De l’Océan Atlantique au lac Tchad - Mission du capitaine Lenfant

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De l’océan Atlantique au lac Tchad – Mission du capitaine Lenfant
Baron Hulot

Revue des Deux Mondes tome 21, 1904


DE L'OCÉAN ATLANTIQUE
AU
LAC TCHAD

MISSION DU CAPITAINE LENFANT

Deux dates se détachent dans l’histoire de notre occupation des territoires du Tchad : le 1er novembre 1897, jour où M. Gentil, sur la canonnière Léon-Blot, pénétrait dans les eaux libres du lac après avoir révélé presque en totalité le cours du Chari ; le 22 avril 1900, journée douloureuse et glorieuse, qui vit s’effondrer l’empire de Rabah et tomber, en pleine victoire, le commandant Lamy.

Grâce à la vaillance de nos troupes et au dévouement de nos administrateurs, la pacification du centre de nos possessions africaines s’achève. Il s’agit d’organiser les territoires conquis et, sous l’impulsion directrice de M. Gentil, devenu commissaire général du Congo français, de procéder à une enquête raisonnée sur l’avenir et les conditions économiques du bassin du Chari. À cette œuvre, la mission Chevalier s’est employée pendant deux ans de la façon la plus efficace, s’évertuant à discerner, au cours d’un voyage fructueux, les ressources de ces vastes contrées.

Il n’importe pas moins de pallier les inconvéniens d’une route longue et difficile, qui, par l’Oubangui et le Chari, met le Tchad à cinq mois des côtes de France, nécessite de nombreux portages et occasionne des frais de transport s’élevant à près de deux mille francs la tonne.

C’est à ce point de vue qu’il faut noter le 4 novembre 1903, date à laquelle le chaland en acier Benoît-Garnier, venu du Niger et monté par le capitaine Lenfant, l’enseigne de vaisseau Delevoye, le maréchal des logis Lahure, jetait l’ancre à l’embouchure du Chari.

Le problème que le capitaine Lenfant avait ainsi résolu occupait les géographes et les explorateurs depuis un demi-siècle. Au cours de son mémorable voyage, Barth, exactement renseigné par les indigènes, l’avait posé avec une grande netteté. Il avait visité la contrée qui se développe au sud du Tchad et représenté l’Adamaoua comme un pays généralement plat, arrosé par des rivières nombreuses et considérables, semé çà et là de chaînes de collines ou de groupes montagneux plus importans. Le groupe principal, écrivait-il, occupe le nord-est de cette province, du côté du Mandara, et, dans le nombre des massifs isolés, le Mendif s’élève peut-être à une hauteur de 5 000 pieds. Un relief paraît séparer le réseau de la Bénoué, qui s’écoule par le Niger vers l’Océan, du bassin du Logone, tributaire du Chari et du Tchad ; mais ce relief, fait d’ondulations et de massifs clairsemés, ne constitue pas un obstacle infranchissable. Un affluent de la Bénoué, le Mayo-Kabi, venant de l’est, le pénètre et semble se relier à la dépression lacustre du Toubouri, formée dans le sol imperméable, à base d’argile, où circulent les affluens occidentaux du Chari.

Vogel, qui longea en partie le Toubouri pendant sa campagne de 1854, reprit le problème avec quelques variantes et, vers la même époque, le savant docteur A. Petermann, s’appuyant sur les descriptions de Barth, conclut, de son cabinet, à l’existence d’une communication temporaire entre les eaux du Logone et celles du Toubouri, réservoir d’une vallée d’écoulement appartenant au système hydrographique du Niger.

Sans refaire ici l’historique des explorations qui eurent pour objet cette recherche, il faut noter que le major Macdonald fit, le premier, une exploration partielle du Kabi en 1891. Arrêté dans sa navigation par les dimensions de son bateau, il admit que ce « mayo » ou rivière se perdait à quelques milles d’un lac nommé Natbarat.

Mizon, qui reliait à cette époque par un itinéraire nouveau la Bénoué à un affluent du Congo, la Sangha, redressa cette erreur, sans pouvoir cependant poursuivre sa reconnaissance du Mayo-Kabi.

Voyageant en sens inverse, M. Casimir Maistre passa du bassin du Logone dans celui de la Bénoué et se tint constamment au sud de la région Toubouri-Kabi ; mais à la suite des découvertes de M. Gentil et au cours des opérations dirigées contre les bandes de Rabah, plusieurs de nos officiers, parmi lesquels les lieutenans Kieffer et Faure, entreprirent des reconnaissances qui, sans aboutir à une constatation positive, eurent le mérite de préciser les données du problème.

