De l’influence de la philosophie écossaise sur la philosophie française

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Félix Alcan (p. 413-443).


DE L’INFLUENCE
DE LA PHILOSOPHIE ÉCOSSAISE
SUR
LA PHILOSOPHIE FRANÇAISE[1]


Messieurs,

Un poète d’une exquise originalité, André Chénier, devisant sur la méthode de travail de sa Muse, nous confie qu’elle butine de droite et de gauche et qu’elle emprunte sans compter :

Un juge sourcilleux, épiant mes ouvrages,
Tout à coup à grands cris dénonce vingt passages
Traduits de tel auteur qu’il nomme…

Et Chénier ajoute :

Que ne vient-il vers moi ? Je lui ferai connaître
Mille de mes larcins qu’il ignore peut-être…

Je ne sais pourquoi certains critiques aujourd’hui s’imaginent qu’il suffit de dénoncer une influence reçue par un auteur, pour convaincre aussitôt celui-ci de médiocrité comme si la vie de l’esprit, aussi bien que celle du corps, n’était pas un continuel échange, et comme si le plus sûr moyen de sécher dans la stérilité n’était pas de s’enfermer en soi et de prétendre se suffire. On est original quand on fait sien ce qu’on emprunte. La philosophie en particulier s’est souvent renouvelée grâce à des influences étrangères : témoin le rôle joué par Aristote au moyen âge, ou l’action de Hume sur Kant dans les temps modernes. N’est-ce pas la loi de nature, que les hommes s’entr’aident dans la recherche de la vérité comme dans le soin de la vie matérielle ?

L’un des exemples les plus remarquables de ces fécondes relations intellectuelles est l’action exercée par la philosophie écossaise sur la philosophie française dans la première moitié de ce siècle. Si cette influence n’a pas suscité un mouvement comparable aux grandes révolutions de la pensée, elle n’en a pas moins provoqué une activité nouvelle, dont les suites se font sentir aujourd’hui encore. Dans quelles conditions ces relations se sont-elles produites, c’est ce que la présente étude a pour objet de rechercher.


I

Dès le xviiie siècle, à vrai dire, la France s’intéressait aux travaux des Écossais. Une traduction française de plusieurs œuvres philosophiques de Hume avait paru à Amsterdam dès l’an 1760. Une autre parut à Londres en 1788. La Théorie des sentiments moraux d’Adam Smith, de 1759, fut traduite en français en 1764 et retraduite en 1798 par Mme de Condorcet, qui, à l’école de son auteur, s’efforça d’approfondir la nature de la sympathie morale. Un examen minutieux des idées en France au xviiie siècle y ferait une large part au commerce avec l’Écosse. Toutefois, ce n’étaient là que des influences isolées : et la métaphysique écossaise proprement dite, celle de Reid, demeurait inconnue. C’est au commencement de ce siècle que la philosophie écossaise, prise dans son ensemble, est transportée en France et s’y incorpore à la philosophie nationale. N’y eut-il là qu’une influence fortuite, ou l’action de la philosophie écossaise s’explique-t-elle par les conditions où se trouvait alors la philosophie française ?

La fin du xviiie siècle, en matière de philosophie, était loin, en France même, d’avoir été infructueuse. Elle avait produit les travaux des idéologues. Ces savants étaient les héritiers de Condillac, et, comme lui, cherchaient à déduire logiquement nos idées de ce qui, chronologiquement, en est le point de départ. Mais, tandis que Condillac prenait pour principe un fait proprement psychique, la sensation, fait qu’il s’appliquait à transformer suivant une méthode analogue à l’analyse algébrique, les idéologues cherchaient la cause des phénomènes psychiques dans les conditions physiologiques de la vie mentale, et tendaient à ne voir, dans l’analyse des sensations et des idées, autre chose qu’une branche de l’histoire naturelle. Par là ils se trouvaient amenés à écarter de plus en plus les questions dont s’occupent d’ordinaire les philosophes, et à mépriser ou à ignorer les métaphysiciens de tous les temps.

Contre cette conception extrême, une réaction se produisit au sein de l’idéologie elle-même. L’axiome de l’école, c’était l’absolue passivité de l’esprit. À cette condition seulement, l’entendement pouvait se ramener à la sensation et celle-ci trouver son explication dans des phénomènes physiologiques. Or, l’idéologue Destutt de Tracy jugea que, seul, le mouvement volontaire, se heurtant à des obstacles étrangers pouvait rendre compte de notre idée des choses extérieures. Qu’était-ce pourtant que ce mouvement volontaire ? Se réduisait-il à une sensation ? Dès 1798, Degérando estime que, si la sensation se transforme en perception, c’est qu’elle est élaborée par l’attention, comme par une action originale de l’esprit. Et Maine de Biran prélude, dès 1803, à sa philosophie de l’effort, en exposant que la perception suppose notre activité volontaire, et, comme telle, est irréductible à la sensation. Bientôt Ampère dégagera, du fonds sensible de l’esprit, la raison, considérée comme faculté d’apercevoir des rapports à la fois nécessaires et réels. Enfin, tout en prétendant rester condillacien, l’ingénieux Laromiguière expliquait la formation de nos idées par l’application des forces actives de notre esprit à nos diverses manières de sentir. D’elle-même donc, l’idéologie française tendait à s’élargir et à se transformer, par la réintégration d’éléments essentiellement actifs et rationnels dans la constitution de l’esprit humain.

