De l’enseignement de l’économie politique

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DE L’ENSEIGNEMENT DE L’ÉCONOMIE POLITIQUE.


Faut-il enseigner l’économie politique ? Où et par qui convient-il qu’elle soit enseignée ? Quelles difficultés particulières présente cet enseignement ; quelles aptitudes spéciales réclame-t-il ? Dans quelles conditions est-il donné aujourd’hui ? Quelles perspectives cet enseignement ouvre-t-il aux progrès et à la diffusion des connaissances économiques ! Ces questions, et d’autre analogues, ont soulevé de longs débats. Je les ai suivis avec d’autant plus d’intérêt qu’ils ont commencé, il y a quelque vingt-cinq ou trente ans, à l’époque où je m’adonnais à l’étude de l’économie politique avec la ferveur et l’inexpérience d’un néophyte, et qu’ils ne laissaient pas de me troubler quelque peu dans ma foi naissante. Si le débat était irrévocablement clos, je me garderais bien de le rouvrir, et il y aurait tout au plus là matière à un court chapitre dans une histoire de l’économie politique au XIXe siècle. Mais il n’en est rien : quelques-unes des questions que je viens de poser restent toujours ouvertes, et le débat reprend de temps à autre avec une vivacité nouvelle. Nul ne saurait y demeurer indifférent, et c’est un devoir étroit d’y prendre part pour tous ceux qui, s’étant consacrés à l’étude et à l’enseignement de cette science, ont conservé entière leur foi dans les salutaires effets que produira tôt ou tard une large diffusion des saines notions d’économie politique. Je suis de ceux-là ; et je ne suis poussé à parler de toutes ces choses que par le pur intérêt de la science. J’en parlerai donc sans autre préoccupation que la recherche de la vérité et d’une juste mesure entre les appréciations si divergentes qui se sont produites sur ce sujet : sine ira et studio, quorum causas procul habeo.


I.


Il semble que je remonte au déluge en rappelant qu’un jour ou s’est posé la question de savoir s’il convenait d’enseigner l’économie politique, et qu’on a répondu catégoriquement : non. Il semble que c’est là une de ces causes qui ne se plaident plus. Mais, outre qu’il s’est dit, à ce propos, des choses bonnes à noter, on verra que certaines opinions plus raisonnables, ou, du moins, émanant de personnes réputées plus raisonnables, se rapprochent assez de cette assertion de M. Jean Reynaud : que l’économie politique, bonne dans les livres, ne se prêtait pas à un enseignement oral.

C’était le lendemain de la Révolution du 24 février 1848, le ministre de l’Instruction publique, M. Carnot, avait nommé une commission pour préparer la transformation du Collège de France en une École d’administration ; et, dès le 7 avril, le Gouvernement provisoire signait un décret conforme aux conclusions du rapport présenté par M. Jean Reynaud, président de la commission. La chaire d’économie politique, alors occupée par Michel Chevalier, était supprimée et remplacée par les cinq chaires suivantes : économie générale et statistique de la population ; économie générale et statistique de l’agriculture ; économie générale et statistique des mines, arts et manufactures ; économie générale et statistique des travaux publics ; économie générale et statistique des finances et du commerce. Inutile d’insister sur ce qu’a de bizarre cette conception d’un pareil démembrement de l’économie politique ; et, quand on lit dans le rapport de M. Jean Reynaud, le programme sommaire de ces cinq nouveaux cours, on se demande si la haute commission s’est rendu compte de ce qu’il fallait entendre par économie générale. Mais, ce qu’il importe de relever ici, ce sont les termes dans lesquels le rapporteur justifie la suppression de la chaire d’économie politique : « Quant à l’économie politique proprement dite, l’avis unanime de la haute commission a été que cet enseignement, convenable dans les livres, devait être éliminé d’un système d’études officiel. Elle a estimé que, l’économie politique, ne se composant jusqu’à ce jour que de systèmes disputés, sans aucun droit à la fixité, il pouvait y avoir du danger à attacher de jeunes esprits à l’un de ces systèmes plutôt qu’à un autre ; et que, la véritable économie politique n’étant autre, en définitive, que la science de la politique et de l’administration, les cours proposés pour cette science et son perfectionnement devaient suffire. Néanmoins, comme il peut être avantageux, ne fût-ce que pour les dominer, de connaître d’une manière sommaire la succession de ces divers systèmes, elle a demandé, dans ce but, quinze leçons, qui pourraient, à ce qu’il semble, se rattacher utilement, comme introduction, au cours d’économie générale des finances et du commerce. » En conséquence, le professeur chargé de ce dernier enseignement devait débuter par un cours d’histoire de l’économie politique dont la haute commission rédigea le programme. Proscrire l’enseignement de l’économie politique proprement dite, et commencer par un cours d’histoire de l’économie politique ! et Dieu sait quelle histoire !

Le vrai motif de ce remaniement n’est pas indiqué dans le rapport, mais M. Jean Reynaud l’a dit un peu plus tard, à l’Assemblée nationale, lors de la discussion du budget rectifié de 1848 : « Il s’agissait de remplacer l’économie politique monarchique et constitutionnelle par une économie politique républicaine. » M. Jean Reynaud résumait ainsi, à sa manière, l’étrange réponse faite par M. de Lamartine à la députation de la Société d’économie politique qui était venue protester contre la suppression de la chaire de Michel Chevalier : « Je ne puis me persuader, messieurs, que les intentions si éclairées et si larges de mon excellent collègue et ami, M. Carnot, aient été bien comprises par la Société des économistes… L’intention du ministre a été de multiplier sous d’autres formes l’enseignement de cette science, qui n’est pas seulement une science spéculative, mais qui doit devenir, selon moi, une science administrative. Mais cette science, citoyens, ne doit plus être, comme autrefois, la science de la richesse. La République doit et veut lui donner un autre caractère. Elle veut en faire la science de la fraternité, la science par les procédés de laquelle non-seulement le travail et ses fruits seront accrus, mais par laquelle une distribution plus générale, plus équitable, plus universelle de la richesse s’accomplira entre le peuple tout entier. L’ancienne science ne s’occupait qu’à faire des individus riches ; la nouvelle s’appliquera à faire riche le peuple tout entier. »

Qu’on ne s’étonne pas trop de tout cela. Il n’y avait pas bien longtemps qu’un ministre de la monarchie constitutionnelle avait dit à Rossi : « Nous inaugurons un régime politique nouveau ; il nous faut une économie politique nouvelle. » À quoi Rossi avait répondu : « Vous tombez bien mal ! Je ne sais que l’ancienne. » Et, quelques mois avant les réformes de M. Jean Reynaud, comme on discutait, à l’Académie des sciences morales, la question de l’enseignement de l’économie politique, Victor Cousin déclarait que ce n’était pas à la pénurie de l’enseignement que tenait la situation où on se plaignait de voir la science ; que, du temps de Turgot et de Quesnay, il n’y avait pas de chaires ; que les livres de Bastiat avaient plus fait que trois chaires pour le développement de l’économie politique ; que l’enseignement libre devait précéder et amener l’enseignement officiel[1].

Les temps qui suivirent la Révolution de 1848 furent témoins d’un véritable déchaînement contre l’économie politique et ses représentants. Les socialistes, un instant au pouvoir, servaient les rancunes des protectionnistes contre les économistes libre échangistes. Michel Chevalier était à peine remonté dans sa chaire, que le conseil général de l’agriculture, des manufactures et du commerce le sommait, sous peine de destitution, de n’enseigner désormais l’économie politique qu’au point de vue des faits et de la législation qui régit l’industrie française. Dans son numéro du 21 février 1850, le journal l’Univers applaudissait à un discours de M. Donoso Cortès affirmant que le Socialisme est fils de l’Économie politique comme le vipereau est fils de la vipère. Dans son numéro du 20 juin suivant, ce même journal demandait la suppression de l’Académie des sciences morales et politiques.

Dans cette revue des opinions défavorables à l’enseignement de l’économie politique, on ne saurait oublier le curieux article paru dans la Gazette des Tribunaux du 4 avril 1877, au moment où l’économie politique venait d’être introduite dans les Facultés de droit. Ce ne sont pas précisément les conclusions de cet article qui sont déraisonnables, car l’auteur admettait, à la rigueur, qu’on enseignât l’économie politique dans les Facultés de droit : seulement, il ne voulait pas qu’elle fût matière d’examen. Ce qui est à noter, ce sont les motifs de cette disposition peu bienveillante : « L’économie politique n’a jamais été une science positive ; c’est tout au plus un art conjectural… Existe-t-il des textes pour l’économie politique ? Non certes. Là tout est fantaisie. Chaque économiste fait son système et condamne celui des autres. Chacun préconise sa recette, dont le résultat doit être de procurer infailliblement aux nations un enrichissement inouï et sans précédents. » Cela n’a pas besoin de commentaire.