De toutes les explorations exécutées jusqu’en 1902 dans cette partie de l’Afrique tropicale, la plus significative est, sans contredit, celle du capitaine Löfler. Après une brillante reconnaissance entre la Sangba et le Chari, il se rendit par terre du Logone au Mayo-Kabi en suivant un chapelet de mares terminées par un lac allongé qui n’est autre que le Toubouri. Son itinéraire atteint Binder ou Binndéré avant de se rabattre sur le lac de Léré et de rejoindre la haute Sangha. Pour lui, toutes ces nappes et toutes ces mares font partie de la même dépression qui doit s’étendre de la Bénoué au Logone.


Tandis que le capitaine Löfler achevait sa belle exploration, le capitaine Lenfant ravitaillait par le bas Niger, malgré les terribles rapides de Boussa, nos territoires du Soudan central. Il apprit à Lokodja que des pirogues indigènes descendaient la Bénoué « depuis un fleuve qui n’avait pas de bords » et, dès lors, il se promit d’étudier cette voie en s’engageant résolument sur les traces de Macdonald et de Mizon.

De retour en France, le capitaine Lenfant s’ouvrit de son projet aux personnes les plus aptes à le faire aboutir. M. le docteur Hamy lui obtint de l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, sur la fondation Benoît-Garnier, un large prélèvement auquel s’ajouta par la suite une subvention du Comité de l’Afrique française et un don de M. Esnault-Pelterie, président de l’Association cotonnière coloniale. M. Le Myre de Vilers mit dès le début son activité féconde au service du projet, et, sous son impulsion, la Société de Géographie assura sur ses propres ressources le complément nécessaire à l’exécution du programme que le capitaine Lenfant lui avait soumis. Le ministre des Colonies, M. Doumergue, approuva les mesures prises, chargea cette Société d’organiser la mission, et tint même à s’associer à son entreprise par une généreuse participation.

Cet heureux accord permit de hâter les préparatifs. Le 6 juillet, le Benoît-Garnier, chaland en acier jaugeant 20 tonnes et mesurant 12m, 50 de long sur 2m, 50 de large, était lancé sur la Seine, à Bezons, puis transporté sur le Paraguay, des Chargeurs-Réunis ; le 15, le capitaine Lenfant, accompagné du maréchal des logis Lahure, ancien compagnon du brillant et regretté Jean Duchesne-Fournet en Ethiopie, montait à bord de ce paquebot et quittait Bordeaux pour Dakar, où le rejoignait l’enseigne de vaisseau Delevoye. Le personnel comprenait un interprète et quelques laptots ; le matériel, une petite pacotille, des instrumens scientifiques et des armes réduites au minimum, comme il convenait pour traverser des contrées placées sous l’autorité de puissances étrangères chargées de veiller à la sécurité de la mission. Un transbordement eut lieu le 5 août dans la rivière Forcados, l’une des branches du delta du Niger, sur laquelle la France possède une enclave ; le 26 août, quarante-deux jours après le départ de Bordeaux, nos compatriotes atteignaient, en plein Cameroun, le poste allemand de Garoua.

L’exploration du Kabi et du Toubouri se présentait dans des conditions que la saison des pluies rendait singulièrement pénibles pour ceux qui allaient affronter une chaleur accablante, des tornades continuelles, la piqûre des moustiques, et, après une navigation rendue fatigante par la vitesse du courant, s’engager dans des marécages, s’enfoncer dans la vase pour y chercher le chenal rêvé. D’autre part, le choix de cette saison s’imposait. Les relations fluviales des bassins du Niger et du Chari ne devaient se produire que sous l’influence de la crue ; et, par suite, l’étude d’une voie navigable, capable de servir au ravitaillement de nos territoires du Tchad, n’avait sa raison d’être qu’à l’époque des hautes eaux.

