De l’Esprit/Discours 3/Chapitre 30

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DISCOURS III
Œuvres complètes d’Helvétius. De l’EspritP. Didottome 5 (p. 69-97).


CHAPITRE XXX

De la supériorité que certains peuples ont eue dans divers genres de sciences.


La position physique de la Grece est toujours la même : pourquoi les Grecs d’aujourd’hui sont-ils si différents des Grecs d’autrefois ? C’est que la forme de leur gouvernement a changé ; c’est que, semblable à l’eau qui prend la forme de tous les vases dans lesquels on la verse, le caractere des nations est susceptible de toutes sortes de formes ; c’est qu’en tous les pays le génie du gouvernement fait le génie des nations[1]. Or, sous la forme de république, quelle contrée devoit être plus féconde que la Grece en capitaines, en politiques, et en héros ? Sans parler des hommes d’état, quels philosophes ne devoit point produire un pays où la philosophie étoit si honorée ; où le vainqueur de la Grece, le roi Philippe, écrivoit à Aristote : « Ce n’est point de m’avoir donné un fils dont je rends graces aux dieux ; c’est de l’avoir fait naître de votre vivant. Je vous charge de son éducation ; j’espere que vous le rendrez digne de vous et de moi ». Quelle lettre plus flatteuse encore pour ce philosophe que celle d’Alexandre, du maître de la terre, qui, sur les débris du trône de Cyrus, lui écrit : « J’apprends que tu publies tes Traités acroamatiques. Quelle supériorité me reste-t-il maintenant sur les autres hommes ? Les hautes sciences que tu m’as enseignées vont devenir communes ; et tu savois cependant que j’aime encore mieux surpasser les hommes par la science des choses sublimes que par la puissance. Adieu. »

Ce n’étoit pas dans le seul Aristote qu’on honoroit la philosophie. On sait que Ptolémée, roi d’Égypte, traita Zénon en souverain, et députa vers lui des ambassadeurs ; que les Athéniens éleverent à ce philosophe un mausolée construit aux dépens du public ; qu’avant la mort de ce même Zénon, Antigonus, roi de Macédoine, lui écrivit : « Si la fortune m’a élevé à la plus haute place, si je vous surpasse en grandeur, je reconnois que vous me surpassez en science et en vertu. Venez donc à ma cour ; vous y serez utile, non seulement à un grand roi, mais encore à toute la nation macédonienne. Vous savez quel est sur les peuples le pouvoir de l’exemple : imitateurs serviles de nos vertus, qui les inspire aux princes en donne au peuple. Adieu. » Zénon lui répondit « J’applaudis à la noble ardeur qui vous anime. Au milieu du faste, de la pompe et des plaisirs qui environnent les rois, il est beau de desirer encore la science et la vertu. Mon grand age et la foiblesse de ma santé ne me permettent point de me rendre près de vous ; mais je vous envoie deux de mes disciples. Prêtez l’oreille à leurs instructions : si vous les écoutez, ils vous ouvriront la route de la sagesse et du véritable bonheur. Adieu. »

