De l’erreur/01

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Félix Alcan (p. 1-12).


CHAPITRE PREMIER

Du problème de l’erreur

Les logiciens et les moralistes se sont souvent occupés des erreurs, les uns pour en déterminer les diverses espèces et dresser la liste des sophismes, les autres pour découvrir dans la variété complexe des sentiments et des passions les influences qui faussent le jugement et expliquer par les entraînements du cœur les égarements de l’esprit.

À côté de ces questions, à coup sûr intéressantes et importantes, il y a place pour un autre problème, à la fois logique et métaphysique. On peut se demander ce que l’erreur est en elle-même, comment elle est possible en des intelligences dont la fonction essentielle semble être de connaître la vérité, comment elle apparaît sous tant de formes diverses, tantôt partielle et comme dissimulée entre plusieurs vérités, tantôt générale et faussant, par la place qu’elle occupe, les vérités mêmes qui l’entourent ; presque toujours si étroitement unie à la vérité qu’elle peut à peine en être détachée par la plus minutieuse attention, et mêlée de vérité plus souvent encore qu’elle n’est mêlée à la vérité.

La solution de ce problème est importante si on veut mesurer la portée de l’esprit humain. Le nombre et la fréquence de nos erreurs, l’impossibilité où nous sommes de les éviter, sont des arguments constamment invoqués par les détracteurs de la raison. Qu’avec les sceptiques on condamne l’esprit sans le remplacer, ou que, comme les mystiques, on se défie de lui et qu’on l’écarte pour lui substituer les élans du sentiment, ou qu’enfin, à l’exemple des empiristes, on prétende l’enfermer dans un étroit domaine, celui de la science positive, en lui interdisant toute excursion qu’on déclare non seulement dangereuse, mais impossible, c’est toujours l’exemple de ceux qui se sont trompés qu’on met en avant ; c’est toujours le spectre de l’erreur qu’on évoque. Pourtant, si de ce que les hommes se sont souvent trompés, on voulait conclure légitimement qu’ils se tromperont toujours, soit en toutes choses, soit dans un ordre, particulier de connaissances, il faudrait avoir déterminé pourquoi ils se trompent, avoir établi que l’erreur dépend d’une cause permanente, que l’esprit humain, affligé d’un vice radical et incurable, est à jamais incapable de saisir la vérité. Est-il, comme disait Bacon, sans se préoccuper de la contradiction que sa doctrine renfermait, semblable à un miroir qui tord et défigure toutes les images qu’il reçoit ? — On doit résoudre cette question si on veut porter sur lui un jugement équitable ; il faut instruire son procès avant de le condamner ou de l’absoudre.

On peut dire qu’une solution de cette question est donnée par une théorie de la vérité et de la certitude, et qu’il n’y a point grand avantage à prendre les problèmes à revers au lieu de les aborder de face. — Toutefois, lorsqu’il est question de vérité et d’erreur, comme lorsqu’il s’agit du bien et du mal, toutes les obscurités ne sont pas levées une fois qu’on a considéré le côté positif du problème : il est nécessaire d’envisager aussi le côté négatif. L’erreur ne s’oppose pas à la vérité comme l’oubli au souvenir, ou l’ignorance à la science. L’oubli n’est que l’absence du souvenir : il est expliqué lorsqu’on sait pourquoi les causes qui produisent le souvenir ont cessé d’agir. Mais l’erreur n’est pas seulement l’absence de la vérité ; elle n’est pas seulement une privation ou une négation. Du moins, c’est une question de savoir si elle ne contient rien de positif. Si elle est positive, il faut expliquer comment ce caractère peut être concilié avec la certitude. Il y a donc un problème de l’erreur, intimement uni, il est vrai, à celui de la certitude, car ce serait une bizarre tentative de chercher à connaitre ce qu’est l’erreur sans savoir ce qu’est la vérité ; distinct pourtant de ce problème comme la réfutation d’une antithèse diffère de l’exposition d’une thèse. — Un partisan de l’optimisme qui ne se préoccuperait pas des objections tirées de l’existence du mal, aurait édifié sur le sable. De même une théorie de la certitude ne saurait être complète sans une théorie de l’erreur.