Ici la curiosité scientifique n’était pas seule en éveil. Un intérêt économique puissant et des considérations d’ordre politique stimulaient le zèle de la mission. Il s’en fallut de peu que notre pavillon ne flottât définitivement sur les rives de la Bénoué et du bas Niger au même titre que le pavillon britannique. Qui ne se souvient, dans les milieux coloniaux, de la patriotique entreprise du comte de Sémélé ; des heureux débuts de la Compagnie française de l’Afrique équatoriale, et du développement que prit cette Société sous la forte impulsion du commandant Matteï ? De 1882 à 1885, cet officier, devenu consul de France à Brass et agent général de la Compagnie, assura le fonctionnement de plus de trente comptoirs français, centres de rayonnement de notre influence, qui s’étendit par le Niger dans le Noupé et par la Bénoué au-delà d’Ibi, où jamais blanc n’avait pénétré avant nos agens. Cependant ce beau feu s’éteignit. Abandonnée par ceux qui avaient le devoir de la soutenir, faiblement encouragée par l’opinion publique, ruinée par une concurrence désastreuse, la Compagnie française de l’Afrique équatoriale dut céder tout son matériel nautique et terrestre à sa rivale anglaise, qui devint la Royal Niger Company. La conséquence immédiate de cet abandon fut la constatation par les membres de la Conférence de Berlin du fait accompli. Ces vastes territoires que nous avions pour une bonne part ouverts à la civilisation, et ces bouches du fleuve qu’on se plait à nommer aujourd’hui le Nil français, ajoutèrent un nouveau fleuron à la couronne d’Angleterre.

Sans insister sur de vains regrets, il y a lieu de noter qu’aux termes de l’Acte général de Berlin de 1885, la navigation du Niger et de ses affluens demeure entièrement libre pour le transport des voyageurs et des marchandises et que les puissances exerçant un droit de souveraineté ou de protection sur quelque partie des eaux du fleuve ont le devoir d’y assurer la sécurité des négocians étrangers au même titre que celle de leurs nationaux.

À cette époque, Nachtigal, consul général d’Allemagne pour l’Afrique occidentale, venait de prendre possession du Cameroun au nom de l’Empire. Des conventions survinrent les années suivantes qui fixèrent progressivement les limites de cette colonie, tant du côté de la Nigeria que du côté du Congo, et qui étendirent au Chari, au Logone et à leurs affluens les stipulations relatives à la libre navigation du Niger.

La France a donc le droit de se rendre du bas Niger, par la Bénoué, le Kabi et le Logone, jusqu’au lac Tchad et, sur ce parcours, de compter sur la protection des puissances riveraines. Si cette voie, que la mission allait explorer, était reconnue libre sur toute son étendue, aucune difficulté ne paraissait à prévoir. Dans le cas contraire, il importait de savoir sur quel territoire le cours de la navigation était interrompu. Qu’un transbordement fût, en effet, reconnu nécessaire entre le Kabi et le Toubouri, cette opération, s’effectuant sur notre propre territoire, n’avait qu’une importance relative. Que le même obstacle se présentât dans la région du Logone soumise à l’influence allemande, nous subissions en fait la loi de l’étranger.

Il convient, d’ailleurs, de rappeler que la limite du Cameroun, définitivement fixée au sud par la convention du 24 décembre 1885, n’a pas ce caractère absolu sur sa frontière orientale. De ce côté, l’Acte confirmatif de l’arrangement franco-allemand de 1894 prévoit « qu’il y aura lieu dans l’avenir de substituer progressivement, aux lignes idéales qui ont servi à déterminer la frontière, un tracé déterminé par la configuration naturelle du terrain et jalonné par des points exactement reconnus, en ayant bien soin, dans les accords qui interviendraient, de ne pas avantager l’une des deux parties sans compensation équitable pour l’autre. »

Ces lignes, qui dessinent sur la carte, dans la région qui nous occupe, le fameux « bec de canard » allemand, paraissent étranges à première vue ; mais, si nous y regardons de plus près, nous devons féliciter MM. Monteil et Haussmann, chargés de débattre le tracé de cette frontière, d’avoir envisagé l’hypothèse de l’ouverture d’une voie de pénétration par le Niger et la Bénoué vers le Tchad, et d’avoir compris l’utilité de nous y réserver, sur un point navigable du Mayo. Kabi, un centre de ravitaillement. Nos délégués, qui étaient au courant du voyage du major Macdonald, revendiquèrent Bifara. Nous les louons d’autant mieux de nous avoir obtenu un accès sur un sous-affluent du Niger qu’ils acquirent de ce fait à la France un titre nouveau pour exiger que la liberté de la navigation, solennellement proclamée par l’Acte général de Berlin, ne restât pas à l’état de lettre morte.