Dans le même temps, la société, attentive au rapport des idées aux faits, se préoccupait des conséquences pratiques du condillacisme. Certes, le perfectionnement moral avait été la préoccupation constante des idéologues. Mais ces philosophes attendaient ce perfectionnement de l’application pure et simple d’une science toute physique dans ses principes. Or, on se demandait maintenant si vraiment, par cette voie, il était possible d’aboutir à la morale de la tradition et de la conscience, à la morale, au sens vulgaire du mot. On rendait la méthode condillacienne responsable de l’explosion de matérialisme pratique qui s’était produite au xviiie siècle. On en venait à juger la morale compromise si elle n’était pas mise à part, comme possédant ses principes à elle, indépendants des principes de la spéculation. C’était l’heure où Chateaubriand démontrait l’excellence de la religion chrétienne par son accord avec les désirs et les besoins du cœur humain. Plus explicite, Mme de Staël s’élevait contre la souveraineté du raisonnement, du calcul, de la froide logique, et exaltait le sentiment, l’enthousiasme, seule source, disait-elle, des vraies idées morales. Et elle aboutissait, non seulement à réclamer pour la morale des principes propres et indépendants, mais à chercher, dans les conséquences pratiques, la pierre de touche de toute vérité philosophique.

Que cet état des esprits appelât, non seulement un progrès des doctrines existantes, mais la formation d’une philosophie nouvelle, c’est ce qui fut nettement indiqué, dès 1804, par l’idéologue Degérando lui-même, dans son Histoire comparée des systèmes de philosophie. Concilier la morale et les lumières, tel est, selon lui, le vrai but de la philosophie. Sans doute la philosophie doit être œuvre de raison, non d’inspiration ; mais il faut qu’elle satisfasse tous les besoins de la nature humaine. Nous croyons, déclare Degérando, la cause de l’expérience à peu près gagnée. Là est le principe et la règle inviolable. Mais il s’agit de tirer de l’expérience ce qui s’y trouve véritablement. Or l’expérience, prise dans sa totalité, contient, et des vérités premières spéculatives, fondement de notre science, et des vérités pratiques primitives et indépendantes, fondement de la morale. La raison du philosophe s’en tiendra donc, comme l’instinct du vulgaire, au témoignage de la conscience. Loin d’être humilié de cette rencontre, le philosophe « s’applaudira de trouver le principe de la législation qui doit diriger sa vie et assurer sa félicité dans les conditions fondamentales de sa propre nature, et il dira : Homo sum, humani nihil a me alienum puto ».

Telle est, dit Degérando, la philosophie qu’il s’agit de constituer. Mais n’est-ce là qu’un rêve, un souhait de l’imagination ? Si l’on y prend garde, cette philosophie, en France même, commence à se manifester. Dans le même sens, l’Allemagne, depuis quelque temps, recherche avec profondeur les titres de l’esprit humain. Plus précisément l’Écosse, dans des récents travaux philosophiques, s’est proposé pour tâche l’objet même que nous réclamons. Et elle y a employé la vraie méthode, la méthode d’observation par la conscience, et non, comme Condillac, un mélange bâtard d’observation et d’hypothèse, ou, comme les Allemands, une méthode à priori qui va contre le principe de la science moderne. Ce n’est pas tout : les Écossais ont le plus vif souci des vérités morales. Hutcheson a rendu aux notions du beau et du bon un caractère propre et naturel, qui en fait des notions à part : « L’Université de Glasgow a vu la méthode exacte d’Aristote se réconcilier avec les idées éloquentes de Platon. » Shaftesbury, Hutcheson, Reid, Beattie, Oswald, Ferguson, Adam Smith, Dugald Stewart, tous ces judicieux et pénétrants esprits, en procédant avec suite et selon la bonne méthode, ont fait une œuvre solide et durable, commencement nécessaire de toute vraie philosophie.

C’est ainsi que, dès 1804, l’Histoire comparée des systèmes de Degérando, en même temps qu’elle montrait aux philosophes français une voie nouvelle, les invitait à prendre les Écossais pour guides.


II

De fait, la philosophie écossaise était déjà enseignée à Genève par le professeur Pierre Prévost, et c’était en partie par lui que Degérando avait été renseigné sur cette philosophie. Prévost traduisit les Essais philosophiques d’Adam Smith (1797), et les Éléments de philosophie de l’esprit humain de Dugald Stewart (1808). Dans des Essais de philosophie qu’il publia lui-même en l’an XIII, il présente l’école écossaise comme l’héritière véritable de la méthode de Bacon touchant la science de l’esprit humain. Il loue l’exactitude scientifique de ses analyses, sa préoccupation de la pratique, son effort pour établir les règles de la morale par l’examen de la constitution humaine ; enfin, la forme à la fois sérieuse et élégante, naturelle, précise et parfaitement claire dont elle sait revêtir ses enseignements. « Il est difficile, dit-il, en se livrant au commerce de ces philosophes, de se défendre de quelque sentiment d’enthousiasme en leur faveur. »

Nous devions signaler ce premier essai d’introduction de la philosophie écossaise en France. Mais Prévost mélangeait, un peu au hasard, Reid avec Tracy et Condillac, et, de plus, son influence fut médiocre. Celui qui nous fit connaître la philosophie écossaise dans sa pureté et dans sa beauté, et qui excita parmi nous l’enthousiasme dont elle a été l’objet, ce fut Royer-Collard.

