De l’Homme/Section 8/Chapitre 3

La bibliothèque libre.
SECTION VIII
Œuvres complètes d’Helvétius, De l’HommeP. Didottome 10 (p. 221-224).
◄  Chap. II.
Chap. IV.  ►


CHAPITRE III.

Des causes du malheur de presque toutes les nations.

Le malheur presque universel des hommes et des peuples dépend de l’imperfection de leurs lois, et du partage trop inégal des richesses. Il n’est, dans la plupart des royaumes, que deux classes de citoyens, l’une qui manque du nécessaire, l’autre qui regorge de superflu. La premiere ne peut pourvoir à ses besoins que par un travail excessif. Ce travail est un mal physique pour tous ; c’est un supplice pour quelques uns. La seconde classe vit dans l’abondance, mais aussi dans les angoisses de l’ennui[1]. Or, l’ennui est un mal presque aussi redoutable que l’indigence.

La plupart des empires ne doivent donc être peuplés que d’infortunés. Que faire pour y rappeler le bonheur ? Diminuer la richesse des uns, augmenter celle des autres ; mettre le pauvre en un tel état d’aisance qu’il puisse, par un travail de sept ou huit heures, abondamment subvenir à ses besoins et à ceux de sa famille. C’est alors qu’il devient à-peu-près aussi heureux qu’il le peut être. Il goûte, quant au plaisirs physiques, tous ceux de l’opulent. L’appétit du pauvre est de la nature de l’appétit du riche, et, pour me servir du proverbe usité, le riche ne dîne pas deux fois. Je sais qu’il est des plaisirs coûteux hors de la portée de la simple aisance ; mais on peut toujours les remplacer par d’autres, et remplir d’une maniere également agréable l’intervalle qui sépare un besoin satisfait d’un besoin renaissant, c’est-à-dire un repas d’un autre repas, une premiere d’une seconde jouissance. Dans tout sage gouvernement, on peut jouir d’une égale félicité et dans les moments où l’on satisfait ses besoins, et dans ceux qui séparent un besoin satisfait d’un besoin renaissant. Or, si la vie n’est que l’addition de ces deux sortes d’instants, l’homme aisé peut donc égaler en bonheur les plus riches et les plus puissants. Mais seroit-il possible que de bonnes lois missent tous les citoyens dans cet état d’aisance requis pour le bonheur ?



  1. À combien de maux, outre ceux de l’ennui, les riches ne sont-ils pas sujets ! Que d’inquiétudes et de soins pour accroître et conserver une grande fortune ! Qu’est-ce qu’un riche ? C’est l’intendant d’une grande maison, chargé de nourrir et d’habiller les valets qui le déshabillent. Si ses domestiques ont du pain assuré pour leur vieillesse, et s’ils n’ont point partagé avec leur maître l’ennui de son désœuvrement, ils ont été mille fois plus heureux. Le bonheur d’un opulent est une machine compliquée à laquelle il y a toujours à refaire. Pour être constamment heureux, il faut l’être à peu de frais.