Renflée au sud-est, la limite orientale du Cameroun adopte plus au nord le méridien 12°40’ ; puis, étranglée au-dessus du 8e parallèle, elle emprunte, au nord de Bifara, le 10e parallèle, qu’elle suit dans l’est jusqu’à la rencontre du Chari, dont elle longe la rive gauche pour aboutir au Tchad. Ce dessin si compliqué a-t-il sa raison d’être ? Conviendra-t-il de s’y tenir ou d’en provoquer la modification ? Sur ces points comme sur celui de l’utilisation possible d’une ligne de ravitaillement par le Niger, tout dépendait de la tournure que prendrait l’exploration de la voie Kabi-Toubouri.


Le capitaine Lenfant n’ignorait rien de ces faits. Pénétré de l’importance de la tâche que le pays attendait de sa clairvoyance et de son énergie, il s’engageait résolument en avant, écartant jusqu’à la pensée d’une retraite possible.

Plus heureux que Mizon et le major Macdonald, il dépasse Bifara, que les indigènes nomment Biparé. Le Mayo-Kabi traverse en cet endroit une plaine inondée, où ses eaux se ménagent une issue par d’étroits canaux. Bien accueilli dans le village moundang de Dialoumé, le Benoit-Garnier poursuit sa navigation et passe successivement du grand lac de Léré, signalé à Mizon, à celui de Tréné. Le Kabi, dont le cours a décrit jusque-là mille sinuosités, vient maintenant de l’est et se fraye un passage entre deux lignes de hauteurs qui barrent l’horizon. Le chaland, parvenu dans un évasement du mayo, que grossit près de Lata la rivière Dala, semble s’engager dans un cirque fermé. Cependant, par une coupure de la colline, la voie se prolonge, En amont, la rivière, large d’une trentaine de mètres, serpente au milieu de blocs de cent mètres de haut et d’un dédale de rochers entre lesquels écument des cascades et tournoient des remous. Au-delà, une nouvelle tranchée, entre deux murailles à pic dominant de 150 mètres le lit du torrent. Cette journée du 16 septembre marque le premier arrêt qu’ait eu à subir le bateau qui, malgré les efforts de l’équipage, ne lutte plus contre le courant.

Laissant le Benoît-Garnier à la garde de M. Delevoye, le chef de mission, accompagné du maréchal des logis Lahure, se livre le lendemain à une escalade de six heures dans la direction de l’eau.

« Nous sommes, écrivait alors le capitaine Lenfant, au faite d’un mur constitué par une roche granitique rouge de 140 mètres de hauteur. Des blocs roulés la surmontent. Il faut avancer sur ces géans posés dans le vide, en équilibre sur de petits cailloux ronds. En amont, une cascade de 6 à 8 mètres de chute sur 50 mètres de largeur ; puis, plus bas, une chute de 8 à 10 mètres qui se déverse dans une cuvette de laquelle la rivière saute en une cataracte de 60 mètres au fond du gouffre. Au pied de l’obstacle, des hippopotames qui paraissent gros comme des mouches, des caïmans qui nagent la gueule ouverte, des aigles qui pèchent, des vautours… jamais créature humaine n’a pénétré dans ce gouffre. »

Au village de Lata, où la mission était parvenue, il ne pouvait être question de trouver des porteurs en nombre suffisant. Le Benoît-Garnier dut revenir à Léré, dans un pays hostile où trois blancs et dix laptots sénégalais eussent été une proie facile, sans l’ascendant moral que les nôtres exerçaient autour d’eux.

Ce qu’il faut de volonté, de discernement et de sang-froid dans de pareils momens pour assurer la sécurité d’une mission dont on a la charge, et sans rien abandonner d’un programme librement accepté, ceux-là seuls le savent qui les ont vécus.

Conscient de son devoir et de ses responsabilités, le capitaine Lenfant confia à son sous-officier la tâche périlleuse de se frayer passage par Lamé, jusqu’à notre poste de Laï, pour demander main-forte et assurer le transport du chaland. Dans cette circonstance, le maréchal des logis Lahure accomplit, seul avec un Sénégalais, de véritables tours de force, passant les rivières à la nage, tenant en respect par son audace les partis hostiles qui l’environnaient et avaient juré sa perte. Refoulé par l’inondation, à la merci d’un guet-apens, épuisé par tant d’efforts, il dut cependant se replier sur Léré. Sa reconnaissance dans la contrée qu’exploitent les Moundangs du sud et dans les terres fertiles du pays Laka, coupé d’étangs profonds et de torrents impétueux, n’en fut pas moins féconde en résultats scientifiques et pratiques.