Le gouvernement impérial, après avoir rétabli l’enseignement philosophique dans les lycées, avait créé deux cours de philosophie à la Faculté des Lettres de Paris. En 1810, l’une des chaires devint vacante. Le nom de Royer-Collard fut prononcé devant l’empereur ; et celui-ci, qui se préoccupait de ramener les esprits à des idées conservatrices de l’ordre social, le choisit sur ce qu’il connaissait de sa vie et de son caractère.

Royer-Collard avait été élevé dans un milieu janséniste. Nourri par sa mère et par ses maîtres dans les traditions de Port-Royal, il avait contracté des habitudes de dignité, de gravité, de respect pour les choses morales et religieuses, qui s’alliaient en lui à une verve piquante et à une riche imagination. Il avait étudié et même enseigné les mathématiques. Il avait lu Descartes, Bacon, Leibnitz, Pascal et Bossuet. En 1794, proscrit en qualité de modéré, il se cacha en Champagne et s’y livra aux travaux du labourage. Sur le manche de sa charrue était un pupitre destiné à recevoir un livre de piété : il y mit un volume de Platon. Il unissait l’action à la pensée. S’il n’avait pas conservé la foi religieuse proprement dite, il était demeuré très hostile aux doctrines matérialistes du xviiie siècle.

La nomination dont il fut l’objet le 24 octobre 1810 ne le trouvait nullement étranger aux préoccupations et même aux connaissances philosophiques. Toutefois, il n’était pas prêt à enseigner, et il s’y prépara pendant plus d’un an. Un jour qu’il se promenait sur les quais, cherchant sans doute des ouvrages propres à lui fournir des matériaux, il rencontra la Recherche sur l’entendement humain de Thomas Reid. Le nom de l’auteur et la valeur de l’ouvrage ne pouvaient manquer de lui être connus. Il feuilleta le livre, en fut ravi, et l’acheta pour un prix à son gré trop modique.

Cet incident joua un rôle dans la direction de son enseignement comme cause occasionnelle. Il n’en est pas d’un professeur comme d’un écrivain. Il faut que le professeur apporte, à l’heure marquée, une doctrine, des idées arrêtées, des résultats précis aisément saisissables. Or, souvent, ses propres idées sont encore confuses et mal établies. Le mieux alors est qu’il commente un bon auteur et s’appuie sur lui pour chercher à son tour. Méthode classique, d’ailleurs, à laquelle Kant se soumit encore, car il lut d’abord, à ses leçons, Wolff et Baumgarten : son originalité n’y perdit rien. Pour ce qui est de Royer-Collard, un trait distinctif de son caractère était le sentiment inquiet de la responsabilité. Il résolut donc de se retrancher d’abord derrière Reid, comme derrière le maître éprouvé qui avait parcouru avec succès la carrière où lui-même se proposait d’entrer.

Quand il ouvrit son cours, le 4 septembre 1811, il parla principalement de la méthode qui convient à la philosophie. On s’opiniâtre, dit-il, à poser d’emblée un principe unique et à en descendre par voie de synthèse, au risque de ne pas rejoindre les faits. C’est la voie contraire qu’il faut suivre. Il faut s’élever progressivement des faits aux causes, sans prétendre arriver quand même à une cause unique. Suivons en cela les Écossais. Les célèbres écoles d’Édimbourg et de Glasgow font, de l’observation nettement définie comme observation par la conscience, la source constante de la science de l’esprit humain. Elles ne s’interdisent pas de remonter aux causes, mais elles ne songent pas à en déterminer le nombre d’avance, elles admettent autant de faits primitifs que l’analyse psychologique en laisse subsister. Et il se trouve qu’en suivant cette méthode vraiment scientifique, la seule qui puisse légitimement se réclamer de Bacon et de Newton, les Écossais ont fourni le meilleur moyen de combattre l’ennemi principal de l’âme humaine dans la vie de l’individu et de la société : le scepticisme. On ne fait pas au scepticisme sa part, dira Royer-Collard en 1813 : qui doute de la réalité du monde extérieur, n’a pas de raison pour croire à l’existence des personnes et à la valeur des liens moraux qui les unissent. Or, la philosophie écossaise détruit le scepticisme, et, par là, elle répond à nos besoins les plus urgents, tant pratiques que spéculatifs.

C’est ainsi que le difficile et indépendant Royer-Collard se confia docilement à Thomas Reid. Dans les premiers temps, il se contenta de traduire et commenter devant son auditoire de nombreux passages de son auteur. Ensuite, il chercha par lui-même, s’enfonçant dans ce problème de la perception extérieure, dont l’étude formait l’une des parties les plus solides de l’œuvre de Reid. D’abord il se sort des armes forgées par Reid contre Hume pour réfuter Condillac. Puis il approfondit les conséquences de la distinction de la sensation et de la perception. Puisque l’âme met du sien dans la perception, c’est que son énergie propre est source de connaissance. Notre philosophe analyse les connaissances que l’âme se donne ainsi elle-même : causalité, substance, espace, durée, et travaille à rassembler ces connaissances en une synthèse rationnelle.

Royer-Collard n’enseigna que deux ans et quelques mois, et devant un public très restreint ; mais dans l’auditoire se trouvait une jeunesse curieuse et ardente, notamment les élèves de l’École normale appelés à devenir professeurs dans les lycées. L’effet de ces cours fut tout de suite considérable.

