De l’Instruction publique en France/01

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DE L’INSTRUCTION PUBLIQUE EN FRANCE.


PREMIÈRE PARTIE


Convenons-en : c’est une situation douloureuse, et qu’il ne serait pas généreux d’aggraver, que celle d’un ministre de la république française, venant proposer, en l’an 1849, une loi sur l’enseignement. Une telle loi appartient par excellence à l’avenir, et l’avenir aujourd’hui, quel est-il ? Dans une nation depuis longtemps éclairée comme la nôtre, une telle loi doit aussi se rattacher aux souvenirs du passé, et le passé de la France qu’est-il devenu ? où nous a-t-il conduits ? Toutes ces questions poignantes se pressent dans l’esprit au seul nom de l’instruction publique. On se rappelle ces jours d’espérance où la France, déjà parvenue, depuis un siècle, au comble de la renommée, essayait de tourner vers les études politiques des esprits polis jusqu’à l’excès de la culture littéraire. On se retourne, on regarde : on trouve une tribune assaillie par des cris sauvages, et l’ignorance, sous ses traits brutaux, assise sur les bancs de la souveraineté nationale. On entend voler de grossières invectives. Des compatriotes de Mirabeau parlent le langage des halles : Voilà donc où vient aboutir, à travers Roullin et Fontanes, la société de Louis XIV et de Racine ! Et cette instruction populaire, objet, il n’y a pas long-temps encore, de tant d’espérances et d’orgueil, n’en sommes-nous pas réduits à douter si elle est un bien ? L’état, cet état qu’on accuse de n’avoir rien fait pour le peuple, s’était mis courageusement à l’œuvre pour faire pénétrer les lumières dans le fond des villages les plus reculés. Il élevait dans ce dessein, à ses frais, une pépinière de jeunes maîtres. Il est arrivé qu’il avait enseigné les populations juste à temps pour leur permettre de lire des appels aux armes. Ces distributeurs de connaissances qu’il avait établis d’étape en étape se sont trouvés comme autant de pionniers révolution flaires. Ces soins pacifiques de l’intelligence ont tourné en soif de violence et en surexcitation des plus basses passions matérielles. O vanité des efforts humains ! ô désespoir de la civilisation !

Si quelqu’un pouvait ne pas être trop accablé d’un tel résultat, ce devrait être l’auteur de la loi nouvelle, que la France regrette si vivement de voir aujourd’hui sortir momentanément du pouvoir. La nature bien connue de ses convictions le préserve d’un découragement excessif. Où la Philosophie la plus généreuse ne trouve plus de remède, la foi chrétienne conserve encore des espérances. Le mal d’ailleurs, le grand mal de la nature humaine, déconcerte le philosophie : il afflige le chrétien sans le surprendre. Si l’instruction raffinée, si la civilisation presque excessive de la France l’ont conduite jusqu’aux portes de la barbarie, M. de Falloux n’est pas embarrassé sans doute, de nous en donner l’explication. À ses yeux, c’est que le sentiment religieux a disparu à mesure que l’intelligence se développait. Si l’instruction primaire a servi de propagande à l’esprit de révolte, c’est qu’elle a négligé de se présenter sous les auspices de la religion. Depuis l’Eden jusqu’aujourd’hui, depuis le riche jusqu’au pauvre, la raison, sans Dieu, n’engendre que l’orgueil et le mal. Il y a un véritable soulagement de nos jours plus que jamais, dans la profession sincère d’une telle doctrine. Elle seule peut nous sauver d’un découragement sceptique de toute entreprise généreuse. À ces nobles sentimens, M. de Falloux joint une conviction plus rare peut-être encore par le temps qui court : il a foi dans la liberté. Il espère que la conscience des pères de famille les guidera mieux dans le libre choix des maîtres de leurs enfans, que le monopole universitaire de l’état n’a pu faire jusqu’ici. La loi qu’il propose est avant tout, et quoi qu’on en dise, malgré quelque confusion de principes, une loi de liberté d’enseignement.

Nous admirons sincèrement cette confiance, et nous sommes prêt à lui laisser libre cours. Que la liberté d’enseignement fasse tout le bien qu’on s’en promet, c’est ce que nous n’osons pas affirmer. À coup sûr, elle ne fera pas pis que le monopole, tel que nous l’avons, n’a sinon fait, au moins laissé faire. L’Université, que nous n’avons jamais outragée, nous permettra de le lui dire. L’épreuve a été faite le février 1848 : le monopole de l’enseignement n’a pas réussi. Une grande institution comme l’Université impériale, investie d’omnipotence, étendant sa main dans toutes les familles, destinée à donner le ton à l’esprit public, et qui n’a pas réussi à le préserver ni à se préserver complètement elle-même de la perversion étrange dont nous sommes témoins, n’a évidemment pas atteint son but, et ne peut trouver mauvais qu’à côté d’elle on essaie de réussir par quelque autre moyen.

« Sa majesté, disait-on en 1808, dans un style qu’on ne saurait méconnaître, a organisé l’Université en corps, parce qu’un corps de meurt jamais et parce qu’il y a transmission d’organisation et d’esprit, elle veut trouver dans ce corps une garantie contre les théories pernicieuses et subversives de l’ordre social Ce corps, étant le premier défenseur de la morale et des principes de l’état donnera le premier l’éveil et sera toujours prêt à résister aux théories dangereuses des esprits qui cherchent, à se singulariser, et qui, de période en période, renouvellent ces vaines discussions qui, chez tous les peuples, ont si fréquemment tourmenté l’opinion publique. »

Pense-t-on que si l’écrivain altier qui dictait ces lignes était rappelé aujourd’hui sur la France de cette France que son bras avait sauvée des révolutions, pour y assister à tel discours tenu en Sorbonne, pour entendre tel professeur du collége de France, si on lui montrait des Louis Blanc, des Proudhon, boursiers et lauréats des collèges royaux, il trouvât sa pensée bien réalisée et se complût pleinement dans les fruits de son institution ? Est-ce à dire que nous en voulions conclure, avec l’injustice ordinaire aux écrivains de parti, que le socialisme, la révolution et tous leurs monstres sont sortis tout armés du sein de l’Université ? À Dieu ne plaise que nous méconnaissions à ce point tout ce que l’Université, à son origine, a sauvé ou relevé en France de saines traditions, tout ce qu’elle abrite d’existences modestement consacrées au devoir ! Mais cela veut dire tout simplement que le pouvoir absolu n’est pas bon à garder par le temps qui court. Il impose une responsabilité fort supérieure à ce qu’il peut donner de puissance. Personne, d’ailleurs, n’est assez sûr de soi-même pour entreprendre de l’exercer. L’Université a partagé le sort de toutes les grandes créations impériales mises tout d’un coup aux prises avec un régime de liberté. L’anarchie y a pénétré pendant que l’esprit d’opposition s’animait contre elle. Comme cela est arrivé successivement à tous les gouvernemens, elle est devenue, à un moment donné, le bouc émissaire d’une société malade dont elle avait partagé plutôt que causé les désordres. Chacun lui reproche non-seulement les maux dont il est victime, mais ceux-là mêmes souvent dont il est l’auteur. Gouverner l’esprit public de nos jours est décidément une tâche au-dessus des forces humaines. À la place de l’Université, nous serions charmé d’être déchargé d’un si périlleux monopole.

Nous ne reprocherons donc pas, à Dieu ne plaise, au nouveau projet de loi de briser le monopole universitaire. Pour tout dire, nous eussions mieux aimé que, profitant de l’occasion, on arrivât du premier coup à une solution plus hardie et plus complète. Comme quelques-uns des amis de M. de Falloux le lui ont fait sentir sans ménagement, nous craignons qu’il n’y ait dans sa loi aberrations de principes qui seraient visibles dans ses conséquences. Nous craignons qu’elle ne laisse subsister entre l’enseignement libre et l’Université trop de points de contact, qui pourraient devenir autant d’occasions de conflits ; mais nous savons parfaitement à quels embarras le consciencieux ministre avait eu affaire ; nous savons avec quelles difficultés s’opèrent un accord entre des opinions long-temps hostiles. Ces difficultés sont les mêmes qui rendaient, dans ces derniers jours, les questions religieuses si pénibles au gouvernement déchu. On ne lui en tenait pas compte alors : il faut s’arranger avec elles aujourd’hui. Prenons cet heureux accord tel qu’il est et pendant qu’il existe (si tant est qu’il existe encore), et craignons même de le troubler en soumettant ses conditions à un examen trop approfondi.

Ce que nous nous proposons de faire ici par conséquent, ce n’est nullement une discussion détaillée de la loi, en ce moment soumise à l’assemblée nationale. Nous prenons, au contraire, cette loi pour point de départ et comme accordée. En l’envisageant, nous y trouvons une part considérable faite encore à l’action de l’état en matière d’éducation d’une part, l’Université y est maintenue ; un enseignement complet continue à être donné au nom du gouvernement. D’autre part, au-dessus de l’Université comme des institutions libres, un vaste conseil formé, par la voie d’une élection spontanée, dans le sein des plus grands corps de l’état, est destiné à veiller à la fois sur l’enseignement officiel et sur l’enseignement privé. À en juger par le soin avec lequel l’exposé des motifs et le rapport même de la commission s’étendent sur la composition de ce conseil, c’est l’objet de la prédilection des auteurs de la loi nouvelle. On lui suppose donc beaucoup de pouvoir ; un grand effet en est attendu. Enfin le projet de loi maintient les examens et les grades en vigueur dans le système actuel d’éducation. Quels que soient les juges de ces examens et les distributeurs de ces grades, la seule existence d’une série d’épreuves nécessaire pour l’entrée des carrières libérales, épreuves dont le programme émanera indubitablement d’une autorité supérieure, donne encore à l’état un immense moyen d’agir sur l’éducation de la jeunesse. En un mot, si l’Université descend au second rang, l’instruction publique subsiste, et à bon droit, comme une des premières préoccupations de la société et des pouvoirs qui la représentent. C’est de l’instruction publique ainsi entendue et de la part que l’état y prend sous toutes les formes que nous avons dessein de nous occuper. À nos yeux, cette action, qui devrait être salutaire, est dénaturée, depuis de longues années, par des vices qui s’aggravent chaque jour : il est urgent d’y apporter des remèdes actifs. De ces vices, une partie sans doute est imputable à l’Université, une autre à l’ensemble de nos lois administratives, une autre enfin, et ce n’est pas la moins grande, à la société tout entière, aux pères de famille qui s’en plaignent, et dont la vanité impatiente a souvent corrompu les meilleures institutions. Mais, si personne n’est exclusivement responsable d’un grand mal, tout le monde est également intéressé à le réparer, et, puisqu’on renouvelle aujourd’hui les autorités préposées à l’instruction publique, puisqu’on les retrempe dans l’élection apparemment pour leur inspirer un sentiment plus juste des nécessités sociales, il ne peut être inutile de leur mettre sous les yeux un tableau sombre, mais sincère, des maux qu’elles vont avoir à réformer.