Au reste ce n’étoit point à la seule philosophie, c’étoit à tous les arts, que les Grecs rendoient de pareils hommages. Un poëte étoit si précieux à la Grece, que, sous peine de mort et par une loi expresse, Athenes leur défendoit de s’embarquer[2]. Les Lacédémoniens, que certains auteurs ont pris plaisir à nous peindre comme des hommes vertueux, mais plus grossiers que spirituels, n’étoient pas moins sensibles que les autres grecs aux beautés des arts et des sciences[3]. Passionnés pour la poésie, ils attirerent chez eux Archiloque, Xénodame, Xénocrite, Polymneste, Sacados, Périclite, Phrynis, Timothée[4] : pleins d’estime pour les poésies de Terpandre, de Spendon et d’Alcman, il étoit défendu à tout esclave de les chanter ; c’étoit selon eux profaner les choses divines. Non moins habiles dans l’art de raisonner que dans l’art de peindre ses pensées en vers : « Quiconque, dit Platon, converse avec un Lacédémonien, fût-ce le dernier de tous, peut lui trouver l’abord grossier : mais, s’il entre en matiere, il verra ce même homme s’énoncer avec une dignité, une précision, une finesse, qui rendront ses paroles comme autant de traits perçants. Tout autre Grec ne paroîtra près de lui qu’un enfant qui bégaie ». Aussi leur apprenoit-on dès la premiere jeunesse à parler avec élégance et pureté. On vouloit qu’à la vérité des pensées ils joignissent les graces et la finesse de l’expression ; que leurs réponses, toujours courtes et justes, fussent pleines de sel et d’agrément. Ceux qui, par précipitation ou par lenteur d’esprit, répondoient mal ou ne répondoient rien, étoient châtiés sur-le-champ. Un mauvais raisonnement étoit puni à Sparte comme le seroit ailleurs une mauvaise conduite. Aussi rien n’en imposoit à la raison de ce peuple. Un Lacédémonien, exempt dès le berceau des caprices et des humeurs de l’enfance, étoit dans sa jeunesse affranchi de toute crainte ; il marchoit avec assurance dans les solitudes et les ténebres. Moins superstitieux que les autres Grecs, les Spartiates citoient leur religion au tribunal de la raison.

Or comment les sciences et les arts n’auroient-ils pas jeté le plus grand éclat dans un pays tel que la Grece, où on leur rendoit un hommage si général et si constant ? Je dis constant, pour prévenir l’objection de ceux qui prétendent, comme M. l’abbé Dubos, que dans certains siecles, tels que ceux d’Auguste et de Louis XIV, certains vents amenent les grands hommes comme des volées d’oiseaux rares. On allegue en faveur de ce sentiment les peines que se sont vainement données quelques souverains[5] pour ranimer chez eux les sciences et les arts. Si les efforts de ces princes ont été inutiles, c’est, répondrai-je, parcequ’ils n’ont pas été constants. Après quelques siecles d’ignorance, le terrain des arts et des sciences est quelquefois si sauvage et si inculte qu’il ne peut produire de vraiment grands hommes qu’après avoir auparavant été défriché par plusieurs générations de savants. Tel étoit le siecle de Louis XIV, dont les grands hommes ont dû leur supériorité aux savants qui les avoient précédés dans la carriere des sciences et des arts : carriere où ces mêmes savants n’avoient pénétré que soutenus de la faveur de nos rois, comme le prouvent, et les lettres-patentes du 10 mai 1543, où François Ier fait les plus expresses défenses d’user de médisance et d’invective contre Aristote[6], et les vers que Charles IX adresse à Ronsard[7].

Je n’ajouterai qu’un mot à ce que je viens de dire : c’est qu’assez semblables à ces artifices qui, rapidement élancés dans les airs, les parsement d’étoiles, éclairent un instant l’horizon, s’évanouissent et laissent la nature dans une nuit plus profonde, les arts et les sciences ne font, dans une infinité de pays, que luire, disparoître, et les abandonnent aux ténebres de l’ignorance. Les siecles les plus féconds en grands hommes sont presque toujours suivis d’un siecle où les sciences et les arts sont moins heureusement cultivés. Pour en connoître la cause, ce n’est point au physique qu’il faut avoir recours ; le moral suffit pour nous la découvrir. En effet, si l’admiration est toujours l’effet de la surprise, plus les grands hommes sont multipliés dans une nation, moins on les estime, moins on excite en eux le sentiment de l’émulation, moins ils font d’efforts pour atteindre à la perfection, et plus ils en restent éloignés. Après un tel siecle il faut souvent le fumier de plusieurs siecles d’ignorance pour rendre de nouveau un pays fertile en grands hommes.

