De la Forme du gouvernement dans les sociétés modernes/02

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De la Forme du gouvernement dans les sociétés modernes
Revue des Deux Mondes, 2e périodetome 94 (p. 634-662).
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DES
FORMES DE GOUVERNEMENT
DANS LA SOCIETE MODERNE

II.[1]

I. Die Lehre von der vollziehenden Gewalt, von Lorenz Stein. — II. République on Monarchie? par Dupont-White. — III. Allgemeines Slaatsrecht, von Bluntschli. — IV. La Démocratie, par Vacherot.


Rappelons d’abord ce que nous avons essayé d’établir dans la première partie de ce travail. Les sociétés modernes deviennent de plus en plus démocratiques; toute distinction de classe tend à disparaître. Les hommes partout arrivent à être très semblables : ils s’habillent de même, lisent les mêmes écrits, se créent les mêmes besoins, nourrissent les mêmes désirs, les mêmes espérances. Partout aussi on donne à tous les citoyens les mêmes droits politiques. Néanmoins l’inégalité des conditions, qui a perdu les démocraties antiques, continue à subsister, et il s’y joint certains caractères nouveaux qui la rendent plus difficile à supporter. Ainsi donc c’est au moment où la plupart des hommes sont mécontens de la condition que la société leur fait qu’on accorde à tous le droit de modifier, par leur vote, les lois sur lesquelles la société repose : situation nouvelle dont nous ne pouvons encore entrevoir les conséquences. Qu’en sortira-t-il ? Les uns, croyant, avec M. de Parieu, que l’égalité et la liberté sont inséparables, répondent avec assurance : des institutions libres et la république. D’autres, et malheureusement ce sont les plus clairvoyans, comme Tocqueville, Quinet, Passy, Renan, craignent que nous n’aboutissions au despotisme démocratique. « L’avenir de l’Europe, dit M. Quinet, sera-t-il donc de produire d’immenses démocraties serviles, qui graviteront incessamment vers l’arbitraire d’où elles sortent et où elles rentrent ? » Mais le despotisme ne pourrait s’établir d’une façon stable, — et quelle stabilité ! — que par l’avilissement des caractères et par la perte de tout sentiment d’indépendance, c’est-à-dire par la dégradation de notre espèce. Afin d’échapper à ce désolant avenir, il faut voir à quelles conditions on peut maintenir des institutions libres et ne reculer devant rien pour réaliser ces conditions.

Mais un peuple peut-il adopter et surtout conserver les institutions qu’il juge les meilleures? L’école historique le nie. D’après elle, les institutions politiques sont le résultat nécessaire des instincts, des traditions, de toute l’histoire d’un peuple, et c’est en vain qu’il tenterait de se soustraire à cette fatalité. S’il la méconnaît et s’il veut se donner des institutions que son tempérament ne comporte pas, il ne fera qu’accumuler des ruines. Cette opinion a longtemps dominé en Allemagne et en Angleterre. En France, une manière de penser tout opposée a toujours régné. Les systèmes politiques s’y sont formés par l’étude de l’antiquité. Or on voit dans presque toutes les cités antiques des instituteurs de peuple changer complétement les lois, interrompre brusquement la tradition et donner à l’état une organisation entièrement nouvelle. C’est le souvenir de ces exemples qui poussait la, Virginie à demander une constitution toute faite à Locke, la Corse et la Pologne à en demander une à Rousseau.

Ces brusques changemens de l’organisation politique et même sociale étaient possibles dans l’antiquité, parce qu’ils ne s’appliquaient qu’au petit groupe des hommes libres, et que par l’esclavage toutes les difficultés économiques, les plus graves de toutes, étaient écartées; mais c’est une profonde et dangereuse erreur de croire que dans nos sociétés modernes, où toute question politique se complique d’une question économique, on puisse procéder comme dans les sociétés antiques. Cette erreur revient à chaque page dans l’Esprit des lois. Partagée même par un esprit aussi sensé que Montesquieu, répandue par Rousseau, par les écrivains du XVIIIe siècle et par les orateurs de la révolution française, elle a pénétré profondément dans les esprits en France, et elle a conduit aux lamentables échecs que l’on sait. On croyait et on croit encore que pour faire des lois il ne faut interroger que la raison sans tenir compte de la tradition. Turgot a exprimé admirablement cette idée quand il dit : « Les droits des hommes réunis en société ne sont point fondés sur leur histoire, mais sur leur nature. » On était convaincu qu’il suffisait de découvrir la meilleure organisation politique et de la proclamer. Jamais on ne se demandait si les conditions qu’exige cette organisation idéale existaient. Rencontrait-elle des obstacles, on s’en prenait aux hommes, aux aristocrates, on criait à la trahison et on égorgeait les traîtres. Ces violences provoquaient une réaction qui emportait les conquêtes récentes de la liberté. Déjà dans la Grèce antique certains législateurs étaient meilleurs politiques. C’est avec un admirable bon sens que Solon disait : « J’ai donné aux Athéniens, non les meilleures lois qu’on puisse concevoir, mais les meilleures qu’ils puissent supporter. »