II.


Après ceux qui ne voulaient pas qu’on enseignât l’économie politique sont venus ceux qui voudraient bien qu’on l’enseignât, à condition qu’elle ne fût pas enseignée par l’État. Le débat offre aujourd’hui assez peu d’intérêt, on peut même dire qu’il n’a jamais été très sérieux, en ce sens du moins que, de tout temps, l’immense majorité des économistes a demandé à l’État la création de chaires d’économie politique. C’est ainsi que, dès l’année 1845, une députation de la Société d’économie politique, composée de MM. Hippolyte Passy, Dunoyer, Horace Say, Renouard, de Laffarelle, Wolowski, H. Dussard et Joseph Garnier, remettait à M. de Salvandy, ministre de l’Instruction publique, une note[2] détaillée dans laquelle elle demandait, comme un minimum, la création de cinq chaires d’économie politique à Paris : à l’École de droit, à la Sorbonne, à l’École normale, à l’École polytechnique et à l’École des ponts et chaussées, « en attendant, dit la note, que cet enseignement puisse être introduit dans toutes les Écoles de droit, dans les Facultés, et même dans plusieurs institutions d’un ordre inférieur. » M. de Salvandy fit le meilleur accueil à la députation, et il n’a pas dépendu de lui que ces vœux reçussent une complète satisfaction.

Mais revenons à notre débat. C’est vers l’année 1860 qu’il a commencé, et il a souvent figuré à l’ordre du jour de la Société d’économie politique. Quels étaient donc les arguments de l’opposition ? L’opposition, par parenthèse, n’était guère représentée que par M. Dupuit, ingénieur distingué, bien connu pour la rigueur de son orthodoxie économique[3]. M. Dupuit disait aux économistes : Vous êtes infidèles à vos principes sur le rôle de l’État en lui demandant de créer des chaires d’économie politique. C’est là une chose d’initiative privée. L’enseignement de l’État aurait pour conséquence de créer une science officielle conforme à la législation du moment. Dans un pays protectionniste, évidemment les professeurs de l’État ne seraient pas libres d’enseigner la liberté commerciale. On ne conçoit pas que l’État enseigne dans une chaire que celui qui prête à plus de cinq pour cent commet un délit punissable de l’amende et de la prison, et dans une autre chaire que cet acte est conforme à la morale et à l’intérêt. Ce qu’il faut à toutes les sciences, à l’économie politique surtout, c’est la liberté de discussion et d’enseignement. D’ailleurs, l’enseignement oral n’a plus la puissance qu’il avait autrefois ; depuis la vulgarisation de l’imprimerie, le livre, la revue, le journal ont mille fois plus de lecteurs que les chaires officielles n’auraient d’auditeurs. Il ne faut pas repousser le concours de la parole, mais il est bien moins puissant que la presse.

À cela les économistes répondaient que les professeurs d’économie politique avaient joui, en fait, de la plus grande liberté, et n’avaient nullement été empêchés d’enseigner la liberté commerciale et la liberté du taux de l’intérêt. Sans doute, si l’enseignement se répandait dans les divers établissements de l’État, il faudrait des programmes, mais les programmes ont simplement pour but d’indiquer quelles matières le professeur doit traiter, et non de quelle manière on doit les traiter. Un professeur qui sait son métier, et à la condition qu’il se tienne sur le terrain scientifique, peut tout dire. Le danger d’une doctrine officielle sera d’autant moins à craindre que les professeurs seront plus nombreux. À tout prendre, d’ailleurs, les administrations ont généralement été plus libérales en matière économique que l’opinion et les partis politiques de toute nuance. Enfin, concluait notamment Joseph Garnier avec infiniment de raison, si le Gouvernement n’enseignait rien, il ne nous conviendrait pas de lui demander qu’il eût à enseigner l’économie politique ; mais puisqu’il enseigne tout, qu’il a des écoles de tous les degrés, primaires, secondaires, supérieures, nous trouverions bon qu’il fit aussi enseigner l’économie politique[4].

Je n’ai pas à examiner ici la question de savoir si l’enseignement rentre dans les fonctions de l’État. Des économistes très orthodoxes pensent que oui. D’ailleurs, c’est une question qu’il ne faut pas envisager d’une façon purement théorique, mais eu égard à tel ou tel État. Est-ce sérieusement qu’on vient nous dire que l’enseignement donné par l’État a nui au développement des sciences ? On ne se fait pas faute de répéter qu’on ne veut ni de l’enseignement de l’Université, ni de l’enseignement des Jésuites. On s’imagine peut-être que le libre enseignement eût pris la place de l’Université. S’il était permis de faire des expériences de ce genre, et qu’un beau jour on déclarât qu’il n’y a plus d’Université, que chacun est libre d’enseigner ce qui lui plaît, on verrait quel désarroi général en résulterait.


III.


Quel que fût le mérite des professeurs qui les occupaient, deux ou trois chaires à Paris ne constituaient pas une organisation de l’enseignement de l’économie politique. Un nouveau débat s’éleva donc lorsqu’il s’agit de lui faire une plus large part dans les établissements d’instruction publique. Où fallait-il placer cet enseignement ?

Il en a été de cette question un peu comme de la précédente : il n’y a pas eu de divergence d’opinion bien considérable, de dissentiment bien profond ; un courant irrésistible portait vers les Facultés de droit, ce qui s’explique par des raisons d’ordre différentes. C’est, en premier lieu, le rapport étroit qui existe entre le droit et l’économie politique. Ce rapport, ceux-là seuls peuvent le nier qui n’ont pas une notion claire de l’une ou de l’autre de ces sciences, sans compter ceux qui ignorent l’une et l’autre. C’est ce rapport qui explique comment des jurisconsultes économistes ont pu avoir la pensée de n’admettre l’économie politique à la Faculté de droit que comme accessoire d’un autre enseignement, du cours de droit administratif, par exemple, ou du cours de droit commercial, ou d’un cours de droit naturel, en supposant que ce dernier enseignement eût existé. Je crois que l’économie politique méritait mieux que cela, et que le voisinage eût été fâcheux à certains égards.

Une autre raison, qui tient moins au fond même des choses qu’à l’organisation de notre enseignement supérieur, peut se résumer ainsi : à l’École de droit l’économie politique, ou, pour parler plus exactement, le professeur d’économie politique aura des élèves ; ailleurs, à la Faculté des lettres ou à la Faculté des sciences, il n’aura que des auditeurs. Mais, élèves ou auditeurs, qu’importe ? Cela importe fort, parce qu’il y aura dix fois plus d’élèves ici que d’auditeurs là-bas. Qu’à cela ne tienne, dit-on, nous obligerons les élèves de la Faculté de droit à aller suivre le cours d’économie politique de la Faculté des lettres. Je réponds qu’il est bien plus simple que le professeur d’économie politique vienne à la Faculté de droit faire son cours, faire passer des examens.

Et c’est bien cela, ce n’est pas une simple habitude de langage : la Faculté de droit s’appelle l’École de droit, parce qu’il y a là des écoliers, des élèves ; pour les Facultés des lettres et des sciences, on ne dit pas l’École des lettres, l’École des sciences, parce que, en effet, elles n’ont pas d’élèves. Cela était absolument vrai il y a vingt-cinq ans, lorsque la question dont s’agit était discutée. Depuis on a créé des élèves à ces Facultés : des jeunes gens qui se préparent à la licence ou à l’agrégation ; mais, à part quelques grands centres, tels que Lyon, par exemple, cela ne fournit pas un personnel d’élèves bien considérable. Il faut encore noter que, si vous placez l’économie politique à la Faculté des sciences ou à la Faculté des lettres, en rendant ce cours obligatoire pour les élèves de l’École de droit, encore faudra-t-il que ces différentes écoles se trouvent réunies dans la même ville ; et il n’en est point ainsi partout. Lille, Clermont, Besançon, ont une Faculté des sciences et une Faculté des lettres, et n’ont pas d’École de droit.