On eut avant tout, nous dit Jouffroy, le sentiment d’une délivrance. On étouffait alors dans la prison des systèmes. À peine une doctrine apparaissait-elle comme plausible, qu’elle était censée épuiser l’objet entier de la philosophie. Or, quand une philosophie quelconque a obtenu un tel ascendant, la philosophie elle-même est compromise : car la philosophie est la recherche de la vérité sur l’esprit humain, et, si la vérité tout entière est connue sur cet objet, il reste à l’enseigner, non à la découvrir. On respira, quand on entendit proclamer que tout système, en philosophie comme ailleurs, n’est qu’une barrière artificielle opposée à l’effort de l’intelligence. Une ère nouvelle parut s’ouvrir, ère de libre recherche, où l’on n’aurait à compter qu’avec les faits et les réalités, non avec des idées et des formules interposées entre les faits et nous. « On ne pardonnerait pas, dit Jouffroy, à des disciples de Reid ou de M. Royer-Collard de s’enfermer dans le cercle de leurs idées ; ne point chercher incessamment à le franchir, serait en quelque sorte manquer de respect à leur enseignement. »

En même temps, on vit avec joie la philosophie enfin en possession d’une méthode qui lui permettait de se constituer et d’avancer peu à peu comme les autres sciences, au lieu de se repaître de fallacieux triomphes, sans lendemain et sans résultat. Grâce à la modestie écossaise, que Royer-Collard avait opposée, en véritable janséniste, à l’orgueil des faiseurs de systèmes, on comptait obtenir enfin des résultats durables, accumulables, et mettre un terme à l’éternel recommencement tant reproché à la philosophie.

Sans doute aussi, on goûta l’accord du nouvel enseignement avec les besoins moraux qui se manifestaient avec force dans la société. Mais on n’entendait pas subordonner les recherches à cet intérêt. On n’avait nulle tendance au mysticisme. En morale même on cherchait des démonstrations scientifiques. C’était par la résolution certaine des problèmes théoriques que l’on pensait se mettre en mesure de résoudre les problèmes pratiques.

Dès 1815, Royer-Collard fut suppléé par Victor Cousin. Celui-ci, gagné à la philosophie par Laromiguière, avait d’abord été condillacien. Les leçons de Royer-Collard modifièrent peu à peu ses idées et le forcèrent à entrer dans le sentier « alors pénible et infréquenté », dit-il, de la philosophie écossaise. Un troisième maître, Biran, le forma de son côté à l’observation intérieure. Cousin étudia, comme Royer-CoIlard, la perception externe. Et ses élèves eurent plaisir à retrouver dans son enseignement cette aversion pour l’esprit de système, cette parfaite liberté d’esprit et de sincérité dans la recherche qu’ils rapportaient à l’heureuse influence des Écossais. Ainsi présentée, la philosophie séduisait les imaginations autant qu’elle satisfaisait les intelligences.

Victor Cousin était un esprit curieux, ardent, avide de nouveautés et en quelque sorte de révélations. D’un voyage en Allemagne, qu’il fit en 1817, il revint passionné pour la métaphysique et enclin au panthéisme. Il entendait toutefois demeurer fidèle à la méthode d’observation. N’exprimer que ce qui est dans la conscience, mais exprimer tout ce qui s’y trouve : telle est sa maxime. Et, bien que, dès maintenant, il soit attiré par Kant et les Allemands, il étudie la philosophie écossaise avec une sympathie évidente. Douze leçons de son cours de 1819-1820 sont consacrées à cette philosophie. C’est une des belles parties de son enseignement. Le regretté Mac Cosh, dans l’introduction à son histoire de la philosophie écossaise, disait de cette œuvre de Cousin : The best history of the scottish philosophy is by a Frenchman… Cousin has a thorough appreciation of the excellencies of the scottish metaphysicians, and, when he finds faults, his criticisms are always worthy of being considered. » Cousin signale la parenté de notre génie avec celui de l’Écosse. Il voit pour ses contemporains, dans la philosophie écossaise, la transition naturelle entre Locke et la philosophie allemande. Il loue fort les qualités que les Écossais ont contractées dans l’enseignement : clarté, méthode, respect du sens commun. Si Malebranche avait dû professer, dit-il, il eût été moins prodigue de paradoxes. Il fait ressortir les mérites de la doctrine. Les Écossais ont établi définitivement l’analogie des sciences morales et des sciences physiques. Par son infatigable polémique contre les idées représentatives, Reid a préparé l’avènement d’une grande philosophie. Il célèbre la prédilection des Écossais pour la morale, et l’heureuse alliance, en cette matière, de leur méthode d’observation psychologique et de l’élévation naturelle de leurs sentiments.

C’est ainsi que Cousin persistait à voir, dans la psychologie, et proprement dans la psychologie écossaise, le commencement de toute philosophie. Mais de plus en plus il aspire à dépasser cette psychologie pour aborder les grands problèmes métaphysiques dont s’est nourrie la philosophie des Platon, des Descartes, des Leibnitz, et que les Allemands, depuis Kant, remettent en honneur. En 1828, la psychologie ne lui est plus qu’un tremplin d’où il s’élance dans l’ontologie, dans le système de la raison impersonnelle. L’influence écossaise est-elle donc décidément dominée par l’influence allemande ? N’aura-t-elle servi qu’à ménager une transition entre deux développements contraires ?


III

Dans le temps même où Victor Cousin s’éloignait de plus en plus de Reid pour aller rejoindre, à travers Kant et Fichte, Platon et même Plotin, son disciple Jouffroy, qui depuis 1819 enseignait la philosophie à l’École normale, et qui, après 1822, l’ÉcoIe ayant été fermée par la contre-révolution, avait continué ses cours chez lui pour une jeunesse d’élite, jugea utile de revenir purement et simplement à la méthode de Reid. Ce fut comme un second appel à l’action bienfaisante de la philosophie écossaise.