Il ne suffit pas de proclamer une loi parce qu’on la juge bonne; il faut qu’elle soit comprise et qu’elle ne soulève pas une résistance qui en détruit les avantages. C’est inutilement que vous aurez institué la république, si le peuple n’est pas disposé à faire et capable de faire ce que le maintien de la république exige; elle ne tardera pas à disparaître. C’est ainsi qu’après les guerres civiles de Marius et de Sylla Rome était mûre pour le despotisme : les conditions qui peuvent faire subsister la liberté avaient cessé d’exister. Brutus tue César; mais il désespère de la liberté. Cicéron approuve la mort du tyran, mais il voit qu’ils ne peuvent échapper à la tyrannie ; interfecto rege, liberi non sumus. C’est en vain que dans l’Orient vous tenteriez d’établir le régime représentatif; le degré d’indépendance que ce régime réclame fait défaut[2]. Le contrôle, l’opposition aux volontés du souverain étant impossibles, le pouvoir ne peut être qu’absolu. Une nation n’est donc pas libre d’adopter la forme de gouvernement la plus conforme à la raison, comme le croyait le XVIIIe siècle. Il faut tenir compte des mœurs, des idées, des lumières, des intérêts, c’est-à-dire de la situation créée par l’histoire. C’est en interrogeant la raison qu’on découvre ce qui est le meilleur; c’est en tenant compte de la tradition qu’on voit ce qui est possible.

Toutefois aucun peuple n’est absolument lié par son passé. La volonté est une force qui peut accomplir des merveilles, quand elle est persévérante, et qu’elle profite des lumières de l’expérience. Vouloir la liberté même avec passion et la proclamer comme un dogme ne suffit pas, il est vrai; mais si on accepte les devoirs, si on se soumet aux charges, si on réalise en un mot toutes les conditions qu’elle réclame, on parvient à la fonder. Ainsi réconcilier l’opinion publique avec une certaine forme de gouvernement, c’est supprimer l’un des principaux obstacles qui s’opposent à son établissement. « Quand la plupart des gens instruits, dit Stuart Mill, peuvent être amenés à reconnaître un arrangement social ou une institution politique comme salutaire, et une autre comme mauvaise, l’une comme désirable, l’autre comme condamnable, on a fait beaucoup pour donner à l’une et retirer à l’autre cette prépondérance de force sociale qui la fait vivre. » En somme, le législateur ne parviendra pas à établir la constitution qu’il juge la meilleure, si les conditions qui peuvent la rendre viable n’existent pas; mais ces conditions, il n’est pas impossible de les faire naître. Il est donc plus nécessaire de déterminer quelles sont ces conditions que d’apprécier le mérite relatif des différentes formes de gouvernement. Cependant, comme les peuples de nos jours sont fréquemment obligés à faire un choix entre ces diverses formes, il faut bien étudier les avantages ou les inconvéniens que chacune d’elles présente. Nous verrons ensuite ce qu’il faut pour les faire durer.


I.

Le despotisme, comme la mort, se subit, on ne le choisit pas; nous n’avons donc à nous occuper que des gouvernemens libres, qui sont la monarchie représentative et la république. Les meilleurs auteurs récens qui ont écrit sur la politique ne se sont pas arrêtés à examiner la valeur relative de ces deux formes de gouvernement, tant ils y voyaient peu de différence. Comme on l’a dit, la monarchie constitutionnelle n’est qu’une république avec un président héréditaire; cependant cette seule différence n’est pas sans avoir certaines conséquences que nous essaierons de démêler.

