer immobile ; et, retiré sur le rivage, attendre dans une contemplation superbe que le fleuve du temps eût cessé de rouler des flots agités. Il fallait profiter de ce mouvement même, s’y lier pour ainsi dire, et découvrir dans ses diverses phases autant d’occasions, autant d’à-propos pour cette action philosophique, pour cette popularisation de la science dont nous avons démontré plus haut l’importance et la nécessité.

Peut-être sommes-nous dans l’illusion, mais il nous semble que lorsqu’on se trouve en présence d’une civilisation assez intelligente pour comprendre le langage d’une saine philosophie, lorsqu’on peut s’adresser à cette portion de la société que son développement intellectuel place, dans une organisation semi-démocratique, à la tête de la vie nationale, il doit monter au cœur de ceux qui sont plus que des philosophes d’apparat, un intime désir de proclamer à voix haute, et avec zèle, quelques-uns de ces principes éternellement justes, quelques-unes de ces vérités éternellement nécessaires, qui sont pour l’existence des peuples et pour leur développement, ce qu’est pour la vie du corps une bienfaisante nourriture. Il nous semble que ce désir doit s’accroître à proportion des pas que fait la civilisation loin des routes du beau, de la vertu, de la grandeur morale et des convictions sérieuses ; ce ne saurait être en vain qu’on ramène sur lui-même, du milieu de ses agitations et de ses incertitudes, l’homme étourdi par tout le fracas du monde ; nous ne saurions croire qu’en s’adressant avec force et avec constance aux élémens de grandeur, aux nobles instincts que recèle toute âme humaine, on ne dût jamais rencontrer que le dégoût et l’insuccès. Cette conviction aurait-elle déserté les cœurs de ceux qui sont capables de lui obéir, faudra-t-il sans résistance abandonner la société à ce courant aveugle et indomptable qui naît au sein de ses passions et l’entraîne on ne sait où ?

Sans doute quelques voix se sont fait entendre, qui ont signalé comme nous et mieux que nous tous ces symptômes de maladie, qui ont averti la société de ses faux pas ou de sa mauvaise route, qui ont mis en avant des principes et des convictions salutaires ; mais ces voix isolées n’ôtent rien à la vérité des plaintes que nous élevons contre ceux qui n’ont pas su occuper un poste où les appelaient les circonstances, le devoir et la philosophie. Ce ne sont pas des protestations fugitives qui influent sur l’esprit d’un peuple, et dirigent sa conduite et ses mœurs ; c’est une action constante, énergique, ce sont des principes, des vérités, des idées proclamés sans relâche, affirmés, démontrés, répétés sous mille faces diverses ; c’est ainsi que procèdent et triomphent les doctrines funestes, pourquoi cette marche ne réussirait-elle pas au bien ? D’ailleurs, nous l’avons dit, on avait su comprendre ce qu’était l’action philosophique, lorsqu’il s’était agi de soutenir des tendances agressives, comment l’a-t-on ignoré lorsqu’il eût fallu combattre des tendances perverties ?

Mais ce qu’on n’a pas fait jusqu’ici, il est temps encore de l’entreprendre. Si c’est par les idées plus que par les armes que se fondent, chez les sociétés civilisées, les prééminences nationales, si la vie intellectuelle est pour un peuple la véritable sauvegarde de sa prospérité, de sa puissance et de sa grandeur, il est temps de confier à la philosophie une tâche à laquelle les nouveaux développemens de la société française la convient impérieusement. En effet, la philosophie ne s’est montrée en France dans les derniers siècles que sous deux formes opposées ; au sein des écoles elle a construit des systèmes, dans la vie publique elle s’est popularisée par un esprit de critique et de destruction. Elle a été tour à tour aristocratique et anarchique, absolue et révolutionnaire ; elle a successivement édifié dans le domaine de la science pure et bouleversé avec quelques idées les institutions, les coutumes et les mœurs. C’est de ce double caractère qu’il faut la dépouiller aujourd’hui ; le premier la priverait de toute influence publique ; le second n’a qu’une valeur passagère, et la destruction demande après elle un travail d’édification et d’affermissement.