Les inquiétudes de Jouffroy n’avaient pas pour unique cause sa timidité en métaphysique. Le matérialisme, qu’on avait cru surmonté avec l’idéologie condillacienne, reparaissait, plus précis et plus déclaré, dans les écrits des physiologistes et des médecins. Magendie enseignait que, selon les exigences de la méthode scientifique, on devait désormais traiter de l’intelligence humaine comme si elle était le produit d’un organe du corps. Il soutenait que les idées qui nous viennent du dehors sont plus nettes de leur nature que celles qui nous viennent du dedans. Broussais, à l’issue de ses cours, traversait la place de l’École-de-Médecine entouré d’un groupe d’élèves enthousiastes, qu’il excitait, au nom des principes de Cabanis, contre les représentants de la nouvelle philosophie. Il travaillait à ce célèbre Traité de l’irritation et de la folie, qui parut en 1828.

Dès 1826, Jouffroy publie une traduction française des Esquisses de philosophie morale, de Dugald Stewart, avec une introduction très étendue où il revendique pour la psychologie le droit d’exister à part, en dehors de la physiologie. Il démontre, d’après les Écossais, que les faits sensibles ne sont pas les seuls qui se puissent observer ; que la conscience est, elle aussi, un instrument d’observation, un moyen de découvrir des vérités de fait d’une valeur incontestable. Il ajoute qu’en pareille matière il ne saurait suffire de ruiner une fausse méthode et d’en indiquer une nouvelle. La légitimité de la méthode expérimentale appliquée aux faits de l’esprit humain ne peut être pleinement démontrée que par les résultats. Or, en attendant que la nouvelle école philosophique française ait produit ou publié des travaux positifs qui donnent de la consistance à ses doctrines, rien ne semble plus utile que de mettre sous les yeux du public les travaux de cette école écossaise, qui, la première, a pratiqué cette méthode avec rigueur, avec suite et avec succès. À lire Dugald Stewart, on voit, par les faits mêmes, que la psychologie est possible comme science distincte ; on se rend compte, par l’exemple comme par la théorie, des conditions de son existence et de ses progrès.

Cette préface de Jouffroy fut un véritable événement littéraire. Elle donna à la nouvelle école un point d’appui précis pour combattre le matérialisme, en même temps qu’une lumière nouvelle pour se conduire dans les recherches théoriques.

Secondé par la faveur publique, Jouffroy entreprit, avec son élève Adolphe Garnier, la traduction des œuvres complètes de Thomas Reid. Le premier volume parut en 1828. La traduction fut achevée en 1836. Revenant sur les services rendus par la philosophie écossaise, Jouffroy expose, dans une nouvelle préface, que ce qui a entravé les progrès de la philosophie, c’est la précipitation indiscrète avec laquelle on a posé d’abord les questions métaphysiques les plus abstruses. Il faut aller des observations aux questions, non des questions aux observations. Il faut savoir ajourner les problèmes, tant que le progrès des connaissances d’observation ne les fait pas naître de lui-même. L’âme est-elle spirituelle, immortelle ? C’est ce qu’on ne peut examiner utilement qu’au terme de la science. Le grand mérite des Écossais, c’est d’avoir arraché la philosophie à la servitude des questions et de l’avoir rendue à elle-même, c’est-à-dire à la libre observation des phénomènes de l’esprit humain. En procédant ainsi, les Écossais ont véritablement créé la philosophie comme science. Qu’elle s’organise dans son ensemble d’après les principes qu’ils ont posés, et elle avancera, lentement peut-être, mais sûrement, en digne émule des sciences du monde physique.

Jouffroy n’adresse à la doctrine écossaise que deux critiques.

D’une part, il la trouve par trop circonspecte en métaphysique. Dugald Stewart veut que les questions relatives à la nature de l’esprit humain soient insolubles et étrangères à la science. C’est aller trop loin. L’humanité ne peut se désintéresser de ces questions ; et le matérialisme demeurerait légitime, au moins comme hypothèse, si l’on devait s’en tenir à l’assertion de Dugald Stewart. Nous saisissons ici une différence importante entre la philosophie écossaise et la philosophie française. La première n’a pas la prétention de suffire à l’homme. Elle ne forme pas l’âme écossaise : elle la suppose. Son caractère d’élévation morale, dit Mac Cosh[2], n’est autre chose qu’un reflet de la foi religieuse propre à la nation écossaise. Au contraire, le rationaliste Jouffroy voudrait trouver dans la philosophie les principes de vie morale qu’une expérience douloureuse ne lui permet plus de demander à la religion.

D’autre part, relativement à la question de la certitude, Jouffroy remarque que Reid et Kant, d’accord pour rétablir l’élément à priori dans la connaissance humaine, se séparent sur le point de savoir si ces principes de notre raison ont une valeur absolue ou ne valent que pour cette raison même. Il ne consent pas qu’avec les Écossais on écarte cette question en invoquant les croyances naturelles de l’esprit humain, et il conclut à l’irréfutabilité de l’idéalisme transcendantal de Kant.

Sauf ces deux critiques, Jouffroy oppose avec confiance la philosophie écossaise à la philosophie allemande, dont Victor Cousin est le champion enthousiaste. C’est seulement en marchant dans la voie ouverte par les Écossais que l’on pourra constituer la philosophie comme science.