Cette question a été peu élucidée, parce qu’elle a été traitée ordinairement avec plus de passion que de réflexion, et plus de parti-pris que de véritable esprit scientifique. La science politique est la moins avancée de toutes. Cela vient de ce qu’en cette matière il est très difficile de tirer des conséquences de l’observation des faits, les faits politiques pouvant être le résultat de plusieurs causes diverses, race, climat, religion ou situation géographique. En outre il est presque impossible que l’observateur politique se trouve dans cet état d’impartialité absolue, j’allais presque dire d’indifférence supérieure, qu’exige l’étude scientifique. Les convictions, les espérances, les préjugés nationaux, les habitudes, le régime dominant, l’intérêt, ne peuvent manquer d’exercer une certaine influence; très souvent même l’écrivain n’a pris la plume que pour défendre le régime qu’il croit le meilleur et pour discréditer celui qu’il juge mauvais. Monarchiste, il ne verra que les vices de la république; républicain, que ceux de la monarchie : c’est son droit et même son devoir, quand il s’agit, non de discuter une question de théorie politique, mais de déterminer une résolution d’où peut dépendre l’avenir du pays; seulement de ce genre d’écrits la science ne retire pas beaucoup de lumières. Une grande obscurité règne donc encore dans la plupart des recherches concernant les formes de gouvernement. Il s’ensuit que beaucoup d’idées fausses jouissent d’un crédit presque incontesté.

Ainsi l’un des avantages qu’on attribue à la république est d’être une forme de gouvernement extrêmement simple. « Toute société homogène veut un gouvernement simple, » dit M. Vacherot dans son livre la Démocratie, et ce gouvernement, c’est la république avec une chambre unique. M. Vacherot ne fait qu’exprimer l’opinion de la plupart des républicains français, qui est également partagée par ceux qui ne veulent pas de la république. Une assemblée souveraine, émanation du suffrage universel direct, armée d’une puissance irrésistible et commandant à une hiérarchie de fonctionnaires disciplinés et répandus sur tout le pays, afin que les décisions de la majorité puissent être mises à exécution promptement, complètement, sans rencontrer de résistance, voilà bien le régime républicain dont la révolution a légué l’idée à la France. Or cette idée est en contradiction avec tous les faits observés jusqu’à ce jour.

Le régime de toutes les républiques qui ont eu quelque durée a présenté les plus extrêmes complications; on pourrait même formuler ce principe, que plus un régime politique est simple, plus il se rapproche de l’absolutisme : au contraire plus il donne de garanties à la liberté, plus il est compliqué. Rien n’est aussi simple que le despotisme oriental, rien n’est plus compliqué que les institutions des États-Unis. On a écrit de très bons livres pour en exposer le mécanisme; qui cependant peut se vanter de les connaître dans tous leurs détails? C’est qu’en effet il ne suffit pas d’avoir étudié la constitution de l’Union, ni même celles des trente-trois états qui la composent : il faudrait dans chacun de ces états pénétrer au sein des comtés, des communes, suivre la marche de ces corps de fonctionnaires indépendans les uns des autres, tous élus d’après des règles particulières pour veiller aux travaux publics, à l’enseignement, à la milice, à la justice, aux prisons, aux finances; il faudrait saisir les procédés administratifs, complètement différens des nôtres, de ces milliers de corps politiques, tous animés d’une vie propre, et qu’aucun lien hiérarchique n’enchaîne les uns aux autres. Pour ne citer qu’un exemple, plusieurs pages suffiraient à peine pour donner une idée de la façon dont sont organisées la surveillance et la direction de l’enseignement primaire dans la ville de New-York. Partout on trouve le même système de contrôles et de contre-poids. La division des pouvoirs est poussée à un point qu’on ne peut se figurer. Nulle part, à aucun degré, la volonté d’un homme, fut-il même revêtu de l’autorité suprême, ne peut mettre eu mouvement une série de corps ou de fonctionnaires administratifs.

La république des Provinces-Unies, qui, après avoir conquis la liberté pour elle et pour les sociétés modernes, a joué le rôle d’une puissance de premier ordre malgré la petitesse de son territoire, avait une organisation politique tout aussi compliquée que celle des États-Unis. Quoique je l’aie étudiée avec la plus grande attention, je n’oserais dire que je la connais. Quand on voit combien les pouvoirs étaient disséminés et à quel point toute uniformité, toute unité même, faisaient défaut dans le gouvernement, on s’étonne que cet état ait pu résister aux attaques des plus puissans royaumes du continent, l’Espagne, la France et l’Angleterre, et devenir le centre des grandes coalitions européennes. Quoi de moins simple que les constitutions de Rome ou de Venise? Et l’organisation politique de la Suisse actuelle, qui peut se vanter de la connaître avec ces vingt-deux cantons ayant chacun ses traditions, ses coutumes locales, sa législation particulière et sa constitution toujours en voie de transformation? Rien que le système scolaire du canton de Zurich mériterait une étude sérieuse, tant on est parvenu, par d’ingénieuses combinaisons, à y donner à chaque influence la place qui lui revient. Ainsi donc nulle part la république n’a eu cette forme simple que ses partisans ont toujours voulu lui imposer en France. Si, obéissant à une logique superficielle et à une manie de simplification irréfléchie, on tente de nouveau de la fonder sous cette forme, on ne parviendra pas à la faire durer, parce qu’elle ne sera qu’un despotisme hypocrite et insupportable.