Il paroît donc que c’est uniquement aux causes morales qu’on peut, dans les sciences et dans les arts, attribuer la supériorité de certains peuples sur les autres ; et qu’il n’est point de nations privilégiées en vertu, en esprit, en courage. La nature à cet égard n’a point fait un partage inégal de ses dons. En effet, si la force plus ou moins grande de l’esprit dépendoit de la différente température des pays divers, il seroit impossible, vu l’ancienneté du monde, que la nation à cet égard la plus favorisée n’eût, par des progrès multipliés, acquis une grande supériorité sur toutes les autres. Or l’estime qu’en fait d’esprit ont tour-à-tour obtenue les différentes nations, le mépris où elles sont successivement tombées, prouvent le peu d’influence des climats sur les esprits. J’ajouterai même que, si le lieu de la naissance décidoit de l’étendue de nos lumieres, les causes morales ne pourroient nous donner en ce genre une explication aussi simple et aussi naturelle des phénomenes qui dépendroient du physique. Sur quoi j’observerai que, s’il n’est aucun peuple auquel la température particuliere de son pays et les petites différences qu’elle doit produire dans son organisation ait jusqu’à présent donné aucune supériorité constante sur les autres peuples, on pourroit du moins soupçonner que les petites différences qui peuvent se trouver dans l’organisation des particuliers qui composent une nation n’ont pas une influence plus sensible sur leurs esprits[8]. Tout concourt à prouver la vérité de cette proposition. Il semble qu’en ce genre les problêmes les plus compliqués ne se présentent à l’esprit que pour se résoudre par l’application des principes que j’ai établis.

Pourquoi les hommes médiocres reprochent-ils une conduite extraordinaire à presque tous les hommes illustres ? C’est que le génie n’est point un don de la nature, et qu’un homme qui prend un genre de vie à-peu-près semblable à celui des autres n’a qu’un esprit à-peu-près pareil au leur : c’est que, dans un homme, le génie suppose une vie studieuse et appliquée, et qu’une vie si différente de la vie commune paroîtra toujours ridicule. Pourquoi l’esprit, dit-on, est-il plus commun dans ce siecle que dans le siecle précédent ? et pourquoi le génie y est-il plus rare ? Pourquoi, comme dit Pythagore, voit-on tant de gens prendre le thyrse, et si peu qui soient animés de l’esprit du dieu qui le porte ? C’est que les gens de lettres, trop souvent arrachés de leur cabinet par le besoin, sont forcés de se jeter dans le monde : ils y répandent des lumieres, ils y forment des gens d’esprit ; mais ils perdent nécessairement un temps qu’ils eussent, dans la solitude et la méditation, employé à donner plus d’étendue à leur génie. L’homme de lettres est comme un corps qui, poussé rapidement entre d’autres corps, perd en les heurtant toute la force qu’il leur communique.

Ce sont les causes morales qui nous donnent l’explication de tous les divers phénomenes de l’esprit, et qui nous apprennent que, semblable aux parties de feu qui, renfermées dans la poudre, y restent sans action si nulle étincelle ne les développe, l’esprit reste sans action s’il n’est mis en mouvement par les passions ; que ce sont les passions qui d’un stupide font souvent un homme d’esprit, et que nous devons tout à l’éducation.

