De l’Histoire du peuple d’Israël

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De l’Histoire du peuple d’Israël
Revue des Deux Mondes2e série de la nouv. période, tome 12 (p. 746-774).

DU


PEUPLE D'ISRAËL


ET


DE SON HISTOIRE




Geschichte des Volkes Israel bis Christus, par H. Ewald, 4 vol. In-8°, Goettingue, 1854.





C’est le propre des grandes choses de se laisser embrasser à des points de vue très divers et de s’élargir avec l’esprit humain lui-même, en sorte que chaque homme, selon son degré de culture, et chaque siècle, selon qu’il comprend plus ou moins profondément le passé, trouvent, pour des motifs différens, à les admirer. Quand les critiques de l’antiquité et ceux du XVIIe siècle nous font part des beautés qu’ils croient découvrir dans Homère, la puérilité de leur esthétique nous étonne ; nous admirons Homère autant qu’ils le faisaient, mais pour de tout autres raisons. Quand Bossuet et M. de Chateaubriand croient admirer la Bible en admirant des contre-sens et des non-sens, la docte Allemagne a le droit de sourire, et pourtant l’admiration de Herder et d’Ewald, pour être plus éclairée, n’en est pas moins vive. Plus on envisagera le monde et le passé tels qu’ils sont, en dehors des conventions et des idées préconçues, plus on y trouvera de véritable beauté, et c’est en ce sens qu’on peut dire que la science est la première condition de l’admiration sérieuse. Jérusalem est sortie plus brillante et plus belle du travail en apparence destructeur de la science moderne ; les pieux récits dont on berça notre enfance sont devenus, grâce à une saine interprétation, de hautes vérités, et c’est à nous qui voyons Israël dans sa réelle beauté, c’est à nous autres critiques qu’il appartient vraiment de dire : Stantes erant pedes nostri in atriis tuis, Jérusalem !

Si nous envisageons dans son ensemble le développement de l’esprit hébreu, nous sommes frappés de ce haut caractère de perfection absolue qui donne à ses œuvres le droit d’être envisagées comme classiques, au même sens que les productions de la Grèce, de Rome et des peuples latins. Seul entre tous les peuples de l’Orient, Israël a eu le privilège d’écrire pour le monde entier. C’est certainement une admirable poésie que celle des Védas, et pourtant ce recueil des premiers chants de la race à laquelle nous appartenons ne remplacera jamais, dans l’expression de nos sentimens religieux, les Psaumes, œuvre d’une race si différente de la nôtre. Les littératures de l’Orient ne peuvent, en général, être lues et appréciées que des savans ; la littérature hébraïque, au contraire, est la Bible, le livre par excellence, la lecture universelle : des millions d’hommes ne connaissent pas d’autre poésie. Il faut faire sans doute, dans cette étonnante destinée, la part des révolutions religieuses, qui, depuis le XVIe siècle surtout, ont fait envisager les livres hébreux comme la source de toute révélation ; mais on peut affirmer que si ces livres n’avaient pas renfermé quelque chose de profondément universel, ils ne fussent jamais arrivés à cette fortune. Israël eut, comme la Grèce, le don de dégager parfaitement son idée, de l’exprimer dans un cadre réduit et achevé. La proportion, la mesure, le goût, furent en Orient le privilège exclusif du peuple hébreu, et c’est par là qu’il réussit à donner à la pensée et aux sentimens une forme générale et acceptable pour tout le genre humain.

Grâce à cette adoption universelle, nulle histoire n’est plus populaire que celle d’Israël, et pourtant nulle histoire n’a tardé plus longtemps à être comprise. C’est le sort des littératures qui deviennent la base d’une croyance religieuse de contracter la rigidité du dogme, et de perdre leur physionomie réelle et vivante pour devenir une sorte de symbolique convenue, où l’on va chercher des argumens pour toutes les causes. Bossuet a pu tirer de l’histoire du peuple le plus opposé à la monarchie qui ait jamais existé une justification de la politique de Louis XIV ; tel autre en a conclu la théocratie ; tel autre y a vu la république. L’Allemagne seule, avec ce don de pénétration historique qui lui semble spécialement départi pour les époques primitives, aperçut la vérité, et fit de l’histoire du peuple juif une histoire comme une autre, dressée non d’après des vues théologiques arrêtées d’avance, mais d’après l’étude critique et grammaticale des textes. Le travail de l’exégèse biblique, construit pierre à pierre avec une suite merveilleuse et une incomparable ténacité de méthode, est sans contredit le chef-d’œuvre du génie allemand et le plus parfait modèle qu’on puisse proposer aux autres branches de la philologie. Déjà plusieurs années avant la réforme, l’Allemagne s’était fait de la science de l’hébreu une sorte de domaine propre, dont elle n’a pas été depuis dépossédée. Au XVIIe et au XVIIIe siècle, la critique, arrêtée en France par l’esprit étroit des théologiens[1], ou égarée par l’inintelligence qui caractérise en histoire l’école de Voltaire, y fit de merveilleux progrès, et, après la génération des Michaelis, des Eichhorn, des Rosenmüller, des de Wette, des Winer, des Gesenius, on pouvait croire qu’il n’y avait plus rien à faire dans le cercle des études hébraïques.

M. Ewald cependant a prouvé, dans ces dernières années, par de nombreux écrits, et surtout par sa belle Histoire du peuple d’Israël, que le rôle de la grande critique dans ce champ toujours nouveau était loin d’être épuisé. Par la hardiesse de ses vues, sa pénétration d’esprit, sa brillante imagination, le merveilleux sentiment qu’il possède des choses religieuses et poétiques, M. Ewald a de beaucoup surpassé tous ceux qui avant lui se sont occupés de l’histoire et de la littérature du peuple hébreu. Quelques taches obscurcissent, il est vrai, ces rares mérites : la finesse des aperçus dégénère parfois chez lui en subtilité ; il ne s’arrête pas toujours assez tôt dans la voie des conjectures ; les origines du peuple d’Israël, l’époque patriarcale, les fables primitives, sont traitées avec trop d’arbitraire, au moyen de rapprochemens hasardés avec des mythologies complètement étrangères à l’esprit hébreu. Le tableau des derniers siècles de l’histoire juive, de ceux qui précèdent et préparent immédiatement le christianisme, se ressent aussi parfois des idées particulières de M. Ewald en fait de religion et de philosophie, idées auxquelles on ne peut contester du moins une singulière originalité, et dans lesquelles l’auteur croit pouvoir associer une sorte de fanatisme chrétien au rationalisme le plus avoué[2]. La partie excellente de l’œuvre de M. Ewald est le récit de la période purement hébraïque, depuis Samuel jusqu’aux Macchabées. L’histoire de David et de Salomon, le rôle des prophètes, les diverses révolutions religieuses de l’époque des rois, les temps de la captivité, le caractère de la poésie hébraïque, et surtout de celle des Psaumes, sont de merveilleux exposés qu’il sera possible de rectifier en bien des points, mais non de dépasser quant à l’ensemble et à la conception générale. Pourquoi le savant professeur de Gœttingue commet-il la faute de mêler à tant de beaux et brillans aperçus, à des pages pleines d’enthousiasme, une polémique acerbe, parfois chargée d’injures et de moqueries ? Pourquoi en particulier M. Ewald se croit-il obligé de rabaisser un homme comme Gesenius, qui ne saurait en aucune manière lui être comparé pour la philosophie et le sentiment esthétique, mais qui n’a pas été surpassé comme philologue et comme grammairien ? M. Ewald, si supérieur à son rival par l’intelligence poétique et l’élévation d’esprit, n’avait pas besoin de lui dénier ces solides qualités pour briller lui-même au premier rang parmi les critiques et les exégètes de notre siècle.


I

Une question préliminaire domine tous les problèmes relatifs au peuple d’Israël : — comment furent rédigés les documens qui servent de base à l’histoire des Hébreux, et surtout les cinq parties les plus anciennes de leurs annales, qu’on s’est habitué à réunir sous le nom de Pentateuque ? Une hypothèse présentée au siècle dernier comme un paradoxe hardi, et d’après laquelle le Pentateuque se serait formé par la réunion de fragmens historiques de provenance diverse, est maintenant adoptée de tous les critiques éclairés en Allemagne[3]. La distinction du fond et de la forme, distinction si essentielle dans les littératures primitives, l’est surtout dans la littérature hébraïque, car aucune n’a subi autant de remaniemens. On peut affirmer, par exemple, que nous trouvons dans les livres de l’Exode et des Nombres des renseignemens tout à fait authentiques et contemporains sur l’état et les actes des Israélites dans le désert de la presqu’île du Sinaï : faut-il en conclure que les livres de l’Exode et des Nombres, tels que nous les possédons, datent de cette époque ? Non, certes. La rédaction définitive des livres qui contiennent l’histoire ancienne d’Israël ne remonte pas probablement au-delà du VIIIe siècle avant notre ère, à côté de fragmens antiques, conservés d’une manière presque textuelle, il peut s’y trouver des morceaux beaucoup plus modernes, et auxquels doivent s’appliquer des principes de critique entièrement différens.

Les pénétrans et doctes philologues qui se sont voués en Allemagne à la discussion de ce curieux problème ont très bien aperçu, dans ces dernières années, où il fallait chercher l’analogie des procédés qui ont présidé aux transformations successives des écritures historiques des Hébreux : c’est dans l’historiographie arabe. Lorsque l’on compare en effet les unes aux autres les diverses classes d’historiens musulmans, on reconnaît que tous ne l’ont guère que reproduire un fond identique, dont la première rédaction se trouve dans la Chronique de Tabari. L’ouvrage de Tabari n’est lui-même qu’un recueil de traditions mises à la suite les unes des autres sans la moindre intention de critique, plein de répétitions, de contradictions, de dérogations à l’ordre naturel des faits. — Dans Ibn-al-Athir, qui marque un degré de rédaction plus avancé, le récit est continu, les contradictions sont écartées, le narrateur choisit une fois pour toutes la tradition qui lui parait la plus probable et passe les autres sous silence ; des dires plus modernes sont insérés çà et là, mais au fond c’est toujours la même histoire que dans Tabari, avec quelques variantes et aussi quelques contresens, lorsque le second rédacteur n’a pas parfaitement compris le texte qu’il avait sous les yeux. — Dans lbn-Khaldoun enfin, la rédaction a passé, si j’ose le dire, une fois de plus au creuset. L’auteur mêle à son récit des vues personnelles ; on voit percer ses opinions et le but qu’il poursuit. C’est une histoire arrangée, complétée, vue à travers le prisme des idées de l’écrivain.