D’ailleurs, qu’entend-on par cours d’économie politique fait, soit à la Faculté des lettres, soit à la Faculté des sciences ? J’ai l’honneur de faire depuis quinze ans un cours d’économie politique à la Faculté des sciences de Marseille : cela signifie tout simplement que ce cours est annoncé sur l’affiche des cours de la Faculté ; que la Faculté met à ma disposition son grand amphithéâtre, son luminaire, un appariteur, mais personne ne considère ce cours comme faisant partie intégrante de l’enseignement scientifique qui se donne dans ce grand établissement. Il en est tout autrement à la Faculté de droit.

En somme, la proposition de placer le cours d’économie politique soit à la Faculté des sciences, soit à la Faculté des lettres, ne me paraît pas avoir été prise en considération. Les amis de la science économique doivent s’en féliciter, comme aussi de ce que l’économie politique figure parmi les matières d’examen. Il ne faut pas seulement voir dans l’examen une sanction à l’adresse des mauvais élèves ; il est une continuation du cours, de l’enseignement. Lorsque le professeur se trouve en présence d’un bon élève, laborieux, attentif, et qui ne répond cependant pas d’une manière satisfaisante le jour de l’examen, il peut y avoir là l’indice d’une modification à apporter dans la manière de présenter telle ou telle théorie. L’examen est bon pour le maître et pour l’élève ; si les bons maîtres font les bons élèves, il est aussi vrai que les bons élèves font les bons maîtres, et qu’on apprend en enseignant.

Aurait-on pu résoudre le litige entre les trois Facultés par un partage ? « La théorie de la répartition appartient au groupe des sciences juridiques. Les législations civiles, commerciales ou pénales, en tant qu’elles s’occupent des biens, ne sont que les applications des principes de la répartition. C’est la seule branche de l’économie politique, à vrai dire, qui se rattache directement à l’enseignement donné dans les Facultés de droit. Les trois autres trouveraient mieux leur place dans les Facultés des lettres et des sciences[5]. » Ainsi s’exprime M. Charles Gide. Que mon excellent collègue de Montpellier ait voulu marquer ainsi, en l’accentuant, le caractère distinctif des diverses parties de la science économique, je n’y contredirai pas absolument ; mais je repousserais la proposition d’un démembrement en trois cours faits dans des établissements différents : 1o  à la Faculté des lettres, un cours comprenant la théorie de la richesse et de la valeur ; 2o  un cours de production et de consommation de la richesse, à la Faculté des sciences ; 3o  un cours de répartition de la richesse, à la Faculté de droit. Je préfère encore la prévision de M. Gide, qui, après avoir constaté qu’il y a là trois sciences distinctes, entrevoit le jour où « elles se sépareront complètement du tronc commun et vivront de leur propre vie. » Soit ! mais ce tronc sortira apparemment de terre dans la même Faculté, quelque chose comme la Faculté des sciences camérales, comme elle existe, ou du moins telle que je l’ai connue à l’Université de Tubingue


IV.


Jusqu’à un certain point, la question est secondaire ; ce qu’il importe, c’est de savoir par qui et comment elle sera enseignée ? Bien que ces deux dernières questions semblent étroitement connexes, je demande la permission de les examiner séparément. Par qui donc convient-il que l’économie politique soit enseignée ? Ici, nous nous trouvons tout d’abord en présence de formules qui vont de l’optimisme le plus accommodant au pessimisme le plus décourageant. L’économie politique ayant été introduite dans les Facultés de droit, c’est à des professeurs de ces mêmes Facultés, agrégés ou titulaires, que son enseignement a été confié. Là-dessus, une voix s’est élevée, des plus autorisées, pour signaler les périls qu’une pareille mesure faisait courir à la science. M. Courcelle-Seneuil a dressé contre les jurisconsultes, professeurs d’économie politique, un acte d’accusation en forme ; il leur oppose une sorte de fin de non-recevoir tirée de leurs habitudes d’esprit, qui les rendraient incapables de comprendre et d’enseigner l’économie politique. Il vient de passer en revue les adversaires de cette science ; il a nommé les socialistes et les philosophes éclectiques ; il poursuit : « Les légistes n’ont pas fait à l’économie politique une guerre aussi décidée ; un certain nombre d’entre eux l’ont même étudiée et enseignée. Mais ils n’ont pu se défendre d’apporter dans cette étude et cet enseignement les habitudes d’esprit acquises dans leurs études antérieures. Ils se sont souvent attachés aux mots en négligeant les choses, et ont abusé de la subtilité qui fait si souvent dégénérer leurs travaux en casuistique. En un mot, au lieu de la traiter comme une science d’observation, ils l’ont traitée comme un texte livré aux controverses, de telle sorte qu’ils ont peut-être plus nui à sa diffusion que ses adversaires déclarés[6] »

Avant d’examiner de plus près ce jugement, il me semble qu’on ne peut s’empêcher de le trouver bien sévère, empreint d’une exagération évidente, inspirée, j’en suis persuadé, par l’amour de la science. C’est ce même sentiment qui dictait à Bastiat une appréciation diamétralement opposée : « Qu’on enseigne l’économie politique comme on voudra, où l’on voudra, et que l’on choisisse qui l’on voudra pour l’enseigner, même le plus ignorant des hommes, même le moins disposé à penser comme les économistes, le résultat sera toujours excellent pour tout le monde ; car le professeur, nouveau dans la science, étudiera nécessairement les questions, et nécessairement il se rendra à l’évidence de ses lois, comme celui qui suit de déduction en déduction des théorèmes géométriques. »

J’avoue que ma préférence est pour le jugement tempéré qu’a porté sur cette question un homme dont on ne peut mettre en doute la sincérité et l’amour de la science, Joseph Garnier. M. de Laveleye lui avait écrit pour réclamer contre la manière inexacte dont le Journal des économistes avait résumé le discours par lui prononcé au banquet des économistes, à Rome, en janvier 1873. À ce propos, il exposait les divergences qui existent entre l’économie politique orthodoxe et la nouvelle école, et il arrivait à cette conclusion que le courant portait irrésistiblement vers la nouvelle école ; que l’orthodoxie n’était plus nulle part, et, passant en revue les conquêtes de la nouvelle école : « En France, disait-il, plusieurs des nouveaux professeurs d’économie politique nommés dans les Facultés de droit sont hérétiques. » Joseph Garnier reproche à M. de Laveleye de grossir outre mesure le bataillon des néo-économistes, et notamment d’y faire entrer les nouveaux professeurs des Facultés de droit. « À ce propos, dit-il, nous nous bornerons à faire remarquer à notre malicieux correspondant que la moitié de ces professeurs, ceux qui savent leur affaire, viennent de la vieille école, et que les autres sont en train d’apprendre ce qu’ils doivent enseigner dans les livres de la vieille école[7]. »

Examinons maintenant la valeur de cette fin de non-recevoir : votre éducation scientifique, vos habitudes d’esprit vous rendent incapables de comprendre et d’enseigner l’économie politique. Sur quoi se fonde-t-on pour prononcer cette condamnation, j’allais dire cette proscription ? En quoi consistent ces habitudes qui auraient irrémédiablement faussé l’intelligence, comme certains travaux physiques qui imposent à un jeune corps l’effort constant d’une altitude pénible et contre nature, lui infligent une déformation définitive ? On vient de nous le dire : l’abus de la subtilité dégénérant en casuistique ; l’habitude de ne s’attacher qu’aux mots et non aux choses, de ne rien comprendre en dehors d’un texte à interpréter. Ailleurs, confondant dans une même réprobation les théologiens et les jurisconsultes : « Ils ne reconnaissent d’autre autorité que la tradition, où ils puisent la science absolue, complète. Ne leur a-t-on pas enseigné qu’ils savent le dernier mot du bien et du mal ? D’une part, la Bible, les Pères, les décrets des papes et des conciles ; d’autre part, le Corpus juris et le Code civil contiennent tout ce qu’il est utile de savoir. Hors de là, il n’y a qu’erreur et mensonge, ou, tout au plus, fantaisie personnelle plus ou moins ingénieuse, opinion plus ou moins probable[8]. »

Est-ce bien là le tableau fidèle de l’activité intellectuelle d’un jurisconsulte qui enseigne le droit ? Est-il vrai qu’il se renferme dans le commentaire d’un texte, et que, pour expliquer ce texte, en saisir l’esprit, en mesurer la portée et les conséquences, il n’a besoin d’aucun secours étranger ? Pour quiconque sait un peu ce qu’est, ce que doit être l’enseignement du droit, ces assertions ne supportent pas un seul instant l’examen. À l’École de droit, on n’explique pas seulement les textes, la législation ; on enseigne la science du droit. Cette science pourrait très bien être enseignée sans le secours des textes : ce serait un cours de droit naturel. On enseigne le droit à propos des textes qu’on ne se borne pas à commenter, à paraphraser, mais qu’on juge et critique, dont on dit qu’ils sont ou non conformes au droit. On a dit : il n’y a pas de droit contre le droit ; on a opposé le droit à la légalité, en abusant peut-être un peu de cette formule ; tout cela signifie simplement qu’une loi peut être mal faite, mauvaise, contraire au droit, ce qui n’empêche pas qu’une mauvaise loi doit être obéie tant qu’elle n’a pas été abrogée.