Force fut de démonter le Benoît-Garnier et de procéder au portage dans les conditions que les circonstances imposaient.

Pendant seize jours la mission demeura sans abri.

Le 17 octobre, le chaland, remonté près de M’Bourao sur un îlot de vase, commençait, après une perte d’un mois, l’exploration du Toubouri. Cette nappe a, comme le supposait Barth, une centaine de kilomètres de long sur deux à six de large. Des séries de mares profondes la prolongent, reliées entre elles par des bandes herbeuses, au milieu desquelles il s’agit de trouver un chenal. Ces tapis de verdure, ombragés par de beaux arbres et baignés par de jolis étangs, eussent inspiré Lenôtre. Autour de ce parc s’étendent des terres fertiles que cultive une population laborieuse, mais farouche, dont les villages dissimulés au milieu des bosquets sont d’un abord difficile et dangereux.

« La région toubourienne, dit en propres termes le capitaine Lenfant, est extrêmement riche et très peuplée. On y trouve des cultures variées, des pâturages qui nourrissent de nombreux troupeaux, de vastes forêts où se rencontrent des tamariniers géans, des arbres à Comme et à latex. Comme le Moundang, l’homme du Toubouri est sauvage et brutal. La femme, très laide, s’enlaidit encore en s’introduisant dans les lèvres de grands disques de bois qui exagèrent étonnamment leurs dimensions. »

Ces indigènes ont une peur atroce des blancs ; ils parlent encore d’un Européen, — Barth sans doute, — qui, au temps où leurs pères étaient jeunes, vint dans leur pays en compagnie de Bornouans, dont les rapts et les razzias sont légendaires.

On s’explique qu’à l’approche Je la mission Niger-Bénoué-Tchad, ces malheureux se soient empressés de faire le vide. Peu à peu ils s’apprivoisèrent, vinrent à elle et consentirent à lui fournir des vivres, qu’ils furent très surpris de se voir payer en perles et en étoffes.

« La civilisation, ajoute M. Lenfant, a de grandes tâches à remplir dans cette région privilégiée. Il est certain que ces noirs, chassés comme du gibier par les traitans d’esclaves, perdraient vite leur face convulsive, si les bienfaits de l’humanité venaient faire trêve à leurs angoisses, à leur existence affreuse de bêtes poursuivies et traquées. »

Après cinq jours de recherches épuisantes dans des marécages où le paludisme marquait ses victimes, le Benoît-Garnier s’engagea dans une série d’étangs reliés par un sillon qui longe la rive gauche. Ce chenal contourne dans l’est un faible relief, derrière lequel se déroula au regard de nos voyageurs le large ruban du Logone.

Ainsi la communication existe et, sans rompre charge depuis M’Bourao, le chaland a pu flotter, le 29 octobre, sur le cours du grand tributaire du Chari. Par cette voie libre et facile que le lieutenant Kieffer a fort bien décrite, le bateau sorti des ateliers de Bezons, mis à flot dans le bas Niger, remorqué sur la Bénoué et livré à ses propres moyens sur le Kabi-Toubouri, vint s’amarrer à Fort-Lamy le 4 novembre 1903, cent douze jours après le départ de Bordeaux. De ce chiffre, si l’on défalque trente-quatre jours perdus, il reste exactement deux mois et demi de route pour relier par cette voie nouvelle les côtes de France aux rives du Tchad.

Le problème posé par Barth est enfin résolu. La mission Niger-Bénoué-Tchad a justifié son nom et prouvé par une expérience concluante l’existence d’une voie fluviale déversant, pendant la période des hautes eaux, le trop-plein du Logone par une vallée d’écoulement dans le bassin du Niger.

Réconfortés par le chaleureux accueil de leurs camarades du Chari, remis de leurs fatigues par un repos de quinze jours, les explorateurs profitèrent de leur présence dans la région du Tchad pour compléter leur enquête.