La carrière ouverte devant les hommes qui veulent travailler en France à l’avancement de la philosophie, c’est plus que l’œuvre stérile et bornée de l’érudition scientifique ou des spéculations de pure théorie ; c’est la noble tâche de former et d’instruire ceux auxquels est confiée la destinée du pays ; puisque en France on ne naît plus gouvernant, mais qu’on le devient par l’intelligence, c’est dans la vie et la saine culture de l’intelligence que réside l’avenir de la nation. D’ailleurs la société ne vivra jamais uniquement, comme la populace romaine, de pain et de spectacles, elle sera toujours plus ou moins pénétrée par l’influence des idées. Dès lors le rôle de la philosophie est marqué dans la civilisation française, et son action pratique doit devenir aux yeux de ceux qui tiennent compte de la nature de l’homme et des circonstances présentes, une impérieuse nécessité.

Il n’y a, pour s’en convaincre, qu’à réfléchir que pour l’homme l’activité est une chose indispensable, et l’erreur une suite inévitable de son activité ; qu’il faut par conséquent une influence propre à régler l’une et à diminuer l’autre. Cette influence a été exercée tour à tour par la force, la foi, la raison ; celle-ci se trouve seule en possession aujourd’hui d’agir sur les intelligences d’un certain ordre ; il faut donc en profiter et imprimer à l’enseignement philosophique, à tous ses degrés et sous toutes ses formes, une direction plus utile et plus pratique que celle où l’a jeté la routine héréditaire. Il y a une grande rénovation à entreprendre à cet égard, et nous croyons que dans ce but il faut conquérir à la philosophie une position élevée, d’où elle puisse appeler les esprits déjà remués ou encore endormis sur le terrain des idées éclairées, applicables et régulatrices. Nous ne pouvons indiquer en détail de quelle manière doit se construire cette révélation de l’homme à lui-même, cette émancipation intellectuelle et morale, cette science de la vie, où se pénètrent intimement la double existence du monde caché qui est en nous, et du monde réel hors de nous, les principes invisibles de l’être moral, intelligent et libre, et les accidens, les variations de la scène sur laquelle se déploie son activité. Seulement nous croyons que la philosophie ainsi conçue peut donner à l’homme assez de connaissance de soi-même, de ses misères et de sa grandeur, de sa force et de sa faiblesse, de sa destination et de ses devoirs, de ce qui est vrai et de ce qui est faux, de ce qui est juste et de ce qui est mal, pour influer sur l’intelligence publique et sur la vie morale du pays.

Nous l’avons dit en commençant ; c’est au point de vue de son action extérieure que nous avons examiné l’état de la philosophie en France, ce n’est pas des études du philosophe, mais de l’emploi de ces études que nous avons voulu parler, nous prions qu’on ne l’oublie pas. Nous demandons aussi qu’on ne nous impute point la pensée de regarder la philosophie seule comme le moyen infaillible de restaurer l’existence spirituelle d’un peuple, de vivifier ses facultés et de purifier ses passions. La philosophie peut de bonne foi se proposer ce but, et inspirer aux esprits le désir de l’atteindre, mais, outre que son influence ne s’exerce jamais que sur des intelligences plus ou moins développées, il est un élément de vie et de succès qui lui manque ; cet élément, c’est le sentiment religieux, ou plutôt l’adhésion à une religion positive, la conviction chrétienne. Le christianisme bien compris sera toujours la plus haute philosophie, la plus saine morale, la plus puissante source d’activité, mais il est de nos jours méconnu, parce qu’il n’est pas désiré, et peut-être est-il permis de penser que l’enseignement philosophique, tel que nous l’avons imparfaitement caractérisé, pourrait devenir, auprès de bon nombre d’intelligences, le précurseur et l’auxiliaire d’une religion qui trouve bientôt accès dans les âmes ouvertes à la vérité et dans les consciences de bonne foi.

Si la philosophie peut détourner de la religion, elle peut aussi nous y conduire ; et l’on a besoin de croire au succès de leur alliance, en un temps où tout conspire à perdre la société si l’on ne sauve pas ses mœurs.

  1. Voy. Bibl. Univ. Juillet 1836, p. 17.