Un autre caractère que l’on attribue généralement à la république, c’est de réduire le pouvoir exécutif presque à l’impuissance. C’est un des motifs pour lesquels le parti radical s’attache avec passion à cette forme de gouvernement. C’est encore une erreur. Un chef de république, quelque nom qu’on lui donne, de quelque façon qu’il soit élu, aura plus de pouvoir qu’un roi héréditaire dans une monarchie vraiment constitutionnelle. La raison en est simple. Le chef de la république n’arrive à ce poste élevé que par sa valeur personnelle. Il se sera distingué par son éloquence, par ses connaissances administratives, par son génie militaire. Pour s’élever, il aura fait usage de sa volonté, et il est habitué à la faire prévaloir. Il a des idées politiques arrêtées, connues ; c’est même en raison de ces idées qu’il aura été choisi. Arrivé au pouvoir, il se servira de ses talens, de son autorité personnelle pour faire triompher ces idées. Il ne craindra pas d’engager la lutte contre l’assemblée législative, ou il la pliera par d’autres moyens à sa volonté. Au lieu de n’avoir que le prestige presque évanoui de la couronne, il disposera de la force vive du parti qui l’a porté au fauteuil. S’il est armé du veto, il en fera usage. Presque tous les présidens des États-Unis l’ont fait, et l’avant-dernier, Johnson, jusque sous le coup d’une accusation de haute trahison. On aura beau faire élire le dépositaire du pouvoir exécutif par l’assemblée nationale et le déclarer toujours révocable ; il n’en restera pas moins qu’un mérite exceptionnel l’aura porté à la place qu’il occupe, et que, disposant en outre de l’autorité énorme du pouvoir suprême, il exercera une influence prépondérante. Tant vaut l’homme, tant vaut le pouvoir dont il dispose ; nous en avons un exemple concluant sous les yeux. Voyez M. Thiers : il est impossible de rendre le chef de l’état plus dépendant de la volonté d’une assemblée qu’il ne l’est en ce moment. Un vote, une marque de défiance, moins que cela, le moindre symptôme de refroidissement suffit pour le renverser. Et pourtant jamais roi constitutionnel n’a joui d’une autorité qui approchât de la sienne. Il n’est pas le dépositaire presque inerte du pouvoir exécutif, il a aussi le législatif dans ses mains ; en réalité, il est tout-puissant, bien plus même que ne l’est le tsar.

Considérez maintenant, à côté de la personnalité active, vigoureuse, entreprenante du chef élu, le rôle effacé du souverain héréditaire dans une monarchie constitutionnelle. Son éducation, très soignée peut-être, sera en général très molle, parce qu’il sera constamment entouré de prévenances, de soins et d’adulations. Il n’a pas à se conquérir une place dans la vie : cette place est toute faite, et c’est la plus haute. L’apprentissage de ses fonctions de roi consistera, non à faire usage de sa volonté, mais à en faire le sacrifice, non à montrer ses préférences, mais à les dissimuler, non à produire ses idées et à en poursuivre la mise en pratique, mais à ne pas même les laisser deviner. Les souverains constitutionnels modèles, comme le roi Léopold Ier ou la reine Victoria, n’ont jamais fait voir vers quel parti ils penchaient. Comme ils ne peuvent retremper leur popularité dans l’élection, ils ont besoin de la conserver par les plus grands ménagemens. On ne voit plus jamais se produire en Angleterre ces conflits entre l’exécutif et le législatif, si fréquens en Amérique ; il y a plus : on ne les croit même pas possibles. La raison en est, comme le dit M. Bagehot, que nul n’admet plus que la couronne puisse tenir le parlement en échec; celui-ci est désormais le maître suprême. En 89, la France a fait une révolution pour ne pas accorder le veto au roi. Le veto remplissait d’épouvante tous les amis de la liberté, — craintes sans fondement. Les constitutions contemporaines accordent le veto au souverain ; mais c’est une arme d’apparat, il ne peut plus en faire usage. Ainsi donc, adversaires du despotisme, voulez-vous que le pouvoir exécutif soit inerte et faible, remettez-le aux mains d’un monarque constitutionnel. Il aura une tout autre énergie entre celles d’un chef élu, parce que celui-ci, fùt-il nommé pour peu de temps ou même révocable, jouit, pendant qu’il tient le pouvoir, de toute l’autorité que lui donnent une volonté ferme, l’habitude de la lutte et les passions du parti qu’il représente, — et cette autorité, il l’emploiera, tandis que le roi ne se servira même pas de toute celle qu’il tient de la constitution ou du prestige de la couronne. En un mot, dans nos sociétés actuelles, le pouvoir exécutif sera débile, s’il est héréditaire, — fort, s’il est électif.