L’historiographie hébraïque a traversé des degrés analogues. Le Deutéronome nous présente l’histoire arrivée à sa dernière période, l’histoire remaniée dans une intention oratoire, où le narrateur ne se propose pas simplement de raconter, mais d’édifier. Les quatre livres précédens laissent eux-mêmes apercevoir les sutures de fragmens plus anciens, réunis, mais non assimilés dans un texte suivi. On peut différer sur la division des parties, sur le nombre et le caractère des rédactions successives, et il faut avouer que M. Ewald, en poursuivant sur tous ces points une rigueur impossible à atteindre, a dépassé les bornes que la critique sévère doit s’imposer ; mais on ne peut plus douter du procédé qui amena le Pentateuque et le Livre de Josué à leur état définitif. Il est clair qu’un rédacteur, jéhoviste (c’est-à-dire employant dans sa narration le nom de Jéhovah) a donné la dernière forme à ce grand ouvrage historique, en prenant pour base un écrit élohiste (c’est-à-dire où Dieu est désigné par le mot Elohim), dont on pourrait encore aujourd’hui reconstruire les parties essentielles. Quant à l’opinion qui attribue la rédaction du Pentateuque à Moïse, elle est en dehors de la critique, et nous n’avons pas à la discuter : cette opinion, du reste, paraît assez moderne, et il est bien certain que les anciens Hébreux ne songèrent jamais à regarder leur législateur comme un historien[4]. Les récits des temps antiques leur apparaissaient comme des œuvres absolument impersonnelles, auxquelles ils n’attachaient pas de nom d’auteur.

Ainsi se forma l’écrit fondamental des annales hébraïques, ce que M. Ewald appelle le livre des origines, à la suite duquel vinrent se grouper successivement les annales des juges, des rois, des temps de la captivité, jusqu’à Alexandre. Aucun peuple ne peut se vanter assurément de posséder un corps d’histoire aussi complet, ni des archives aussi régulièrement tenues. Ce qu’il importe de maintenir en effet, c’est que les remaniemens de la forme n’altérèrent jamais gravement le fond, en sorte que les fragmens ainsi réunis, que le contenu en soit historique ou légendaire, ont la valeur de documens originaux. Le Pentateuque renferme, selon toute apparence, des renseignemens empruntés aux archives des peuples voisins d’Israël : tels sont le récit de la guerre des rois iraniens contre les rois de la vallée de Siddim, où Abraham figure comme un étranger, — Abram l’Hébreu qui habitait la chesnais de Mambré l’Amorrhéen ; — les généalogies des Edomites ; le curieux synchronisme établi entre la fondation de Hébron et celle de Tanis en Égypte. Les premières pages mêmes, consacrées aux origines antédiluviennes, toutes mythologiques qu’elles paraissent, sont certainement les documens qui nous font approcher le plus de l’origine du genre humain.

Il est impossible de bien comprendre Israël sans le rattacher au groupe de peuples dont il fait partie, je veux dire à la race sémitique, dont il est le rameau le plus élevé et le plus pur. Le résultat essentiel de la philologie moderne a été de montrer dans l’histoire de la civilisation l’action d’un double courant, produit par deux races profondément distinctes de mœurs, de langue et d’esprit : d’une part, la race indo-européenne, embrassant les populations nobles de l’Inde, de la Perse, du Caucase, de l’Europe entière ; de l’autre, la race désignée du nom très fautif de sémitique[5], comprenant les populations indigènes de l’Asie occidentale et méridionale depuis l’Euphrate. À la race indo-européenne appartiennent presque tous les grands mouvemens militaires, politiques, intellectuels de l’histoire du monde ; à la race sémitique, les mouvemens religieux. La race indo-européenne, préoccupée de la variété de l’univers, n’arriva pas d’elle-même au monothéisme. La race sémitique au contraire, guidée par ses vues fermes et sûres, dégagea tout d’abord la Divinité de ses voiles, et, sans réflexion ni raisonnement, atteignit la forme religieuse la plus épurée que l’humanité ait connue. Le monothéisme dans le monde a été l’œuvre de l’apostolat sémitique, en ce sens qu’avant l’action et en dehors de l’action du judaïsme, du christianisme et de l’islamisme, le culte du Dieu unique et suprême n’arriva point à se formuler nettement pour la foule. Or ces trois grands mouvemens religieux sont trois faits sémitiques, trois rameaux du même tronc, trois traductions inégalement belles de la même idée. Il n’y a que quelques lieues de Jérusalem au Sinaï et du Sinaï à La Mecque.

Quand et comment la race sémitique arriva-t-elle à cette notion de l’unité divine que le monde a admise sur la foi de sa prédication ? Je crois que ce fut par une intuition primitive et dès ses premiers jours. On n’invente pas le monothéisme : l’Inde, qui a pensé avec tant d’originalité et de profondeur, n’y est pas encore arrivée de nos jours ; toute la force de l’esprit grec n’eût pas suffi pour y ramener l’humanité sans la coopération des peuples sémitiques. On peut affirmer de même que ceux-ci n’eussent jamais conquis le dogme de l’unité divine, s’ils ne l’avaient trouvé dans les instincts les plus impérieux de leur esprit et de leur cœur. Les premières religions de la race indo-européenne paraissent avoir été purement physiques. C’étaient de vives impressions, telles que celles du vent dans les arbres ou les roseaux, celles des eaux courantes, celles de la mer, qui prenaient un corps dans l’imagination de ces peuples enfans. L’homme de la race indo-européenne n’arriva pas aussi vite que le Sémite à se séparer du monde. Longtemps il adora ses propres sensations, et, jusqu’au moment où les religions sémitiques l’initièrent à une notion plus élevée de la Divinité, son culte ne fut qu’un écho de la nature. La race sémitique, au contraire, arriva évidemment sans aucun effort à la notion du Dieu suprême. Cette grande conquête ne fut pas pour elle l’effet du progrès et de la réflexion philosophique : ce fut une de ses premières aperceptions. Ayant détaché beaucoup plus tôt sa personnalité de l’univers, elle en conclut presque immédiatement le troisième terme, Dieu, créateur de l’univers. Au lieu d’une nature animée et vivante dans toutes ses parties, elle conçut, si j’ose le dire, une nature sèche et sans fécondité. Qu’il y a loin de cette rigide et simple conception d’un Dieu isolé du monde, et d’un monde façonné comme un vase entre les mains du potier, à la théogonie indo-européenne, animant et divinisant la nature, comprenant la vie comme une lutte, l’univers comme un perpétuel changement, et transportant en quelque sorte dans les dynasties divines la révolution et le progrès !

L’intolérance des peuples sémitiques est la conséquence nécessaire de leur monothéisme. Les peuples indo-européens, avant leur conversion aux idées Sémitiques (juives, chrétiennes ou musulmanes), n’ayant jamais pris leur religion comme la vérité absolue, mais comme une sorte d’héritage de famille ou de caste, devaient rester étrangers à l’intolérance et au prosélytisme : voilà pourquoi on ne trouve que chez ces peuples la liberté de penser, l’esprit d’examen et de recherche individuelle. Les Sémites au contraire, aspirant à réaliser un culte indépendant des provinces et des pays, devaient déclarer mauvaises toutes les religions différentes de la leur. L’intolérance est bien réellement en ce sens un fait de la race sémitique, et une partie des legs bons et mauvais qu’elle a faits au monde. Le phénomène extraordinaire de la conquête musulmane n’était possible qu’au sein d’une race incapable comme celle-ci de saisir les diversités, et dont tout le symbole se résume en un mot : Dieu est Dieu. Certes la tolérance indo-européenne partait d’un sentiment plus élevé de la destinée humaine et d’une plus grande largeur d’esprit ; mais qui osera dire qu’en révélant l’unité divine et en supprimant définitivement les religions locales, la race sémitique n’a pas posé la pierre fondamentale de l’unité et du progrès de l’humanité ?

On comprend maintenant comment cette race, si éminemment douée pour créer les religions et les propager, devait, dans toutes les voies profanes, ne point dépasser la médiocrité. Race incomplète par sa simplicité même, elle n’a ni arts plastiques, ni science rationnelle, ni philosophie, ni vie politique, ni organisation militaire. La race sémitique n’a jamais compris la civilisation dans le sens que nous attachons à ce mot ; on ne trouve dans son sein ni grands empires organisés, ni esprit public, rien qui rappelle la cité grecque, rien aussi qui rappelle la monarchie absolue de l’Égypte et de la Perse. Les questions d’aristocratie, de démocratie, de féodalité, qui renferment tout le secret de l’histoire des peuples indo-européens, n’ont pas de sens pour les Sémites. La noblesse sémitique est toute patriarcale : elle ne tient pas à une conquête, elle a sa source dans le sang. Quant au pouvoir suprême, le Juif, comme l’Arabe, ne l’accorde rigoureusement qu’à Dieu. L’infériorité militaire des Sémites tient à cette incapacité de toute discipline et de toute organisation. Pour se créer des armées, ils furent obligés de recourir à des mercenaires : ainsi firent David, les Phéniciens, les Carthaginois, les khalifes. La conquête musulmane elle-même s’accomplit sans organisation et sans tactique ; le khalife n’a rien d’un souverain ni d’un chef militaire ; c’est un vice-prophète. Le plus illustre représentant de la race sémitique de nos jours, Abd-el-Kader, est un savant, un homme de méditation religieuse et de fortes passions, plutôt qu’un soldat. Aussi l’histoire ne nous offre-t-elle aucun grand empire fondé par des peuples sémitiques ; le judaïsme, le christianisme, l’islamisme, voilà leur œuvre, œuvre toujours identique et toujours dirigée vers le même but : simplifier l’esprit humain, bannir le polythéisme, écrire en tête du livre des révélations ce mot qui a rendu à la pensée humaine un si grand service en effaçant les complications mythologiques et cosmogoniques où se perdait l’antiquité profane : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre. »


II

C’est deux mille ans environ avant notre ère que le regard de l’historien s’arrête avec quelque assurance sur cette famille prédestinée. Une émigration de Sémites nomades à laquelle se rattache le nom de Tharé ou Térach quitte les montagnes de l’Arménie et se porte vers le sud. Il faut supposer qu’il y eut longtemps dans les montagnes du nord un foyer d’aristocratie monothéiste qui resta fidèle à ses mœurs patriarcales et à son culte élevé. Même en sortant de ce sanctuaire, les tribus émigrantes se regardaient comme liées envers Dieu par une alliance et un pacte spécial : c’est ainsi que nous voyons Abraham, Isaac, Jacob, continuant en Chanaan et en Égypte leur noble métier de pasteurs, riches, fiers, chefs d’une nombreuse domesticité, en possession d’idées religieuses pures et simples, traversant les diverses civilisations sans s’y confondre et sans en rien accepter. Abraham, personnage définitivement historique et réel, conduit l’émigration en Palestine. Il n’y était pas du reste le premier de sa race, car, indépendamment des Chananéens, il y trouva un chef sémite et monothéiste comme lui, Melchisédech, avec lequel il fit amitié. Cependant la Mésopotamie resta longtemps encore le centre de la famille térachite, et c’est là que l’aristocratie, fidèle aux idées sémitiques sur la pureté du sang, envoya, jusqu’à son entrée en Égypte, chercher des femmes pour ses fils.