Que l’éducation publique d’un pays doive être tenue constamment en rapport avec son état social, c’est un axiome de sens commun dont pourtant le souvenir semble nous avoir échappé depuis un demi-siècle. Comme, après tout, ce qu’on se propose en élevant des jeunes gens, c’est d’en faire un jour des hommes, et qu’on est, quoi qu’on tisse, l’homme de son temps et de son pays, c’est pour ce temps, c’est pour ce pays qu’il faut les élever : C’est en tenant l’œil sur l’enfance qu’on doit diriger la jeunesse ; c’est en voyant ce que sont ou ce que doivent être les hommes qu’on append ce qu’on doit faire des enfans.

Or, nous n’avons pas la prétention de rien enseigner à personne en disant que le trait caractéristique de l’état social en France, c’est le triomphe à peu près complet du principe démocratique. Nous avons vu successivement les combats sanglans de ce principe pour s’établir dans nos lois son avènement armé sur le trôna, son règne paisible au sein d’une prospérité toujours croissante, bien que toujours menacée. Nous venons d’assister depuis un an à son délire brutal et à son enivrement passager. Sous quelque aspect qu’il se présente, violent ou calme, régulier ou déréglé, révolutionnaire ou légal, ce principe règne parmi nous ; c’est un fait accompli, sur lequel il serait insensé autant qu’impossible de revenir. La règle fondamentale qu’un tel principe impose à l’état social qu’il régit, c’est que la plus haute ambition soit permise au moindre citoyen ; c’est qu’aucune infirmité d’origine, aucune obscurité de naissance ne défendent l’entrée des carrières les plus brillantes et l’avènement aux postes les plus élevés ; c’est qu’il n’y ait rien où chacun ne puisse parvenir. L’égale admissibilité des Français à tous les emplois était le second article de la charte de 1814, et l’on a dit avec vérité, bien qu’avec quelque dénigrement, que c’était l’alpla et l’oméga des libertés de la France. Par une conséquence naturelle, ce qui fait l’essence du principe démocratique fait également son péril. Le péril d’une démocratie, c’est que l’ambition de s’élever, permise en droit à tous les nouveaux venus d’une société, soit en fait allumée dans tous les cœurs ; c’est qu’une concurrence déréglée n’encombre toutes les voies qui peuvent conduire aux honneurs, en laissant déserts et méprisés les carrières modestes et les métiers utiles ; c’est, en un mot, que le grand nombre des hommes prétende au petit nombre des places. Travaillée par un tel mal, une société souffre incessamment du trop plein de certains organes et du dépérissement de certains autres ; elle a recours à des révolutions, comme à des saignées périodiques qui la soulagent en l’épuisant. La légitimité de toutes les prétentions personnelles est la condition d’une démocratie pure ; leur débordement est par conséquent son péril.

Il n’est qu’un moyen de mettre un peu de règle dans untel envahissement, et le bon sens comme le véritable intérêt des démocraties le leur a depuis long-temps suggéré. Si le principe démocratique exige en effet que tout le monde puisse aspirer aux situations les plus hautes, il y met pourtant cette restriction nécessaire, qu’on saura les remplir par ses aptitudes naturelles, et qu’on en deviendra plus digne encore par le travail et les connaissances acquises. La capacité et le travail sont les deux seules limites, mais les limites nécessaires imposées à la grandeur des ambitions, à la généralité des espérances qu’autorise et fomente le principe démocratique. Ces limites, je le sais, ne plaisent pas plus que d’autres, et pour cause, à certains amoureux bruyans que la démocratie compte dans les estaminets et dans les rues : les privilèges sérieux du talent et du travail les gênent tout autant que les frivoles avantages de la naissance. Mais la démocratie sage, réfléchie, la démocratie avouable se fait un honneur de les reconnaître. Elle eût posé elle-même ces barrières, si la nature des choses ne l’avait fait avant elle. Une société démocratique qui ne veut pas être une arène confuse où toutes les médiocrités ambitieuses se précipitent en se culbutant n’a d’autre ressource que de s’en tenir avec fermeté à l’axiome d’Alexandre mourant : Au plus digne. C’est la prétention et la devise de toutes les démocraties. Les seules vraies, les seules bonnes, les seules durables, sont celles qui ne se bornent pas à le professer hautement, mais qui le mettent résolûment en pratique.

Or, ou nous nous trompons fort, ou c’est en ceci qu’un système d’éducation publique fortement combiné pourrait rendre d’éminens services à une société démocratique. Nous concevons en effet, dans une telle société, l’éducation publique comme destinée à dresser en en quelque sorte l’échelle de la capacité et du travail de chacun. Nous croyons que c’est à elle de donner à tous ceux qui entrent dans la vie la mesure des efforts qu’ils doivent faire pour pouvoir prétendre à de certains buts, et à la société elle-même la mesure de la valeur des prétendans. Nous concevons l’éducation publique disant à son début, d’une façon claire, au jeune homme ou à ses parens : Que voulez-vous faire dans la vie ? Quel est votre but, votre destinée, votre prétention, votre espérance ? Quand vous me l’aurez dit, je vous ferai connaître ce que vous devez faire, ce que vous devez être, ce que vous devez savoir, pour les remplir. Je vous dirai les chemins par où sous devez passer. Nous concevons ensuite l’éducation publique disant à la société, au moment où elle lui rend l’enfant devenu homme : Celui-ci est capable de telle chose, et celui-là de telle autre. Dans telles voies, ses prétentions sont légitimes ; dans telles autres, s’il entre, que ce soit à ses risques et périls. Sachez bien qu’à moins de ces développemens tardifs qui étonnent la nature, il n’ira pas jusqu’au bout. Nous voudrions, en un mot, tirer de l’éducation publique un puissant élément de règle pour le tourbillon au sein duquel s’opère le mouvement d’une grande société démocratique.

Comment l’éducation publique pourrait s’acquitter d’une si grande tâche sans gêner la liberté d’enseignement, c’est ce que nous tâcherons de faire comprendre par la suite, et nous prions ceux qui attachent un juste prix à cette liberté de ne pas trop s’en inquiéter par avance. À coup sûr, armée comme elle l’était du monopole, la chose eût été possible à l’Université de France. L’a-t-elle fait ? Tout en rendant justice à des tentatives isolées, qui n’ont pas été sans effet, nous craignons qu’elle n’ait jamais envisagé cette tâche en face et dans son ensemble, et que, sans s’en douter, elle n’ait travaillé précisément en sens contraire.

Figurez-vous, en effet, un enseignement qui, depuis son plus bas jusqu’à son plus haut degré, soit disposé pour faire naître l’ambition dans l’ame des élèves qui le reçoivent, mais une ambition vague, sans destination expresse ; un enseignement qui ne soit jamais mis en rapport ni avec la position au sein de laquelle un enfant est né ni avec la carrière qu’il doit parcourir, qui, par conséquent, ne s’accorde ni avec son état présent et connu ni avec son état futur et possible. Qu’après avoir fait appel aux plus délicates facultés de l’intelligence, et touché les cordes les plus sensibles de l’ame, cet enseignement s’arrête brusquement à l’entrée de la vie, abandonnant l’adolescent à lui-même le cœur gonflé d’espérance, la tête pleine de connaissances imparfaites, l’amour-propre en fermentation, l’imagination en campagne. Que cet enseignement à peu près universel soit couronné par des examens si légers, qu’un exercice mécanique de mémoire, l’audace d’un moment, le hasard souvent, suffisent pour s’en tirer à son honneur, et que par conséquence chaque année il fasse présent à la société de deux ou trois mille jeunes gens pourvus du même diplôme et se croyant tous des droits égaux à toutes choses. Figurez-vous tout cela, et vous n’aurez encore qu’une idée imparfaite de ce foyer d’espérances passionnées, de vanité indomptables, d’illusions et de chimères que tient sans cesse allumé pour le plus grand repos de la société, l’éducation publique de France. Pour que ce tableau approche de la vérité, il faut encore s’imaginer que, bien que nominalement répandue sur toute la surface d’un grand territoire, cette éducation soit pourtant organisée de telle manière qu’elle n’existe d’une façon réelle, complète et brillante qu’au sein d’une capitale d’un million d’hommes. Il faut s’imaginer qu’elle agit comme une sorte d’aimant pour attirer vers cette capitale, dès l’âge de douze ou quatorze ans, tous les enfans qui semblent promettre à la prévoyance de leurs maîtres ou simplement aux illusions de leurs parens quelque germe de mérite à développer. Il faut supposer dès-lors que cette éducation s’accomplît au bruit des agitations d’un grand centre politique, et que c’est sur le pavé d’une grande ville qu’elle dépose son contingent annuel. Enfin, ce ne sera rien encore : la mesure ne sera comblée que quand vous aurez ajouté que l’ambition, déjà inoculée aux jeunes gens par le mode comme par le théâtre de leurs leçons, leur est communiquée, comme par contagion, dans l’exemple de leurs maîtres, que le corps enseignant lui-même en est travaillé à tous ses degrés, et qu’un cours de sixième semble souvent au jeune agrégé qui le remplit le marche-pied de la tribune politique. Alors, si vous prenez en considération le petit nombre d’hommes de génie dont il plaît à Dieu d’honorer un siècle, et le petit nombre de premiers ministres que la constitution la plus démocratique comporte, vous comprendrez comment on s’y prend pour faire, non pas une république de sages à la mode de Platon, mais une nation de médiocrités mécontentes.

Ce tableau paraît-il chargé ? Malheureusement nous ne le pensons pas. Essayons de suivre, dans quelques détails, les divers degrés de l’éducation publique en France.

Nous dirons peu de mots de l’éducation primaire ; le mal est saignant, pour ainsi dire ; il a frappé tous les yeux. Le rapport de la commission de l’assemblée est à cet égard d’une éloquence qui dispense de tout commentaire. La France entière s’est épouvantée, lorsqu’elle s’est aperçue que la grande masse des instituteurs primaires était profondément imbue de principes révolutionnaires, et que par conséquent toutes les sources où les nouvelles générations populaires allaient puiser leur vie intellectuelle étaient empoisonnées par avance. Le fait était effrayant et ne pouvait être dissimulé. Bien des gens s’en sont émus jusqu’au point de douter si l’instruction, répandue sur une si échelle, était véritablement un bienfait. À notre avis, le mal qui s’est produit là n’était qu’une face plus saisissante et plus sensible du vice qui ronge, du haut en bas, la totalité de l’éducation publique, et c’est à ce titre que nous voulons y insister un moment. L’éducation primaire, autant et plus que toute autre, dans ses leçons comme dans ses maîtres, porte le cachet du défaut que nous reprochions tout à l’heure à l’éducation publique en général ; elle a négligé d’établir aucune proportion entre le régime auquel les premières années de l’enfance sont soumises et le but auquel doit s’employer l’activité de l’âge mûr. Cela est vrai des enfans dans chaque école de commune, cela est plus vrai encore des instituteurs dans chaque école normale de département.