Toutes choses égales d’ailleurs[3], les grandes affaires seront mieux conduites dans une monarchie constitutionnelle que dans une république avec un président directement élu par la peuple, comme aux États-Unis. En voici les raisons. Dans la monarchie constitutionnelle, celui qui conduit les affaires ce n’est pas le souverain, c’est le chef du cabinet. Or ce premier ministre est nécessairement un homme éminent : il émane d’une élection à deux degrés; il est le plus capable d’une majorité de représentans qui sont eux-mêmes choisis par la majorité des électeurs. Le chef du cabinet sort, pour ainsi dire, d’une double sublimation de capacité politique. Il a dû conquérir sa place à force de talent, de prévoyance, d’esprit de conduite et d’éloquence; il ne la garde que s’il réussit. Un échec sérieux le précipite du pouvoir. Il est donc obligé d’être à la fois sage dans ses conceptions et heureux dans ses entreprises. Les rois absolus mettent parfois la direction de l’état entre les mains de ministres supérieurs à ceux du régime parlementaire, parce que ces ministres ne sont pas tenus à être orateurs, et qu’on peut être un très grand homme d’état sans avoir le don de la parole; mais aussi le choix du souverain absolu est souvent dicté par des considérations les plus mesquines ou les moins avouables, et alors il tombe sur des hommes dont l’incapacité perd les empires. Dans le régime constitutionnel, le choix du premier ministre peut ne pas s’élever si haut; mais jamais il ne tombe si bas, parce qu’il est toujours la conséquence d’une aptitude active, dominante et reconnue par le pays.

Dans une république, le président est élu parfois à cause des services qu’il a rendus ou de la gloire qu’il a acquise, mais parfois aussi parce qu’il a le mérite négatif de ne froisser vivement aucune opinion et de ne porter ombrage à personne : très souvent en Amérique c’est cette qualité qui a déterminé le choix du candidat à la présidence. Aussi peut-on dire, je crois, que les premiers ministres en Angleterre ont généralement été supérieurs aux présidens des États-Unis, en exceptant, bien entendu, les fondateurs de l’Union.

Le président est nommé pour agir, il est responsable. Il ne suffit pas qu’il règne, il faut qu’il gouverne; mais il n’a pas le congrès dans la main; il a même peu de moyens d’agir sur lui, car ses chefs de service ne peuvent se présenter dans les chambres. Ses capacités gouvernementales seront donc souvent paralysées, d’autres fois elles provoqueront des conflits; en tout cas, elles ne s’appliqueront que difficilement au gouvernement de l’état. C’est un inconvénient grave, et il n’a point passé inaperçu ; mais il a fallu le subir pour échapper au danger des usurpations de pouvoir et des coups d’état. Entre deux maux, la sagesse consiste à toujours choisir le moindre. Il n’en est pas moins vrai que dans le même pays l’homme le plus capable de le bien gouverner arrivera plus probablement à la direction des affaires comme chef du cabinet que comme président, et dans cette première qualité il pourra mieux faire usage de son habileté gouvernementale que dans la seconde. Dans la monarchie, on peut tirer tout le profit possible de ses capacités, et il n’y a rien à en redouter, car il ne peut songer à une usurpation, le roi le tenant toujours en respect. Comme président, plus il serait doué de talens extraordinaires, plus il nourrirait de longs et vastes desseins, plus même en un certain sens il voudrait la grandeur de sa patrie, que seul il croirait pouvoir assurer, et plus il serait tenté d’employer la force dont il dispose pour s’éterniser au pouvoir. Ainsi donc, dans la monarchie constitutionnelle, la sagesse commande de porter aux affaires l’homme d’état le plus capable, le plus actif, le plus doué de volonté. Dans une république, la prudence conseille de l’éloigner, car mieux vaut un président médiocre qu’un homme de génie usurpateur. L’ostracisme y est souvent une regrettable nécessité.