Jouffroy trouva de zélés continuateurs dans Damiron, le moraliste et le prédicateur de l’école, puis dans Garnier, le patient observateur, plus avide de résultats solides que de brillantes théories. Ce dernier, appliquant scrupuleusement la méthode écossaise ; interrogeant, d’ailleurs, non seulement sa propre conscience, mais les poètes, les moralistes, les historiens, et même les animaux, a laissé, sous le titre de Traité des facultés de l’âme, un ouvrage modeste, mais substantiel, riche en fines et exactes analyses, notamment sur la puissance d’aimer, et d’une utilité durable pour tous ceux qui s’occupent de philosophie morale, à quelque école qu’ils appartiennent.

Ainsi s’établissait la suprématie de la philosophie écossaise dans le haut enseignement de la France. Un brillant écrivain, remarquable comme homme d’État, publiciste, moraliste, historien et lettré, Charles de Rémusat, se donna pour tâche de répandre dans la société la philosophie nouvelle, encore confinée dans les écoles, et aussi de l’élargir et de lui ouvrir des perspectives sur tous les grands objets de la philosophie classique. Il se réclame expressément de Reid et de Royer-CoIlard. « Là, dit-il, est notre origine à tous. » Lui-même écrivit avec amour une excellente Vie de Reid. Dans ses Essais de philosophie, composés de 1829 à 1842, il dit qu’il prend pour chefs Descartes, Reid et Kant. Si Descartes a véritablement inventé la méthode philosophique des modernes, en plaçant dans le moi pensant le principe de la science, c’est Reid qui a commencé l’œuvre elle-même. Il n’a fait que les premiers pas, mais ce sont ceux qui sont les plus difficiles et qui importent le plus. D’ailleurs, il faudra toujours accorder à Reid ce qui est la base de tout son dogmatisme : l’existence de faits primitifs indémontrables. Sur cette même base, Rémusat, plus hardi que Jouffroy, ambitionne de réédifier la métaphysique. Il conteste, en particulier, cette doctrine écossaise, que, de notre âme, nous n’atteignons que les manifestations phénoménales. Il remarque que, par cette concession, la nouvelle philosophie a pu contenter Broussais, lequel, dans son Cours de phrénologie, trouve qu’elle débute assez bien. Il veut que l’observation aille plus loin ; que, dépassant l’analyse, elle arrive, par la réflexion proprement dite, à démêler les principes mêmes qu’enveloppent les inductions de la conscience. Le moi, ainsi, se saisira directement, comme substance et comme cause.

Cette question de la nature et de la portée de l’observation intérieure, que de bonne heure les philosophes français s’étaient posée à propos des doctrines écossaises, provoqua de leur part de nouvelles recherches, dès qu’ils furent au courant de la philosophie de Hamilton. Hamilton, à vrai dire, n’était pas un inconnu pour eux. Lorsque ce philosophe se porta candidat à la chaire de logique et de métaphysique de l’Université d’Édimbourg, Victor Cousin, dont Hamilton avait critiqué les idées dans la Revue d’Édimbourg (1829), écrivit à M. Pillaus, professeur de l’Université (1er juin 1836), pour appuyer sa candidature. « M. Hamilton, disait-il, représente excellemment en Europe l’esprit écossais. Il ne s’écarte jamais de la grand’route du sens commun ; et en même temps il a beaucoup d’esprit et de sagacité ; et je vous assure (je le sais par expérience) que sa dialectique n’est nullement commode à son adversaire. » Mais ce ne fut qu’en 1840 que l’on traduisit en français quelques écrits de Hamilton. Le savant et pénétrant Louis Peisse, versé dans la médecine, ami des hautes spéculations, jugea qu’il contribuerait au mouvement de la pensée philosophique en France, ainsi qu’a l’éducation des intelligences, en publiant la traduction des principaux opuscules de Hamilton. Or, la principale question que lui-même dégage de ces fragments est celle de la portée de la méthode psychologique. Il nie, quant à lui, avec Hamilton, que cette méthode puisse conduire légitimement à l’ontologie.

À propos de cette publication, M. Félix Ravaisson écrivit, sous le titre de « Philosophie contemporaine » (Revue des Deux-Mondes, 1840), un article d’une grande beauté où, partant de cette thèse de Hamilton que le sujet et l’objet ne nous sont connus que dans leur corrélation et leur opposition, il s’efforce d’amener le philosophe écossais à franchir le cercle où celui-ci se croit nécessairement enfermé. L’observation empirique et l’induction ne sont pas, dit M. Ravaisson, quand il s’agit de notre âme, nos seuls moyens de connaître. L’aperception qu’a définie Leibnitz, la réflexion humaine proprement dite, démêle, par delà les phénomènes et les lois de l’âme, un moi volonté, tendance, amour, qui satisfait aux conditions de la substance et de la cause.

À l’influence de Hamilton se rattache une phase importante du développement philosophique de M. Renouvier. Ce philosophe, après avoir d’abord admis, comme connaissable la conciliation du fini et de l’infini, déclare bientôt, avec Hamilton, que l’union de ces deux termes échappe à notre entendement, ce qui devait le conduire à retrancher entièrement le second.

À cet ordre d’idées, et en particulier à la célèbre opposition de l’absolu et de l’infini dans Hamilton, se rattache également un grand et profond ouvrage de M. Vacherot, La Métaphysique et la science (1858), où l’éminent penseur, après avoir savamment critiqué tous les systèmes existants, nous place devant l’antinomie de l’infini et du parfait, et résout cette antinomie en faisant du parfait l’idéal et de l’infini le réel.

Enfin, la grande école rivale des écoles spiritualistes qui grandissait en France depuis 1830 devait, elle aussi, beaucoup à l’Écosse, puisque Auguste Comte appelait Hume son principal précurseur en philosophie.