La vie d’Israël à cette époque est celle d’un douar arabe, avec son prodigieux développement d’individualité et de poésie, mais d’un autre côté avec son manque absolu d’idées politiques et de culture intellectuelle un peu raffinée. On ne sait guère quel fut le résultat des premiers contacts de la tribu israélite avec l’Égypte et les Chananéens. L’antipathie si vive qui respire dans toute l’histoire hébraïque contre Chanaan n’est point une raison pour soutenir que nulle influence n’a pu s’exercer de Chanaan sur Israël. Le parti pris des Hébreux de ne pas reconnaître les Chananéens pour leurs frères ne les a-t-il pas portés à retirer les Chananéens de la race élue de Sem pour les rejeter dans la famille infidèle de Cham, contrairement au témoignage évident du langage[6] ? Ces haines de frères n’ont nulle part été plus fortes que dans la race juive, la plus méprisante et la plus aristocratique de toutes. Sans admettre, avec quelques savans, que les Hébreux et les Chananéens aient en pendant longtemps une religion à peu près identique, il faut avouer que ce n’est qu’à une époque relativement moderne que les premiers arrivèrent à cet esprit d’exclusion qui caractérise les institutions mosaïques. Plusieurs données de la religion phénicienne se retrouvent dans l’ancien culte hébreu : à l’époque patriarcale, on voit les abrahamides accepter pour sacrés les lieux et les objets que les Chananéens prenaient comme tels, arbres, montagnes, sources, bétyles ou beth-el[7].

D’impénétrables ténèbres couvrent pour nous le premier mouvement religieux d’Israël, celui dont Moïse fut l’hiérophante et le héros. Autant il serait contraire à la saine critique de rapporter à ces temps antiques l’organisation compliquée que nous voyons décrite dans le Pentateuque, organisation dont on ne trouve pas de trace à l’époque des juges, ni même du temps de David et de Salomon, — autant il serait téméraire de nier qu’Israël, en sortant de l’Égypte, ait subi l’action d’un grand organisateur religieux. Les Abrahamides paraissent avoir gardé en Égypte toute l’originalité de leur génie sémitique : en rapports continuels avec les autres tribus térachites de l’Arabie-Pétrée, ils purent, sous l’impression d’une vive antipathie contre l’idolâtrie égyptienne, concevoir une de ces réactions monothéistes si familières aux peuples sémitiques, et d’ordinaire si fécondes. Toute religion est portée à fuir son berceau : le mouvement dont nous parlons, qui parait avoir eu son foyer principal dans la tribu de Lévi, fut suivi d’une sorte d’hégire ou émigration et d’une époque héroïque qui prit dans l’imagination des siècles plus modernes les proportions de l’épopée. Le Sinaï, la montagne sainte de toute la région où se passa ce grand acte, fut le point auquel la révélation s’attacha. Un nom sacré de la Divinité renfermant la notion du monothéisme le plus élevé, deux tables sur lesquelles étaient inscrits dix préceptes de la meilleure morale, quelques aphorismes qui formaient avec les dix préceptes la loi de Jéhovah, des rites simples et accommodés à la vie d’un peuple nomade, tels que l’arche, le tabernacle, la pâque, furent vraisemblablement les élémens essentiels de cette première institution, qui depuis se compliqua, en même temps que le rôle de son fondateur alla grandissant. M. Ewald[8] prouve de la façon la plus ingénieuse que la gloire de Moïse subit en Israël une longue éclipse, que son nom fut presque inconnu sous les juges et durant les premiers siècles des rois, et que le vieux fondateur ne sortit de son tombeau avec l’éclat extraordinaire qui entoure son front qu’un ou deux siècles avant la chute du royaume de Juda.

La vie arabe dans toute sa perfection, ici est en effet le spectacle que nous présente encore Israël durant toute l’époque des juges et avant son organisation en monarchie : des tribus sans autre lien que le souvenir de leur fraternité et l’hégémonie de l’une d’entre elles ; la religion la plus simple qui ait jamais existé ; une poésie vive, jeune, abrupte, dont l’écho est venu jusqu’à nous dans le sauvage et admirable cantique de Débora ; nulle institution, si ce n’est celle d’un chef temporaire (juge ou suffète) ; le pouvoir encore moins défini du prophète ou voyant, censé en rapport avec la Divinité ; enfin le sacerdoce envisagé comme l’apanage exclusif de la tribu de Lévi, à tel point que les individus qui se laissent aller à l’idolâtrie se croient obligés de prendre à leurs gages un lévite pour le service de leur idole. Rien ne désignait encore Israël comme un peuple prédestiné : il se peut que parmi les tribus voisines de la Palestine il y eût alors des peuplades aussi avancées, et le curieux épisode de Balaam nous prouve que le prophétisme, la religion et la poésie avaient chez ces tribus la même organisation qu’en Israël.

C’est vers le temps d’Héli et de Samuel (1100 ans environ avant l’ère chrétienne) que le sceau de l’élection divine se marque tout à fait sur Israël. Ce moment est celui où la nation israélite arrive à la réflexion et passe de l’état de tribu, pauvre et simple, ignorant l’idée de majesté, à l’état de royaume, avec un pouvoir constitué, aspirant à devenir héréditaire. Jusque-là, Israël avait vécu dans cette anarchie patriarcale, excluant tout gouvernement régulier et uniquement tempérée par la solidarité des membres de la famille, qui est l’état habituel des tribus arabes. Un tel ordre de choses devenait impossible à maintenir en présence des développemens que prenait la vie sociale en Orient ; le peuple demandait à grands cris « un roi comme en avaient les autres nations. » Tout nous indique en effet que cette révolution se fit à l’imitation de l’étranger, peut-être des Philistins ou des Phéniciens, et contrairement au désir du parti conservateur des traditions, qui la présentait comme une sorte d’infidélité envers Jéhovah. Le récit qui nous en est parvenu[9] est évidemment l’œuvre d’un opposant : la royauté y est présentée sous le plus mauvais jour et hautement mise au-dessous des anciennes formes patriarcales. Il n’est pas impossible que ce récit soit de la main même de Samuel ; les chapitres du livre qui porte son nom, où son rôle politique est exposé, ont un caractère si personnel, qu’on est tenté de croire qu’il en est lui-même l’auteur. Ce qu’il y a de certain, c’est que Samuel, retirant d’une main ce qu’il avait donné de l’autre, ne sortit jamais d’un système de taquineries contre la royauté, qu’il avait inaugurée avec répugnance et pour céder aux exigences de la foule. La royauté, inexpérimentée et n’ayant aucune tradition, fut d’abord son jouet. Enfin l’homme destiné à résumer ces tendances contraires et à former le nœud de l’histoire du peuple hébreu, par la réunion en sa personne du sacerdoce, du prophétisme et de la royauté, David, paraît et devient le représentant de l’idéal poétique, religieux, intellectuel, politique d’Israël.

Des contrastes bizarres frappent au premier coup d’œil celui qui essaie de se rendre compte du caractère de David d’après les idées épurées que nous nous faisons de la moralité. Comment l’homme que nous retrouvons, aux différentes époques de sa carrière agitée, tour à tour servant l’étranger contre sa patrie, infidèle envers ses alliés, associé à des brigands, souillé de tous les crimes domestiques, a-t-il pu passer dans la tradition d’Israël pour un roi selon le cœur de Dieu, et fut-il en effet un admirable organisateur politique et religieux, l’auteur de ces psaumes où les sentimens les plus délicats du cœur sont arrivés à leur plus fine expression ? Comment les mœurs d’un condottiere ont-elles pu s’unir à une vraie grandeur d’âme, à la piété la plus exquise, à la poésie la plus sentimentale ? Comment l’homme qui sacrifie à un caprice adultère son plus fidèle serviteur put-il se persuader avec une entière bonne foi que Jéhovah était son protecteur spécial, obligé à le faire réussir et à le venger de ses ennemis, comme si Dieu n’existait que pour lui ? Tous ces traits seraient inexplicables, si on ne les rapportait au caractère sémitique, dont David est le type accompli dans ses bonnes comme dans ses mauvaises parties. Essentiellement égoïste, le Sémite ne connaît guère de devoirs qu’envers lui-même : poursuivre sa vengeance, revendiquer ce qu’il croit être son droit, est à ses yeux une sorte d’obligation. La religion n’a pour lui qu’un lien fort éloigné avec la morale de tous les jours. De là ces étranges caractères de l’histoire biblique qui provoquent l’objection, et devant lesquels l’apologie est aussi déplacée que le dénigrement. Les actes de la politique la moins scrupuleuse n’empêcheront pas Salomon d’être reconnu le plus sage des rois. Le mélange bizarre de sincérité et de mensonge, d’exaltation religieuse et d’égoïsme, qui nous frappe dans Mahomet, la facilité avec laquelle les musulmans avouent que dans plusieurs circonstances le prophète obéit plutôt à sa passion qu’à son devoir, ne peuvent s’expliquer que par cette espèce de relâchement qui rend les Orientaux profondément indifférens sur le choix des moyens, quand ils ont pu se persuader que le but à atteindre est la volonté de Dieu. Notre manière désintéressée et pour ainsi dire abstraite de juger les choses leur est complètement inconnue.