Les philosophes sont loin d’être d’accord sur la question de savoir si la vérité peut être connue et si la certitude est accessible à l’homme. On peut ramener à deux les solutions principales que ce problème a reçues ; quelle que soit celle que l’on adopte, la question de l’erreur conserve toute son importance.

À l’origine, le sens commun nous invite à considérer les choses et le monde sensible comme existant en dehors de nous, de telle sorte que nos idées en soient les images fidèles. Une telle conception pourtant, contredite par les erreurs des sens, si fréquentes, battue en brèche par l’expérience de chaque jour, ne peut se soutenir longtemps. Mais aussitôt la métaphysique la transporte du monde sensible dans le monde intelligible. Aux choses sensibles, décidément trop mobiles et trop insaisissables pour être l’objet de la vraie science, on substitue les « idées », comme dit Platon, les « essences objectives », comme disent Descartes et Spinoza. Mais, si l’objet de la connaissance a changé, le mode de la connaissance est demeuré le même ; c’est par une sorte de regard immédiat, par une intuition directe, que la pensée découvre les essences intelligibles : la connaissance vraie est toujours l’image fidèle de la réalité.

Quelques-uns vont même plus loin : non seulement la pensée voit les choses telles qu’elles sont, mais, puisque l’essence des choses est intelligible, elle s’identifie avec elles. Elle ne les voit plus du dehors, mais du dedans ; elle est au cœur de l’absolu. Malebranche, en soutenant la théorie de la vision en Dieu, est bien près d’accepter cette conception. Spinoza l’adopte ouvertement : la pensée adéquate de l’homme, identique à la pensée divine, ne se distingue pas de l’essence objective[1].

Mais qu’on identifie l’idée et l’objet, ou qu’on distingue deux choses, l’être et la pensée, l’idée, lorsqu’elle est vraie, est tellement conforme à l’être, qu’il est inutile de l’en distinguer. « Le vrai, c’est l’être », dit Bossuet. — Dès lors, la certitude ne se distingue plus de la vérité. Ce serait mal la définir que la considérer comme l’adhésion de l’âme à la vérité : elle n’est autre chose que la connaissance même du vrai. Elle n’est pas un état subjectif de l’âme ; elle n’est pas une chose qui s’ajoute à l’idée vraie. Si l’âme est certaine, ce n’est pas en tant qu’elle est l’âme de tel ou tel, individuelle et déterminée, mais en tant qu’elle représente un objet et qu’elle fait partis de l’absolu. On peut être certain sans le savoir. L’âme ne décide pas d’elle-même si elle est certaine ou non ; elle n’a pas à chercher de critérium de certitude. Ce critérium n’existe pas : le vrai est à lui-même sa marque. — Notre langage, formé sous l’influence de ces idées, ne distingue pas entre le critérium de la vérité et le critérium de la certitude, et nous disons indifféremment que nous sommes certains ou qu’une chose est certaine.

Quel nom donner à cette doctrine ? Idéaliste, elle l’est à coup sûr ; mais bien d’autres, celle de Kant par exemple, le sont également. D’ailleurs, on pourrait avec autant de justesse l’appeler réaliste. Le nom de philosophie de l’intuition ne lui convient pas non plus, car pour quelques-uns de ses adeptes, tels que Spinoza, la connaissance est plus qu’une intuition : c’est comme une pénétration de l’objet par la pensée. On peut la désigner sous le nom d’intellectualisme, puisqu’elle explique tout ce qui est par la seule intelligence, et juge de l’être par les idées que nous en avons ; elle sera encore mieux caractérisée, semble-t-il, par le nom de dogmatisme métaphysique ; et ce nom peut convenir à toute doctrine suivant laquelle l’esprit humain aperçoit directement l’essence des choses en soi.