C’est ainsi que la philosophie écossaise, selon les esprits qu’elle rencontrait en France, a provoqué soit de délicates et minutieuses analyses, soit d’originales spéculations sur la portée de la conscience, sur la nature et la valeur des premiers principes.

Elle a joué encore un autre rôle, plus modeste, mais très important, par la place qu’elle a prise dans l’enseignement des collèges. Il nous reste à en considérer l’action sur ce terrain spécial.


IV

L’enseignement de la philosophie dans nos collèges, au commencement de ce siècle, était un mélange de scolastique et de condillacisme. Il commençait par la logique et se continuait par la métaphysique et la morale.

Or, dès 1816, un professeur de philosophie du Collège royal de Bourbon, nommé Mauger, proposait de réorganiser cet enseignement d’après les principes exposés par Royer-Collard à la Sorbonne, c’est-à-dire d’après les principes de Reid. La philosophie écossaise, disait-il, est l’application à l’étude de l’esprit humain de la méthode baconienne, qui est la vraie méthode scientifique. Elle prend pour sujet d’étude l’homme, et non un homme primitif hypothétique. De plus, elle a un caractère essentiellement moral. En attendant qu’une philosophie nouvelle soit née en France de la méditation de Descartes, de Pascal et de Bossuet, la philosophie de Reid est la meilleure que nous puissions adopter dans notre enseignement. Cette philosophie a d’ailleurs des racines en France ; car ses auteurs reconnaissent qu’ils ont puisé plusieurs de leurs doctrines fondamentales dans Descartes et dans le P. Buffier. Et Mauger proposait que, conformément aux idées de Reid, on remplaçât l’ancienne division : logique, métaphysique, morale, par la division suivante : 1° métaphysique (ce mot signifiant l’étude des facultés de l’âme au moyen du sens intime), 2° logique, 3° morale.

Cette première tentative n’aboutit pas. Toutefois, la philosophie nouvelle se glissa peu à peu dans l’enseignement, avec celle de Laromiguière, grâce à l’influence de l’École normale.

En 1821, l’enseignement de l’abbé de la Rivière au collège Louis-le-Grand faisait précéder la logique de considérations générales psychologiques sur l’origine de nos idées. Ce professeur enseignait que les sensations sont les premiers moyens d’instruction fournis à l’homme ; mais en même temps il admettait, sous le nom de raison, des notions universelles résultant de notre constitution intellectuelle.

Dès 1820, avait commencé la réaction cléricale. En 1822, l’École normale fut supprimée et l’enseignement scolastique en latin rétabli.

À la suite de la révolution de 1830, Victor Cousin, comme conseiller de l’Université, fit rédiger un nouveau programme, lequel fut promulgué en 1832 et a duré jusqu’en 1852. Les rédacteurs furent Laromiguière et Jouffroy, sous la présidence de Cousin. Ce programme fut donc une transaction entre les philosophies écossaise et condillacienne. Mais l’élément écossais y dominait, comme le prouve l’introduction formelle de la psychologie d’observation, et la place d’honneur attribuée à cette science. L’ordre des matières est : psychologie, logique, morale, histoire de la philosophie. Et les auteurs du programme n’hésitent pas à présenter cette innovation comme obligatoire. Ils s’expriment ainsi : « De la vraie méthode philosophique. Nécessité de commencer l’étude de la philosophie par l’étude de la psychologie. » C’était la philosophie écossaise érigée chez nous en philosophie officielle. D’après ces principes fut composé le traité de philosophie d’Amédée Jacques, Jules Simon et Émile Saisset, qui fut le manuel de nombreuses générations d’écoliers.

L’esprit qui avait dicté le programme de 1832 était un égal souci des conditions de la science et des besoins de la vie pratique. Mais bientôt se manifestèrent dans la société de vives alarmes au sujet des progrès du scepticisme et du matérialisme. J’en trouve une preuve dans un article de la Bibliographie universelle de Genève, publié en 1836, sur l’état de la philosophie en France. L’auteur signale, depuis 1830, un singulier mélange de doute, d’indifférence, de matérialisme pratique, de licence intellectuelle. Le scepticisme, dit-il, n’ayant plus lieu d’être agressif parce que les croyances ne sont plus oppressives, se tourne en indifférence. Or, l’enseignement de la philosophie, tel qu’il est entendu, n’oppose à cette maladie des âmes que des abstractions et des théories. Dans un pays où l’on devient gouvernant, non plus par la naissance, mais par l’intelligence, c’est de la culture de l’intelligence et de l’âme que dépend l’avenir de la nation. La tâche de la philosophie n’y est plus d’orner l’esprit, mais de diriger, de former l’activité. Elle doit être avant tout éducatrice, et régler ses enseignements sur les besoins de la société. Qu’elle se garde bien d’ailleurs de rejeter le concours des autres forces conservatrices. L’alliance de la philosophie et de la religion notamment est nécessaire, en un temps où tout conspire à perdre la société, si l’on ne sauve les mœurs.