Il serait donc contraire à une bonne critique de discuter avec malveillance, comme l’ont fait Bayle et Lessing, ou avec bouffonnerie, comme l’a fait Voltaire, tant d’actes de la vie de David qui en bonne morale ne sauraient être justifiés. Sa conduite envers Saül est au moins équivoque. Après la mort de Saül, le trône appartenait à son fils Isboseth ; toutes les tribus, à l’exception de Juda, se groupaient autour de lui : la trahison et l’assassinat délivrent bientôt David de ce rival. Grâce à la faveur sacerdotale et à de fortes institutions militaires qu’il semble avoir empruntées aux Philistins, chez lesquels il avait fait un long séjour, peut-être aussi au moyen de milices étrangères soudoyées[10], le nouveau roi réalisa son idée dominante, la suprématie de la tribu de Juda, une royauté forte, héréditaire dans sa maison, ayant son centre à Jérusalem. Cette future capitale du monde religieux n’avait été jusque-là qu’une bourgade fortifiée ; David en fit « une ville dont les maisons se touchent. » A sa mort, le vieux roi avait écrasé tous ses adversaires, réalisé tous ses projets, et put répéter avec orgueil ce chant de guerre du temps de sa jeunesse, qui nous étonne par sa fière et brutale énergie :


« Jéhovah a dit à mon maître : « Assieds-toi à ma droite, jusqu’à ce que je fasse de tes ennemis un escabeau pour tes pieds. »

« Jéhovah étendra de Sion le sceptre de ta puissance ; domine au milieu de tes ennemis.

« Ton peuple est accouru à ton appel dans l’éclat des saints ornemens ; la jeunesse qui l’entoure est comme une rosée qui sort du sein de l’aurore.

« Jéhovah l’a juré, et il ne s’en repentira pas : tu es prêtre pour jamais à la manière de Melchisedech.

« Le Seigneur est à ta droite : au jour de sa colère, il brise les rois.

« — Il régnera sur les nations, il remplira tout de cadavres, il brisera des têtes sur une vaste étendue.

« Il se rafraîchira dans sa route à l’eau d’un torrent ; par-là il relèvera sa tête. »


Cette royauté profane, contraire, à beaucoup d’égards, à la vraie destinée d’Israël, se continua durant tout le règne de Salomon. Le trône de David, selon les règles de la stricte hérédité, appartenait à Adonias. Salomon l’emporta, grâce à la préférence de son père et à une intrigue de harem dirigée par sa mère Bethsabée, qui fut toujours l’épouse favorite. L’affaire fut décidée par les forts de David, petite troupe de soudards de la plus rude espèce, qui avait fait le nerf du règne précédent. La volonté de David fut prépondérante, tant il avait accoutumé Israël à lui obéir. Le plus sage des rois inaugura son règne, suivant l’usage de l’Orient, en faisant égorger Adonias et son parti. Adonias, s’il l’eût emporté, eût traité de même, sans aucun doute, le parti de Salomon. Quoi qu’il en soit, ces perturbations apportées à l’hérédité eurent de graves conséquences, et portèrent à la légitimité en Israël un coup dont elle ne se releva jamais.

Si l’idée d’une monarchie conquérante traversa un moment la tête de David, habitué à vivre avec ses hommes de guerre et les Philistins, c’était là une idée impossible à réaliser, et qui fut bientôt abandonnée. Le peuple hébreu était incapable d’une grande organisation militaire, et en effet, sous Salomon, tout ce grand appareil de guerre tourne à la paix. Le règne de Salomon resta l’idéal profane d’Israël. Ses alliances avec tout l’Orient, sans égard pour les différences de religion, son superbe sérail, qui renfermait jusqu’à sept cents reines et trois cents concubines, l’ordre et la beauté des services de son palais, la prospérité industrielle et commerciale de son temps, réveillèrent dans les imaginations ce goût du bien-être et des joies mondaines auquel Israël s’est abandonné toutes les fois que l’aiguillon de la souffrance ne l’a point poussé vers de plus hautes destinées. Le Cantique des Cantiques est l’expression charmante de la vie gaie, heureuse, finement sensuelle d’Israël, à l’un de ces momens où, laissant sommeiller la pensée divine, il s’est donné au plaisir. Une littérature profane, commune en partie aux peuples voisins de la Palestine, prit le dessus sur la poésie lyrique des psalmistes et des voyans. Salomon cultiva lui-même cette sagesse mondaine presque étrangère au culte de Jéhovah, et qui n’est guère que l’art de réussir ici-bas. On lui attribue des ouvrages, et il est certain qu’il écrivit. Moins poète et bien moins doué que son père du sentiment vrai de la vocation d’Israël, il se mit à décrire les créatures, « depuis le cèdre jusqu’à l’hyssope[11] ; » puis, s’il faut en croire la légende, il tomba dans le scepticisme, le dégoût de toute chose, et se réfugia dans une sagesse désespérée : « Vanité des vanités !… Rien de nouveau sous le soleil…, Augmenter sa science, c’est augmenter sa peine… J’ai voulu rechercher ce qui se passe sous le ciel, et j’ai vu que ce n’était qu’affliction d’esprit. »

On sent combien nous sommes loin de l’idéal pur d’Israël. La vocation d’Israël n’était ni la philosophie, ni la science, ni l’industrie, ni le commerce. En ouvrant ces voies profanes, Salomon fit en un sens dévier son peuple de sa destinée toute religieuse. C’en était fait du vrai Dieu, si de pareilles tendances eussent prévalu. Le christianisme et la conversion du monde au monothéisme étant l’œuvre essentielle d’Israël, à laquelle le reste doit être rapporté, tout ce qui l’a détourné de ce but supérieur n’a été dans son histoire qu’une distraction frivole et dangereuse. Or, loin d’avoir avancé cette grande œuvre, on peut dire que Salomon fit tout pour la compromettre. S’il eût réussi, Israël eût cessé d’être le peuple de Dieu, et fût devenu une nation mondaine comme Tyr et Sidon. Les prophètes eurent sous lui peu d’influence. Entraîné par ses relations avec les peuples les plus divers et par le désir de plaire à ses femmes égyptiennes, sidoniennes, moabites, il arriva à une sorte de tolérance pour les cultes étrangers. On vit sur le mont des Oliviers des autels à Moloch et à Astarté. Quoi de plus contraire au premier devoir d’Israël ? Gardien d’une idée à laquelle le monde devait se rallier, chargé de substituer dans la conscience de l’homme le culte du Dieu suprême à celui des divinités nationales,Israël devait être intolérant, et affirmer hardiment que tous les cultes en dehors de celui de Jéhovah étaient faux et sans valeur. Le règne de Salomon fut ainsi, à beaucoup d’égards, un intervalle dans la carrière sacrée d’Israël. Le développement intellectuel et commercial qu’il avait favorisé n’eut pas de suite. Sur la fin de sa vie, les prophètes, qu’il avait réduits au silence, reprirent le dessus et lui firent une vive opposition. Ses ouvrages, considérés comme profanes, se perdirent pour la plupart, sa mémoire resta douteuse, et la largeur d’idées qu’il avait un moment inaugurée ne laissa en Israël qu’un vague et brillant souvenir.

Nous voyons se manifester ici la grande loi de toute l’histoire du peuple hébreu, la lutte de deux besoins opposés qui semblent avoir toujours entraîné en sens contraires cette race intelligente et passionnée : d’une part la largeur d’esprit, aspirant à comprendre le monde, à imiter les autres peuples, à sortir de l’étroite enceinte où les institutions mosaïques renfermaient Israël ; de l’autre la pensée conservatrice à laquelle le salut du monde était attaché. Les prophètes sont les représentans de la tendance exclusive ; les rois, d’une pensée plus large et plus ouverte aux idées du dehors. Le prophétisme, bien plus en harmonie avec le génie et la vocation du peuple hébreu, devait nécessairement triompher et empêcher la royauté laïque de prendre jamais de sérieuses racines en Israël.

Ce qu’il importe de remarquer, c’est que l’autorité prophétique, si hostile à la royauté, ne l’est guère moins au sacerdoce. Le prophète[12] ne sort pas de la tribu de Lévi ; il n’enseigne pas dans le temple, mais sur les places, dans les rues et les marchés ; il ne tient sa mission que de Dieu et représente les intérêts populaires contre les rois et les prêtres, souvent alliés aux rois. De là un genre de pouvoir sans analogue dans l’histoire d’aucun peuple, une sorte de tribunat inspiré, voué à la conservation des anciennes idées et des anciens droits. On ne peut nier que la politique des prophètes ne se présente souvent à nous comme étroite et opposée au progrès ; mais c’était la vraie politique d’Israël. Certes elle paraît d’abord importune, cette voix austère et monotone du prophète prédisant toujours des ruines, anathématisant les instincts qui entraînaient l’homme antique vers le culte de la nature. Souvent, dans cette longue lutte des rois et des prophètes, c’est aux rois que nous sommes tentés de donner raison. L’opposition de Samuel contre Saül est d’ordinaire peu sensée, et si les prophètes adressent parfois à David de très justes avertissemens, quand ils rappellent à la morale ce grand roi, qui était trop porté à l’oublier, on ne peut nier que souvent aussi leurs reproches ne révèlent une politique bien naïve, — par exemple, quand ils présentent comme un crime capital le recensement ordonné par David, et qu’ils veulent faire envisager les calamités qui le suivirent comme une punition de cette mesure, sans doute peu populaire. Plusieurs des rois présentés par les auteurs sévères du Livre des Rois et des Paralipomènes comme des scélérats étaient peut-être des princes raisonnables, tolérans, partisans d’alliances nécessaires avec l’étranger, obéissant aux besoins de leur temps et à un certain penchant pour le luxe et l’industrie. Les prophètes, pleins du vieil esprit sémitique, ennemis ardens des arts plastiques, iconoclastes fougueux, hostiles à tout ce qui entraînait Israël dans le mouvement du monde, demandaient aux rois des persécutions contre les cultes qui s’éloignaient du monothéisme, et leur reprochaient comme des crimes contre Dieu leurs alliances les plus sensées. Jamais opposition ne fut plus acre, plus violente, plus anarchique, et pourtant au fond l’opposition avait raison. Dès que l’on part de ce principe qu’Israël n’avait qu’une vocation, la conservation du monothéisme, la direction de son mouvement appartenait de droit aux prophètes. Israël ne pouvait rallier l’humanité autour d’une même loi qu’en écartant d’abord scrupuleusement toute influence étrangère ; la conservation du monothéisme ne demandait ni étendue, ni variété d’esprit, mais une inflexible ténacité.