Et d’abord n’est-ce pas là, comme le fait remarquer M. Beugnot dans son rapport, le caractère essentiel de cette institution, des écoles normales primaires ? L’éloquent auteur de la loi de 1833, dont le nom est assez illustre pour supporter une critique comme son esprit est assez large pour l’admettre, dans le rapport qui la précédait, s’étendait en termes pleins de magnificence sur la réunion de qualités extraordinaires que, rendait indispensables le rôle humble et pourtant sublime d’instituteur de la jeunesse populaire. Mais, aurait-on pu lui demander, y a-t-il apparence, l’espèce humaine étant ce qu’elle est, peu abondante en dévouemens et passablement atteinte d’intérêt personnel, que vous fassiez sortir de terre un assez grand nombre de ces mérites satisfaits de rester inconnus, pour en compter, d’ici à dix ans, un par commune de France ? Le moyen de les produire est-il de leur donner une éducation précisément faite pour éveiller en eux tous les goûts qu’ils ne pourront pas contenter dans leur vie ? Ils sont destinés à vivre seuls, épars dans les campagnes. Est-ce une bonne préparation que de les élever en commun dans une ville ? Leur existence obscure va se passer entre des parens qui mènent la charrue et des enfans qui quittent l’école pour aller glaner dans les champs. Dix années passées à toucher la fleur de toutes les connaissances humaines leur rendront-elles plus agréables les conversations d’un jour de foire ? Dans le métier ingrat d’ouvrir de petites intelligences qu’on n’a pas même le temps de polir jusqu’au bout, à faire épeler des lettres, tracer des barres, exécuter et vérifier les quatre règles, il n’y a pas le moindre aliment pour un esprit actif, pas le moindre emploi pour des facultés exercées, pas le moindre stimulant de concurrence et de vanité. Quel noviciat pour une telle vie, sèche, aride, décolorée, qu’une grande école publique, recrutée de tous les points d’un département, avec tout le cortège de solennité académiques, de glorioles littéraires que de telles institutions comportent ! Et quel silence glacial ne se fait pas tout d’un coup autour d’un brillant élève d’école primaire couronné la veille sous les yeux du conseil-général, envoyé le lendemain dans une pauvre commune rurale, en dehors de toute communication, où tous les bruits du monde viennent se perdre dans le calme des vastes plaines ou dans la profondeur des grands bois ! Quel étonnement qu’une aigreur constante soit le résultat de ce changement de température subit, et que son impatience se porte contre cette société qui ne l’a mis un jour en lumière que pour l’ensevelir le jour suivant !

C’est pourtant là, peut-on dire, ce que fait depuis bien des années sous nos yeux, la plus pacifique des institutions de ce monde, la religion catholique. C’est du sein des petits séminaires où ils sont élevés en commun dans des études philosophiques, au centre même du diocèse, que partent ces prêtres de campagne, qu’on retrouve ensuite paisiblement assis dans toutes les chaumières. Les écoles normales primaires ne sont que de petits séminaires laïques. Eh ! sans contredit, la religion le fait sans effort mais par une raison qu’il faut bien confesser, c’est que la religion fait des miracles et que l’état n’en fait pas. Elle en fait à tout instant par un flux en quelque sorte continu ; elle fait des choses surnaturelles avec la régularité de la nature. Nos yeux s’y accoutument, nous trouvons la chose toute simple, et nous nous plaignons même quand le miracle n’est pas immédiat et complet. Mais qu’on essaie seulement un jour de faire à sa place et en dehors d’elle ce qu’on lui voit exécuter tous les jours sans effort, l’abîme qui sépare le ciel et la terre se montre aussitôt à découvert. Je n’en connais pas de si frappant exemple que ces résultats si différens de deux institutions très analogues en effet dans leur composition, les séminaires diocésains et les écoles normales départementales, l’une couvrant nos campagnes de missionnaires de paix, dont la simplicité égale le dévouement ; l’autre, depuis douze ans qu’elle existe, ayant étendu sur nos communes les mailles d’un réseau révolutionnaire. Les législateurs de 1833 avaient oublié qu’on n’inspire pas l’esprit de l’église en copiant son cadre extérieur ; ils avaient oublié qu’il est plus aisé d’annoncer l’Evangile aux pauvres, pour lesquels il est fait, que de leur enseigner l’arithmétique et la géographie, et que les mystères de la foi donnent à l’ame une nourriture intérieure qui supplée au mouvement extérieur. Sur le théâtre le plus étroit, le prêtre est au large au pied de l’autel. Sa solitude est vivante. C’est la cellule dont parle le mystique. Dans les veilles de la méditation, elle s’embellit et s’anime : abandonnée par l’esprit, elle devient vile et languissante ; toedium generat atque vilescit.

La religion est-elle seule à pouvoir venir à bout de ce grand problème de l’instruction populaire si admirablement posé, si hardiment abordé, mais si imparfaitement résolu par la loi de 1833, à savoir, de faire vivre sans un ennui insupportable, qui ne tarde pas à engendrer un mécontentement violent, les esprits éclairés en dehors de toute culture intellectuelle, à contenir dans les limites d’une humble profession des esprits supérieurs à cette profession même ? Absolument, nous le pensons. Il n’y a que la candeur chrétienne qui puisse mettre la science en harmonie avec la simplicité rustique. Ce sont les jeux favoris de la religion que de donner tour à tour la raison élevée des idées simples et la forme simple des idées élevées. Aussi, il faut bien le reconnaître, partout où la religion a mis son empreinte sur l’instituteur primaire, elle a donné à l’instruction populaire une autorité et une paix qu’aucune institution laïque ne pourra jamais égaler. Mais, s’il n’est pas possible a des institutions laïques d’éviter complètement ce désaccord entre les connaissances élevées nécessaires à l’instituteur et la condition de sa destinée, c’était une raison de plus pour ne pas l’exagérer artificiellement. Vous êtes obligé de donner à l’instituteur des lumières supérieures à l’emploi qu’il doit faire de sa vie, ne lui donnez pas au moins des habitudes qui soient contraires. Ne l’élevez pas sans nécessité, pendant les années de la jeunesse où se reçoivent les plus fortes influences, à ces champs qui l’ont vu naître et qui doivent le voir mourir ; que son enfance s’écoule là même où il doit plus tard instruire celle de autres, que ses jeux aient pour témoins les mêmes lieux où il doit plus tard faire entendre ses leçons ; en un mot tâchez que l’instituteur soit de la commune et ne s’en soit guère éloigné. Rétablissez ainsi, autant que vous le pourrez, le rapport entre l’emploi de la jeunesse et celui de l’âge mûr, entre le but et le moyen, que les écoles normales primaires ont achevé de détruire, et nous croyons que ce sera déjà un pas de fait pour atténuer le mal effrayant qui corrompt tous les bienfaits de l’instruction populaire.

Le rapport de la commission, dont nous venons de parler, paraît avoir entrevu cette idée ; mais il entre dans peu de détails sur les moyens pratiques de la mettre à exécution. Nous essaierons peut-être, dans un prochain travail, de les établir avec un peu plus de précision. Pour le moment, qu’il nous suffise d’avoir indiqué où réside le véritable mal de l’instruction primaire. Ce mal ne se borne pas là, nous l’avons dit : nous allons le retrouver d’étage en étage, accompagné partout des même effets. La trace, douloureuse que l’éducation des écoles normales primaires laisse chez les instituteurs, l’éducation secondaire des collèges, l’éducation supérieure des facultés, l’impriment sur la presque totalité de la classe moyenne de France. Paris est pour les uns ce que le chef-lieu de département es pour les autres ; le résultat est le même : une vanité froissée qui dégénère ici en un brutal socialisme, et produit là cet esprit d’opposition qui provoque et accueille avec joie les révolutions.

Ce n’est pas pourtant sans quelque timidité que nous abordons cette grande question de l’éducation secondaire, à laquelle se rattachent toute la gloire littéraire et, jusqu’à un certain point, la civilisation de notre pays. L’éducation de nos collèges consiste, on le sait, principalement dans l’étude des langues savantes, le grec et le latin, l’histoire, la géographie, les connaissances littéraires en un mot ce qu’on a nommé les humanités. Ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a reproché à cette éducation d’employer sept à huit ans de la jeunesse à des étude qui n’ont pas d’application pratique ; ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a proposé de substituer à cette haute et fine culture de l’intelligence des connaissances plus usuelles, de mise plus fréquente dans la vie, les langues vivantes par exemple, les notions des sciences applicables au arts et métiers. Ce qu’il y a de matérialiste dans ces reproches nous a toujours profondément choqué, et il nous en coûte d’avoir l’air de nous y associer. Dieu sait si l’éducation classique nous est chère, et si nous avons en honneur la philosophie et les lettres ! Je prendrais volontiers le ciel à témoin que rien ne m’inspire plus de répugnance que l’idée, souvent proposée, de transformer en quelque sorte nos collèges en un atelier industriel, où la division du travail serait rigoureusement observée, ou l’un apprendrait à devenir négociant, un autre chimiste, un autre médecin, celui-ci manufacturier et celui-là agriculteur, et où pas un n’aurait un moment à donner à la connaissance de la vérité désintéressée, à l’admiration du beau idéal. Ce que la philosophie et les lettres sont pour l’humanité et ce qu’elles ont été pour la France, homme, nous le sentons en nous-même, Français, nous le proclamons avec reconnaissance. Il n’y a que la sottise qui demande impertinemment à quoi servent la philosophie et les lettres. Elles servent entre autres bienfaits, à donner à l’esprit ce mouvement qui enfante les grandes découvertes scientifiques et, par suite, les progrès matériels du bien-être. À quoi servent les tours qui s’élèvent au-dessus des cités ? À défendre et à mesurer le sol même où vous rampez. Pour en venir au point qui touche de plus près à l’éducation, l’étude des langues, et en particulier de ces langues savantes, débris d’une civilisation sans égale, ne nous paraît pas, comme on le dit trop souvent, ingrate et stérile. Calque vivant de la pensée, c’est l’homme tout entier qu’on retrouve en les étudiant. Ce sont les facultés de l’homme entier qui se fortifient dans cette analyse. Dans leurs métaphores naturelles, l’imagination a peint toutes ses couleurs ; dans leur syntaxe savante, la logique a déployé tous ses ressorts. C’est donc à bon droit que l’étude du latin et du grec fait le fond de l’éducation de tout homme qui prétend à figurer au premier rang d’une société, et le jour où il en serait autrement marquerait une décadence dans l’intelligence d’une nation dont le contre-coup se ferait bientôt sentir dans ses mœurs.

Mais à quelles conditions l’éducation littéraire peut-elle produire ces heureux effets ? Nous n’hésitons pas à le dire : c’est à la condition qu’elle soit sérieuse et complète, que ceux qui s’y adonnent la creusent jusqu’au fond et la poussent jusqu’au bout. Une étude des langues superficielle et purement routinière, qui aboutirait à en graver tout au plus quelques mots dans le cerveau, sans familiariser l’esprit avec leurs richesses cachées, une étude de la littérature écourtée, qui après avoir mis l’instrument entre les mains, n’apprendrait pas à s’en servir sans se blesser, c’est bien cela qui serait véritablement du temps et de la peine perdus. Ce n’est pas cela tout-à-fait assurément, ni pour tout le monde, qu’est notre éducation classique ; mais c’est trop souvent, et pour trop d’élèves, quelque chose d’approchant.