Or, pour le dogmatisme métaphysique, quelle n’est pas l’importance du problème de l’erreur ? Comment ne pas être ébranlé dans la confiance illimitée qu’on accorde à l’esprit, lorsqu’on le voit capable de connaître le faux, c’est-à-dire ce qui n’est pas ? Dire que l’esprit connaît directement la réalité, c’est dire qu’en lui-même il est infaillible ; on l’affirme expressément, et pourtant il se trompe ! Il faut bien concilier ces choses en apparence au moins contradictoires, et le philosophe est tenu d’expliquer comment les défaillances trop certaines de l’esprit n’altèrent pas son infaillibilité. La question est d’autant plus grave que souvent, quand nous nous trompons, nous déclarons être certains. À coup sûr, nous ne le sommes pas, puisque, par définition, la certitude est la connaissance de la vérité. Mais le vulgaire ne distingue pas facilement la certitude vraie de la certitude fausse. Il faut des yeux de philosophe pour apercevoir la différence ; même en regardant de très près, ils ne l’aperçoivent que malaisément ; c’est même une question de savoir s’ils l’aperçoivent.

Les grands métaphysiciens, Platon, Descartes, Malebranche, Spinoza, n’ont pas méconnu l’importance de la question : ils en ont vu la difficulté et se sont épuisés en efforts pour la résoudre. Rien de plus simple et de plus clair que leur théorie de la certitude ; rien de plus compliqué et de plus obscur que leur théorie de l’erreur. Unanimes sur la première, ils sont très divisés d’opinion sur la seconde, et il est à coup sûr intéressant et instructif de comparer les diverses solutions que ces grands esprits ont données d’un même problème.

Si la découverte de l’erreur ne tarde pas à faire disparaître le réalisme naïf, qui est la première croyance de l’esprit humain et lui fait considérer ses idées comme absolument semblables aux choses, on peut dire aussi qu’elle marque l’avènement de la critique.

Elle prouve, en effet, que l’esprit humain ne connaît pas toujours les choses telles qu’elles sont ; il ajoute à ce qu’il reçoit ; souvent il le modifie ; la connaissance n’est pas indépendante du sujet qui connaît. On arrive ainsi à cette conception des choses à laquelle Kant a donné une forme définitive et qu’on appelle la philosophie critique.

Dans cette doctrine, la vérité et l’erreur pourront être définies de deux manières différentes. D’abord, on pourra admettre qu’il y a des choses en soi hors de la pensée, et, bien que l’esprit n’ait pas directement l’intuition de la réalité, si les notions qu’il forme se trouvent être, soit en vertu d’une sorte d’harmonie préétablie, soit à la suite de tâtonnements et d’efforts pour s’adapter à la réalité, conformes aux choses en soi, elles seront vraies ; elles seront fausses dans le cas contraire. — Mais alors il sera nécessaire de donner les raisons de cette différence ; le problème de l’erreur conservera la même importance que dans la théorie précédente, ou plutôt il en acquerra une plus grande ; car dans la doctrine précédente la connaissance du vrai était l’état normal de l’esprit ; la connaissance fausse était une déviation accidentelle ; la vérité était la règle, et l’erreur l’exception. Mais, si la vérité résulte d’une sorte de rencontre, d’une coïncidence, le rapport est renversé ; l’erreur est en quelque sorte l’état naturel de l’esprit. — Et il resterait bien d’autres difficultés à résoudre : celle de savoir, par exemple, à quel signe on reconnaît qu’une chose est vraie ou fausse.