Tandis que M. Delevoye, chargé de déterminations astronomiques, fait avec le Benoît-Garnier le tour des eaux libres du lac pour atteindre son bord septentrional et relier ainsi le IIIe Territoire militaire de l’Afrique occidentale française à nos postes du bas Chari, le capitaine Lenfant, secondé par M. Lahure, se rend par le nord du Cameroun dans le Bornou ; puis, cette reconnaissance terminée, il envoie son collaborateur sur la rive orientale du lac et revient à Fort-Lamy pour préparer le retour. La mission se remet en marche le 7 janvier 1904 et opère au début par deux voies différentes. M. Delevoye remonte aux basses eaux le Logone avec une baleinière substituée au Benoît-Garnier que le capitaine a cédé à nos troupes du Tchad ; il atteint ainsi le 10e parallèle. Poursuivant 9a route, tantôt à pied, tantôt en pirogue, il longe la rive sud du Toubouri, traverse un gué près de M’Bourao et se dirige au nord du Mayo-Kabi. Pendant ce temps MM. Lenfant et Lahure, partis de Karnak-Logone, font route au sud-ouest et franchissent une zone d’inondation extrêmement pénible avant d’atteindre les pays d’influence peuhle. Le 25 janvier, les deux fractions de la mission se retrouvent à Binndéré, où M. Delevoye stationne pour en prendre les coordonnées. Ce travail se répète à Léré et à Biparé. Le 1er février, les voyageurs arrivent, non sans difficulté, à Garoua ; le 16, ils quittent Yola sur des chalands pour aboutir, le 11 mars, à Forcados, après soixante-trois jours de route, dont vingt-trois d’arrêts, employés à des reconnaissances ou des observations astronomiques.


Le plan adopté par le capitaine Lenfant lui a fourni les élémens d’un travail d’ensemble sur le Tchad, ses abords et les contrées qui l’environnent, comparées aux vastes régions de l’Afrique occidentale française, qu’il avait précédemment parcourues.

Il résulte de cette étude que le Kotoko est complètement déshérité. Sur le sol d’argile, périodiquement inondé, par lequel l’Allemagne accède au Tchad, l’indigène mène une existence misérable. L’Angleterre est mieux partagée que sa voisine, mais moins bien qu’on ne le suppose. Les terres du Bornou, comparables, sans cependant les valoir, à certaines zones du Sénégal et du Niger, sont suffisantes pour les besoins de la population actuelle. Elles s’adaptent suffisamment à la culture du petit mil ; dans les bas-fonds, où l’humus s’est accumulé, poussent le coton et le tabac. Les Kanouris, qui vivent dans cette contrée, y font l’élevage du bétail et possèdent d’excellens chevaux, mais l’industrie est embryonnaire. La Comme, les dattes, le cuir, les plumes, seraient les seuls articles d’importation que, dans de faibles proportions, l’Europe pourrait utiliser. Kouka se repeuple et ce marché, autrefois célèbre, récupérera sous une administration vigilante une part de son ancienne prospérité.

La zone stérile qui s’étend au sud du Tchad affecte, paraît-il, le Baguirmi comme le Kotoko. Seuls le Berirem et les îles sont susceptibles d’une certaine culture. Quant au Kanem, que la mission Joalland-Meynier fît entrer dans notre domaine, ses ressources, comparables à celles du Bornou, sont loin d’égaler nos bonnes terres du Niger français.

L’opinion très nette du capitaine Lenfant est qu’au-dessus de 40°30’ de latitude nord, le Soudan central n’offrira jamais que d’assez maigres profits aux Européens. Plus au sud, les conditions sont différentes. La région que les Peuhls occupent à l’ouest du Logone et au Nord du Kabi est pleine de promesses ; les pays moundang et laka sont dès à présent colonisables. Là, le sol est fertile et propre à la culture autant qu’à l’élevage. Le mil, le tabac, le riz, le karité s’y rencontrent ; le coton, récolté par les indigènes, est tissé sur place ; une industrie se trouve en germe dans cette fabrication, et les étoffes de Binndéré, que nous avons eues sous les yeux, supposent un outillage assez perfectionné.

C’est vers cette riche contrée, conservée à la France par la convention de 1894, que nos efforts semblent devoir converger.

Les conditions économiques dans lesquelles se trouvent placés les territoires environnant le Tchad s’expliquent par l’étude même des modifications que la nappe subit.

Le lac se resserre progressivement ; chaque année ses bords se rapprochent. A l’est, les îles signalées par Overweg appartiennent à la terre ferme et dessinent la côte ; les bancs herbeux qui se devinaient à la surface de l’eau sont devenus des îles, et de nouveaux bancs se découvrent dans les bas-fonds. Même constatation sur le revers sud-ouest, où des dépôts de vase entravent la circulation dans les canaux, où les îles, rapprochées de la côte, se soudent entre elles et adhèrent aux rives, tandis que d’autres îlots se forment vers le large. Un recul semblable s’est opéré dans le nord, et ce retrait est assez rapide pour s’être manifesté sous une forme sensible depuis le passage de la mission Foureau-Lamy. Au nord-ouest, Nguigmi, qui eût été, il y a quelques années, le port d’accès de nos possessions du Soudan central, n’est plus accostable, et il est fort heureux que la convention passée cette année avec l’Angleterre ait reporté la frontière à l’embouchure du Komadougou.