Je voudrais poser, en effet, la question sérieusement, la main sur la conscience, et toute diplomatie de profession mise à part, à un professeur de rhétorique intelligent. Dans cette dernière classe de nos collèges, couronnement de notre enseignement classique, combien compte-t-il d’élèves en état de profiter de ses leçons ? Pour combien d’élèves parle-t-il ? De combien espère-t-il être compris ? En mettant, sur une classe de soixante élèves, le nombre à trente environ, je crois qu’il pousserait les choses à l’extrême. Il suit de là qu’il y a, sur la masse des élèves des collèges de France, la moitié, au plus bas mot, qui les quitte, n’ayant, de leur aveu, de celui de leurs condisciples et de leurs maîtres, assisté que pour la forme aux leçons qui leur ont données. On dira, si l’on veut, que c’est la faute des professeurs, qu’ils ont tort de négliger les esprits lents, les caractères paresseux, pour ne s’occuper que des sujets brillans qui leur font honneur, On dira qu’ils mettent leur vanité avant leurs devoirs, et il y aura quelque vérité, malheureusement, dans ces reproches ; mais il y aura aussi beaucoup d’injustice. Après tout, un professeur de rhétorique n’est pas un professeur de grammaire ; il donne le complément des études et n’est pas chargé d’enseigner les élémens. Si, parmi les jeunes gens qui viennent recevoir ses leçons, il en est qui ne se soient jamais donné la peine d’apprendre les temps des verbes ni les déclinaisons des mots, il ne peut pas plus interrompre une explication de Démosthène ou de Cicéron, pour revenir sur ces notions primitives, que M. de Laplace, dans sa chaire, ne pouvait suspendre le calcul des probabilités pour démontrer les quatre règles à ceux qui les ignoraient. Une génération de jeunes gens qu’on élève est comme un régiment en campagne : le temps presse, la vie s’avance ; coûte que coûte, il faut marcher. On ne peut pas arrêter toute la colonne pour les retardataires qui s’asseient au bord du chemin. La faute, s’il y a faute, est donc autant aux élèves qu’aux professeurs. Parlons plus correctement, elle est à l’éducation littéraire elle-même. C’est sa faute, si c’en est une, d’être ainsi faite, que, pour être goûtée et suivie malgré ses débuts arides, elle exige un certain instinct du beau, une certaine délicatesse de pensée, une certaine finesse de sentimens qui ne sont le partage que d’un petit nombre. Parmi les éducations de l’intelligence, il n’en est pas de plus relevée que l’éducation littéraire. C’est peut-être pour cela qu’elle n’est pas faite absolument pour tout le monde. Le monde moral et physique a été créé de telle sorte qu’en tout genre il n’y a pas beaucoup de places sur les sommets.

En attendant, le mal existe : des milliers de jeunes gens sortent tous les ans des collèges de France, n’ayant rien appris du tout, ni connaissances élevées, ni connaissances pratiques, n’étant bons à rien, dans toute la brutalité du terme. Ils en sortent avec une habitude de paresse enracinée, car, depuis trois ou quatre ans qu’ils ont perdu le fil et désespéré de le rattraper, ne rien faire est devenu chez eux comme une sorte de parti pris et parfois même de point d’honneur. Mais le peu de littérature qu’ils ont appris erre encore devant leur cerveau comme des images confuses, détachées d’une sphère brillante qui les détourne de toute perspective moins sublime. Ils ont appris à regarder en haut, sans savoir faire un pas pour monter. Qu’on juge quel élément de perturbation dans une société que cette infusion annuelle d’un ou deux milliers d’hommes, la plupart dépourvus de moyens réguliers de subsistance, pleins de l’âpre sève de la jeunesse livres sans remords à cette oisiveté qui attise, loin de les apaiser, les passions d’un âge périlleux ! C’est un liquide élevé au-dessus de sa pesanteur naturelle, qui, avant de tomber au fond, troublera long-temps la surface. Encore si, incapables comme ils le sont, ils étaient au moins reconnus pour tels et forcés de se rendre justice ; si l’examen qui termine l’enseignement classique était sérieux, si le diplôme qui leur est donné à la suite de cet examen était distribué avec une juste réserve, de manière à attester des connaissances véritables, convaincus par des juges compétens, ils pourraient ronger leur frein avec désespoir, mais ils n’auraient au moins aucune prétention à élever ni aucun droit à faire valoir ; ils n’auraient rien à demander à la société, et, si elle ne faisait rien pour eux, ils n’auraient aucun titre pour se plaindre d’elle. En est-il bien ainsi ? L’examen qu’il faut subir à la sortie des collèges, ce fameux baccalauréat ès-lettres dont on a fait tant de bruit, est-il, peut-il être un examen sérieux ? Il suffit d’en parcourir le programme pour se convaincre du contraire. Destiné à couronner huit à neuf ans d’étude, cet examen est nécessairement très étendu : il embrasse la presque totalité des connaissances humaines ; il suppose l’étude détaillée de tous les auteurs de l’antiquité ; il descend chronologiquement la série des dates de toutes les histoires de tous les pays, depuis l’origine du monde : la géographie de toutes les contrées, à toutes les époques, en est nécessairement le corollaire. Suit un vaste appendice de connaissances naturelles, physiques et mathématiques. Pour interroger et répondre sur cet océan de matières, l’examinateur et l’examiné ont bien à passer ensemble environ la durée d’un quart d’heure. Parmi les faits à savoir, il en est de tellement connus ; que tout le monde les a appris sans étude ; il en est de tellement obscurs, que personne ne les sait sans érudition. Un examen ainsi dirigé a juste l’effet dramatique et la valeur morale du tirage de la conscription. Personne ne pouvant répondre de le passer tout-à-fait bien, personne non plus n’est parfaitement sûr de le passer tout-à-fait mal. Le tout est d’avoir un bon numéro. Tout dépend de la fortune d’un moment, de l’humeur d’un professeur et de l’assurance d’un élève. Que risque-t-on d’ailleurs ? manque-t-on la première fois, on peut se représenter le mois suivant. Avec un peu d’insistance, on est presque sûr d’en venir à bout. Refuser obstinément, cinq ou six fois de suite à un jeune homme ce grade qui lui ouvre l’entrée de toutes les carrières libérales, le condamner par cinq ou six sentences successives, souvent sous les yeux de ses parens, à s’entendre dire qu’il a perdu son temps et leur argent, c’est une rigueur dont les professeurs de faculté, dont le cœur n’est pas dur d’ordinaire, sont rarement capables. Un bachelier de plus ou de moins, cela ne fait de mal à personne, et cela fait tant de plaisir à quelques-uns ! Voilà comment nous avons si peu de bons élèves dans les collèges et tant de bacheliers ès-lettres en circulation dans la société.

Mais, le lendemain du grade obtenu, la scène est bien changée on a dans sa poche un diplôme qui vous déclare savant sous le grand sceau de l’état, et avec le contre-seing d’un ministre. Vous n’ôterez jamais de l’esprit des pères de famille que c’est là une lettre de change souscrite par la société, et qui doit être tôt ou tard payée en fonctions publiques. On se sent au fond incapable de se frayer sa route soi-même dans les professions libérales. Une fonction publique, cela est plus noble, plus simple, et surtout donne moins de peine : on a ses appointemens tous les mois ; qu’on fasse bien, qu’on fasse mal, bon an, mal an, on est toujours payé, et, si l’on vient à être destitué, on a la ressource de se poser en victime politique. La société qui a donné un diplôme doit une place, et, si le billet n’est pas signé à l’échéance, nous avons cette contrainte par corps qu’on appelle une révolution. Ne raillons point, la chose est trop grave. Il est évident qu’il y aurait de la part de la société envers la jeunesse véritable acte de charité, et de cette charité bien entendue qui commence par soi-même, à mettre de bonne heure un peu d’ordre dans cette confusion, à détourner des carrières et de l’instruction libérales ceux qui, véritablement incapables d’en tirer le moindre profit, n’y entrent que pour leur tourment et celui d’autrui. Il est évident qu’une éducation plus simple, meublant l’esprit de connaissances moins hautes, mais plus usuelles, ce qu’on a appelé, en un mot, l’éducation professionnelle, insuffisante pour tous les membres d’une grande nation, serait infiniment plus appropriée à la destinée d’un très grand nombre. Il est certain aussi qu’en procédant à cette division entre l’éducation supérieure et l’éducation moyenne, non point d’après des catégories de naissance et de fortune, mais sur une inspection faite à temps de la capacité personnelle, on satisferait à toutes les exigences du principe démocratique sainement entendu. Ce point de vue ne pouvait manquer de frapper tant d’esprits éclairés, qui ont fait de l’instruction publique une de leurs plus chères préoccupations. Des hommes d’état, des hommes du métier, qui sont en même temps des gens du monde et d’affaires, ont dit à ce sujet, avec une autorité qu’on ne peut égaler, des choses admirables. Dès 1836, M. Guizot, dans l’exposé d’une loi sur la liberté de l’enseignement, la meilleure peut-être qui ait été méditée et qui, par malheur, n’a pas abouti, déplorait « cette perturbation qui jette un grand nombre de jeunes gens hors de leur situation naturelle, excite leur imagination sans nourrir fortement leur intelligence,… et répand ainsi dans la société une multitude d’existences inquiètes et déplacées, qui lui pèsent et la troublent. » M. Saint-Marc Girardin cherchait en Allemagne des modèles d’une éducation plus proportionnée aux intelligences et aux situations moyennes. Des établissemens de ce genre étaient essayés dans beaucoup de villes, sous le nom d’écoles primaires supérieures. Enfin, à la veille de la chute du dernier gouvernement, M. de Salvandy tentait, par un règlement nouveau, de faire dans le sein des collèges royaux eux-mêmes une ligne de séparation entre les sciences et les lettres, qui correspondait sans doute à quelque idée du même genre. Il est temps cependant de ne plus se borner à des regrets éloquens, à des recherches ingénieuses, à des essais timides : il faut réussir. La nécessité, le besoin d’une légitime défense, parlent haut. Nous essaierons de montrer pourquoi on a échoué jusqu’ici devant la vanité des pères de famille, et comment on pourrait à l’avenir parvenir à lui faire entendre raison.

Après tant de critiques que nous croyons très bien fondées, adressées à notre éducation publique actuelle, c’est avec joie que nous trouvons une occasion de lui rendre un sincère hommage. Si pour un grand nombre des élèves les études sont malheureusement nulles, en revanche, pour un petit nombre, elles sont fortes, saines et solides. Chaque année sort des collèges un petit nombre d’esprits bien faits, habitués à un travail sérieux, nourris dans l’étude de l’antiquité. S’il manque malheureusement quelque chose à la fermeté de leurs principes moraux, et surtout à la ferveur de leurs opinions religieuses, ils emportent du moins ces traditions d’un goût pur et cette franche admiration du beau, qui, faute de mieux, donne à l’ame le pressentiment et l’instinct du bien. Les premiers élèves de chaque collège, et surtout des collèges de Paris, sont incontestablement non-seulement de bons latinistes et des étudians de grec très passables mais des sujets déjà préparés pour figurer avec honneur dans les professions de la société. Ils ont, avant tout, ce que d’Aguesseau souhaitait à son fils en le voyant revenir chargé de couronnes : ils ont appris à travailler, c’est-à-dire que leur volonté a appris à gouverner leur intelligence. Reste à savoir ce qu’ils vont faire de cet apprentissage du travail, la plus précieuse des acquisitions de la jeunesse, et dans quel sens cette volonté fortifiée va diriger cette intelligence éveillée.

Au-dessus de l’instruction secondaire, le décret de 1808, qu’on a appelé la grande charte de l’Université, pose une troisième instruction qu’il qualifie d’instruction supérieure. L’instruction secondaire se donne dans les collèges, l’instruction supérieure se distingue dans les facultés. L’instruction secondaire, dit toujours le décret, porte sur les études classiques, l’instruction supérieure sur les études approfondies.