III

David et Salomon représentèrent durant soixante ans (dix siècles environ avant l’ère chrétienne) le plus haut degré de gloire et de prospérité temporelle que les Hébreux aient jamais atteint. Désormais tous leurs rêves de bonheur se tourneront vers un idéal composé de David et de Salomon, un roi puissant et pacifique, qui régnera d’une mer à l’autre et dont tous les rois seront tributaires. À quel moment cette pensée féconde, d’où naîtra le Messie, fit-elle son apparition en Israël ? La critique ne le dira jamais. Ces idées, écloses au fond de la conscience d’une nation, n’ont pas de commencement ; comme toutes les œuvres profondes de la nature, elles cachent leur origine dans de mystérieuses ténèbres. L’idée de l’empire du monde est-elle née dans Rome à un moment donné ? Non ; elle est aussi ancienne que Rome même, et fut en quelque sorte scellée dans la première pierre du Capitole. La foi au Messie, vague, obscure, entremêlée d’éclipsés et d’oublis, repose de même dans les plus antiques assises d’Israël.

L’inaptitude des Hébreux à un grand rôle politique se dévoile de plus en plus. À partir de Roboam, ils sont presque toujours en vasselage, d’abord sous l’Égypte, puis sous l’Assyrie, puis sous la Perse, puis sous les Grecs, puis sous les Romains. Une cause particulière accéléra la ruine de leur puissance temporelle. La tribu de Juda, arrivée à la prépondérance par la victoire de David, ne réussit jamais à étouffer l’individualité des autres tribus et à fonder l’unité de la nation. Les tribus du nord de la Palestine, groupées autour de celle d’Ephraïm, aspiraient à se séparer et ne supportaient qu’impatiemment leur dépendance religieuse de Jérusalem. Les dépenses considérables de Salomon, qui pesaient lourdement sur les provinces et ne profitaient qu’à la capitale, achevèrent de séparer les intérêts du nord et du sud. Ephraïm, avec sa montagne de Garizim, rivale de Sion, sa ville sainte de Béthel, ses nombreux souvenirs de l’âge patriarcal, était sans contredit la plus considérable des individualités qui luttaient contre l’action absorbante de Jérusalem. La rivalité de ces deux familles principales des Israélites date des époques les plus reculées de leur histoire. Au temps des juges, Éphraïm, par le séjour de l’arche à Silo et par son importance territoriale, tint vraiment l’hégémonie de la nation. L’idée d’une monarchie israélite jaillit un moment être réalisée par Ephraïm[13]. Après la mort de Saül, nous voyons cette tribu grouper autour d’elle toutes les tribus du nord, opposer sans succès Isboseth à David, l’habile et heureux champion des prétentions de Juda, enfin, après la mort de Salomon, faire triompher ses tendances séparatistes par le schisme du royaume d’Israël et l’avènement d’une dynastie éphraïmite. Parmi les chefs des ouvriers que Salomon faisait travailler à la construction de la terrasse entre Sion et Moria, il remarqua un robuste jeune homme d’Ephraïm, dont l’air intelligent le frappa et auquel il donna une fonction importante dans son administration. C’était l’homme destiné à porter un coup mortel à la maison de David. Jéroboam leva, du vivant même de Salomon, l’étendard de la révolte : les embarras financiers qui suivirent la mort du grand roi lui fournirent une excellente occasion pour consommer une séparation devenue inévitable.

On ne saurait dire que le schisme des dix tribus ait été, au point de vue de la destinée générale du peuple hébreu, un sérieux malheur. Réduit à un espace de quinze lieues de long sur vingt de large (l’étendue d’une sous-préfecture), Juda, abandonné à lui-même, s’épure et s’exalte ; ses idées religieuses se développent et se compliquent. Le nord au contraire, livré à des dynasties brutales et en proie à de continuelles révolutions, fut de bonne heure annulé : la tradition religieuse s’y affaiblit. Durement repoussées par les Juifs dédaigneux de Jérusalem, quand elles voulurent après la captivité rebâtir le temple avec eux, ces populations déshéritées ne firent guère que copier de loin les institutions de Juda. Elles prirent leur revanche par le christianisme. Le Christ trouva ses plus nombreux disciples dans ces provinces méprisées, mal famées pour l’orthodoxie, et en ce sens on pourrait affirmer que Samarie a eu autant de part que Jérusalem à l’œuvre capitale d’Israël. Cette antique fraction du peuple hébreu, qui, si elle n’a pas eu la destinée brillante de Juda, l’a presque égalé par sa persévérance et sa foi, est de nos jours à la veille de s’éteindre, et offre au monde le singulier spectacle d’une religion qui va mourir. Les persécutions, la misère et le prosélytisme des sectes plus puissantes, surtout des missions protestantes, menacent à chaque instant sa frêle existence. En 1820, les Samaritains étaient encore au nombre d’environ cinq cents. Robinson, qui visita Naplouse (l’ancienne Sichem) en 1838, n’en trouva plus que cent cinquante. Dans une supplique qu’ils adressèrent au gouvernement français en 1842, ils avouent qu’ils sont réduits à quarante familles. Leur vieux prêtre, Salamé, fils de Tobie, qui correspondit avec l’évêque Grégoire et M. de Sacy, vit encore[14], mais il ne parait pas qu’après lui la connaissance de la langue et des traditions samaritaines doive se continuer. Aujourd’hui que tout le monde cherche en Orient quelqu’un à protéger, qui songera à ces pauvres Samaritains ?

Il est remarquable du reste que le prophétisme dans le royaume du nord fut d’abord un élément de perturbation politique encore plus grave que dans le sud, et y rendit impossible toute loi d’hérédité, tandis qu’à Jérusalem le prestige de la maison de David et le privilège incontesté des lévites maintinrent une sorte de droit divin pour la succession au trône et au sacerdoce. Élie et son école nous représentent ce moment de la toute-puissance prophétique, faisant et défaisant les dynasties, gouvernant en réalité sous le nom de rois en tutelle. Les plus belles pages du livre de M. Ewald sont celles où il expose le rôle et le caractère d’Élie. Ce géant des prophètes, par sa vie anachorétique, par le costume particulier qu’il portait, par sa retraite invisible dans les montagnes, d’où il ne sortait, comme un être surnaturel, que pour porter ses menaces et disparaître aussitôt, tranche fortement avec la physionomie plus simple des prophètes anciens et l’école moins ascétique des prophètes lettrés. Une grande révolution ne tarda pas, en effet, à s’opérer dans la forme du prophétisme. Les prophètes de l’école d’Élie et d’Élisée n’écrivaient pas : à l’ancien prophète homme d’action succède le prophète écrivain, ne cherchant sa force que dans la beauté de la parole. Ces étonnans publicistes enrichirent les écritures hébraïques, limitées jusque-là au récit historique, au cantique et à la parabole, d’un genre nouveau, d’une sorte de littérature politique, alimentée par l’événement du jour, et à laquelle la presse et la tribune des temps modernes peuvent seules être comparées.

Autant l’avenir profane d’Israël semblait détruit sans retour, autant ses destinées religieuses s’agrandissaient. Les derniers temps du royaume de Juda présentent l’un des mouvemens religieux les plus étonnans de l’histoire. Les premières origines du christianisme sont là. L’ancienne religion hébraïque, simple, sévère, sans théologie raffinée, n’est presque qu’une négation. Vers le temps dont nous parlons, un piétisme exalté, représenté par les réformes d’Ézéchias et surtout de Josias, introduit dans le mosaïsme des élémens nouveaux. Le culte se centralise de plus en plus à Jérusalem ; la prière commence. Le mot de dévotion, qui ne correspond à rien dans l’ancienne religion patriarcale, commence à avoir un sens. De nouvelles éditions du code mosaïque, conçues sur le ton de la prédication, et dont on relevait l’autorité par certaines fraudes pieuses, se répandent ; des cantiques composés par des lettrés et empreints de quelque rhétorique réchauffent dans les âmes le zèle du mosaïsme. Un style lâche, prolixe, mais plein d’onction, dont nous trouvons le type dans l’œuvre de Jérémie, caractérise ces productions. Inutile d’ajouter que chaque recrudescence de piété était accompagnée d’une recrudescence d’intolérance et de persécution contre tout ce qui n’était pas conforme au monothéisme le plus pur.

Une profonde modification se manifeste en même temps dans la manière de sentir. Un esprit de douceur, un sentiment délicat de compassion pour le faible, l’amour du pauvre et de l’opprimé, avec des nuances inconnues de l’antiquité, se font jour de toutes parts. La prophétie de Jérémie et le Deutéronome sont déjà sous ce rapport des livres chrétiens. L’amour, la charité naissent dans le monde. En même temps grandissait l’idée chérie d’Israël, l’attente d’un roi modèle qui ferait régner Dieu dans Jérusalem et réaliserait les anciens oracles. On crut longtemps que ce roi parfait allait venir ; mais quand on vit Josias réaliser presque l’idéal du souverain théocratique et périr misérablement, l’espérance se trouva déplacée. Le système très simple sur lequel reposait l’édifice social d’Israël, le pacte de Dieu et de la nation, en vertu duquel, tant que la nation serait fidèle à Jéhovah, elle serait heureuse et triomphante, ce système, dis-je, ne pouvait échapper aux plus rudes démentis. Les prophètes chargés d’appliquer cet étrange ; principe devaient avoir plus d’une lutte à soutenir contre la réalité. Souvent les époques où la piété était le plus vive furent les plus malheureuses, et on peut dire que la catastrophe finale surprit Israël au milieu d’une période d’assez grande ferveur. Endurci contre les déceptions, habitué à espérer contre l’espérance, Israël en appela de la lettre à l’esprit. L’idée d’un royaume spirituel de Dieu et d’une loi écrite non sur la pierre, mais dans les cœurs, lui apparut comme l’aurore d’un nouvel avenir.

