De l’Allemagne/Seconde partie/XX

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Librairie Stéréotype (Tome 2p. 119-131).

CHAPITRE XX.

Guillaume Tell.


Le Guillaume Tell de Schiller est revêtu de ces couleurs vives et brillantes qui transportent l’imagination dans les contrées pittoresques où la respectable conjuration du Rütli s’est passée. Dès les premiers vers, on croit entendre résonner les cors des Alpes. Ces nuages qui partagent les montagnes et cachent la terre d’en bas à la terre plus voisine du ciel ; ces chasseurs de chamois poursuivant leur légère proie à travers les abîmes ; cette vie tout à la fois pastorale et guerrière, qui combat avec la nature et reste en paix avec les hommes : tout inspire un intérêt animé pour la Suisse ; et l’unité d’action, dans cette tragédie, tient à l’art d’avoir fait de la nation même un personnage dramatique.

La hardiesse de Tell est brillamment signalée au premier acte de la pièce. Un malheureux proscrit, que l’un des tyrans subalternes de la Suisse a dévoué à la mort, veut se sauver de l’autre côté du rivage, où il peut trouver un asile. L’orage est si violent qu’aucun batelier n’ose se risquer à traverser le lac pour le conduire. Tell voit sa détresse, se hasarde avec lui sur les flots, et le fait heureusement aborder à terre. Tell est étranger à la conjuration que l’insolence de Gessler fait naître. Stauffacher, Walther Fürst et Arnold de Melchtal préparent la révolte. Tell en est le héros, mais non pas l’auteur ; il ne pense point à la politique, il ne songe à la tyrannie que quand elle trouble sa vie paisible ; il la repousse de son bras quand il éprouve son atteinte ; il la juge, il la condamne à son propre tribunal ; mais il ne conspire pas.

Arnold de Melchtal, l’un des conjurés, s’est retiré chez Walther ; il a été obligé de quitter son père pour échapper aux satellites de Gessler ; il s’inquiète de l’avoir laissé seul ; il demande avec anxiété de ses nouvelles, quand tout à coup il apprend que, pour punir le vieillard de ce que son fils s’est soustrait au décret lancé contre lui, les barbares, avec un fer brûlant, l’ont privé de la vue. Quel désespoir, quelle rage peut égaler ce qu’il éprouve ! Il faut qu’il se venge. S’il délivre sa patrie, c’est pour tuer les tyrans qui ont aveuglé son père ; et quand les trois conjurés se lient par le serment solennel de mourir ou d’affranchir leurs citoyens du joug affreux de Gessler, Arnold s’écrie :

« Oh ! mon vieux père aveugle, tu ne peux plus voir le jour de la liberté ; mais nos cris de ralliement parviendront jusqu’à toi. Quand des Alpes aux Alpes des signaux de feu nous appelleront aux armes, tu entendras tomber les citadelles de la tyrannie. Les Suisses, en se pressant autour de ta cabane, feront retentir à ton oreille leurs transports de joie, et les rayons de cette fête pénètreront encore jusque dans la nuit qui t’environne. »

Le troisième acte est rempli par l’action principale de l’histoire et de la pièce. Gessler a fait élever un chapeau sur une pique au milieu de la place publique, avec ordre que tous les paysans le saluent. Tell passe devant ce chapeau sans se conformer à la volonté du gouverneur autrichien ; mais c’est seulement par inadvertance qu’il ne s’y soumet pas, car il n’étoit pas dans le caractère de Tell, au moins dans celui que Schiller lui a donné, de manifester aucune opinion politique : sauvage et indépendant comme les chevreuils des montagnes, il vivoit libre, mais il ne s’occuppoit point du droit qu’il avoit de l’être. Au moment où Tell est accusé de n’avoir pas salué le chapeau, Gessler arrive, portant un faucon sur sa main : déjà cette circonstance fait tableau et transporte dans le moyen âge. Le pouvoir terrible de Gessler est singulièrement en contraste avec les mœurs si simples de la Suisse, et l’on s’étonne de cette tyrannie en plein air dont les vallées et les montagnes sont les solitaires témoins.