Un autre désavantage d’un président élu par le peuple pour un terme fixé, c’est l’instabilité, le défaut d’esprit de suite. Au bout d’un temps fort court, l’administration change, un nouvel esprit préside à la direction de l’état. Cet inconvénient est si grand qu’aux États-Unis on tend de plus en plus à réélire le président sortant, afin d’éviter cette brusque interruption. Dans ce pays, où l’indépendance des institutions locales et le caractère de la nation rendent une usurpation impossible, ce remède est sans danger, et il atténue le mal. En Europe, il conduirait presque inévitablement au consulat à vie, et de là à la souveraineté héréditaire. Le chef du cabinet au contraire continue à gouverner tant qu’il conserve l’appui du parlement et la confiance du pays ; nul terme n’est fixé à la durée de sa fonction. S’il est habile, prévoyant, souple et énergique tour à tour, sa carrière peut se prolonger aussi longtemps que celle d’un ministre dans un régime absolu. Soit au pouvoir, soit dans l’opposition, il continuera à guider son pays jusqu’à la fin de ses jours, comme l’ont fait la plupart des grands ministres anglais. Le chef du cabinet exerce ainsi une sorte de royauté révocable, responsable, mais durable néanmoins, à qui ne manquent ni l’esprit de suite, ni les grands desseins poursuivis avec prévoyance et constance. De ce qui précède on peut conclure, je crois, qu’un même peuple aura plus de chances d’être bien gouverné avec un premier ministre parlementaire qu’avec un président élu directement par le peuple.

Le moyen d’assurer sous ce rapport à la république les avantages que présente la monarchie, c’est de la faire aussi gouverner simplement par un chef de cabinet. Reste à savoir si le peuple se contenterait d’une administration semblable à celle d’une société anonyme. Une république ainsi organisée serait un gouvernement de raison ; or presque partout en Europe le peuple est encore bien peu raisonnable. Il s’attache à un nom ; il attend son salut, non de lui-même, mais d’un grand homme. Dans un moment de crise surtout, il lui faut un guide à suivre, un sauveur à élever sur le pavois et à déifier ; il veut que le pouvoir s’incarne dans un chef visible. Les partisans de la république comptent pour la soutenir sur l’appui du peuple. Ils ne considèrent qu’un petit groupe de peuple, groupe d’élite puisqu’il pense comme eux. Ils oublient le vrai peuple, qui a toujours aimé les faux dieux et les tyrans, qui jadis est resté païen parce qu’il ne pouvait s’habituer aux temples sans autels, sans sacrifices, sans pompe et sans divinités, du christianisme primitif, et qui n’y est entré que quand on lui a rendu des cérémonies, des pontifes et des idoles sous forme de saints, — le peuple qui à Naples, en Espagne, en France, en Hollande, comme autrefois à Rome et en Grèce, a toujours soutenu le pouvoir absolu. C’est dans l’aristocratie que la république a trouvé partout ses plus fermes et ses derniers défenseurs. La république en effet, comme le culte des iconoclastes, est un régime spiritualiste. Il faut que la vie de l’esprit soit développée pour le comprendre et le pratiquer.