On parle du Corpus juris et du Code civil comme d’un formulaire, d’un codex ou pharmacopée, qu’il suffirait de se loger dans la mémoire. La science du droit et la connaissance de la législation sont à plus haut prix. Derrière les textes, il y a l’histoire du droit, la philosophie du droit. Sans compter les cours d’histoire du droit, le cours du droit constitutionnel, où évidemment on n’a pas seulement des textes à commenter, il n’y a pas, dans notre législation un principe, qui n’ait plus ou moins ses racines dans le passé. Le droit a une origine essentiellement coutumière, et, pour le comprendre, il faut savoir dans quelles circonstances cette coutume s’est formée. On oppose l’économie politique, science d’observation, à l’étude du droit qui serait une pure affaire de textes à élucider. Cette opposition n’est pas fondée. Le droit, qui précise, détermine, régit les rapports des hommes vivant en société, suppose la connaissance du milieu social, des passions et des intérêts qui s’y heurtent. N’y a-t-il pas là matière à observation ? Que sera-ce s’il s’agit d’abroger ou de modifier une loi dont il aura fallu constater les dangers, l’inutilité ou l’insuffisance. Quelle finesse d’observation une pareille tâche ne réclame-t-elle pas de la part du jurisconsulte et du législateur. Il est vrai qu’on qualifiera cette finesse de subtilité. Pareillement, la loi ne dispose qu’en termes généraux, et ne saurait prévoir l’infinie variété des cas auxquels elle sera applicable. C’est l’affaire du jurisconsulte de mettre la loi en lumière par l’examen de cas nombreux, compliqués, et de montrer que des cas en apparence semblables diffèrent par quelque point de fait et ne tombent pas sous l’application de la même loi. Ex facto jus hauritur… minima differentia facti maxima differentia juris. On appelle cela avec dédain de la casuistique.

Mais qu’ai-je besoin de m’évertuer pour démontrer à mon savant contradicteur que l’enseignement du droit ne se borne pas à la stricte explication des textes ? Dans une excellente réponse à l’article de la Gazette des Tribunaux que j’ai cité plus haut, il combat la manière étroite dont l’auteur de cet article entend l’enseignement du droit, lequel n’aurait pour but que de former les praticiens. « L’enseignement du droit, dit M. Courcelle-Seneuil, est destiné, ce nous semble, à former des jurisconsultes qui connaissent non-seulement le texte des lois et la manière de le comprendre et de l’interpréter, mais encore sa raison d’être et un idéal au delà, au moyen duquel ils puissent s’éclairer pour la solution des cas nouveaux et difficiles. L’enseignement du droit est destiné en outre à former des gens capables de « comprendre et de discuter des lois au point de vue législatif. » Et plus loin, après avoir constaté que le Code civil ne contient aucune doctrine sur le droit de propriété. « Il est évident d’ailleurs que la théorie de la propriété ne peut se trouver, dans un texte de loi, car la loi, bien qu’inspirée par une doctrine, n’a pas à s’occuper de doctrine ; elle ordonne ou défend. C’est au jurisconsulte qu’il appartient de posséder et d’enseigner, au besoin, la doctrine, chose impossible s’il se limite à l’étude du texte des lois, comme le veut notre contradicteur[9]. »

On ne saurait mieux établir la distinction entre la connaissance de la législation et la science du droit. Les textes, voilà la législation. La doctrine, la théorie, la raison d’être de la loi, l’idéal de la loi, voilà la science du droit. Ce que M. Courcelle-Seneuil dit du droit de propriété s’applique plus ou moins à toutes les matières, qui sont à la fois objet de la législation et objet de la science du droit. Du même coup, mon savant contradicteur a tracé le portrait du jurisconsulte chargé à la fois d’interpréter le texte de la loi et d’enseigner la science du droit. En vérité, il me semble que ce personnage n’a pas de si mauvaises habitudes d’esprit.

On n’oppose une fin de non-recevoir péremptoire aux jurisconsultes, aux professeurs des Facultés de droit, que pour arriver à cette conclusion, qu’il faut confier l’enseignement de l’économie politique à des économistes. Quoi de plus naturel, dira-t-on ? La chose n’est pas aussi simple qu’elle le paraît. Qu’est-ce, en effet, qu’un économiste ? Mais, apparemment, c’est celui qui sait l’économie politique et qui est ou se croit capable de l’enseigner. J’éprouve ici quelque embarras, et je ne voudrais pas qu’on me supposât l’intention de maltraiter les économistes pour la plus grande satisfaction des jurisconsultes, d’autant mieux que je suis autant l’un que l’autre, ou, si l’on aime mieux, aussi peu l’un que l’autre. Je préfère laisser la parole à M. Courcelle-Seneuil, dont le témoignage ne saurait être suspect, et qui va nous expliquer l’embarras dans lequel se serait trouvé le ministre de l’Instruction publique, s’il avait dû ne charger que des économistes de l’enseignement de l’économie politique. M. Courcelle-Seneuil applaudit à l’introduction de l’économie politique dans les Facultés de droit ; « mais, ajoute-t-il, aujourd’hui le Gouvernement se trouve placé en face d’une difficulté très sérieuse, celle d’organiser cette branche d’enseignement. En premier lieu, il lui faut choisir ou, plus exactement, trouver des professeurs. S’il les cherche parmi les agrégés exclusivement, il aura peu de chance de les rencontrer, et nous doutons que, même en sortant de ce cercle fort étroit, il parvienne à pourvoir convenablement toutes les Écoles de droit tant les sujets capables sont actuellement rares[10]. » Ailleurs, M. Courcelle-Seneuil est plus explicite encore ; il déplore le triste état dans lequel la science est tombée : « En fait, dit-il, l’économie politique ne compte plus, en France, qu’un petit nombre d’adeptes, très inférieur à celui qu’on y rencontrait il y a cent ans. Ce petit nombre n’a même ni la foi, ni la vie qui animait ses prédécesseurs ; il reçoit l’enseignement de seconde main, avec distraction, sans être convaincu. » Plus loin, après avoir parlé des erreurs ou des imperfections qu’on rencontre dans Quesnay, Turgot, Adam Smith, J.-B. Say, Malthus et Ricardo : « Tous ceux que nous venons de nommer sont des maîtres ; que dirons-nous des vulgarisateurs, et de ceux qui ont aspiré, non à propager où à agrandir la science, mais à prendre le titre d’économiste et à en tirer profit ? En effet, nous en sommes venus à ce point qu’il n’est pas nécessaire de connaître le premier mot de la science pour prendre le titre d’économiste[11]. »

Eh bien, je le demande : quel n’eût pas été l’embarras d’un ministre de l’Instruction publique qui, s’étant adressé à une autorité aussi compétente que M. Courcelle-Seneuil, en aurait recueilli de pareils renseignements sur les économistes, parmi lesquels il se proposait peut-être de choisir des professeurs d’économie politique pour nos Facultés de droit ? Je comprends très bien que ce ministre, qui n’était pas nécessairement obsédé par cette idée que l’étude du droit ferme irrévocablement l’esprit à l’intelligence des vérités économiques, ait fait ce raisonnement : Après tout, mieux vaut encore charger des agrégés du nouvel enseignement. Le titre d’économiste, que chacun prend suivant sa fantaisie, comme on prend celui de publiciste ou d’homme de lettres, n’offre point de garanties par lui-même. L’agrégé est docteur en droit, ce qui est peu de chose, si l’on veut ; mais il a conquis son titre d’agrégé, après une préparation laborieuse, dans un concours public qui a pour objet de constater, non-seulement le savoir, mais encore l’aptitude professionnelle, l’aptitude à enseigner, et cela dans le sens le plus large, à savoir l’aptitude à exposer nettement, méthodiquement une question. Cela est bien quelque chose pour une œuvre de vulgarisation. Le titre d’économiste, dit-on, ne garantit pas le savoir ; il ne garantit pas davantage l’aptitude à enseigner, et il pourrait bien se faire qu’un économiste, même un de ceux qui savent un peu d’économie politique, l’enseignât médiocrement[12]. Il est vrai que les épreuves du concours d’agrégation n’ont pas porté sur l’économie politique, mais elles attestent suffisamment que les agrégés ont l’aptitude à apprendre et à enseigner : ils apprendront l’économie politique pour l’enseigner ; ils l’apprendront, au besoin, en enseignant. Si ennemi qu’on soit des privilèges de diplôme et d’école[13], il faut reconnaître que les concours publics sont encore, en général, le moyen le moins mauvais de constater l’aptitude professionnelle que réclame l’enseignement.