Pendant qu’au sein de Jérusalem s’agitaient ces délicates questions d’où dépendait l’avenir religieux du monde, s’établissaient en Orient d’immenses et toutes puissantes monarchies auxquelles la destruction du royaume de Juda devait à peine coûter un effort. Les Hébreux, avec leurs idées si simples en fait d’organisation politique et militaire, éprouvèrent une vive impression d’étonnement et de terreur quand ils se trouvèrent pour la première fois en présence de cette redoutable organisation de la force, de ce matérialisme impie et brutal, de ce despotisme où le roi usurpait la place de Dieu. Les prophètes, aveugles selon la chair, clairvoyans selon l’esprit, ne cessaient de repousser la seule politique qui pût sauver Israël, de battre en brèche la royauté et d’exciter par leurs menaces et leur puritanisme des agitations intérieures[15]. On les vit sur les ruines de Jérusalem maintenir leur obstination et triompher presque des désastres qui réalisaient leurs prédictions. Une politique vulgaire les condamnerait et les rendrait en grande partie responsables des malheurs de leur patrie ; mais le rôle religieux du peuple juif devait toujours être fatal à son rôle politique ; Israël devait avoir le sort de tous les peuples voués à une idée, et promener son martyre à travers les dédains du monde, en attendant que le monde rallié vint lui demander en suppliant une place dans Jérusalem.


IV

La captivité n’atteignit qu’un assez petit nombre des habitans de la Palestine ; mais elle frappa la tête de la nation et la classe entière où résidait la tradition religieuse, en sorte que l’esprit tout entier de la Judée se trouva transporté à Babylone. Telle est la cause qui fit éclore sur les bords de l’Euphrate les plus belles productions du génie hébreu, ces psaumes si touchans qui vont à l’âme, l’enchantent et la pénètrent de tristesse et d’espérance, ces incomparables odes prophétiques qu’on a ajoutées à la suite des œuvres d’Isaïe[16]. Il se forma dès lors à Babylone, ou pour mieux dire dans les petites villes groupées autour de cette grande cité, comme une seconde capitale du judaïsme. Les restaurateurs des institutions et des études anciennes en Judée, comme Esdras et Néhémie, viennent de là, et s’indignent à leur arrivée de l’ignorance et de la corruption de langage de leurs coreligionnaires de Palestine. Après la destruction de Jérusalem par les Romains, Babylone deviendra de nouveau le centre principal de la culture intellectuelle d’Israël, en sorte qu’on peut dire que deux fois la continuation de la tradition juive s’est faite par Babylone, à la suite des deux grandes catastrophes qui, à sept siècles de distance, ruinèrent entièrement le judaïsme à Jérusalem.

Je ne sais s’il y a dans l’histoire de l’esprit humain un spectacle plus étrange que celui dont Babylone fut témoin au Vie siècle avant l’ère chrétienne. Ce petit groupe d’exilés perdu au milieu d’une foule profane, sentant à la fois sa faiblesse matérielle et sa supériorité intellectuelle, voyant autour de lui le règne brutal de la force et de l’orgueil, s’exalte et atteint le ciel. De tant d’oracles divins non encore accomplis, de cet amas d’espérances trompées, de cette lutte de la foi et de l’imagination contre la réalité, naquit la pensée du Messie. En présence de l’iniquité triomphante, Israël en appela au grand jour de Jéliovah et s’élança résolument dans l’avenir.

Qu’y vit le prophète innommé[17] qui fut à ce moment décisif l’interprète de la pensée d’Israël ? Les rêves du malade, qui, dans les accès de la fièvre, voit se dérouler devant lui un autre monde et briller un autre soleil, n’eurent jamais de pareilles ardeurs. On ne peut qu’indiquer le motif de ces hymnes divins par lesquels l’illustre inconnu salua la nouvelle Jérusalem : « Lève-toi, resplendis, Jérusalem !… » — « Voix qui crie dans le désert : préparez les voies de Jéhovah, aplanissez ses sentiers !… » — « Qu’ils sont beaux sur les montagnes, les pieds de celui qui annonce le salut !… » — « Cieux, répandez votre rosée, et que les nues versent la justice… » — « Quel est celui-ci qui vient d’Édom, qui arrive de Bosra les habits rouges de sang ?… » — puis, dans une obscure et mystérieuse vision, cette sublime apothéose de l’homme de douleur, le premier hymne à la souffrance que le monde ait entendu. Nulle part n’éclate mieux que dans ces pages inspirées le don spécial d’Israël, la foi, cette conscience de sa supériorité qui survivait à toutes les défaites, cette certitude de l’avenir qui donna à une poignée de captifs l’assurance d’affirmer que le monde leur appartiendrait un jour. « Lève tes yeux à l’entour et regarde, Jérusalem, ces foules qui viennent et se rassemblent : des fils te sont amenés des contrées lointaines, des filles se pressent sur ton sein. Une multitude de chameaux, les dromadaires de Madian et d’Epha te débordent ; ceux-ci viennent de Saba, portant l’or et l’argent et annonçant les louanges de Jéhovah. Les troupeaux de Cédar accourront vers toi ; les béliers des Nabatéens s’offriront d’eux-mêmes pour tes sacrifices. Quels sont ceux-ci qui volent comme des nuées, comme des colombes vers leur abri ? Les îles de la mer sont dans l’attente ; les vaisseaux de Tartesse sont prêts pour t’amener des fils. Des étrangers s’offriront pour bâtir tes murailles ; les rois se feront tes serviteurs. Tes portes seront ouvertes nuit et jour pour laisser entier l’élite des nations et les rois amenés pour te rendre hommage. Les fils de ceux qui t’ont humilie viendront courbés vers toi ; ceux qui te méprisaient baiseront la trace de tes pieds et t’appelleront Cité de Dieu, sainte Sion d’Israël. Tu suceras le lait des nations, tu t’allaiteras à la mamelle des rois. On n’entendra plus parler d’iniquité sur ta terre, ni de désastres dans tes frontières ; la paix régnera sur tes murs, la gloire siégera à tes portes. Tu n’auras besoin ni de soleil pour éclairer tes jours, ni de lune pour illuminer tes nuits : ton soleil ne se couchera jamais, et ta lune ne connaîtra plus de déclin, car Jéhovah sera ta lumière éternelle, et les jours de ton deuil seront passés à jamais. »

À partir de ce moment, Israël nous apparaît exclusivement possédé de son idée religieuse. Aucune des distractions profanes auxquelles il s’était par momens attardé ne le troublera désormais. Plus un doute, plus une révolte, plus une tentation d’idolâtrie : le paganisme ne lui inspire plus que les amères et hautaines dérisions du Livre de la Sagesse. Le judaïsme va se resserrant et se fortifiant de plus en plus. La liberté, la simplicité de l’antique génie hébreu, si étranger à tout scrupule de théologie et de casuistique, font place aux petitesses du rabbinisme. Le scribe succède au prophète. Un sacerdoce plus fortement organisé étouffe toute vie profane : la synagogue devient ce que sera plus tard l’église, une sorte d’autorité constituée contre laquelle vient se briser toute pensée indépendante. Le piétisme se développe et produit une littérature bien affaiblie, si on la compare aux productions de l’époque classique, mais encore pleine de charmes ; quelques psaumes tendres et touchans, aliment éternel des âmes pieuses, et les jolis romans de Tobie et de Judith sont de cette époque. Que l’on compare l’honnête Tobie à Job, frappé comme lui de douleurs imméritées : un monde les sépare. Ici, la patience, la vertu récompensée, de douces et consolantes images ; là-bas, la révolte, la dispute, le désespoir, et le fier sentiment de l’Arabe disant dans le malheur : « Dieu est grand ! » sentiment qui n’a rien de commun avec la vertu toute chrétienne de la résignation. Une grande indifférence pour la vie politique fut la conséquence du zèle étroit et sévère qui caractérise les temps dont nous parlons. Israël n’était pas chargé d’enseigner au monde la liberté ; aussi, depuis la captivité, le voyons-nous s’accommoder volontiers d’une position subordonnée et ne songer qu’à exploiter les avantages que lui offrait cette situation, sans paraître se douter qu’elle eût rien de honteux. Pendant que la Grèce, avec des ressources de bien peu supérieures à celles de la Palestine, faisait remporter à la liberté sa première victoire, Israël se résignait à n’être qu’une province du grand roi, et s’en trouvait assez bien. C’est là, il faut l’avouer, le mauvais côté de l’histoire juive. Nullement faits pour la vie politique, n’étant jaloux que de leur liberté religieuse, les Juifs acceptèrent tous les régimes qui montrèrent pour leur culte quelque tolérance, et donnèrent à tous les despotismes des serviteurs d’autant plus dévoués qu’ils n’étaient retenus par aucune responsabilité envers la nation. L’empire chaldéen leur fut, il est vrai, toujours odieux, et ils accueillirent sa ruine avec des cris de joie, sans doute parce que cet empire militaire et tout profane n’avait rien qui répondit à leur propre nature. Ils acceptèrent au contraire comme un bienfait la domination des Perses, dont la religion était la moins païenne du monde païen, et offrait par sa gravité, sa tendance au monothéisme, son horreur pour les représentations figurées, beaucoup d’analogie avec le culte mosaïque. Cyrus fut reçu par eux comme un envoyé de Jéhovah, et introduit de plein droit dans la famille élue du peuple de Dieu,