On croit aussi généralement que la république est plus favorable à la liberté que la monarchie constitutionnelle. Pour peu qu’on y réfléchisse, on verra qu’il n’en est rien. Dans nos sociétés modernes, la liberté politique consiste surtout dans le respect des minorités. Or, quand toutes les fonctions sont électives, la minorité risque bien plus d’être opprimée que quand elles ne le sont pas. Dans le premier cas, la majorité qui triomphe occupe toutes les places. Le chef de l’état monte au fauteuil en vainqueur. Il y est arrivé par l’appui d’un parti dont il doit exécuter le programme et satisfaire les ambitions. La minorité se trouve partout dans la situation d’un vaincu, et les dépositaires du pouvoir deviennent pour elle des ennemis. Il ne lui reste pas un abri, pas un rempart. Aux États-Unis, après l’élection d’un nouveau président, tous les fonctionnaires qu’il a le droit de nommer sont remplacés par ses adhérens. Une politique nouvelle demande, dit-on, des agens nouveaux. Pour qu’un peuple supporte un semblable régime, il faut que ses mœurs, ses institutions, ses traditions, lui aient donné une trempe particulière. Il ne faut pas songer à l’introduire en Europe. Dans une monarchie constitutionnelle, la majorité triomphante ne peut occuper toutes les places, ni traiter le pays en territoire conquis. Le souverain a un intérêt évident à l’empêcher d’abuser du pouvoir et à protéger la minorité, qui, battue aujourd’hui, peut triompher demain. Représentant lui-même les intérêts permanens du pays, ou tout au moins dévoué à sa propre conservation, il voudra que d’autres fonctionnaires survivent aux défaites alternatives des partis, et il n’accordera pas de destitutions en masse. Il s’opposera tant qu’il le pourra à ce que le parti victorieux use de sa force pour faire des lois de majorité qui écraseraient définitivement le parti vaincu, parce que ce serait jeter celui-ci dans une opposition désespérée et bientôt anarchique, qui menacerait de ruine les institutions établies. « Toute mesure, disait en 1857 le roi Léopold Ier, qui aurait pour effet de fixer la suprématie d’un parti sur un autre, constituerait un grand danger : » sage et profonde maxime d’un souverain qui mieux que nul autre aurait pu écrire la théorie du régime constitutionnel, qu’il avait si bien pratiqué[4]. Les partis se modifient et disparaissent; mais, tant qu’un parti est encore plein de vie, fût-il même minorité, c’est une grave imprudence de lui ôter les moyens de reprendre l’ascendant par des voies légales. Or une telle façon d’agir rencontrera plus d’obstacle dans la monarchie que dans la république. C’est ici que le veto royal serait d’une grande utilité, s’il pouvait encore en être fait usage. Cette prérogative de la couronne, que l’on combattait autrefois comme l’arme de la tyrannie, deviendrait en réalité le dernier refuge de la minorité et le bouclier de la liberté.

J’ai essayé de montrer ce qu’avaient de peu fondé certaines opinions qui ont cours au sujet de la république. Il en est d’autres au sujet de la monarchie qui sont également erronées. Ainsi l’on dit : la capacité de bien gouverner ne se transmet pas plus aux premiers-nés que toutes les autres aptitudes; il est donc absurde d’établir une royauté héréditaire. Voici comment de Tracy exprime cette idée dans ses commentaires sur Montesquieu. « Tel qui se croirait en démence, s’il déclarait héréditaires les fonctions de son cocher ou de son cuisinier, ou s’il s’avisait de substituer à perpétuité la confiance qu’il a dans son médecin en s’obligeant, lui et les siens, de n’employer jamais en ces qualités que ceux que lui désignerait l’ordre de primogéniture, encore qu’ils fussent enfans ou décrépits, fous ou imbéciles, maniaques ou déshonorés, trouve cependant tout simple d’obéir à un souverain choisi de cette manière. Il est si vraisemblable que les enfans de celui qui est revêtu d’un grand pouvoir seront mal élevés et deviendront les pires de leur espèce; il est si improbable que, si l’un d’eux échappe à cette maligne influence, il soit précisément l’aîné; et quand cela serait, son enfance, son inexpérience, ses passions, ses maladies, sa vieillesse, remplissent un si grand espace dans sa vie, pendant lequel il est dangereux de lui être soumis; tout cela forme un si prodigieux ensemble de chances défavorables, que l’on a peine à concevoir que l’idée de courir tous ces risques ait pu naître, qu’elle ait été si généralement adoptée et qu’elle n’ait pas toujours été complètement désastreuse.» On ne peut mieux dire; seulement l’objection n’atteint point la royauté constitutionnelle, que certaines nations conservent librement; elle ne s’élève que contre le despotisme que les hommes subissent, mais ne choisissent pas.

Pour que la monarchie constitutionnelle soit un bon gouvernement, il ne faut pas que les qualités d’un bon souverain se transmettent suivant l’ordre de la naissance. Le roi règne, il est vrai; mais il ne gouverne pas. S’il est sensé et habile, il rend au pays de très grands services; mais, fût-il méchant ou fou, il ne peut faire assez de mal pour perdre l’état. Le pouvoir réel étant aux mains du chef de cabinet, les vertus et les talens du roi ne seront pas inutiles, mais ses vices, ses folies mêmes, ne peuvent atteindre directement les citoyens protégés par les lois. La démence de George III a certainement fait commettre des fautes à l’Angleterre; elle ne l’a pas empêchée de déployer une grande énergie au dehors et de poursuivre à l’intérieur l’affermissement de ses libertés. Les mauvaises chances de l’hérédité royale n’étaient à redouter que quand le monarque disposait à son gré du sort de ses sujets et de la destinée de son pays.