Si, comme on le prétend, le génie, par exemple, étoit un don de la nature, parmi les gens chargés de certains emplois, ou parmi ceux qui naissent ou qui ont long-temps vécu dans la province, pourquoi n’en seroit-il aucun qui excellât dans les arts tels que la poésie, la musique et la peinture ? Pourquoi le don du génie ne suppléeroit-il pas et dans les gens chargés d’emplois à la perte de quelques instants qu’exige l’exercice de certaines places, et dans les gens de province à l’entretien d’un petit nombre de gens instruits qu’on ne rencontre que dans la capitale ? Pourquoi le grand homme n’auroit-il proprement de génie que dans le genre auquel il s’est long-temps appliqué ? Ne sent-on pas que, si cet homme ne conserve pas en d’autres genres la même supériorité, c’est que, dans un art dont il n’a pas fait l’objet de ses méditations, l’homme de génie n’a d’autre avantage sur les autres hommes que l’habitude de l’application et la méthode d’étudier ? Par quelle raison, enfin, entre les grands hommes, les grands ministres sont-ils les hommes les plus rares ? C’est qu’à la multitude de circonstances dont le concours est absolument nécessaire pour former un grand génie, il faut encore unir le concours de circonstances propres à élever cet homme de génie au ministere. Or la réunion de ces deux concours de circonstances, extrêmement rare chez tous les peuples, est presque impossible dans les pays où le mérite seul n’éleve point aux premieres places. C’est pourquoi, si l’on en excepte les Xénophon, les Scipion, les Confucius, les César, les Annibal, les Lycurgue, et peut-être dans l’univers une cinquantaine d’hommes d’état dont l’esprit pourroit réellement subir l’examen le plus rigoureux, tous les autres, et même quelques-uns des plus célebres dans l’histoire et dont les actions ont jeté le plus grand éclat, n’ont été, quelque éloge qu’on donne à l’étendue de leurs lumieres, que des esprits très communs. C’est à la force de leur caractere[9] plus qu’à celle de leur esprit qu’ils doivent leur célébrité. Le peu de progrès de la législation, la médiocrité des ouvrages divers et presque inconnus qu’ont laissé les Auguste, les Tibere, les Titus, les Antonin, les Adrien, les Maurice et les Charles-Quint, et qu’ils ont composés dans le genre même où ils devoient exceller, ne prouve que trop cette opinion.

La conclusion générale de ce discours, c’est que le génie est commun, et les circonstances propres à le développer très rares. Si on peut comparer le profane avec le sacré, on peut dire qu’en ce genre il est beaucoup d’appelés et peu d’élus.

L’inégalité d’esprit qu’on remarque entre les hommes dépend donc et du gouvernement sous lequel ils vivent, et du siecle plus ou moins heureux où ils naissent, et de l’éducation meilleure ou moins bonne qu’ils reçoivent, et du desir plus ou moins vif qu’ils ont de se distinguer, et enfin des idées plus ou moins grandes ou fécondes dont ils font l’objet de leurs méditations.

L’homme de génie n’est donc que le produit des circonstances dans lesquelles cet homme s’est trouvé[10]. Aussi tout l’art de l’éducation consiste à placer les jeunes gens dans un concours de circonstances propres à développer en eux le germe de l’esprit et de la vertu. L’amour du paradoxe ne m’a point conduit à cette conclusion, mais le seul desir du bonheur des hommes. J’ai senti et ce qu’une bonne éducation répandroit de lumieres, de vertus, et par conséquent de bonheur, dans la société ; et combien la persuasion où l’on est que le génie et la vertu sont de purs dons de la nature s’opposoit aux progrès de la science et de l’éducation, et favorisoit à cet égard la paresse et la négligence. C’est dans cette vue qu’examinant ce que pouvoient sur nous la nature et l’éducation, je me suis apperçu que l’éducation nous faisoit ce que nous sommes : en conséquence j’ai cru qu’il étoit du devoir d’un citoyen d’annoncer une vérité propre à réveiller l’attention sur les moyens de perfectionner cette même éducation. Et c’est pour jeter encore plus de jour sur une matiere si importante que je tâcherai, dans le discours suivant, de fixer d’une maniere précise les idées différentes qu’on doit attacher aux divers noms donnés à l’esprit.