A l’heure actuelle, les eaux libres du Tchad, défalcation faite des bancs et îles qui l’encadrent, n’auraient, d’après les évaluations de la mission, qu’une soixantaine de kilomètres de largeur sur deux cents kilomètres de longueur et ne seraient accessibles qu’à des bateaux calant au maximum quatre pieds.

Le sol est, à sa surface, formé de bourrelets successifs dans le sillon desquels s’accumule l’humus. Les tranches récemment découvertes sont naturellement les plus fertiles, mais, à mesure que les terres se dessèchent, elles perdent de leurs qualités, surtout dans les régions où l’argile domine, comme le fait se constate dans le Kotoko et le Baguirmi.

Le capitaine Lenfant, qui s’appuie sur les travaux de l’enseigne d« vaisseau Audoin, estime que la crue du Tchad commence tous les ans vers le milieu de décembre pour atteindre son maximum dans les premiers jours de janvier. Elle varie de 60 à 80 centimètres : mais, l’évaporation sur une vaste étendue absorbant plus d’eau que le lac n’en reçoit, le niveau continuera à s’abaisser tant que l’apport des fleuves et rivières ne compensera pas la perte subie.

Toutefois, on ne pourrait pas dire d’une manière absolue que l’assèchement est régulièrement progressif. Comme le faisait remarquer M. Chevalier dans la séance que la Société de Géographie tint le 30 avril à la Sorbonne, le Tchad, après plusieurs années consécutives de pluies abondantes, est parfois sorti de son lit habituel, inondant de grands espaces. La tradition a gardé le souvenir d’un envahissement des eaux qui aurait anéanti toutes les populations du centre de l’Afrique. Sans remonter au déluge, nous remarquerons, avec ce voyageur, qu’en 1870 le niveau du lac s’éleva démesurément, et que l’inondation pénétra à 200 kilomètres dans le Bahr-el-Gazal. En 1897, une grande crue permit au Léon-Blot de mouiller auprès d’El-Amis, dont les rochers sont aujourd’hui isolés au milieu de la plaine.

Pour s’expliquer l’époque tardive de la crue du Tchad, quelques notions sont indispensables. Dans les régions où le sol est d’argile et par conséquent imperméable, des cuvettes se sont formées qui se remplissent aux hautes eaux et rejettent leur trop-plein, les unes dans le Chari, les autres dans le Logone ou dans des bassins secondaires. Le fleuve, grossi par les pluies, fournit d’abord au lac un premier aliment, tandis que s’emplissent les cuvettes ; puis celles-ci, par des canaux latéraux, apportent aux artères principales un appoint nouveau et ajoutent à la crue du Tchad. Toute la crue ne va pas d’ailleurs à cette vaste dépression. Le débit du Logone, particulièrement soutenu par l’apport des voies d’adduction, atteint son maximum au début d’octobre. A partir d’un étiage de trois mètres environ, ses flots trouvent dans le Toubouri une nouvelle issue et la communication s’établit, utilisable du commencement d’août à la fin d’octobre, entre la rivière et ce réservoir du Mayo-Kabi.

On se demandait naguère si le Toubouri, dernier vestige d’un ancien lac, ne déversait pas ses eaux d’une part vers le Tchad, de l’autre vers le Niger. Il est prudent d’attendre la révision des appareils de la mission et l’établissement des calculs avant de citer des chiffres ; mais on peut, dès à présent, écarter cette supposition.

L’altitude du Tchad étant notablement supérieure à celle que lui attribuaient les anciens voyageurs et le Logone dominant sensiblement pendant la crue le niveau du Toubouri, nous devons considérer la voie ouverte par le capitaine Lenfant comme une vallée de déversement dirigée vers le Niger.

Quant à la muraille, qui s’opposait, dans l’imagination de quelques-uns, à la communication du Logone avec le Toubouri, elle n’a pas résisté à une enquête sur place. Le seul obstacle sérieux se dresse entre le Toubouri et le Mayo-Kabi.