On raconte à Gessler la désobéissance de Tell, et Tell s’excuse en affirmant que ce n’est point avec intention, mais par ignorance qu’il n’a point fait le salut commandé. Gessler, toujours irrité, lui dit, après quelques moments de silence : — Tell, on assure que tu es maître dans l’art de tirer de l’arbalète, et que jamais ta flèche n’a manqué d’atteindre au but. — Le fils de Tell, âgé de douze ans, s’écrie, tout orgueilleux de l’habileté de son père : — Cela est vrai, seigneur, il perce une pomme sur l’arbre à cent pas. — Est ce là ton enfant ? dit Gessler : — Oui, seigneur, répond Tell. — Gessler, en as-tu d’autres ? — Tell : — Deux garçons, seigneur. — Gessler, lequel des deux t’est le plus cher ? — Tous les deux sont mes enfants. — Gessler : — Hé bien, Tell, puisque tu perces une pomme sur l’arbre à cent pas, exerce ton talent devant moi ; prends ton arbalète, aussi-bien tu l’as déjà dans ta main, et prépare-toi à tirer une pomme sur la tête de ton fils, mais je te le conseille, vise bien, car si tu n’atteins pas ou la pomme ou ton fils, tu périras. — Tell : — Seigneur, quelle action monstrueuse me commandez-vous ! qui ! moi, lancer une flèche contre mon enfant ! non, non, vous ne le voulez pas, Dieu vous en préserve ! ce n’est pas sérieusement, seigneur, que vous exigez cela d’un père. — Gessler : — Tu tireras la pomme sur la tête de ton fils, je le demande et je le veux. Tell : — Moi viser la tête chérie de mon enfant ! ah ! plutôt mourir. — Gessler : — Tu dois tirer ou périr à l’instant même avec ton fils. — Tell : — Je serois le meurtrier de mon fils ! seigneur, vous n’avez pas d’enfants, vous ne savez point ce qu’il y a dans le cœur d’un père. — Gessler : — Ah, Tell, te voilà tout à coup bien prudent, on m’avoit dit que tu étois un rêveur, que tu aimois l’extraordinaire ; hé bien, je t’en donne l’occasion, essaie ce coup hardi vraiment digne de toi.

Tous ceux qui entourent Gessler ont pitié de Tell, et tâchent d’attendrir le barbare qui le condamne au plus affreux supplice ; le vieillard, grand-père de l’enfant, se jette aux pieds de Gessler ; l’enfant sur la tête duquel la pomme doit être tirée le relève et lui dit : — Ne vous mettez point à genoux devant cet homme ; qu’on me dise seulement où je dois me placer : je ne crains rien pour moi ; mon père atteint l’oiseau dans son vol, il ne manquera pas son coup quand il s’agit du cœur de son enfant. — Stauffacher s’avance, et dit : — Seigneur, l’innocence de cet enfant ne vous touche-t-elle pas ? — Gessler : — Qu’on l’attache à ce tilleul. — L’enfant : — Pourquoi me lier ? laissez-moi libre, je me tiendrai tranquille comme un agneau ; mais si l’on veut m’enchaîner je me débattrai avec violence. — Rodolphe, l’écuyer de Gessler, dit à l’enfant : — Consens au moins à ce qu’on te bande les yeux. — Non, répond l’enfant, non ; crois-tu que je redoute le trait qui va partir de la main de mon père ? je ne sourcillerai pas en l’attendant. Allons, mon père, montre comme tu sais tirer de l’arc ; ils ne le croient pas, ils se flattent de nous perdre. Hé bien, trompe leur méchant espoir ; que la flèche soit lancée et qu’elle atteigne au but. Allons. —