On ne peut nier que les Perses ne se soient montrés assez libéraux envers Israël. Zorobabel, qu’ils rétablirent à la tête de la nation, était de la maison de David, et il n’eût tenu qu’aux Juifs de relever par lui leur dynastie nationale ; mais telle était leur indifférence politique, qu’après Zorobabel ils laissent sa lignée se continuer obscurément et ne reconnaissent plus d’autre pouvoir que celui du grand-prêtre, qui devient héréditaire. Israël suit de plus en plus sa destinée ; son histoire n’est plus celle d’un état, mais d’une religion. C’est le sort des peuples qui ont à remplir une mission intellectuelle ou religieuse sur les autres peuples, de payer de leur nationalité cette brillante et périlleuse vocation. Le génie grec n’a agi puissamment sur le monde qu’à une époque où la Grèce n’avait plus de rôle politique. On a très bien montré que la première cause de la perte de l’Italie a été la tendance universelle de l’Italie, ce primato qu’elle a en effet si longtemps exercé, et qui a fait que, voulant être maîtresse partout, elle n’a rien été chez elle. Qui sait si un jour les idées françaises ne rempliront pas le monde, quand la France ne sera plus ? Les nationalités qui tiennent fortement à leur sol, qui ne cherchent point à faire prévaloir leurs idées au dehors, sont chez elles très résistantes, mais elles ont peu d’action dans le mouvement général du monde. Pour agir dans le monde, il faut mourir à soi-même : le peuple qui se fait le missionnaire d’une pensée religieuse n’a plus d’autre patrie que cette pensée, et c’est en ce sens que trop de religion tue un peuple et contrarie un établissement purement national. Les Macchabées sont d’admirables héros, mais leur héroïsme n’excite pas en nous les mêmes impressions que le patriotisme grec et romain. Miltiade combat pour Athènes sans aucune arrière-pensée de théologie ni de croyance ; Judas Macchabée combat pour une foi et non pour une patrie, ou du moins la patrie est chez lui subordonnée à la foi. Cela est si vrai, que, depuis la captivité, le sol de la Palestine devient presque indifférent pour les Juifs. Leurs communautés les plus florissantes, les plus éclairées, les plus pieuses sont répandues dans les régions les plus éloignées de l’Orient.

Une dernière épreuve cependant attendait Israël, et peut-être la plus dangereuse de toutes, — je veux dire la contagion de la civilisation grecque, qui, à partir d’Alexandre, envahit toute l’Asie. Le premier devoir du peuple, juif était l’isolement. Ce devoir, il avait pu le remplir sans trop de peine en présence de l’Égypte, de la Phénicie, de l’Assyrie : la Perse avait exercé sur le tour de son imagination une assez forte influence ; mais, grâce à une singulière analogie d’institutions et de génie, cette influence, librement acceptée, ne fut pas une infidélité. La tentation fut bien plus grave devant ce prestige incomparable du génie grec, qui devait séduire les parties les plus nobles du genre humain. Israël fut d’abord très profondément entamé. Les colonies juives établies en Égypte se laissèrent prendre au charme de l’hellénisme, rompirent la communion avec Jérusalem et sortirent presque entièrement de la famille israélite[18]. La Palestine elle-même subit d’abord l’action des Séleucides : on vit à Jérusalem un stade et des gymnases ; un parti puissant, qui comptait dans son sein presque toute la jeunesse, favorisait ces nouveautés, et, fasciné par l’éclat des institutions grecques, prenait déjà en pitié le culte et les habitudes austères des ancêtres. Cette fois encore pourtant l’esprit conservateur l’emporta : quelques vieillards obstinés et une famille de héros sauvèrent la tradition à laquelle le monde allait bientôt se rallier.

La mesure du danger nous est donnée par celle de la haine. Malheur à ceux qui essaient de s’opposer au libre développement des besoins religieux de l’humanité ! Les mémoires historiques les plus sacrifiées sont celles des souverains qui, n’ayant pas su bien deviner l’avenir ou ayant follement entrepris de l’arrêter, se sont faits les persécuteurs des mouvemens religieux qui devaient triompher ; tels furent Antiochus, Hérode, Dioclétien, Julien, tous grands princes selon la terre, que la conscience populaire a damnés sans pitié. Cet Antiochus Épiphane, dont le nom est irrévocablement associé à celui de Néron, était un prince humain[19], éclairé, qui ne voulait sans doute que le progrès de la civilisation et des arts de la Grèce. Les rudes moyens qu’il employa étaient ceux que les Grecs et les Romains incitaient en usage partout et toujours pour faire plier devant eux les civilisations différentes de la leur. Ayant longtemps demeuré à Rome comme otage, Antiochus revint en Syrie la tête pleine des idées de la politique romaine et rêvant un empire d’Orient fondé, comme celui de Rome, sur l’assimilation des nationalités et l’extinction des variétés provinciales. La Judée était le premier obstacle qu’il devait rencontrer dans l’exécution de ce projet. Le sacerdoce était en ce moment fort affaibli ; le grand-prêtre Jésus, qui pour suivre la mode se faisait appeler Jason, s’oublia jusqu’à envoyer une théorie aux jeux héracléens de Tyr ; le temple fut mis au pillage ; un moment Jupiter Olympien y eut son autel, et des bacchanales parcoururent les rues de Jérusalem. Alors commença cette résistance héroïque qui a donné à la religion ses premiers martyrs. Les prêtres et une grande partie de la population de Jérusalem avaient cédé ; les petites villes et les laïcs résistèrent. Ce fut le privilège et le secret de la force du peuple juif de maintenir sa foi indépendante du prêtre, en la faisant résider uniquement dans la conscience d’un petit nombre de chefs de famille attachés à des idées très simples et dominés par un sentiment invincible de leur supériorité. La destinée de l’humanité fut jouée là sur la fermeté de quelques familles. Par suite de cette fermeté, l’esprit grec fut réduit à l’impuissance en Palestine et privé de toute influence vraiment féconde sur la première période du christianisme naissant.

Une influence bien plus efficace, parce qu’elle s’exerça sans violence et par l’effet de la conformité morale des deux peuples, fut celle de la Perse. La Perse est le seul pays qui ait exercé sur le peuple juif une action religieuse vraiment profonde. Un des résultats les plus importans des études orientales en ces derniers temps a été de montrer le rôle capital que les institutions de l’Avesta ont joué dans toute l’Asie occidentale durant les siècles qui précédèrent et ceux qui suivirent immédiatement l’ère chrétienne : c’est à la Perse qu’il faut faire honneur de tant d’élémens nouveaux que nous trouvons dans le christianisme comparé au mosaïsme, élémens qu’un examen superficiel avait fait d’abord rapporter à la Grèce, Babylone, qui continuait d’être un des centres principaux du judaïsme, fut le théâtre de ce mélange qui devait avoir des conséquences si graves dans l’histoire de l’esprit humain, et dont les premières conséquences furent pour les Juifs une théorie plus compliquée d’anges et de démons, un spiritualisme raffiné, si on le compare, à l’ancien réalisme hébreu, on goût pour le symbole qui confine presque à la cabbale et au gnosticisme, des idées sur les manifestations terrestres de la Divinité tout à fait étrangères aux peuples sémitiques. La foi à l’immortalité et à la résurrection des corps prend aussi des formes plus arrêtées : les Hébreux n’étaient jamais arrivés sur ce point à rien de bien déterminé ; l’Immortalité à laquelle Israël a cru plus qu’aucun peuple est celle de sa race et de son œuvre, non celle de l’individu. Enfin les formules messianiques prennent beaucoup plus de précision et se rattachent, à la croyance que la fin du monde était prochaine et serait.accompagnée d’un renouvellement de toutes choses[20]. Une série de compositions écrites sous forme de visions apocalyptiques, et que M. Ewald envisage avec raison comme une sorte de renaissance du prophétisme, telles que les livres de Daniel, d’Hénoch, le quatrième livre d’Esdras, les vers sibyllins[21], furent le fruit de ce nouveau goût, qui, si on le compare à la manière des poètes de la bonne époque, représente une sorte de romantisme. Ce sont là, si l’on n’envisage que la forme, des productions de pleine décadence ; cependant on y rencontre parfois une singulière vigueur de pensée. Le Livre de Daniel en particulier peut être considéré comme le plus ancien essai de philosophie de l’histoire. Les révolutions qui traversaient l’Orient, les habitudes cosmopolites du peuple juif, et surtout l’intuition que ce peuple a toujours eue de l’avenir, lui donnaient sous ce rapport un immense avantage sur la Grèce. Tandis que l’histoire politique, je veux dire l’histoire des luttes intérieures de la cité, a trouvé en Grèce et en Italie ses plus excellens interprètes, Israël a eu la gloire d’envisager le premier l’humanité tout entière, de voir dans la suite des empires autre chose qu’une succession fortuite, et d’assujettir à une formule le développement des affaires humaines. Incomplet tant qu’on voudra, ce système de philosophie de l’histoire est au moins celui qui a le plus vécu : il a duré depuis l’époque des Macchabées presque jusqu’à nos jours : saint Augustin dans la Cité de Dieu et Bossuet dans l’Histoire universelle n’y ont rien ajouté d’essentiel.

Un fait nouveau en Israël signala le siècle fécond qui précéda la naissance du Christ : de nombreuses sectes se produisirent, accusant un raffinement de prétentions théologiques inconnu jusque-là. En même temps les pratiques de dévotion particulière, vers lesquelles les anciens Hébreux n’étaient nullement attirés, se répandent, et, suivant l’éternelle loi des religions toujours portées à se développer par l’accessoire, oblitèrent le fond antique. Les synagogues, ou lieux de réunion religieuse, dont on ne trouve nulle trace avant la captivité et dont l’institution n’est que médiocrement en harmonie avec l’esprit du mosaïsme, prennent une grande importance et se multiplient de toutes parts. L’influence de la Haute-Asie se fait de plus en plus sentir ; mais, ouverte du côté de l’Orient, Jérusalem reste fermée du côté de la Grèce et repousse obstinément toute action de la philosophie occidentale. Un parti peu nombreux d’hommes éclairés et trop raisonnables pour réussir, les sadducéens, essaient bien de constituer une sorte de mosaïsme rationnel. L’incrédule Hérode fait rebâtir le temple en style grec, et oppose au fanatisme une politique toute mondaine, fondée sur la séparation de l’église et de l’état et sur l’égale tolérance des diverses sectes. Ces timides remèdes ne pouvaient rien contre le mal mystérieux qui travaillait Israël. Les pharisiens remportent : or qu’étaient les pharisiens ? Les continuateurs de la vraie tradition, les fils de ceux qui résistèrent durant la captivité, qui résistèrent sous les Macchabées, les ancêtres des talmudistes et de ceux qui montèrent sur les bûchers du moyen âge, les ennemis naturels de tous ceux qui aspiraient à élargir le sein d’Abraham.