Autant qu’il est possible de se rendre compte de ce que voulaient dire ces termes un peu vagues, l’instruction supérieure était destinée, dans la pensée du législateur, à apprendre aux jeunes gens quel usage ils devaient faire, pour la profession spéciale qu’il leur convenait d’embrasser, des connaissances générales, et plus encore de l’aptitude intellectuelle qu’ils avaient dû acquérir dans les collèges. Voilà des jeunes gens qui savent les élémens de ce que tout homme bien élevé doit savoir, dans quelque carrière qu’il s’engage. Ils ont pris part à ce fonds commun de lumières qui fait le lien et le charme de toute société polie. Il en faut faire maintenant des magistrats, des militaires, des hommes politiques, des directeurs de grandes entreprises et de grandes maisons commerciales, des avocats, des médecins. Leur esprit s’est développé : il faut maintenant qu’ils emploient l’instrument qu’ils ont aiguisé et poli. Une instruction spéciale, élevée sur une forte base de connaissances générales, éclairée par la saine philosophie des premières études, tel paraît avoir été le plan de l’instruction supérieure dans l’Université primitive.

Pour réaliser ce plan, des facultés ont été ouvertes, à savoir :

Des facultés de théologie, des facultés des lettres, des facultés des sciences, des facultés de droit, des facultés de médecine.

Le décret bornant là son énumération, et personne, depuis, n’ayant essayé de le pousser plus loin, force est bien de s’arrêter avec lui ; mais, à la réflexion, il est impossible de s’enfermer dans de pareilles limites. Quoi ! des prêtres, des savans, des avocats, des médecins, cette liste épuise toutes les professions d’une société civilisée au XIXe siècle ! En présence d’un mouvement politique qui a la prétention de faire de tous les citoyens d’un état des magistrats, sinon des souverains, en présence d’un mouvement industriel qui s’est étendu sur le monde avec les proportions gigantesques des grandes conquêtes d’autrefois ; quand, sous le nom de crédit public, s’est élevée dans les états une force assez grande pour gêner tour à tour les despotes dans leurs caprices et les révolutionnaires dans leurs saturnales, on croit avoir énuméré toutes les sortes d’apprentissages et de noviciats possibles pour la jeunesse éclairée d’un grand pays, en reproduisant cinq divisions empruntées aux universités du moyen-âge ! S’il faut trois ans d’étude pour apprendre le code civil et le droit romain, s’il en faut quatre pour pouvoir prétendre à soigner des malades, n’en faut-il aucune pour diriger utilement de grands capitaux, pour donner le branle à ces entreprises qui vont enrichir une nation par des travaux féconds, ou la ruiner et la corrompre par de folles spéculations ? N’y a-t-il donc que sur les tréteaux de foire que l’on trouve des charlatans ? Ne faut-il aucune étude non plus pour prétendre à diriger, dans les assemblées électives et délibérantes, les affaires générales de son pays ? Il est des lois qui régissent la vie civile et privée, et qu’on fait très bien d’enseigner dans les écoles de droit ; n’en est-il point qui gouvernent la vie publique d’un citoyen sous un régime de liberté ? Il faut étudier la santé des individus ; mais l’hygiène de la prospérité publique, la science de la richesse des nations, s’apprend-elle par inspiration ? Nous avons donné, pendant trente ans, le spectacle étrange d’un pays qui se disait constitutionnel, et qui voulait dominer l’Europe par son industrie. Dans ce pays, où chacun était appelé à voter les impôts, on pouvait avoir parcouru avec éclat tous les degrés de l’enseignement, sans avoir jamais entendu parler de l’assiette des contributions, sans connaître de nom seulement les grandes lois du crédit public, sans avoir appris distinguer la dette flottante de la dette fondée, et la caisse d’amortissement de la caisse des consignations. Ce pays avait une administration complexe dont tout le monde voulait être fonctionnaire, elle avait en tout, sur toute sa surface, élevé une chaire où il était traité des rapports et de la hiérarchie des pouvoirs. Ce pays ne parlait plus que de chemins de fer, de capital social, de sociétés anonymes et de sociétés en commandite ; mais il laissait à des maîtres amateur, devant un auditoire bénévole, le soin de sonder comment s’élaborent avec mystère dans les entrailles d’une nation, comment s’enfantent dans la douleur ces capitaux, fruit des longues veilles et des âpres travaux. Un jour, on est venu dire à ce pays que sa constitution n’existait plus, mais qu’il n’eût garde de s’en mettre en peine, et que les choses en iraient que mieux ; on est venu lui dire aussi qu’il était dans l’erreur en pensant qu’il fallait gagner son pain à la sueur de son front et épargner pour s’enrichir ; on est venu lui dire qu’on mettrait son budget en équilibre en augmentant toutes les dépenses et supprimant toutes les recettes ; on est venu lui dire qu’avec une presse et du papier, il allait faire sortir de ses retraites le crédit épouvanté, et qu’il pourrait l’appréhender au corps par des gendarmes ! Un peu surpris, le pays s’est laissé faire ; il n’a pas tout-à-fait dit non. Il n’était pas bien sûr qu’il n’y eût pas du vrai dans les paroles de ces nouveaux docteurs. Il n’en est pas parfaitement assuré encore aujourd’hui ! Où puiserait-il cette assurance ? Instruit comme il l’a été, il faudrait qu’il eût le régime constitutionnel à l’état d’idée innée, et l’économie politique à l’état de science infuse.

Les sciences politiques et économiques marquent donc une énorme lacune dans l’instruction supérieure de France. Nouvelle preuve de cette étrange aberration d’esprit, qui fait que l’éducation va d’un côté et la société de l’autre, sans qu’il y ait de confluent pour ces deux lits parallèles. Ce n’est pas là pourtant, suivant nous, encore le plus regrettable défaut de notre instruction supérieure. Sur les cinq facultés qu’elle reconnaît, il en est deux au moins, si ce n’est trois, qui n’ont qu’une existence nominale.

Ne disons rien des facultés de théologie : d’honorables scrupules sur la légitimité de leur institution canonique, en les privant de la bienveillance du corps épiscopal, leur ont ôté, en plusieurs endroits, cette autorité sans laquelle la religion n’est qu’une parole sans efficacité. L’institution doit en être révisée tout entière, de concert, nous dit-on, avec le chef de l’église. Ce serait assez pour nous commander le silence, quand nous ne serions pas par nous-même heureux de l’observer sur une matière si épineuse.

Les faculté de droit et de médecine, principalement celles de Paris, sont suivies par une affluence considérable d’élèves : leurs auditoires sont pleins, et leurs grades ne manquent pas de compétiteurs. Les facultés des sciences sont déjà beaucoup moins recherchées. Les grades dont elles ont la collation étant pourtant nécessaires pour les élèves de médecine, cette circonstance leur assure encore un nombre assez raisonnable, sinon d’auditeurs de leurs cours, au moins de candidats à leurs examens.

Il en est autrement des facultés des lettres : malgré l’incontestable mérite de leurs professeurs, celles-ci sont presque désertes. D’élèves réguliers se faisant inscrire pour suivre les cours, passant par la filière des grades, elles en comptent un si faible nombre, qu’il serait risible d’en parler. Chaque année voit bien faire encore (toujours à Paris) quelques licenciés et quelques docteurs ès-lettres, mais la plupart parmi les élèves de l’école normale centrale de Paris, pépinière du corps enseignant, qui ont chez eux, et pour leur propre usage, toute une hiérarchie de maîtres de conférences et de répétiteurs, tout un cours d’études particulier, qui paraissent à peine, et pour faire honneur à quelques professeurs d’élite, sur les bancs de la faculté, et rendent hommage à une vieille tradition universitaire en se parant d’un titre suranné. Hors de là, point de cours d’études systématique, point d’étudians assidus. Les professeurs le savent si bien, qu’ils en prennent tout-à-fait à leur aise avec le programme de leur enseignemens. Si l’histoire ancienne les fatigue, ils s’attaquent, sans plus de façon, l’histoire moderne ; s’ils craignent les lieux communs rebattus dans un ordre d’idées un peu général, ils s’arrêtent pendant plus d’un an sur un petit point de critique historique ou littéraire ; s’ils ont un livre à faire pour se présenter à l’Académie, ils en prépareront en chaire tous les matériaux. L’essentiel est d’intéresser, s’il se peut, un petit choix de lettrés de profession et de gens de loisir, qui viennent polir leur goût et passer leur temps. Ce ne sont point là de vrais établissemens d’éducation : ce sont des académies d’éloquence et des athénées de littérature.

La conclusion à tirer de ceci est singulière : si l’on songe, en effet, que les facultés des lettres résument en elles-mêmes tout ce qui s’enseigne en France, en dehors des collèges, sur la philosophie, la littérature et l’histoire, il s’ensuit qu’après une première éducation, toute littéraire, historique et philosophique, personne en France passé dix-huit ans, n’honore plus d’une attention régulière l’histoire, la philosophie ni les lettres. Au sortir du collége, où l’instruction est, nous l’avouons, trop exclusivement, trop uniformément littéraire, on passe sans transition à une instruction supérieure, dont les lettres sont, de fait, à peu près bannies par l’usage. Un extrême vous amène brusquement à un autre.

De deux choses l’une cependant : ou les lettres, comme on le dit, sont un ornement superflu de l’esprit, et alors c’est beaucoup trop d’en faire l’unique occupation des huit premières années de la jeunesse ; ou elles forment comme le fond même d’une intelligence éclairée, comme le tronc commun où toutes les branches élevées des connaissances humaine aspirent la sève qui les fait germer, vivre et croître, et alors c’est un inconcevable système que celui qui en interrompt brusquement l’étude ; au moment même où l’intelligence entre définitivement en possession d’elle-même, et où elle rayonne pour ainsi dire devant elle dans tous les sens. Si l’esprit des lettres ne devait pas suivre l’homme dans toute sa vie, grandir et mûrir avec lui, il serait inutile de l’en pénétrer si fortement au début. Si toutes les sciences, si toutes les hautes conditions de la vie n’entretiennent pas avec les lettres de nécessaires et heureux rapports ; si les sciences physiques et la médecine, par exemple, qui en découle, peuvent se passer de la méthode philosophique, et si le droit prend ses fondemens autre part que dans la morale et ses origines ailleurs que dans l’histoire ; si le temps du plus grand éclat des lettres parmi nous n’a pas été celui de la plus grande gloire de nos armes et des plus heureux succès de notre politique, la littérature est profondément oiseuse pour nos enfans comme pour nous, et c’est au début et dans les collèges qu’il faut laisser périr l’éducation littéraire. Mais il n’en est point ainsi : le droit, les sciences, l’économie politique, la politique elle-même, ne doivent leur véritable développement qu’à l’esprit d’une saine philosophie, et la saine philosophie ne s’établit que sous, deux conditions indispensables : à l’ombre de la religion et à la lumière des lettres. Déjà, par l’effet de la liberté de conscience, l’influence religieuse est faible dans nos écoles, et voici que l’influence littéraire, unique et excessive dans les degrés inférieurs, cesse tout d’un coup de s’exercer au moment où le terrain venait d’être mieux préparé pour la recevoir. Absolue dans l’instruction secondaire, elle est nulle dans l’instruction supérieure, ou plutôt, à proprement parler, nous n’avons point d’instruction supérieure, car cet enseignement ne peut être honoré du nom de supérieur, auquel aucune vue philosophique ne préside. Aussi voit-on, dans les deux seules écoles qui restent fréquentées, le niveau de la doctrine s’abaisse pour ainsi dire tous les jours. Dans l’une, on est de moins en moins disposé à distinguer l’ame du corps ; dans l’autre, on met sérieusement en question l’existence du droit naturel, c’est-à-dire de la justice qui dicte les lois et de la conscience qui les observe. Quand les efforts de quelques esprits d’élite qui luttent encore auront définitivement échoué, nos étudians de médecine et de droit arriveront à ne plus distinguer la pensée de la digestion, ni les lois arbitraires de la police, de ces éternelles prescriptions morales qui sanctionnent les liens du sang et l’hérédité les familles. L’esprit se retire et le matérialisme envahit.