L’homme qui était alors à la tête de l’enseignement en France, Victor Cousin, envisagea de plus en plus les choses à ce point de vue. Vivement attaqué par le clergé, il hésite d’autant plus à riposter qu’il juge funeste à la société une guerre entre la religion et la philosophie. En 1850, il dira à M. de Rémusat : « Il se prépare un grand mouvement athée en Europe. » De ce côté se tourne surtout son attention, et l’enseignement de la philosophie lui apparaît maintenant comme un sacerdoce laïque, dont la mission est de combattre les mauvaises doctrines. L’Écosse est l’auxiliaire auquel il s’adresse. Il trouve chez elle le modèle d’une saine et salutaire philosophie. Progressivement il remania ses ouvrages dans ce sens. Son ancien cours de 1817-18, devint le Traité du Vrai, du Beau et du Bien, qui, de plus en plus amendé, se trouva, finalement, tout à fait écossais. Et l’ouvrage fut réimprimé onze fois entre 1845 et 1865.

Dès lors, les doctrines écossaises furent véritablement la substance de l’enseignement philosophique dans nos collèges. Bien qu’imposées par l’autorité et présentées comme une sorte de philosophie d’État destinée à servir des fins politiques et sociales, ces doctrines, qui, en elles-mêmes, sont de consciencieuses et patientes recherches et non des dogmes, charmèrent nombre d’esprits et entretinrent dans une importante partie de la société un goût réel pour les études philosophiques. Elles comportaient un enseignement simple et clair, à la portée de la majorité des élèves ; elles appelaient des rapprochements continuels avec les réalités de la vie morale et sociale ; elles provoquaient la réflexion individuelle et donnaient à chacun l’espoir de faire, en observant avec méthode, quelque petite trouvaille ; elles ne demandaient pas que l’on employât de grands mots, savants et obscurs, dont le sens varie avec les auteurs, mais elles se contentaient de la langue commune, qu’elles permettaient de manier avec esprit et élégance. Pour toutes ces raisons, la philosophie écossaise s’est longtemps maintenue dans notre enseignement secondaire. En 1870, elle y dominait encore ; et aujourd’hui même, plus d’un père de famille, avec ce sens des mérites du passé qui caractérise les vieillards, se plaît à vanter devant les générations nouvelles, avides de science abstruse, les charmantes leçons qui ont ouvert son esprit au culte des choses morales, qui l’ont excité à penser sans le jeter dans l’indiscipline et le libertinage intellectuel, et qui lui ont laissé un cher et bienfaisant souvenir.

Ainsi se réalisa en partie le vœu qu’avait formé Charles de Rémusat, de voir la philosophie écossaise pénétrer dans la société et y répandre son esprit de liberté et de respect, de critique et de bon sens, d’observation sincère, d’adversion pour les systèmes, et d’attachement inviolable aux croyances instinctives de l’humanité.

Et cette éducation des esprits fut grandement profitable à la philosophie elle-même. À cette école se sont formés de solides ou brillants écrivains tels que Saisset, Barni, Barthélémy Saint-Hilaire, Jules Simon, Bersot, Franck, Caro, MM. Bouiller, Lévêque, Waddington, Nourrisson, Janet, dont récemment encore le professeur Flint présentait au public britannique le Traité des causes finales, traduit en anglais ; toute une phalange de maîtres qui, par leurs écrits théoriques, polémiques, historiques, ont vaillamment soutenu, après Cousin et Jouffroy, la cause du spiritualisme platonicien et cartésien.

Bien que, depuis une trentaine d’années, la philosophie écossaise ne fasse plus le fond de nos programmes, ce n’est pas à dire pour cela que son influence ait disparu. La préoccupation des problèmes métaphysiques est chez nous redevenue très vive. Mais, si les Français craignent de s’égarer à la suite des hardis dialecticiens de l’Allemagne, s’ils reviennent constamment aux réalités vivantes et données, comme à la seule source possible et à la pierre de touche nécessaire des idées les plus hautes, n’est-ce pas que quelque chose de l’esprit écossais est demeuré dans leur tempérament intellectuel ? Et si nos psychologues maintiennent la valeur de l’élément psychique proprement dit et ne croient pas devoir étudier la vie mentale uniquement dans ses conditions physiques, par l’observation extérieure, ou dans ses éléments hypothétiques, par l’abstraction et le raisonnement, n’est-ce pas qu’eux aussi ont retenu plus qu’on ne le dit parfois de cette prudente méthode qui allait d’abord au réel, au donné immédiat, aux réalités directement perçues par la conscience, non sans demander d’ailleurs à la physiologie tous les enseignements qu’elle peut fournir pour l’explication des faits psychiques ?

C’est ainsi que les Français, omettant peut-être, ou du moins n’étudiant qu’incomplètement plus d’une belle partie de la philosophie écossaise, comme la doctrine de Reid sur le fondement du scepticisme de Hume, ou les recherches de Dugald Stewart sur les limites du domaine de l’évidence démonstrative, ou la théorie de Hamilton sur les conditions de la pensée, ont développé à leur manière et adapté aux besoins de leur vie intellectuelle et morale la méthode et les principes de cette philosophie.

Les rapports de la philosophie française avec la philosophie écossaise sont ainsi un chapitre important de l’histoire de la pensée en France. C’est aussi un chapitre de l’histoire générale de la pensée humaine. Car, si l’art et la littérature sont communément et sans doute doivent rester choses nationales, il n’en est pas de même de la vérité, qui, de sa nature, est universelle ; et ces hommes ont donné un exemple digne de mémoire, qui, pour la trouver, ont loyalement uni leur intelligence à celle d’une noble nation, également éprise de libre science et de droiture morale.


  1. Conférence faite à Édimbourg, le 13 juillet 1887, au meeting de l’Association franco-écossaise, et publiée dans la Revue française d’Édimbourg (sept. 1897) et dans les Transactions de la Société franco-écossaise (branche écossaise).
  2. The scottish philosophy, etc., p. 303.