L’enfant se place sous le tilleul, et l’on pose la pomme sur sa tête ; alors les Suisses se pressent de nouveau autour de Gessler pour en obtenir la grâce de Tell. — Pensois-tu, dit Gessler en s’adressant à Tell, pensois-tu que tu pourrois te servir impunément des armes meurtrières ? Elles sont dangereuses aussi pour celui qui les porte ; ce droit insolent d’être armé, que les paysans s’arrogent, offense le maître de ces contrées ; celui qui commande doit seul être armé. Vous vous réjouissez tant de votre arc et de vos flèches, c’est à moi de vous donner un but pour les exercer. — Faites place, s’écrie Tell, faites place. — Tous les spectateurs frémissent. Il veut tendre son arc, la force lui manque ; un vertige l’empêche de voir ; il conjure Gessler de lui accorder la mort. Gessler est inflexible. Tell hésite encore long-temps dans une affreuse anxiété : tantôt il regarde Gessler, tantôt le ciel, puis tout à coup il tire de son carquois une seconde flèche et la met dans sa ceinture. Il se penche en avant comme s’il vouloit suivre le trait qu’il lance ; la flèche part, le peuple s’écrie : — Vive l’enfant ! — Le fils s’élance dans les bras de son père, et lui dit : — Mon père, voici la pomme que ta flèche a percée ; je savois bien que tu ne me blesserois pas. — Le père anéanti tombe à terre tenant son enfant dans ses bras. Les compagnons de Tell le relèvent et le félicitent. Gessler s’approche et lui demande dans quel dessein il avoit préparé une seconde flèche. Tell refuse de le dire. Gessler insiste. Tell demande une sauvegarde pour sa vie s’il répond avec vérité ; Gessler l’accorde. Tell alors, le regardant avec des yeux vengeurs, lui dit : — Je voulois lancer contre vous cette flèche, si la première avoit frappé mon fils ; et croyez-moi, celle-là ne vous auroit pas manqué. — Gessler, furieux à ces mots, ordonne que Tell soit conduit en prison.

Cette scène a, comme on peut le voir, toute la simplicité d’une histoire racontée dans une ancienne chronique. Tell n’est point représenté comme un héros de tragédie ; il n’avoit point voulu braver Gessler : il ressemble en tout à ce que sont d’ordinaire les paysans de l’Hélvétie, calmes dans leurs habitudes, amis du repos, mais terribles quand on agite dans leur âme les sentiments que la vie champêtre y tient assoupis. On voit encore près d’Altorf, dans le canton d’Uri, une statue de pierre grossièrement travaillée, qui représente Tell et son fils après que la pomme a été tirée. Le père tient d’une main son fils, et de l’autre il presse son arc sur son cœur, pour le remercier de l’avoir si bien servi. Tell est conduit enchaîné sur la même barque dans laquelle Gessler traverse le lac de Lucerne ; l’orage éclate pendant le passage ; l’homme barbare a peur, et demande du secours à sa victime : on détache les liens de Tell, il conduit lui-même la barque au milieu de la tempête, et s’approchant des rochers il s’élance sur le rivage escarpé. Le récit de cet événement commence le quatrième acte. À peine arrivé dans sa demeure, Tell est averti qu’il ne peut espérer d’y vivre en paix avec sa femme et ses enfants, et c’est alors qu’il prend la résolution de tuer Gessler. Il n’a point pour but d’affranchir son pays du joug étranger, il ne sait pas si l’Autriche doit ou non gouverner la Suisse ; il sait qu’un homme a été injuste envers un homme ; il sait qu’un père a été forcé de lancer une flèche près du cœur de son enfant, et il pense que l’auteur d’un tel forfait doit périr.