Ainsi se maintint jusqu’au bout la grande loi qui domine l’histoire d’Israël, la lutte de la tendance libérale et de la tendance conservatrice, lutte où, pour le bonheur du monde, la pensée conservatrice a toujours eu le dessus. Celui qui étudie cette histoire d’après nos idées modernes, reflet des idées de la Grèce et de Rome, est scandalisé à chaque pas : il doit être pour Saül contre Samuel, pour Isboseth contre David, pour les rois contre les prophètes, pour les Samaritains contre les Juifs, pour le parti helléniste contre les Macchabées, pour les sadducéens contre les pharisiens. Et pourtant si Saül et Isboseth l’avaient emporté, Israël n’eût été qu’un petit état oublié de l’Orient, quelque chose comme Moab ou l’Idumée. Si les rois eussent réussi à étouffer le prophétisme, peut-être Israël eût-il égalé dans l’ordre des choses profanes la prospérité de Tyr ou de Sidon ; mais tout son rôle religieux eût été supprimé. Si les Macchabées ne s’étaient trouvés pour résister aux Séleucides, la Judée eût été un petit pays comme la Bithynie ou la Cappadoce, absorbée d’abord par la Grèce, puis par Rome. C’étaient, si l’on veut, des esprits étroits et arriérés que ces Juifs obstinés de Modin, des esprits fermés à toute idée de progrès, nullement doués du sentiment de l’art, incapables de rien comprendre à la civilisation brillante de la Grèce. On ne peut nier aussi que les sadducéens ne nous paraissent en beaucoup de choses supérieurs aux pharisiens. Toute l’histoire d’Israël prouve par un frappant exemple que la victoire n’appartient pas ici-bas aux causes qui semblent les plus raisonnables et les plus libérales : elle est à ceux que Jéhovah a choisis pour guider l’humanité vers les terres inconnues que les oracles divins lui ont promises.

Le moment était venu où la pensée large et la pensée étroite allaient se livrer un dernier combat, et où les deux tendances contraires qui s’agitaient en Israël étaient près d’aboutir à un déchirement. D’une part, en effet,Israël avait une mission essentiellement conservatrice ; de l’autre, il s’adjugeait hardiment l’avenir. Le jour où cet avenir s’ouvrit, il était facile de prévoir que la synagogue obéirait à son éternelle maxime : espérer toujours et toujours résister. De là la fausse position d’Israël en présence du christianisme et l’origine de cette haine irréconciliable que dix-huit siècles ont àpeine assouvie. Le Christ était sorti de son sein, et pour rester fidèle à son principe, Israël devait le crucifier. Le christianisme était son épanouissement naturel, et il devait le repousser. Chassé du giron de sa mère, ce fils devait grandir contre elle et marcher sans elle aux destinées qui l’attendaient. Saint Paul a exprimé avec l’énergie de son fougueux génie cette situation, la plus extraordinaire que l’histoire religieuse du monde ait présentée.

Arrêtons-nous sur le seuil de cette mystérieuse apparition, en laquelle se résume toute la vie d’Israël. Les religions ne meurent ni n’abdiquent, et le judaïsme, après avoir produit son fruit, devait continuer à travers les siècles sa longue et tenace existence. Seulement l’esprit de vie est désormais sorti de lui ; son histoire est belle et curieuse encore, mais c’est l’histoire d’une secte, ce n’est plus par excellence l’histoire de la religion. Que si en terminant nous nous posons cette question : Israël a-t-il rempli sa vocation ? a-t-il gardé dans la grande mêlée des peuples le poste qui lui fut primitivement confié ? Oui, répondrons-nous sans hésiter. Israël a été la tige sur laquelle s’est greffée la foi du genre humain. Nul peuple autant qu’Israël n’a pris sa destinée au sérieux ; nul n’a senti si vivement ses joies et ses douleurs de nation ; nul n’a plus vécu pour une idée. Israël a vaincu le temps et usé tous ses oppresseurs. Le jour où une fausse nouvelle fit célébrer un an trop tôt la prise de Sébastopol, un vieux Juif de Pologne, qui passe ses journées à la Bibliothèque impériale, plongé dans la lecture des manuscrits poudreux de sa nation, m’aborda en me citant ce passage d’Isaïe : « Elle est tombée, elle est tombée, Babylone !… » La victoire des alliés n’était à ses yeux que le châtiment des violences exercées contre ses coreligionnaires par celui qu’il appelait le Nabuchodonosor et l’Antiochus de notre temps. Je crus voir devant moi, dans ce triste vieillard, le génie vivant de ce peuple indestructible. Il a battu des mains sur toutes les ruines ; persécuté par tous, il a été vengé de tous : il ne lui a fallu pour cela qu’une seule chose, mais une chose que l’homme ne se donne pas à lui-même, durer. C’est par là qu’il a réalisé les plus hardies prédictions de ses prophètes : le monde qui l’a méprisé est venu à lui ; Jérusalem est vraiment à l’heure présente « une maison de prière pour toutes les nations. » Egalement vénérée du juif, du chrétien, du musulman, elle est la ville sainte de quatre cents millions d’hommes, et la prophétie de Zacharie s’est vérifiée à la lettre : « En ce temps-là, dix hommes s’attacheront au pan de l’habit d’un Juif, en lui disant : Nous irons avec vous, car nous avons entendu dire que le Seigneur est avec vous ! »


ERNEST RENAN.

  1. Cette compression est d’autant plus regrettable que le XVIIIe siècle eut un homme supérieur, Richard Simon, de l’Oratoire, qui, sans les obstacles qui lui furent suscités, eut créé en France la saine exégèse un siècle avant que l’Allemagne l’eût fondée.
  2. C’est surtout les Jahrbücher der biblischen Wissenschaft, recueil annuel publié par M. Ewald et tout rempli de ses idées, qu’il faut lire pour se représenter le rôle singulier qu’il a pris dans les questions politiques et religieuses de l’Allemagne. Ce rôle, où le savant et l’historien se combinent de la façon la plus étrange avec le prédicant et le sectaire, serait un phénomène inexplicable, si l’on ne se rappelait la forte impression que l’étude des prophètes a faite sur l’esprit de M. Ewald, impression qui se trahit avec naïveté dans sa conduite et ses écrits.
  3. Nous comprenons qu’une pareille assertion, contraire aux idées généralement reçues en France, aurait besoin de développemens. Voir, outre l’ouvrage de M. Ewald, Lengerke, Kenaan, préf. ; de Wette, Einleitung in das Alte Testament, § 150 et suiv. ; Staehelin, Kritische Untersuchungen uber den Pentateuch,1843 ; Tuch, Kommentar uber die Genesis, Halle,1838. — On peut consulter en français la Palatine de M. S. Munk (Paris 1845, dans la collection de l’Univers pittoresque de Didot), p. 132 et suiv., où la question est traitée avec une excellente critique dans le sens que nous indiquons ici.
  4. L’opinion que Moïse est l’auteur du Pentateuque ne parait guère établie avant l’ère chrétienne. M. de Wette croit même qu’à cette époque elle n’était pas entièrement acceptée.
  5. Ce nom désigne ici non les peuples donnés dans la Genèse comme issus de Sem, mais les peuples qui parlent ou ont parlé les langues appelées à tort sémitiques, c’est-à-dire les Hébreux, les Phéniciens, les Syriens, les Arabes, les Abyssins.
  6. La langue phénicienne était de l’hébreu presque pur.
  7. Ce nom désigne des pierres sacrées auxquelles on attribuait des vertus divines.
  8. Tome II, page 41 et suiv.
  9. I Sam, ch. VIII.
  10. C’est du moins l’explication que l’on donne du nom de Cari (Cariens ?) et de Crethi-Plethi (Cretois ? Philistins ?) que portaient les gardes du corps de David. Les Cariens faisaient dans tout le monde ancien le métier de mercenaires, et les Philistins, selon une hypothèse très vraisemblable, sont venus de la Crète.
  11. M. Ewald entend par cette expression une cosmographie dans le genre de celle du naturaliste arabe Kazwini, on description de toutes les créatures en commençant par les plus grandes et en finissant par les plus petites. J’aime mieux croire qu’il s’agit de moralités tirées des animaux et des plantes, analogues à celles que nous lisons dans les Proverbes (ch. XXX) ou à celles du Physiologus et des Bestiaires, qui furent si populaires au moyen âge. L’idée d’une science descriptive de la nature est restée étrangère aux peuples sémitiques jusqu’à leur contact avec l’esprit grec.
  12. Nous regrettons d’être obligé d’employer le mot prophète, qui ne date que des traducteurs grecs de la Bible, et pourrait faire croire que la prédiction de l’avenir était la fonction essentielle de ces hommes inspirés. Il serait préférable, au moins pour les époques anciennes, de les appeler voyans, ou de leur conserver le nom sémitique de nabi.
  13. Voyez le récit de la tentative d’Abimélech (Juges, ch. IX).
  14. Voyez l’opuscule de M. L’abbé Barges intitula les Samaritains de Naplousse, Paris 1855.
  15. Voyez, par exemple, Jérémie, ch. XXXVI.
  16. Ch. LX-LXVI. Les plus fortes preuves établissent que ces morceaux ne sont pas d’Isaïe, mais bien du temps de la captivité.
  17. Celui dont les ouvrages ont été mis à la suite du recueil d’Isaïe.
  18. Il est remarquable que Philon et les Juifs d’Égypte n’ont laissé aucune trace dans la tradition du Talmud : aujourd’hui encore les vrais Juifs les regardent à peine comme des coreligionnaires.
  19. Voyez le témoignage du livre même des Macchabées, I, ch. VI, v. 11.
  20. Voir un excellent travail sur l’origine et la formation des croyances apocalyptiques chez les Juifs, récemment publié dans la Revue de Théologie, de M. Colani (octobre 1855), par M. Michel Nicolas, professeur à la faculté de théologie de Montauban. On y trouvera la démonstration de ce que je ne puis qu’indiquer ici.
  21. Aucun doute n’est possible sur la date relativement moderne du Livre de Daniel. Voyez les travaux spéciaux de MM. Lengerke, Hitzig, Lücke, Ewald. Une partie des vers sibyllins est d’origine juive.