  1. Rien, en général, de plus ridicule et de plus faux que les portraits qu’on fait du caractere des peuples divers. Les uns peignent leur nation d’après leur société, et la font en conséquence, ou triste, ou gaie, ou grossiere, ou spirituelle. Il me semble entendre des minimes auxquels on demande quel est, en fait de cuisine, le goût français, et qui répondent qu’en France ou mange tout à l’huile. D’autres copient ce que mille écrivains ont dit avant eux ; jamais ils n’ont examiné le changement que doivent nécessairement apporter dans le caractere d’une nation les changements arrivés dans son administration et dans ses mœurs. On a dit que les Français étoient gais ; ils le répéteront jusqu’à l’éternité. Ils n’apperçoivent pas que le malheur des temps ayant forcé les princes à mettre des impôts considérables sur les campagnes, la nation française ne peut être gaie, puisque la classe des paysans, qui compose à elle seule les deux tiers de la nation, est dans le besoin, et que le besoin n’est jamais gai ; qu’à l’égard même des villes, la nécessité où, dit-on, se trouvoit la police de payer, les jours gras, une partie des mascarades de la porte S.-Antoine n’est point une preuve de la gaieté de l’artisan et du bourgeois ; que l’espionnage peut être utile à la sûreté de Paris, mais que, poussé un peu trop loin, il répand dans les esprits une méfiance absolument contraire à la joie, par l’abus qu’en ont pu faire quelques uns de ceux qui en ont été chargés ; que la jeunesse, en s’interdisant le cabaret, a perdu une partie de cette gaieté qui souvent a besoin d’être animée par le vin ; et qu’enfin la bonne compagnie, en excluant la grosse joie de ses assemblées, en a banni la véritable. Aussi la plupart des étrangers trouvent-ils à cet égard beaucoup de différence entre le caractere de notre nation et celui qu’on lui donne. Si la gaieté habite quelque part en France, c’est certainement les jours de fête aux Porcherons ou sur les boulevards : le peuple y est trop sage pour pouvoir être regardé comme un peuple gai. La joie est toujours un peu licencieuse. D’ailleurs la gaieté suppose l’aisance ; et le signe de l’aisance d’un peuple est ce que certaines gens appellent son insolence, c’est-à-dire la connoissance qu’un peuple a des droits de l’humanité, et de ce que l’homme doit à l’homme : connoissance toujours interdite à la pauvreté timide et découragée. L’homme défend ses droits, l’indigence les cede.
  2. Un poëte est aux îles Mariannes, regardé comme un homme merveilleux. Ce titre seul le rend respectable à la nation.
  3. À la vérité ils avoient en horreur toute poésie propre à amollir le courage. Ils chassèrent Archiloque de Sparte pour avoir dit en vers qu’il étoit plus sage de fuir que de périr les armes à la main. Cet exil n’étoit pas l’effet de leur indifférence pour la poésie, mais de leur amour pour la vertu. Les soins que se donna Lycurgue pour recueillir les ouvrages d’Homere, la statue du Ris qu’il fit élever au milieu de Sparte, et les lois qu’il donna aux Lacédémoniens, prouvent que le dessein de ce grand homme n’étoit pas d’en faire un peuple grossier.
  4. Les Lacédémoniens Cynethon, Dionysodote, Areus, et Chilon l’un des sept sages, s’étoient distingués par le talent des vers. La poésie lacédémonienne, dit Plutarque, simple, mâle, énergique, étoit pleine de ces traits de feu propres à porter dans les ames l’ardeur et le courage.
  5. Les souverains sont sujets à penser que, d’un mot et par une loi, ils peuvent tout-à-coup changer l’esprit d’une nation ; faire, par exemple, d’un peuple lâche et paresseux, un peuple actif et courageux. Ils ignorent que, dans les états, les maladies lentes à se former ne se dissipent qu’avec lenteur, et que, dans le corps politique comme dans le corps humain, l’impatience du prince et du malade s’oppose souvent à la guérison.
  6. Dans les plus beaux siecles de l’église, les uns ont élevé les livres d’Aristote à la dignité du texte divin, et les autres ont mis son portrait en regard avec celui de Jésus-Christ. Quelques uns ont avancé, dans des theses imprimées, que, sans Aristote, la religion eût manqué de ses principaux éclaircissements. On lui immola plusieurs critiques, et entre autres Ramus. Ce philosophe ayant fait imprimer un ouvrage sous le titre de Censure d’Aristote, tous les vieux docteurs, qui, ignorants par état, et opiniâtres par ignorance, se voyoient, pour ainsi dire, chassés de leur patrimoine, cabalerent contre Ramus, et le firent exiler.
  7. Voici les vers que le monarque écrivoit au poëte :

    L’art de faire des vers, dût-on s’en indigner,
    Doit être à plus haut prix que celui de régner.
    Ta lyre, qui ravit par de si doux accords,
    T’asservit les esprits dont je n’ai que les corps ;
    Elle t’en rend le maître, et te sait introduire
    Où le plus fier tyran ne peut avoir d’empire.