On comprend qu’un ministre de l’Instruction publique eût abrité sa responsabilité derrière de pareils raisonnements ; qu’il eût évité des compétitions délicates, embarrassantes, des tiraillements ; qu’il ne se soit pas exposé à des mécomptes possibles pour le cas où il aurait voulu absolument mettre partout the right man in the right place.

On voulait donc bien de l’économie politique dans les Facultés de droit, à condition toutefois qu’elle y serait enseignée, non par des jurisconsultes économistes, mais par des économistes pur sang. C’est là une opinion qui, à la rigueur, peut se discuter. Voici qui échappe à toute discussion. On a pensé que des économistes qui viendraient prendre rang parmi les membres de l’Université seraient souillés par ce contact impur. « L’Université enseignera, ou du moins fera semblant d’enseigner tout ce qu’on voudra. Elle a commencé par enseigner la théologie et le droit canon ; puis la médecine, le droit civil ; ensuite le grec et le latin. Et toujours les enfants de l’Alma mater ont été grossir le flot des déclassés et des pensionnaires de l’État, sous une forme ou sous une autre. C’est fatal ; après avoir créé des fonctionnaires, il est logique de leur créer des emplois. L’organe crée les fonctions. Que l’Université enseigne le commerce et l’industrie, ce sera encore la même chose. On pourrait lui faire instruire des savetiers, des vidangeurs, qu’elle y consentirait : l’essentiel pour elle, c’est d’émarger au budget. » Voilà ce qu’on peut lire, sous la signature de M. Rouxel, dans le numéro de février 1886, page 320, du Journal des économistes, dont j’ai l’honneur d’être depuis vingt-cinq ans le très fidèle abonné, et depuis plus de trente ans le très assidu lecteur.


V.


Il est permis d’écarter la fin de non-recevoir, et de plaider au fond ; car, en somme, si, malgré la défiance plus ou moins légitime qu’ils inspiraient, ces professeurs de droit ne s’étaient pas montrés trop incapables d’apprendre et d’enseigner l’économie politique, encore faudrait-il bien reconnaître qu’on avait eu tort, qu’on ne leur avait fait qu’un procès de tendance. On ne les a pas précisément condamnés à priori sur leur simple qualité de jurisconsultes ; on les a condamnés parce qu’ils ont mal enseigné l’économie politique, qu’ils avaient mal comprise, et ce n’est qu’en recherchant les causes de leur insuffisance, qu’on a cru pouvoir en donner cette explication : ce n’est pas étonnant, ce sont des jurisconsultes qui ont contracté dans l’enseignement du droit de mauvaises habitudes d’esprit qui les ont rendus impropres à l’étude et à l’enseignement de l’économie politique.

Soit, dira-t-on : nous laissons de côté la fin de non-recevoir ; mais nous soutenons que ces jurisconsultes improvisés professeurs d’économie politique ne savaient pas l’économie politique et qu’ils n’ont pu enseigner ce qu’ils ne savaient pas, alors surtout qu’il s’agissait d’une science si difficile.

Il y a là deux griefs : ces professeurs d’économie politique improvisés ne savaient pas l’économie politique ; et c’est une science trop difficile pour qu’ils aient pu l’apprendre et se mettre en mesure de l’enseigner du jour au lendemain. Quelques mots seulement sur chacun de ces griefs.

Ces professeurs d’économie politique, pris dans le personnel des Facultés de droit, n’ont pas été aussi improvisés qu’on veut bien le dire. Lorsqu’il eut été décidé que l’économie politique serait enseignée dans les Facultés de droit, on ne créa tout d’abord qu’une seule chaire, à la Faculté de Paris. M. Duruy, alors ministre de l’Instruction publique, déclara que des raisons budgétaires l’avaient seules empêché d’en faire autant dans les Facultés de province, et il faisait appel au zèle des agrégés qui voudraient bien se charger gratuitement d’un cours complémentaire d’économie politique. M. Duruy ne le dit pas, mais j’imagine que, indépendamment des raisons budgétaires, il fut aussi déterminé par cette considération qu’il eût été difficile de trouver dans chaque Faculté un professeur prêt à monter en chaire du jour au lendemain. L’appel aux hommes de bonne volonté n’avait pas le même inconvénient. Mais, dira-t-on, c’était bien le cas de nommer des économistes ! Je me suis suffisamment expliqué sur ce point ; j’ajouterai seulement ici que, parmi les économistes en vue, on aurait trouvé beaucoup de concurrents pour la chaire de Paris ; bien peu, au contraire, qui eussent consenti à s’exiler en province. Quoi qu’il en soit, l’appel adressé par le ministre aux jeunes professeurs fut entendu, et entendu dans un double sens ; quelques-uns s’offrirent immédiatement, qui s’étaient occupés d’économie politique dès qu’il avait été question de l’enseigner dans les Facultés de droit ; un bien plus grand nombre se prépara silencieusement pour le jour, sans doute peu éloigné, où une chaire serait créée dans chaque Faculté de droit. J’ai connu plus d’un jeune docteur, agrégé de la veille, qui, saturé de droit civil et de droit romain, s’est reposé des ennuis et des fatigues du concours dans l’étude de l’économie politique et y a pris un plaisir extrême.

J’arrive au second grief que j’ai relevé ci-dessus. Je suis loin de nier les difficultés que présentent l’étude et l’enseignement de l’économie politique, à laquelle on ne saurait appliquer ce qui, sous une forme un peu paradoxale, a pu être dit de quelques autres enseignements, à savoir qu’il suffit au maître d’avoir vingt-quatre heures d’avance sur ses élèves. Non, on n’apprend pas l’économie politique au jour le jour, comme on l’enseigne. Il faut en avoir parcouru le domaine entier pour en savoir quelque chose, pour bien savoir, je ne dirai pas l’économie politique, mais ce que c’est que l’économie politique ; d’autant mieux que les notions élémentaires, celles qui, dans certaines branches du savoir humain, sont les plus faciles et les premières qu’on rencontre, sont souvent, dans les sciences morales, les plus difficiles à bien saisir et n’apparaissent que comme le couronnement tardif de longues études. Il ne faut pourtant rien exagérer, ni dans un sens ni dans l’autre ; et j’ai le regret de rencontrer des appréciations empreintes de cet esprit d’exagération qui, suivant la thèse qu’on soutient, présente l’économie politique comme très difficile ou comme très facile.