En second lieu, on pourra, comme le fait depuis Kant la philosophie critique entendue au sens rigoureux, renoncer à parler de choses en soi, et à imaginer entre elles et nos idées une conformité impossible à vérifier. Dans cette hypothèse, il semble qu’il n’y ait plus de vérité ni de certitude possibles, et on persuadera malaisément à beaucoup de philosophes que ce ne soit pas là une forme du scepticisme. L’esprit étant isolé, n’ayant plus de prises sur une réalité indépendante et ne pouvant plus contrôler ses opérations en les comparant à ce qui est hors de lui, comment choisir entre les diverses idées ou propositions qu’il forme ? Toutes ses opérations ne sont-elles pas également naturelles et légitimes au même titre ? Pourtant les partisans de cette doctrine refusent de se laisser confondre avec les sceptiques. Ils doivent donner une nouvelle définition de la vérité et montrer qu’elle peut être connue sans sortir de la sphère des représentations ; il faudra aussi qu’ils se prononcent sur la question de la certitude. Mais il sera surtout indispensable qu’ils rendent compte de l’erreur. S’il n’y a que des phénomènes et des lois, ou des idées et des catégories à l’aide desquelles nous les coordonnons, d’où vient que l’erreur se glisse dans nos synthèses ? Est-ce que, quand nous nous trompons, les phénomènes ne se produisent pas de la même manière que quand nous connaissons la vérité ? Est-ce que nous pensons alors avec d’autres catégories ? Y a-t-il des catégories spéciales de l’erreur ? On peut dire que pour cette philosophie plus que pour toute autre, si elle veut vaincre les défiances qu’elle inspire, il est nécessaire d’établir nettement la distinction du vrai et du faux et, en montrant la genèse de l’erreur, de prouver qu’elle est un accident et qu’elle n’est pas un obstacle à la certitude.


La première partie du présent travail sera consacrée à chercher ce qu’est l’erreur en se plaçant au point de vue du dogmatisme métaphysique, On ne pourra mieux faire que d’exposer et de discuter les théories des grands philosophes qui ont attaché tant d’importance à ce problème, Platon, Descartes, Spinoza.

Si le problème de l’erreur peut être résolu dans cette doctrine, personne ne pensera que la solution tant cherchée ait pu échapper à de tels esprits. Si ces grands philosophes ont échoué dans leurs tentatives, il sera permis de penser que le problème, tel qu’ils l’ont posé, est insoluble ; c’est plutôt l’insuffisance de la doctrine que l’impuissance de ses représentants qu’il faudra accuser ; il ne restera plus qu’à changer de point de vue et à abandonner le principe de la métaphysique dogmatique.

Si l’on voulait disposer ces doctrines d’après les rapports que l’analyse découvre entre elles, si on osait préférer l’ordre logique à l’ordre chronologique, la théorie de Spinoza devrait être placée la première, celle de Platon viendrait ensuite, et c’est par celle de Descartes qu’il faudrait finir.

La théorie de l’erreur, d’après Spinoza, est la plus absolue et peut-être la plus conséquente avec le principe du dogmatisme métaphysique. Spinoza ne recule devant aucune conséquence de ce principe ; ainsi qu’on le verra, il nie l’erreur, comme Parménide, avec qui il présente d’ailleurs tant de points de ressemblance, niait le non-être.

La métaphysique de Platon est expressément une correction de celle de Parménide ; de même sa théorie de l’erreur pourrait être considérée comme une correction de celle de Spinoza.

Descartes, d’accord avec ces philosophes sur la question des rapports de l’esprit avec les choses, s’éloigne d’eux par la part qu’il fait à la volonté dans sa théorie de l’erreur et dans celle de la certitude ; par là on peut dire qu’il prépare l’avènement de la philosophie critique. — Descartes est sans doute le maître de Spinoza ; mais, en dépit des théories sur le développement continu de la pensée humaine, le disciple indépendant et infidèle revient en arrière, et il retrouve après Descartes des doctrines que Platon avait déjà combattues.

Toutefois ce serait peut-être faire une trop grande violence à nos habitudes d’esprit que de renverser l’ordre des dates. Il suffira d’avoir marqué ici l’enchaînement logique des systèmes ; on se conformera dans l’exposition à l’ordre historique.


Dans la seconde partie, on envisagera le problème de l’erreur au point de vue de la philosophie critique. — On ne pourra l’aborder directement qu’après avoir rappelé comment on définit, dans cette doctrine, la vérité et la certitude ou plutôt la croyance.


  1. Spinoza, De Int. emend., éd. de 1677, p. 366.