Ainsi, un enseignement supérieur qui se meut dans un cercle démesurément étroit, et qui, perdant subitement toute élévation, tourne sans préparation à une pratique sèche et minutieuse, tel est le couronnement des études des sujets les plus distingués qui paraissent dans nos collèges. Voilà dans quel commerce se passent, pour l’élite et l’espoir de la nation, les années de la grande expansion de toutes les facultés et de toutes les passions. Faut-il s’étonner, s’il en résulte un des états d’esprit public les plus fâcheux dont une nation puisse être atteinte Cette éducation d’abord purement littéraire, mais privée en suit de ce qui fait la grandeur des lettres, les points de vue élevés de critique et de philosophie, imprime à un grand nombre d’hommes, même laborieux et distingués, un des plus tristes caractères qui soit au monde, celui de littérateurs manqués. Ce caractère se reconnaît à deux traits principaux : une vanité impatiente de briller dans les petites choses, et un préférence habituelle accordée aux mots sur les idées. Qui ne connaît de tels personnages ? Le barreau surtout en peut produire indéfiniment sans s’épuiser. Ecoutez, même chez des avocats de renom, cette parole émaillée des fleurs d’une fausse éloquence, suivez cette pensée déliée par les subtilités de la chicane ; ne reconnaîtrait-on pas à cela seul qu’ils ont passé sans interruption d’une classe de rhétorique dans une étude de procureur ? Qu’un homme ainsi préparé entre dans une assemblée politique, sa place est toute marquée. Une opposition tracassière, qui prête à quelque déclamatoire, qui se paie de mots et a soin d’ignorer les faits, qui discute à perte de vue sur un texte de la constitution comme sur un article de procédure civile, ou sur un traité diplomatique sur un mur mitoyen, voilà l’uniforme fait à sa taille et dont il va se revêtir naturellement. Qui oserait dire que ce n’est pas là, depuis trente ans, tout le portrait de plus d’un de nos grands meneurs d’opposition ? Quelque aisé qu’il soit cependant, ce métier, avec la petite popularité qui l’accompagne, ne suffit pourtant pas encore à tout le monde. Il est des imaginations plus ardentes, il est des ambitions rebelles qui prétendent plus haut, des ames qui ont en quelque sorte besoin de respirer plus au large. Pour celles-ci, ce n’est pas impunément qu’elles ont vécu, pendant l’enfance, dans l’atmosphère élevée, mais parfois brûlante, de la philosophie et des lettres. Elles ne peuvent plus se passer des émotions que ces souvenirs éveillent. Ce qu’il y a d’étroit dans ce que nous décorons du nom d’enseignement supérieur les rebute. N’y trouvant rien de large, rien de profond, rien de ce qu’elles ont entrevu et espéré, elles se mettent à l’aventure en quête par elles-mêmes. Peu à peu leur goût, d’abord pur, s’altère ; leur raisonnement, autrefois droit, se fourvoie ; elles prennent de toutes mains le complément d’éducation que les établissemens publics ne leur ont pas donné. De tels esprits sont la proie toute préparée des premiers faiseurs de systèmes qui se trouvent, sur leur chemin. C’est dans l’exaltation des romans modernes, c’est dans les productions bizarres d’un théâtre dépravé qu’ils vont chercher la suite de leurs inspirations littéraires interrompues. Les journaux démocratiques et socialistes, de leur côté, recueillent tous les amateurs de sciences politiques ou économiques qui ne savent où placer dans l’enceinte étroite de notre éducation un mouvement et des aspirations d’intelligence incommodes. L’enseignement supérieur de toute la jeunesse de France s’est fait, pendant dix-huit ans, dans les colonnes ou les feuilletons des journaux.

Ici encore nos reproches ne sont point nouveaux, et nous n’en réclamons pas l’invention. Il y a déjà seize ans que M. Cousin dans son remarquable rapport sur l’instruction publique en Allemagne, comparant les universités de ce grand pays avec nos académies et nos facultés de province ; signalait à la fois avec force le mal et sa cause : « Le plus inoui, disait-il, est de voir dans ce même pays (en France) les diverses facultés dont se compose une université allemande séparées les unes des autres, disséminées et comme perdues dans l’isolement. Ici des facultés de sciences où se font des cours de physique et de chimie, d’histoire naturelle, sans qu’il y ait à côté une faculté de médecine qui en profite ; là, des facultés de droit sans faculté des lettres, c’est-à-dire sans histoire, sans littérature et sans philosophie. En vérité, si l’on se proposait de donner à l’esprit une culture exclusive et fausse, si l’on voulait faire des lettrés frivoles, des savans sans lumières générales, des procureurs et des avocats au lieu de jurisconsultes, je ne pourrais indiquer un meilleur moyen, pour arriver à ce beau résultat, que la dissémination et l’isolement des facultés… Hélas ! nous avons une vingtaine de misérables facultés éparpillées sur la surface de la France sans aucun vrai foyer de lumières… Hâtons-nous, ajoutait-il, de substituer à ces pauvres facultés de province, partout languissantes et mourantes, de grands centres scientifiques rares, mais bien placés… quelques universités comme en Allemagne, avec des facultés complètes se prêtant l’une à l’autre un mutuel appui, de mutuelles lumières, un mutuel mouvement. »

C’était bien là, en effet, la vraie chose à faire. Unir ensemble, par le lien d’un système commun d’études, nos diverses facultés, faire remonter leur enseignement jusqu’à la source commune d’où dérivent toutes les sciences, l’étendre à toutes les connaissances exigées par l’état nouveau de la société, de manière à ce qu’un esprit philosophique, dans le bon sens du mot, y dominât, c’eût été la manière d’organiser une véritable instruction supérieure. C’est ainsi qu’on aurait pu régler, en le satisfaisant, tout le mouvement d’esprit d’une jeunesse effervescente, et la faire passer avec ardeur, mais sans orage, par une forte transition, des études préparatoires de l’enfance aux devoirs de la vie civique ; mais comment organiser un pareil système d’éducation, lorsque, comme M. Cousin le remarque, il n’existe d’ensemble de facultés qu’à Paris, et que les plus grandes villes de province ne comptent qu’une ou deux facultés isolées ? M. Cousin a mis là le doigt sur le dernier et plus sérieux grief que nous ayons à élever contre notre système d’éducation publique : il est parisien, il est centralisateur par excellence. On dirait qu’il est chargé de commencer dès l’enfance ce régime d’assujettissement d’une nation entière à sa capitale, dont nous portons le joug en murmurant sans trop savoir par où le lien peut en être relâché.

C’est encore ici avec l’Université que nous parlons. C’est elle-même qui nous apprend, dans ses documens officiels, dans les rapports aussi élégans que solides de M. Villemain par exemple, les efforts constans, mais stériles, qu’elle a faits pour ranimer dans les collèges et dans les facultés de département quelque ombre d’animation et quelque sérieux d’étude. Ce sont ses chiffres authentiques qui nous enseignent dans quelle proportion la jeunesse studieuse se partage entre la capitale et les départemens.

En 1836[1], sur quarante collèges royaux existant et comptant tout quatorze mille quatre cent soixante-quatre élèves, les six collèges de Paris en absorbaient pour leur part un peu plus de cinq mille, c’est-à-dire plus du tiers du nombre total. Si l’on opère maintenant sur une base plus large, si l’on considère non pas seulement les collèges royaux (aujourd’hui lycées), où l’enseignement secondaire a tout son développement, mais l’ensemble de tous les établissemens d’éducation privés et publics de tous les degrés, collèges communaux, institutions, pensions, etc., les chiffres ne sont guère moins significatifs. En 1840[2], sur soixante mille et tant d’élèves recevant, dans une mesure quelconque faible ou forte, imparfaite ou approfondie, les élémens de l’instruction secondaire, l’académie de Paris en comptait dans son sein plus de douze mille, dont dix mille cinq cents au moins dans les deux seuls départemens de Seine et de Seine-et-Oise, c’est-à-dire dans Paris et dans sa banlieue. Le sixième, par conséquent, de toute espèce d’éducation lettrée, le tiers de toute éducation complète, est en fait distribué dans Paris. Ce n’est point là assurément le rapport de la population de Paris avec les populations des départemens, et, bien qu’il faille tenir compte de la supériorité de lumières naturelle aux habitans d’une capitale, bien que le nombre des familles en état et en volonté de faire bien élever leurs enfans soit proportionnellement beaucoup plus grand à Paris qu’ailleurs, il est impossible d’expliquer par ce fait seul l’énorme prépondérance d’une seule ville d’un million d’ames au milieu d’une population de trente-six. Il est clair, et c’est un fait d’ailleurs avéré, que le personnel des collèges de Paris se recrute autant dans les familles de province que parmi celles qui habitent Paris même.

Si des collèges vous passez maintenant aux facultés, il ne faut plus parler de proportion ; tout équilibre est rompu, toute mesure de comparaison disparaît Ce n’est plus le tiers ou le sixième, c’est la moitié, ce sont les deux tiers ou les trois quarts des élèves des facultés qui sont compris dans la seule académie de Paris. 800 élèves de médecine sur 1,800 ; 3,783 élèves de droit sur 4,711, suivaient en 1846. les cours des facultés parisiennes. Sur deux mille gradués reçus dans la faculté de droit pendant cette année 1846, 1,274 l’ont été dans la seule faculté de Paris[3]. C’est là ce que M. de Salvandy, dans un projet de loi remarquable pourtant par la sagacité de ses vues, et où perce plus que dans un autre document officiel, le pressentiment des funestes effets de notre éducation, appelait, sans trop s’en étonner, l’immense attrait de Paris.