La thèse favorite de M. Courcelle-Seneuil est, on le sait, la nécessité de séparer l’étude de la science pure de l’étude des applications. Je suis loin de contester la thèse, mais il m’a semblé que, à l’appui de cette thèse, le savant économiste est entré dans des développements qui l’ont conduit à tracer un tableau quelque peu effrayant des efforts intellectuels auxquels devra se soumettre l’apprenti économiste. J’essaie de citer sans tronquer : « L’économie politique a pour objet une partie de l’activité volontaire des hommes, et la science sociale a pour objet cette activité tout entière. Donc, il n’y a point ici de place pour l’expérience proprement dite : il faut se contenter de l’observation et du raisonnement. L’activité volontaire de l’homme ! S’il est un sujet complexe, difficile à étudier et qui exige l’attention la plus soutenue, c’est assurément celui-ci… Partout, mais surtout en matière de science sociale et d’économie politique, le penseur se trouve en face d’un sujet obscur, à la contemplation duquel ses yeux ne sont pas habitués… En suivant la marche que nous venons d’indiquer (l’analyse rationnelle), et que nous croyons la meilleure, on a constamment l’intelligence fixée sur les phénomènes réels, sur des faits concrets ; mais il faut qu’elle en écarte tout ce qu’ils contiennent d’accidentel et de contingent, afin de dégager les lois permanentes et universelles qui les régissent. Il faut donc se livrer à un travail d’abstraction constant et à des conceptions hypothétiques assez semblables aux constructions de la géométrie élémentaire. Il faut que les cadres soient assez larges pour comprendre l’ensemble des phénomènes et que l’analyse soit assez patiente pour les examiner dans tous leurs aspects successifs. Si l’on veut mener à bien ce travail délicat et difficile, il est indispensable de négliger et d’oublier même toutes les questions d’application, toutes les discussions contemporaines, afin d’interroger la nature face à face, sincèrement, sans arrière pensée, et d’accepter d’avance ses réponses quelles qu’elles puissent être. La plupart des économistes n’ont pas songé ou ne se sont pas résolus à prendre ce parti. De là des discussions nombreuses, souvent confuses, trop souvent inutiles, relevées directement par les adversaires… C’est dire assez que l’étude de l’économie politique pure sera longtemps, sinon toujours, accessible seulement à un petit nombre d’esprits cultivés, qui y trouveront des convictions inébranlables[14]. » Voilà certainement un programme, un plan d’étude qui donnera à réfléchir à quiconque serait tenté de se livrer à la recherche de la vérité économique.

Voici maintenant une thèse un peu différente. On a exprimé la crainte qu’il soit difficile de trouver assez de professeurs capables, et on se hâte d’ajouter : « Non pas qu’on doive pousser l’exigence bien loin, aussi loin, par exemple, que s’il s’agissait d’enseigner la physique ou la chimie, et vouloir que les professeurs connaissent l’économie politique. On apprend cette science, comme toutes les autres, quand on l’étudie, et il n’est ni impossible ni même difficile de l’apprendre en enseignant[15]. » Ailleurs, pour aggraver le reproche adressé aux jeunes professeurs d’économie politique des Facultés de droit, de n’avoir pas exposé convenablement leur sujet, on leur fait observer que rien n’eût été plus facile que de se mettre au courant de la science : « L’exposition qu’on leur demandait avait été faite depuis vingt-cinq ans. Il était facile de l’étudier et aussi de la perfectionner ; mais encore était-il nécessaire de la connaître et de ne pas jeter à l’aventure, dans des discussions plus ou moins confuses, des formules et un langage qui ont pu avoir cours en 1835, mais qui sont depuis longtemps tombés en désuétude[16]. »

N’avais-je pas raison de dire qu’on a tour à tour présenté l’économie politique comme la plus difficile et comme la plus facile des sciences ? C’est que là il s’agit d’une science nouvelle à édifier par des méditations et des recherches toutes personnelles ; ici c’est une science toute faite, parfaitement exposée dans des livres qu’il suffit de lire avec attention.


VI.


Tout ce qui précède se réduit, en somme, à des raisonnements sur la question de savoir si telle personne, à raison des qualités d’esprit qu’on lui connaît ou qu’on lui suppose, sera ou non capable de remplir une fonction qu’on va lui confier : enseigner l’économie politique. Les uns ont dit : non ; les autres ont dit : oui. Les plus sages, à ce qu’il me semble, auraient dû dire : nous verrons bien ! Mais nous voici à bout de raisonnements ; nous sommes en présence du fait accompli, et il s’agit de juger en fait : comment la fonction a-t-elle été remplie ?

C’est là matière à enquête. Cette enquête a-t-elle été faite ? À quel jugement a-t-elle abouti ? Comme procès-verbaux d’enquête je ne trouve guère que l’appréciation par M. Baudrillart et par M. Courcelle-Seneuil[17] de deux ou trois traités élémentaires d’économie politique publiés par quelques-uns des professeurs chargés du nouvel enseignement dans les Facultés de droit. Préalablement à toute discussion sur les motifs, je consigne ici les jugements qui ont été prononcés. Voici comment s’exprime M. Baudrillart, à la page 185 de l’article cité : « Nous estimons que l’enseignement de l’économie politique a été un progrès dans ce sanctuaire jusqu’alors fermé des études juridiques, et, en jetant les yeux sur tout ce qu’il a produit, nous avons la certitude qu’il a porté d’excellents fruits. Nous avons cru pourtant utile d’appeler l’attention sur certaines défaillances ou déviations, du moins sur ce qui nous a paru tel. Nous avons pensé qu’il y aurait quelque chose d’inquiétant dans cet éclectisme qui admet, dans une sorte d’ex æquo, la vertu de principes contraires. » Quant au jugement porté par M. Courcelle-Seneuil, il est d’une extrême sévérité, et conforme à ce qu’il avait auguré d’un enseignement de l’économie politique confié à des jurisconsultes. On pourrait, à la vérité, penser que la condamnation prononcée par l’éminent économiste ne frappe que les deux auteurs dont il vient d’apprécier les ouvrages ; il n’en est rien, et cette condamnation porte beaucoup plus loin, car voici sa conclusion : « Maintenant, si nous comparons le livre de M. Villey à la plupart de ceux qui ont été publiés par ses collègues des diverses Facultés, nous trouvons qu’il ne leur est pas inférieur. Il est même préférable à tel d’entre eux qui écrit avec plus de prétention et de hardiesse, contient un assez grand nombre d’erreurs positives très grosses, très dangereuses et bien affirmées. En somme, si nous en jugeons par les livres qu’ils ont publiés, nos professeurs d’économie politique agrégés de droit n’ont guère répondu à l’intention du législateur qui a établi leurs chaires… Nous regrettons que la lassitude causée par des concours qu’ils ont dû subir et par les habitudes d’esprit qu’ils ont contractées dans leurs études ne leur aient pas permis de se mettre au courant de la science qu’ils ont été chargés d’enseigner[18]. » Ainsi, on le voit : la condamnation est bien générale, et toujours reparaît l’explication tirée du vice originel dont sont infectés les jurisconsultes.

Quant aux motifs des deux jugements si contraires dont je viens de reproduire le dispositif, je serai bref. Ce n’est point ici le lieu de s’engager à fond dans une polémique qui me mènerait trop loin. La bienveillance n’exclut pas la justice ; et l’appréciation bienveillante de M. Baudrillart contient des réserves auxquelles j’adhère plus ou moins complètement, notamment sur la notion même de la science, sur l’épargne, sur la rente, sur la liberté commerciale, et plus généralement sur l’intervention de l’État dans l’ordre économique. Parmi les critiques adressées par M. Courcelle-Seneuil aux deux ouvrages dont il a rendu compte, il y en a sans doute de fondées. Mais il en est qui reposent sur des subtilités tout au plus dignes d’un jurisconsulte ; quelques-unes me paraissent dépourvues de tout fondement sérieux. Je les relève principalement dans le compte-rendu du livre de M. Villey.

M. Courcelle-Seneuil ne veut pas entendre parler de ce qu’il appelle « le postulat d’un droit naturel défini. » Il ne voit que des « artifices de langage » dans la distinction entre le droit naturel ou idéal et le droit positif ou législation, et cela parce que chaque école a un droit idéal différent. Il me semble avoir montré plus haut que M. Courcelle-Seneuil n’est pas si opposé que cela à cette distinction. Elle correspond d’ailleurs à la distinction qu’il a établie entre la science économique pure et les applications : le droit positif, les diverses législations ne sont que des applications plus ou moins heureuses des principes du droit.