Pour le capitaine Lenfant, l’Afrique occidentale et centrale est un vaste plateau dominé çà et là par des chaînes de montagnes peu accentuées. Le voyageur y accède soit en escaladant d’un seul coup le rebord du plateau, soit progressivement en remontant le cours du Niger et de la Benoué ; mais, tandis que le Niger forme, sur une centaine de kilomètres, les rapides de Boussa pour descendre sur la plate-forme inférieure, la voie Logone-Toubouri-Kabi-Benoué garde une pente normale jusqu’au moment où elle se précipite de plus de cent mètres, en un bond et deux soubresauts, pour changer de plan horizontal.

Cette voie, plus pratique pour la navigation que celle du Niger, a l’inconvénient grave de traverser des pays étrangers et de n’être utilisable entre le Kabi et le Logone que pendant trois mois de l’année pour des embarcations contenant 20 tonnes et calant environ 4 pieds. Cependant, elle présente des avantages très notables sur la route Congo-Oubangui-Chari, qui, elle aussi, passe en territoire étranger. De Bordeaux à Fort-Lamy, le trajet s’effectue en deux mois et demi par la Bénoué, au lieu de cinq par la voie actuelle ; la navigation n’exige que trois déchargemens ; le portage est réduit à une seule étape et les frais de transport diminuent au moins de 50 pour 100.

Si nous avions à produire un témoignage à l’appui de cette assertion, nous citerions, entre autres, ce passage d’un article sur le Tchad et ses habitans, que M. l’enseigne de vaisseau d’Huart, ancien commandant de la flottille du lac, publiait dans la Géographie du 15 mars dernier : « Il est indéniable que la tonne de marchandise rendue directement à Yola, par voie d’eau, à 250 kilomètres de Dikoa, ne souffrira aucune concurrence avec celle qui débarque à Matadi, prend le chemin de fer, arrive à Brazzaville, en repart en bateau à vapeur, puis en pirogue, pour reprendre la voie de terre à la Kémo, cette fois à des de porteur, et descendre enfin le Chari. Aucune comparaison n’est possible entre ces deux voies, commercialement parlant. »

Avant de tenter un ravitaillement par la Bénoué, il sera nécessaire de contrôler ces premières évaluations et d’assurer la sécurité dans la région du Toubouri et du Kabi. Ce pays fertile, habité par une population énergique, traversé par une voie fluviale qui conduit à l’Océan, a trop longtemps approvisionné la traite et subi les incursions des bandes du Baguirmi et du Bornou. Placé dans notre zone d’influence, nous devons l’y maintenir et y asseoir notre autorité. L’installation d’un poste en aval des chutes de M’ Bourao dans un centre de l’importance de Léré permettrait d’atteindre ce but en assurant le transbordement des marchandises sur le seul point de la voie Bénoué-Kabi-Toubouri-Logone où il faille rompre charge.

La France occupe ici une situation privilégiée ; elle détient les écluses d’un canal qui met les régions les moins accessibles de son empire africain en communication avec l’Atlantique. Du même coup, elle peut par cette voie ouvrir à la colonisation des terres productives et manifester son activité sur la Bénoué conformément aux traités. Et, le jour où la révision de notre frontière occidentale serait entreprise, elle se trouverait en possession de documens nouveaux et de données précises, qui la mettraient à même d’aborder la discussion en parfaite connaissance de cause.

Une mission qui soulève et qui éclaircit de pareilles questions prouve par cela même son utilité.

Pour nous résumer, dans le domaine scientifique, le capitaine Lenfant et ses deux collaborateurs ont élucidé l’un des derniers grands problèmes géographiques dont la solution demeurait encore incertaine ; dans la sphère des intérêts économiques, ils ont frayé une voie capable de desservir l’une des régions les meilleures et les moins connues de notre colonie du Congo et de relier à l’époque des hautes eaux nos territoires du Tchad à l’Atlantique ; dans l’ordre politique, ils ont plus exactement défini notre situation vis-à-vis du Cameroun par une étude méthodique des régions qui forment au-dessus du 9e parallèle sa frontière orientale.

Ces résultats considérables, obtenus au prix d’efforts généreux, avec de faibles moyens, sans froissemens inutiles, au cours d’une entreprise qu’il importait de conduire avec autant de tact et de sagacité que de détermination, font honneur à chacun des membres de la mission Niger-Bénoué-Tchad ; ils assignent à celui qui sut prendre et conserver la direction un rang élevé dans la phalange des explorateurs français.

Baron HULOT.