Son monologue est superbe : il frémit du meurtre, et cependant il n’a pas le moindre doute sur la légitimité de sa résolution. Il compare l’innocent usage qu’il a fait jusqu’à ce jour de sa flèche à la chasse et dans les jeux, avec la sévère action qu’il va commettre : il s’assied sur un banc de pierre pour attendre au détour d’un chemin Gessler qui doit passer. — « Ici, dit-il, s’arrête le pèlerin qui continue son voyage après un court repos ; le moine pieux qui va pour accomplir sa mission sainte ; le marchand qui vient des pays lointains et traverse cette route pour aller à l’autre extrémité du monde : tous poursuivent leur chemin pour achever leurs affaires, et mon affaire à moi c’est le meurtre ! Jadis le père ne rentroit jamais dans sa maison sans réjouir ses enfants en leur rapportant quelques fleurs des Alpes., un oiseau rare, un coquillage précieux tel qu’on en trouve sur les montagnes ; et maintenant ce père est assis sur le rocher, et des pensées de mort l’occupent ; il veut la vie de son ennemi mais il la veut pour vous, mes enfants, pour vous protéger, pour vous défendre ; c’est pour sauver vos jours et votre douce innocence qu’il tend son arc vengeur. »

Peu de temps après on aperçoit de loin Gessler descendre de la montagne. Une malheureuse femme dont il fait languir le mari dans les prisons se jette à ses pieds et le conjure de lui accorder sa délivrance ; il la méprise et la repousse : elle insiste encore ; elle saisit la bride de son cheval et lui demande de l’écraser sous ses pas ou de lui rendre celui qu’elle aime. Gessler, indigné contre ses plaintes, se reproche de laisser encore trop de liberté au peuple suisse. — Je veux, dit-il, briser leur résistance opiniâtre ; je veux courber leur audacieux esprit d’indépendance ; je veux publier une loi nouvelle dans ce pays ; je veux… — Comme il prononce ce mot, la flèche mortelle l’atteint ; il tombe en s’écriant : — C’est le trait de Tell. — Tu dois le reconnoître, s’écrie Tell du haut du rocher. — Les acclamations du peuple se font bientôt entendre, et les libérateurs de la Suisse remplissent le serment qu’ils avoient fait de s’affranchir du joug de l’Autriche.

Il semble que la pièce devroit finir naturellement là, comme celle de Marie Stuart à sa mort ; mais dans l’une et l’autre Schiller a ajouté une espèce d’appendice ou d’explication, qu’on ne peut plus écouter quand la catastrophe principale est terminée. Élizabeth reparaît après l’exécution de Marie ; on est témoin de son trouble et de sa douleur en apprenant le départ de Leicester pour la France. Cette justice poétique doit se supposer, et non se représenter ; le spectateur ne soutient pas la vue d’Élizabeth après avoir été témoin des derniers moments de Marie. Dans Guillaume Tell, au cinquième acte, Jean-le-Parricide, qui assassina son oncle l’empereur Albert, parce qu’il lui refusoit son héritage, vient déguisé en moine demander un asile à Tell ; il se persuade que leurs actions sont pareilles, et Tell le repousse avec horreur, en lui montrant combien leurs motifs sont différents. C’est une idée juste et ingénieuse que dé mettre en opposition ces deux hommes ; toutefois ce contraste, qui plaît à la lecture, ne réussit point au théâtre. L’esprit est de très-peu de chose dans les effets dramatiques, il en faut pour les préparer ; mais s’il en falloit pour les sentir, le public même le plus spirituel s’y refuseroit.

On supprime au théâtre l’acte accessoire de Jean-le-Parricide, et la toile tombe au moment où la flèche perce le cœur de Gessler. Peu de temps après la première représentation de Guillaume Tell, le trait mortel atteignit aussi le digne auteur de ce bel ouvrage. Gessler périt au moment où les desseins les plus cruels l’occupoient. Schiller n’avoit dans son âme que de généreuses pensées. Ces deux volontés si contraires, la mort ennemie de tous les projets de l’homme les a de même brisées.