M. Courcelle-Seneuil ne veut pas qu’on parle de trois facteurs de la richesse : la nature, le travail et le capital. Ce serait là une métonymie bien dangereuse, dit-il. Il n’y aurait, semble-t-il, qu’à substituer au mot facteur le mot élément. Mais là n’est pas le grand mal : « Pourquoi employer cette déplorable locution de capital, dont on a tant abusé ? » Ici qu’on me permette d’opposer M. Courcelle à lui-même : « Le capital est un élément essentiel de la production… Quelle peuplade sauvage n’a ni aliments accumulés, ni vêtements, ni armes, ni instruments de travail ?… Tous les besoins de la société sont satisfaits au moyen d’un capital plus ou moins ancien, et le but de la production actuelle est de réparer les brèches que fait incessamment à ce capital la consommation quotidienne… L’idée de produire sans capital ne soutient pas le plus léger examen. Il faut posséder des instruments de travail, les matières sur lesquelles l’industrie s’exerce, et tout cela est capital, qu’on en soit propriétaire ou qu’on l’obtienne par le crédit… Les capitaux, quelle que soit leur forme, sont destinés à la consommation[19]. » Il n’y avait donc pas lieu de tant s’élever contre cette déplorable locution de capital et d’en proscrire l’emploi. Que mettrait-on à la place ? Voici, paraît-il, ce que M. Courcelle-Seneuil proposerait : « Est-ce que le capital est un être concret et agissant ? Non, sans doute. Comment cet être de raison pourrait-il se trouver un facteur ? Le facteur, c’est l’homme agissant d’une certaine façon ou plutôt s’abstenant, épargnant. Pourquoi ne pas considérer et désigner l’homme qui épargne et mettre à sa place une abstraction[20] ? » Ainsi, voilà qui est clair, le mot capital n’est qu’une abstraction ; on l’a substitué à la réalité, à savoir : l’homme qui épargne. Qu’on mette donc partout l’expression homme qui épargne à la place de capital. Eh bien ! après cette substitution, je me trouve quelque peu embarrassé par l’interdiction de me servir du mot capital.

M. Courcelle-Seneuil n’entend pas non plus qu’on parle de la terre comme élément de la production. Il ne voit dans la terre qu’une espèce particulière de capital[21], ce dont je ne me scandalise nullement, et voici comment il parle de ces deux éléments de la production, la terre et le capital ; c’est à propos de la répartition et de la richesse. « L’étudiant comprendra-t-il mieux ce qu’on lui dira de la répartition ? Voilà qu’on lui parle de partager le produit entre la terre, le capital et le travail ; mais la terre ne produit rien par elle-même que des herbes et des épines, et le capital, quoique l’on dise, ne produit rien non plus. Les socialistes ont donc raison quand ils affirment que le travail produit seul toutes choses et que le travailleur ne reçoit pas la totalité du produit. Il est vrai que le professeur intervient, et met ses élèves en garde par une réfutation ou, pour parler plus « exactement, par une négation des conclusions socialistes[22]. » Nous pourrions, comme tout à l’heure pour le mot facteur, proposer une correction qui consisterait à substituer aux éléments de la production ceux qui les ont fournis, et dire que le produit se partagera entre le propriétaire de la terre, le capitaliste et le travailleur. On ne se contentera pas de cet artifice de langage ; on répondra que les deux premiers copartageants n’ont droit à rien, puisqu’ils n’ont rien fourni : ne vient-on pas, en effet, de poser en principe l’improductivité de la terre et du capital ? on pourrait répliquer que le travail seul, sans terre et sans capital, ne produit pas non plus grand chose ; mais laissons là toute cette logomachie et allons au fond de cette critique à outrance adressée à la formule de la répartition. Non-seulement cette critique n’est pas fondée, mais encore elle est dangereuse, car elle dévoile un procédé compromettant pour la science. Il importe d’analyser et de caractériser ce procédé.

M. Courcelle-Seneuil signale, dans l’ouvrage dont il rend compte, diverses expressions qui lui paraissent bizarres, et enfin : « Que dire des déshérités mentionnés à la page précédente ? En quoi consiste l’héritage dont ces déshérités n’ont pas eu leur part légitime ?… Quand on veut réfuter les socialistes, il ne faut pas parler leur langue, si l’on tient à conserver quelque autorité[23]. » C’est fort bien dit ; mais mon savant contradicteur n’a-t-il pas lui-même quelque peu encouru ce reproche en proclamant l’improductivité du capital, en reconnaissant que les socialistes ont raison d’affirmer que le travail produit seul toutes choses et que le travailleur ne reçoit pas la totalité du produit ? Oh ! je sais bien ce qu’on répondra ; on répondra que c’est là une manœuvre habile autant que loyale pour faire tomber les armes des mains des socialistes. Les socialistes disaient : Tout pour le travailleur ! Eh bien ! nous sommes d’accord avec vous ; mais le propriétaire et le capitaliste qui ont créé et conservé le capital, sont aussi des travailleurs ; ils doivent venir au partage, et les travailleurs auront ainsi la totalité du produit.

C’est le procédé dont a usé Bastiat. On se récriait sur l’iniquité de la rente foncière perçue par un propriétaire qui n’avait rien fait pour créer la puissance productrice impérissable du sol. Bastiat supprime la question d’un mot : Il n’y a pas de rente ! La terre n’a par elle-même aucune valeur ; elle est utile mais sans valeur. Le fermage, qui comprend la rente, représente tout au plus l’intérêt des capitaux que plusieurs générations ont accumulées sur cette terre.

De même ici on supprime d’un mot la question irritante de l’intérêt du capital : il n’y a pas d’intérêt, il n’y a plus que le salaire d’un travail spécial, le travail d’épargne, le travail d’abstention et de conservation qui crée le capital.

Et vous croyez, par ce procédé, par ce mouvement tournant, désarmer les socialistes ? Pas le moins du monde. Ils prendront acte de votre concession que le capital est une chose inerte, improductive par elle-même, et que c’est le travailleur actuel qui est l’unique facteur de la richesse. Ils regarderont toujours comme une abomination la productivité du capital, source de l’inégalité des conditions.

Ce qu’il faut faire, c’est établir la légitimité de la propriété du capital, fondée sur la justice, l’utilité sociale, et bien d’autres considérations encore, et dire franchement que le propriétaire d’un capital qui le met à la disposition d’un entrepreneur d’industrie, rend incontestablement un service qui mérite une rémunération, un intérêt, un loyer, un fermage.

M. Courcelle-Seneuil reproche encore à l’auteur de « nier l’existence de la loi d’airain contre Turgot, Malthus et Ricardo, qu’il appelle les économistes doctrinaires. Nous penserions, ajoute-t-il, que sur ce chapitre, Lassalle et Karl Marx ont dit plus vrai que lui et si la politesse ne nous permettait pas de parler comme eux, nous penserions tout bas qu’ils n’ont pas eu tort. » Je n’approuve pas cette expression d’économistes doctrinaires, mais je crois qu’il y a quelque inconvénient à proclamer purement et simplement la loi d’airain des salaires. Dans l’ordre de la science pure, toutes les lois économiques peuvent être appelées des lois d’airain. Mais la loi d’airain des salaires a subi l’influence des transformations qui se sont opérées dans le milieu social, et si sa formule mathématique est restée la même, ses conséquences pratiques ne sont plus pour les économistes contemporains ce qu’elles étaient pour Turgot, pour Ricardo, et surtout ce qu’elles sont pour les docteurs et agitateurs socialistes.

C’est à propos de répartition de la richesse que j’ai été amené à examiner quelques points de doctrine. Je reviens au point de départ. M. Courcelle-Seneuil reproche à l’auteur d’avoir, suivant en cela l’exemple de plusieurs de ses prédécesseurs, traité en deux livres séparés de la circulation et de la répartition de la richesse. « Voilà, ajoute-t-il, une distinction que nous n’avons jamais pu parvenir à comprendre, sans même nous arrêter à ce mot de répartition qui fait nécessairement songer à un répartiteur. » Je suis vraiment embarrassé pour dire à un penseur aussi pénétrant que M. Courcelle-Seneuil, que tout cela me paraît très facile à comprendre. Il est choqué par ce mot de répartition qui, dit-il, fait nécessairement songer à un répartiteur. Mais le mot distribution, dont il me semble difficile de ne pas se servir, fait penser à un distributeur. D’ailleurs, ce répartiteur existe : sous un régime de liberté, c’est le contrat qui intervient entre ceux qui concourent à la confection des produits, le contrat de société, de louage des choses ou des services.