Cet attrait est grand, il est vrai. Les arts, la politique, l’ivresse des plaisirs grossiers et le charme des jouissances délicates, l’espoir ou l’éclat de la fortune, tout conspire à donner au seul nom de Paris, d’un bout de l’Europe à l’autre, un effet véritablement magnétique. Ceux qui y ont toujours vécu s’en font difficilement une idée juste. Ce n’est qu’au loin que ce foyer, qui se dévore incessamment lui-même et embrase ceux qui l’approchent, projette tous les rayons éblouissans de sa lumière. Qu’il agisse ainsi sur des petites villes de province de France, quand, de Saint-Pétersbourg ou de Madrid, on résiste difficilement à sa séduction, c’est de quoi, sans contredit, il n’y a pas à s’étonner ; que le charme soit plus actif encore à cet âge qui est, par excellence, celui des aventures et des plaisirs, c’est encore assez naturel ; mais il y a lieu d’être plus surpris qu’un grand système d’éducation paraisse disposé de manière à favoriser cette soif d’émotions et de hasards qui précipite des générations à peine écloses vers le centre commun de toutes les ambitions et de toutes les jouissances, Il y a lieu d’être plus surpris qu’une corporation enseignante, qui devrait avant tout rechercher, pour ceux qui lui ont consacré leur vie comme pour ceux qu’elle doit rendre à la vie commune, les loisirs laborieux de la réflexion, l’activité réglée des études et la modération des désirs, paraisse organisée tout entière comme une administration de théâtre qui prépare, réserve, achète au besoin hors de prix ses premiers sujets en tout genre pour les applaudissemens du public bruyant d’une capitale.

N’exagérons rien. Il y a sans doute de la force des choses et de la faute de notre constitution sociale tout entière dans cette concentration précoce de la jeunesse de France dans la seule ville de Paris ; mais il va aussi de la faute des dispositions du système universitaire. C’est bien, sans contredit, à l’Université d’avoir établi à grands frais, depuis vingt ans, des collèges de plein exercice dans beaucoup de chefs-lieux de département ; mais ce qu’elle fait d’une main, elle le détruit de l’autre en conservant aux collèges de Paris des prérogatives d’honneur qui n’ont d’autre résultat que de leur assurer une supériorité systématique sur tous les collèges de province. On va dire que c’est un bien petit détail, en présence de si hautes considérations, que les concours généraux de l’académie de Paris et les grandes solennités qui en font le prestige aux yeux des écoliers ; mis, comme il arrive souvent, ce petit détail donne la clé d’un résultat général dont les conséquences étonnent. Cette brillante cérémonie annuelle dans laquelle figure, s’adressant directement aux jeunes gens, un des premiers personnages de l’état, souvent un des premiers orateurs de la tribune politique ; ces noms proclamés au milieu des fanfares, et que le lendemain le Moniteur enregistre et les journaux répètent à grand carillon ; ces dîners ministériels qui couronnent la journée, savez-vous ce que c’est que tout cela ? C’est tout simplement la gloire avec ses angoisses et ses émotions brûlantes qui vient remuer toute une population petite de taille, mais vive de sentimens. L’écho des applaudissemens de ce jour retentiront toute la vie aux oreilles qui l’ont entendu. La soif allumée dans cette coupe ne s’éteindra plus, bien souvent, que dans les amertumes des humiliations et de la misère. Mais c’est mieux que de la gloire. Grace aux prérogatives attachées à un ou deux prix qui ont le titre d’honneur par excellence, c’est souvent le commencement d’une fortune : l’entrée gratuite aux écoles de l’état, la préférence pour certaines fonctions publiques assurée, tout cela pour le hasard d’une victoire académique. Il y a trois prix d’honneur, par conséquent trois gros lots à tirer dans l’académie de Paris, et il n’est pas étonnant qu’on arrive d’un peu loin pour prétendre à une telle prime. Aussi les classes de seconde et de rhétorique des collèges de Paris reçoivent-elles chaque année, après les vacances, une importation de lauréats de province qui viennent directement pour concourir aux prix d’honneur, et, reculant pour mieux sauter, reprennent le programme des études d’un ou deux ans au-dessous du point où ils l’ont laissé dans leur ville natale. Si l’idée ne leur en était pas venue d’eux-mêmes, elle leur eût été suggérée de Paris par des industriels enseignans, qui, autour des lycées, calculent pour leurs bénéfices sur un certain nombre de couronnes du concours général, et s’en vont chercher, à moitié prix, dans les lycées de province, des élèves de belle espérance, comme on cherche des chevaux de course dans des haras. Ces petites annonces insérées dans les journaux par les chefs d’institution privée, à la fin de chaque année scolaire, nous révèlent la conclusion ou du moins la proposition de plus d’un marché de ce genre. C’est là donc, c’est à quatorze ou quinze ans que commence la première traite émise, si l’on ose parler ainsi, de Paris sur les départemens, le premier pèlerinage des départemens vers Paris. À l’issue de l’instruction secondaire, une seconde couche de jeunes gens plus considérable encore se presse sur les pas de la première, et cela par l’effet de cette langueur des facultés de province si bien décrite par M. Cousin. Il est reçu comme axiome dans les familles, et avec quelque vérité, qu’il n’y a qu’à Paris qu’on puisse faire de bonnes études de droit et de médecine. On les fait en effet, ces bonnes études, mais avec quelle addition de connaissances non prévues, avec quelle culture supplémentaire des bonnes mœurs, avec quel étrange perfectionnement d’un savoir-vivre équivoque, toute personne qui a traversé le quartier latin, et qui se connaît en physionomie, le dira sans que j’insiste davantage. Le cœur saigne quand on pense où vont se dépenser, à Paris, les épargnes des familles de province, achetées par des nuits sans sommeil, prises sur le vivre des pareils. Qu’en font-ils, ces fils, objets de tant de sacrifices ? Ils apprennent à mépriser l’honnête famille qui les leur envoie et les vertus modestes qui les ont sou par sou laborieusement entassées !

Le comble de cette attraction de Paris est mis enfin, le dernier coup aux études de province est porté par cette règle de l’administration française dont nous avons déjà eu occasion de parler dans cette Revue[4], et qui consiste à distribuer tous les emplois jusqu’aux plus minimes par l’intermédiaire de directeurs-généraux, à Paris, sans consulter les convenances locales et en ayant soin d’éloigner régulièrement tous les employés de leur pays natal. Or, comme tout le monde sait qu’on fait mieux dans les bureaux ses affaires soi-même que par procureur, c’est une raison de plus pour envoyer les jeunes gens étudier à Paris, afin qu’ils soient tout portés, quand le moment sera venu de solliciter un emploi. De cette règle générale, à laquelle l’administration tient beaucoup pour des raisons de service qui ont leur valeur, notre éducation publique ne peut pas, il est vrai, être donnée pour responsable ; mais quelle raison avait-elle pour l’imiter scrupuleusement, et chaque jour davantage, dans son propre sein, dans tout ce qui regarde l’avancement de son personnel ? D’où vient que l’Université procède, dans ses choix de professeurs, exactement comme la direction de l’enregistrement ou des contributions indirectes, envoyant indifféremment les gens du nord dans le midi ou vice versa, traitant ses postes de province comme des garnisons par lesquelles il faut passer le plus vite possible pour revenir terminer ses jours à Paris ? Sur ce point, la création d’une grande école normale unique pour toute la France et casernée dans Paris, l’établissement du concours d’agrégation dont les assises se tiennent aussi à Paris, ces deux fondations, développées par le dernier gouvernement, qui ont puissamment contribué à la renaissance des études, ont altéré cependant, nous le pensons, d’une manière le plan de l’Université primitive. Pour entrer à l’École normale, pour être reçu agrégé, par conséquent pour être professeur, de toute nécessité il faut venir finir ses études à Paris. Or, qui a vu Paris, encore, un coup, c’est une règle infaillible, ne le quitte plus qu’à regret. — Prenez ce poste, dit-on au jeune agrégé, reçu après un concours brillant, en l’envoyant à Caen ou à Bordeaux, exilez-vous (c’est le mot) quelque temps en province. Soyez tranquille, on pensera à vous, on ne vous y oubliera pas. — Il obéit en murmurant : il se rend dans la ville inconnue qui lui est destinée, les yeux tendus vers ce Paris d’où l’avancement doit lui venir. Seul avec lui-même, inconnu à tous, privé à la fois des douceurs de la famille et du mouvement de Paris, il éprouve un profond et insupportable ennui. Par suite, je ne sais quelle fadeur se répand sur son enseignement tout entier. Il fait sa besogne tant bien que mal, comme on fait ce qui vous coûte et ce qu’on est pressé d’avoir fini, avec la résignation indifférente qu’on accorde à une pénitence ; il est le premier à presser ses meilleurs élèves de le devancer sur cette route de Paris où il espère bien qu’ils ne l’attendront pas bien long-temps.

Voilà comment, du haut et d’en bas, par le fait des professeurs et des élèves, l’éducation publique dépérit dans les départemens, tandis qu’elle reçoit à Paris une vie fébrile et exubérante. Rien cependant n’est plus contraire au véritable esprit de la science ; rien n’est plus dérogatoire aux bonnes règles de l’enseignement ; rien ne porte un coup plus mortel à la vie politique et morale des départemens ; rien n’atteint, par un désordre plus fatal, l’équilibre de la société tout entière. Depuis quand d’abord a-t-on la pensée que l’atmosphère enfumée et orageuse des grandes villes et leur sol incessamment remué conviennent à cette plante de lente croissance, avide d’air et de solitude, qu’on appelle la science ? Nos pères du moins, dans l’âge de la science par excellence, ne le pensaient pas ainsi. Ces monumens de leur érudition, qui écrasent notre imagination autant que les arceaux de leurs cathédrales, n’ont pas pris naissance dans le tumulte des cités. C’est dans des monastères perdus au fond des vallées, ou dominant, du sommet de quelque hauteur, l’étendue et le bruit des plaines habitées, que l’esprit, s’élevant entre la contemplation et la prière, rendait à la science, après Dieu, un culte sans partage. Sur les pas de la religion qui les guidait alors, les établissemens d’éducation proprement dits semblaient tous se presser vers la solitude. À l’exception de Paris, qui a montré de bonne heure sa tendance envahissante, aucune des célèbres villes d’universités, ni Salamanque, ni Bologne, ni Louvain, n’étaient des capitales d’un grand état ; c’étaient des villes élues, dont les études étaient la grande affaire, et les étudians la principale population. Même au milieu des merveilles du grand siècle, la sèche, mais forte école de Port-Royal se faisait volontairement, aux portes de Versailles, un simulacre de désert. Encore aujourd’hui, de l’autre côté de la Manche, où s’est conservé tout ce qu’il y avait de sain dans les institutions d’autrefois, les universités britanniques offrent le même spectacle. Quand on a vu ces étudians anglais, aux membres élancés et aux faces roses, errer dans les riantes plaines d’Eton, ou se promener, leurs livres d’études sous le bras et vêtus de la robe classique, dans les rues gothiques et paisibles d’Oxford, on ne peut songer sans soupirer à notre enfance étiolée qui se débat huit ans dans nos préaux de collège, et se précipite ensuite en bouillonnant, dans je ne sais quel cloaque impur du faubourg Saint-Jacques. Nous sommes la seule nation qui ait imaginé d’assurer la tranquillité des études en entassant toutes les écoles dans la capitale, et la tranquillité de notre capitale en couvrant son pavé de cinq ou six mille jeunes gens sans famille. On dirait que nous nous sommes proposé de procurer à ceux de nos professeurs qui le désirent la faculté de transformer les chaires en tribunes de clubs, et nos étudians, les grands jours, le divertissement des barricades. Mais à ce séjour préféré de Paris est funeste à ceux qui étudient, que n’est-il point pour ceux qui enseignent ! Après les prélats et les abbés de cour, dont on s’est tant moqué, concevez, si vous pouvez, quelque chose de plus étrange que des gens qui, par leur profession, ont fait don de leur vie à la science, et qui mettent mentalement cette restriction, qu’ils la passeront cependant tout entière au milieu des distractions d’un grand centre ! Ce qu’ils y vont chercher, je le sais bien, c’est la facilité de s’y faire un nom, c’est un marche-pied vers les hautes dignités politiques. Qu’il nous soit permis de le dire, malgré tant d’illustres exemples qui l’autorisent, l’ambition (qui n’en est certes pas bannie) ne doit pourtant pas être l’unique mobile d’une corporation enseignante. C’est le dévouement, au contraire, qui doit en être l’ame. Si, par une idée dont on ne put contester la grandeur, le génie qui fonda l’Université en voulut faire une corporation et non point une simple branche d’administration hiérarchique, c’est précisément parce que, dans un grand corps, le point d’honneur collectif peut remplacer et modérer l’ambition individuelle. Qui dit enseignement de la jeunesse dit une sorte de sacerdoce, et qui dit sacerdoce dit sacrifice. Dans une corporation enseignante, par conséquent, les hautes dignités devraient être comme les dignités épiscopales dans l’église, qui vont chercher le mérite, mais ne doivent jamais être ardemment poursuivies par lui. Cela est difficile, je le sais, à la nature humaine ; peut-être même cela est-il impossible lorsqu’on a commencé par ôter les hommes à leurs liens naturels de famille, lorsqu’on ne leur donne jamais une place telle qu’ils puissent s’en contenter, et en faire, au sein de leur ville natale, le pivot d’une existence honorée, mais qu’on distribue tous les postes comme les degrés d’une échelle qu’il faut monter l’un après l’autre, et dont le sommet se trouve à Paris. Difficile cependant ou impossible, cette condition est nécessaire pour acquérir sur la jeunesse la moindre autorité morale ; cet âge y voit clair en effet, et ne se méprend pas sur le but des soins qu’on lui donne ; et chez quelques-uns de ceux qui lui enseignent la philosophie, par exemple, s’il vient à rencontrer un contraste trop frappant entre le culte officiel de la venté absolue et une ambition essentiellement contingente, c’est un trait qui n’échappe point à sa malignité naturelle.