  8. Si l’on ne peut à la rigueur démontrer que la différence de l’organisation n’influe en rien sur l’esprit des hommes que j’appelle communément bien organisés, du moins peut-on assurer que cette influence est si légere, qu’on peut la considérer comme ces quantités peu importantes qu’on néglige dans les calculs algébriques ; et qu’enfin on explique très bien par les causes morales ce qu’on a jusqu’à présent attribué au physique, et qu’on n’a pu expliquer par cette cause.
  9. Les caracteres forts, et par cette raison souvent injustes, sont, en matiere de politique, encore plus propres aux grandes choses que de grands esprits sans caractere. Il faut, dit César, plutôt exécuter que consulter les entreprises hardies. Cependant ces grands caracteres sont plus communs que les grands esprits. Une grande passion, qui suffit pour former un grand caractere, n’est encore qu’un moyen d’acquérir un grand esprit. Aussi, entre trois ou quatre cents ministres ou rois, trouve-t-on ordinairement un grand caractere, lors qu’entre deux ou trois mille on n’est pas toujours sûr de trouver un grand esprit ; supposé qu’il n’y ait d’autres génies vraiment législatifs que ceux de Minos, de Confucius, de Lycurgue, etc.
  10. L’opinion que j’avance, consolante pour la vanité de la plupart des hommes, en devroit être favorablement accueillie. Selon mes principes, ce n’est point à la cause humiliante d’une organisation moins parfaite qu’ils doivent attribuer la médiocrité de leur esprit, mais à l’éducation qu’ils ont reçue, ainsi qu’aux circonstances dans lesquelles ils se sont trouvés. Tout homme médiocre, conformément à mes principes, est en droit de penser que, s’il eût été plus favorisé de la fortune, s’il fût né dans un certain siecle, un certain pays, il eût été lui-même semblable aux grands hommes dont il est forcé d’admirer le génie. Cependant, quelque favorable que soit cette opinion à la médiocrité de la plupart des hommes, elle doit déplaire généralement, parcequ’il n’est point d’homme qui se croit un homme médiocre, et qu’il n’est point de stupide qui tous les jours ne remercie avec complaisance la nature du soin particulier qu’elle a pris de son organisation. En conséquence il n’est presque point d’hommes qui ne doivent traiter de paradoxes des principes qui choquent ouvertement leurs prétentions. Toute vérité qui blesse l’orgueil lutte long-temps contre ce sentiment avant que d’en pouvoir triompher. On n’est juste que lorsqu’on a intérêt de l’être. Si le bourgeois exagere moins les avantages de la naissance que le grand seigneur, s’il en apprécie mieux la valeur, ça n’est pas qu’il soit plus sensé : ses inférieurs n’ont que trop souvent à se plaindre de la sotte hauteur dont il accuse les grands seigneurs. La justesse de son jugement n’est donc qu’un effet de sa vanité : c’est que dans ce cas particulier il a intérêt d’être raisonnable. J’ajouterai à ce que je viens de dire, que les principes ci-dessus établis, en les supposant vrais, trouveront encore des contradicteurs dans tous ceux qui ne les peuvent admettre sans abandonner d’anciens préjugés. Parvenus à un certain âge, la paresse nous irrite contre toute idée neuve qui nous impose la fatigue de l’examen. Une opinion nouvelle ne trouve de partisans que parmi ceux des gens d’esprit qui, trop jeunes encore pour avoir arrêté leurs idées, avoir senti l’aiguillon de l’envie, saisissent avidement le vrai par-tout où ils l’apperçoivent. Eux seuls, comme je l’ai déja dit, rendent témoignage à la vérité, la présentent, la font percer, et l’établissent dans le monde ; c’est d’eux seuls qu’un philosophe peut attendre quelque éloge : la plupart des autres sont des juges corrompus par la paresse ou par l’envie.