Mais M. Courcelle-Seneuil, me donne raison lorsqu’il critique justement l’ordre dans lequel l’auteur a traité de ces deux parties qu’il ne voudrait pas voir séparées : « Si l’on veut séparer ces deux branches d’étude, dit-il, nous croyons qu’il faut commencer par la répartition qui est la principale et semble plus élémentaire, et non par la première, qui est infiniment plus spéciale et plus compliquée. » Mais ne voilà-t-il pas de bonnes raisons à la fois pour exposer séparément la répartition et la circulation, et pour commencer par la répartition ? Quoi qu’on en ait dit, on reconnaît bien là la réalité de la distinction, qu’on a rejetée, puisqu’on indique le caractère propre à chacune de ces deux branches d’études, l’une élémentaire et principale, l’autre plus spéciale et plus compliquée. Et rien n’est plus vrai. Les questions qui s’élèvent sur ces deux théories économiques de la répartition et de la circulation présentent des difficultés de genres tout différents. « Sans doute, dit M. Courcelle-Seneuil, les richesses circulent en même temps qu’elles se répartissent ; mais pourquoi distinguer dans une exposition scientifique deux faits qui sont liés et simultanés dans la pratique ? » Je réponds que l’exposition scientifique a précisément pour objet d’étudier séparément les faits, toutes les fois que cela est possible, sauf à en montrer ensuite la liaison et la simultanéité. C’est ainsi que dans les sciences naturelles, on distingue l’anatomie et la physiologie : l’anatomie qui décrit chaque organe et sa fonction spéciale ; la physiologie qui considère le jeu simultané de tous ces organes. La vie est un phénomène indivisible, mais les fonctions dont l’accomplissement constitue la vie sont multiples. Celui qui a parcouru le domaine entier de la science l’embrasse d’un regard et perd de vue les divisions et les distinctions que lui a imposées le travail d’observation et d’analyse rationnelle ; il faudra bien qu’il y revienne dans une exposition méthodique à l’usage de ceux qui ne savent pas. S’il ne faut pas s’égarer dans les détails, il ne faut pas non plus s’obstiner à ne considérer qu’un ensemble plus ou moins confus. On a dit : Les arbres empêchent de voir la forêt ; mais il ne faut pas que la vue de la forêt empêche de voir les arbres.

Je ne crois pas que l’avenir de l’économie politique dépende de ces questions de division et de subdivisions qui sont chose plus ou moins factice. Je ne crois pas non plus qu’il soit irrémédiablement compromis par les imperfections qui ont marqué les débuts de son enseignement tel qu’il a été donné dans les Écoles de droit. Comme on l’a vu, cet enseignement a été apprécié diversement, avec bienveillance par les uns, avec sévérité par les autres. La justice est au milieu, plus près peut-être de la bienveillance qui n’exclut pas la critique, mais qui ne décourage pas, que de cette sévérité que rien n’atténue et qui décourage. Quoi qu’il en soit, je pense avec Bastiat, avec Joseph Garnier, avec M. Baudrillart, avec bien d’autres encore, que le résultat sera bon. Je m’affermis dans cette opinion quand je songe à ce qu’était l’économie politique il n’y a pas bien longtemps. On a lu ce qu’en dit un des maîtres de la science, et encore ne parlait-il que de ceux qui, à plus ou moins juste titre, se posaient en économistes. Qu’était-ce donc pour la masse ? C’était le dédain, le dénigrement, une sorte de misère intellectuelle affligeante. Qu’on ne s’y trompe point, un grand progrès a été réalisé, le jour où on a fait une large place à l’économie politique dans les cadres de l’enseignement public. La science en a profité, quoi qu’en aient dit quelques esprits chagrins qui repoussaient ce présent funeste de l’État. Le goût s’en est répandu ; son enseignement se perfectionnera et les saines doctrines prévaudront.

Il m’a paru que ces considérations sur l’enseignement de l’économie politique seraient à leur place en tête de cette nouvelle Revue, qu’on pourrait appeler à bon droit la Revue de l’enseignement économique, dont je n’ai pas le mérite d’avoir conçu l’idée, mais au succès de laquelle je m’associerai volontiers. Entre autres services qu’elle est destinée à rendre, elle pourrait former un lien, établir des rapports plus étroits et plus suivis entre les professeurs chargés de l’enseignement économique dans les différentes Facultés de droit, et devenir ainsi l’organe d’une sorte de contrôle réciproque exercé sur les doctrines enseignées par eux, une grande école d’enseignement mutuel, dans laquelle la plus parfaite courtoisie ne nuirait en rien au respect de la vérité, aux intérêts de la science.

Alfred Jourdan,
Doyen de la Faculté de droit d’Aix,
Correspondant de l’Institut.
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  1. Cette discussion est reproduite dans le Journal des économistes, livraison de décembre 1847, pages 72 et s.
  2. Elle est reproduite in extenso dans le Journal des économistes, de septembre 1863, page 432.
  3. On peut lire dans le Journal des économistes, de juillet 1861, page 111, la réponse de M. Dupuit à Dunoyer, qui, dans un rapport présenté à l’Académie sur son ouvrage : La liberté commerciale, lui avait reproché de trop traiter l’économie politique comme une science exacte.
  4. Voir, dans le Journal des économistes, livraisons de septembre et de novembre 1863, les discussions à la Société d’économie politique.
  5. Charles Gide, Principes d’économie politique, page 3 et note 1.
  6. Des obstacles qui s’opposent à la diffusion des connaissances économiques. Journal des économistes de septembre 1875, p. 319.
  7. Journal des économistes de juin 1879, p. 445.
  8. M. Courcelle-Seneuil, Des obstacles qui s’opposent à la diffusion des connaissances économiques. Journal des économistes de septembre 1875, p. 313.
  9. M. Courcelle-Seneuil, L’enseignement de l’économie politique dans les Facultés de droit. Journal des économistes de mai 1877, pages 177 et 181.
  10. M. Courcelle-Seneuil, L’enseignement de l’économie politique dans les Facultés de droit. Journal des économistes de mai 1877, page 186.
  11. M. Courcelle-Seneuil, Des obstacles que rencontre la diffusion des connaissances économiques. Journal des économistes de septembre 1875, pages 312 et 317. — À propos du premier de ces deux passages, le rédacteur en chef, Joseph Garnier, crut devoir insérer cette note : « Notre collaborateur, on le voit, n’y va pas de main morte ; mais il nous appartient de dire que son jugement est excessif. »
  12. Je vois très bien Ricardo au Collège de France dissertant sur quelque sujet ardu d’économie politique devant un auditoire composé d’économistes. Je me le représente moins bien dans une chaire à l’École de droit, enseignant méthodiquement les éléments de la science à des élèves qui n’en savent pas le premier mot.
  13. On sait à quel point M. Courcelle-Seneuil en est ennemi. Voir son étude sur le Mandarinat français, Journal des économistes de décembre 1872, et ses autres articles sur le même sujet dans les numéros de novembre 1872, février 1873 et février 1875. Toutefois, dans son article sur le Mandarinat, il indique (page 346) comme remède aux abus qu’il signale l’admission et l’avancement normal, au concours public.
  14. M. Courcelle-Seneuil, De la méthode applicable à l’économie politique. Journal des économistes de juin 1886, p. 323, 325, 329 et 335.
  15. M. Courcelle-Seneuil, L’économie politique dans les Facultés de droit. Journal des économistes de mai 1877, p. 186.
  16. M. Courcelle-Seneuil, Journal des économistes d’août 1885, p. 304.
  17. M. Baudrillart : Le nouvel enseignement de l’économie politique dans les Facultés de droit. Revue des Deux-Mondes du 1er  mai 1885, pages 158-185.
    M. Courcelle-Seneuil : Comptes rendus : 1o ) du Précis du cours d’économie politique de M. Paul Cauwès, Journal des économistes de mai 1878, page 315, et novembre 1878, page 328 ; — 2o ) du Traité élémentaire d’économie politique et de législation économique, par M. Villey. Journal des économistes d’août 1885, page 299.
  18. M. Courcelle-Seneuil, Journal des économistes d’août 1885, pages 303 et 304 (Compte rendu du livre de M. Villey).
  19. M. Courcelle-Seneuil, Traité théorique et pratique d’économie politique, tome I, liv. i, chap. 11, § 6.
  20. M. Courcelle-Seneuil, Journal des économistes d’août 1885, page 301.
  21. Dans son Traité d’économie politique, loc. cit., après avoir énuméré les diverses espèces de capitaux, et parlé de leur plus ou moins rapide consommation, M. Courcelle-Seneuil ajoute : « La terre seule semble durer toujours et ne faire l’objet d’aucune consommation. Cependant, lorsque l’on observe les choses de plus près, on s’aperçoit que la terre, différente à certains égards des autres capitaux, subit aussi la loi commune. »
  22. M. Courcelle-Seneuil, Journal des économistes d’août 1885, page 303.
  23. M. Courcelle-Seneuil, id.