Mais voici une conséquence plus grave encore. Depuis le dernier coup d’autorité exercé le février par Paris sur les départemens, et qui a véritablement comblé la mesure, nos départemens se plaignent beaucoup de la centralisation excessive qui les gêne dans leurs moindres mouvemens. Ils cherchent à y porter remède en augmentant les pouvoirs des autorités locales, en dénaturant ou démembrant l’édifice administratif. Nos conseils-généraux, dans leurs dernières sessions, unanimes dans le vœu et différant sur le mode d’exécution, ont tous, à leur manière, fait quelque projet de ce genre. À nos yeux, il y a quelque chose de plus grave que la centralisation administrative des institutions : c’est, s’il est permis de s’exprimer ainsi, la centralisation personnelle ; c’est cet état de société qui fait qu’il ne peut poindre sur aucun lieu de France ni mérite ni distinction d’aucun genre qui ne soit pressé de venir s’absorber, perdre son originalité native, et en quelque sorte s’éventer à Paris ; c’est cet attrait qui pousse vers la masse comme les richesses physiques et matérielles, les capitaux et les talens. Avant d’enlever aux départemens toute leur liberté, Paris commence par leur soutirer toute leur sève. Il y a beaucoup de causes de ce fait social, qui a suivi le progrès de la monarchie française ; mais, parmi ces causes, l’éducation publique a sa place, qui n’est pas la dernière. Il importe que les départemens le sachent : au moment où ils vont intervertir puissamment par leurs représentans, pour récupérer leurs attributions injustement confondues dans le pouvoir central, il faut qu’ils sachent que, par le mécanisme d’une éducation publique qui vient en aide à la tendance des mœurs, dès l’âge de vingt ans, tout ce qu’ils ont produit de meilleur les a déjà quittés, sans esprit de retour. Leurs meilleurs avocats font leur droit à Paris, leurs meilleurs professeurs sont à l’École normale, leurs meilleurs mathématiciens à l’École polytechnique. La centralisation a fait son œuvre dans leurs esprits avant d’avoir plié leurs destinées sous son joug. Que les départemens y réfléchissent : ce n’est pas tout de demander des pouvoirs, il faut avoir des mains toutes prêtes pour les recueillir.

Enfin, nous l’avons dit en commençant, et nous le répétons, car ceci est le point capital, le vice de toute démocratie, qui corrompt tous les bienfaits de l’égalité, c’est l’esprit d’aventure qu’elle inspire ; c’est la prime qu’elle propose à toutes les folies présomptions de la jeunesse. Il y a une part énorme de loterie dans toutes les démocraties. C’est une forme de gouvernement qui, comme la loterie, invite à chaque instant les populations changer le certain contre l’incertain ; mais les loteries sont d’autant plus attrayantes et d’autant plus dangereuses, on le sait, qu’elles s’adressent à de plus grandes masses et demandent de moindres mises. À ce compte, l’éducation publique, combinée avec l’administration française, forme une tontine d’une effroyable puissance qu’aucun jeu de hasard n’a jamais égalée. Des études qui peuvent être fortes si on le veut, mais dont le taux indispensable est relativement très faible, qui ne sont jamais poussées jusqu’à ces profondeurs où se révèlent les vrais mérites de l’esprit, qui ne préparent d’une façon pratique qu’à un très petit nombre de carrières, voilà l’enjeu de petite valeur que notre éducation publique demande à tous les concurrens qui veulent tenter la fortune. Pour les admettre à l’épreuve, elle les réunit dans une ville où s’impriment cinquante journaux de l’opposition, et qui a vu trois fois en cinquante ans les pavés se soulever pour rejeter un gouvernement. Puis elle les laisse, en colonnes serrées, en face d’une administration centrale qui dispose d’un budget de seize cents millions et d’une myriade d’emplois, et qui, n’ayant aucun élémens pour faire un choix réfléchi, soit nécessairement puiser parmi eux au hasard. Quelle épreuve pour les caractères ! Soyons juste pour la nation française : de plus modestes et de plus patientes n’y résisteraient pas long-temps.

Comment nous en sommes arrivés là serait une longue histoire qui ne serait autre que l’histoire de France tout entière. Chaque siècle y a contribué ; chaque opinion tour à tour y pourrait revendiquer sa part d’influence et de responsabilité : la monarchie aristocratique avec Louis XIV, la noblesse dans les antichambres de Versailles, la révolution enthousiaste et pure avec la constituante, la révolution effrénée avec la convention, la révolution comprimée avec Napoléon. Nous n’avons assurément pas le temps, et ce n’est pas ici le lieu de faire ce départ. La passion de l’unité à tout prix, la recherche d’une régularité apparente, voilà le sentiment qui n’a cessé d’animer, depuis de longues années, toutes nos grandes institutions. Avoir un centre d’où tout rayonne, une seule autorité bien définie dut tout émane, faire ensuite manœuvrer les hommes, comme des pions tous égaux, qu’on peut transplanter à son gré d’un point à un autre, voilà en tout genre l’idéal de l’administration française. L’Université, qui contenait les germes d’un tout autre et beaucoup plus large principe, entraînée dans, le mouvement général, y a beaucoup trop sacrifié, et comme elle est placée, pour ainsi dire, aux sources mêmes de la vie, elle a donné au cours naturel des esprits une impulsion nouvelle d’une force extrême et déplorable.

Pour notre part, cette unité qui plane sur le chaos nous fatigue singulièrement. Depuis la révolution dernière, il nous est impossible de considérer cette machine de l’administration française avec sa régularité extérieure qui couvre une si effroyable confusion sociale, sans songer à une anecdote qui a diverti autrefois le parlement britannique. C’était dans un des momens de spéculation effrénée communs à cette nation entreprenante. La construction des canaux était alors la manie des faiseurs de plans. Un d’entre eux, mandé dans une commission parlementaire, développait avec chaleur un vaste système destiné à couvrir le territoire tout entier de la Grande-Bretagne d’un réseau de canalisation. Il en vantait les avantages, l’égalité de la profondeur des eaux, la rectification de ces sinuosités profondes qui retardent le cours des rivières. — Et pourquoi donc pensez-vous, dit enfin le président impatienté que la Providence ait fait les fleuves ? — Pour donner de l’eau aux canaux latéraux, répondit l’imperturbable spéculateur.

L’administration française, et dans ce mot nous comprenons l’université comme nos autres grandes institutions, nous paraît être ce spéculateur téméraire qui a détourné partout les eaux vives des lits creusés par la main divine pour les enfermer dans des canaux faits par la sienne. Ces canaux sont tracés au cordeau ; ils ont des écluses qui montent, par des niveaux calculés, d’étage en étage ; mais ces parois de rochers qui résistaient au rongement des eaux, mais ces bois qui arrêtaient les fontes de neiges, que sont-ils devenus ? Aucune des digues posées par la nature et qui contiennent le débordement des passions n’est restée debout, ni l’attachement si vif chez l’enfant pour les lieux qui l’ont vu naître, ni la puissance des liens de famille, ni la prédilection naturelle au fils pour l’héritage de la profession et du talent de son père. Un tiers de la France, dépaysé dès l’enfance, erre sur sa surface, n’ayant plus de toit domestique ; la France est une nation déracinée.

S’il existe quelque remède à une maladie qui semble parvenue à son dernier épisode, ce que nous n’osons pas affirmer, on ne peut le trouver, à coup sûr, qu’en marchant droit à sa source c’est par l’éducation qu’il faut commencer. Nous essaierons, dans un prochain travail d’indiquer quelques moyens, dont nous n’exagérons pas la portée, mais dont la pratique nous paraît aisée dans une certaine mesure et l’utilité certaine. Nous ne le ferons pas, assurément, sans encourir le reproche de vouloir remonter le cours des âges, de combattre des faits devenus irrésistibles, prétexte habituel pour ne rien faire, qui convient merveilleusement à l’esprit fataliste d’un public sceptique et à la paresse d’une nation fatiguée. Nous ne pouvons espérer non plus de contenter complètement ceux à qui une inimitié ardente semble faire croire qu’il suffirait de détruire l’Université pour que tout le mal de l’éducation disparût. La tâche ne nous parait ni si impossible ni si simple : nous nous adressons au petit nombre d’esprits sensés de toutes les opinions, qui sont alarmés sans être découragés, qui ne se font aucune illusion sur les maux présens, mais ne veulent se priver pour les combattre, d’aucun des élémens qui existent, qui croient, d’une part, que l’on n’a le droit de détruire qu’à la condition de remplacer, et, de l’autre, que, si la société doit périr, elle ne peut succomber honorablement qu’après avoir fait tout ce qui lui était possible pour vivre.


ALBERT DE BROGLIE.

  1. Rapport de M. Saint-Marc Girardin à la chambre des députés sur le projet de loi relatif à l’enseignement secondaire, 1837.
  2. De l’Instruction secondaire, par M. Kilian, chef du cabinet du ministre le l’instruction publique.
  3. Exposé des motifs des projets de lui sur l’enseignement du droit et de médecine, par M, de Salvandy, ministre de l’instruction publique, 1847.
  4. Voyez la livraison du 15 mars dernier.