On a expliqué le règne remarquablement heureux des femmes qui ont porté la couronne en disant que sous les reines ce sont des hommes qui règnent, et sous les rois des femmes. Le mot est piquant, mais il n’est pas juste, car le genre de mérite qui désigne un favori au choix de sa souveraine n’est certes pas l’art de bien gouverner. Le succès du règne des femmes vient plutôt de ce que sous elles, comme aujourd’hui, le pouvoir suprême a été réellement exercé par les ministres. Lord Russell a dit un jour au parlement que les Anglais devaient plus de reconnaissance à la reine Victoria qu’à tous leurs autres souverains, parce que c’était sous son règne que la nation avait définitivement pris l’habitude de se gouverner elle-même. On le voit, l’objection de Tracy contre l’hérédité de la couronne n’atteint que la monarchie absolue, non la monarchie constitutionnelle, comme elle existe en Angleterre.


II.

Voyons maintenant les avantages réels que présente la république. M. Caro a développé ici cette opinion, que cette forme de gouvernement peut seule supporter le suffrage universel et la liberté absolue de la presse, dont il faut bien désormais s’accommoder. Je ne crois pas, comme M. Caro, que la monarchie constitutionnelle n’y puisse pas résister, si le monarque se renferme strictement dans son rôle, car les paysans voteront généralement pour l’ordre établi, et la presse n’aura réellement à surveiller que le chef de cabinet, qui seul agit; mais il est vrai cependant que le mécanisme de la monarchie constitutionnelle est extrêmement délicat à manier. De la part de la nation, elle demande de la modération, du discernement, un jugement équitable; de la part du souverain, au moins dans les commencemens, beaucoup de tact, d’abnégation, de déférence pour les vœux du pays, et le renoncement à toute politique personnelle. Elle exige un roi très intelligent et disposé à faire usage de son intelligence, non pour diriger la machine aux applaudissemens du public, mais pour en graisser modestement les rouages sans qu’on s’en aperçoive. L’échec de Louis-Philippe, qui avait tant d’expérience, tant de dévoûment au pays, et l’esprit si fin, si prévoyant, montre toute la difficulté de la tâche. Or si un roi échoue, il est renversé par la violence, et tout est en péril. Dans la république, le peuple ne réélit pas le président, ou la chambre lui retire le pouvoir, et on fait ainsi l’économie d’une révolution. Il demeure vrai tout au moins que la république; supportera mieux que tout autre régime une presse entièrement libre et le suffrage universel, — à la condition toutefois que le pays soit républicain.

On craint tant aujourd’hui les bouleversemens sociaux, que l’on considérerait volontiers comme la meilleure forme de gouvernement celle qui est la plus propre à combattre ce danger. Les nations épouvantées sont portées à croire que c’est le despotisme, et elles se livrent à un maître. Leur erreur est grande. Le despotisme, d’abord accueilli avec transport, ne tarde pas à soulever contre lui l’esprit de liberté, qu’on n’est pas encore parvenu à étouffer complètement dans notre Occident. La lutte s’engage; les amis de la liberté, pour attaquer le pouvoir, cherchent partout des alliés, et ils en trouvent précisément dans ces mécontentemens sourds et redoutables que provoque l’ordre social actuel. Ils accroissent ainsi démesurément la force d’un mouvement qu’ils auraient combattu, s’ils n’avaient songé avant tout à renverser la tyrannie. Au contraire, avec la république, il semble qu’il n’y ait plus de conquêtes à faire sur le terrain politique. L’attention peut donc se porter continuellement sur la défense de l’ordre social. D’ailleurs, comme le remarque fort bien M. Caro, la république, qui est la nation elle-même, peut déployer une vigueur de répression interdite à la monarchie, car celle-ci doit mesurer ses coups avec une extrême modération : on ne lui pardonne pas le sang versé pour sa défense. C’est au nom de quelques émeutiers tués en février 1848 que l’on a renversé la monarchie de juillet. La république de 1848 et celle de 1871 ont chacune vaincu des insurrections d’une puissance sans exemple, au prix de combats acharnés et d’exécution inexorables, dont aucun souverain n’aurait osé prendre la responsabilité. On attribue à Louis-Philippe ce mot profond à propos des journées de juin 1848 : « il n’y a qu’un gouvernement anonyme qui puisse exécuter impunément de telles répressions. » Louis-Philippe a quitté le pouvoir plutôt que de le défendre à coups de canon. La république ne peut abdiquer ainsi. Toute faiblesse, toute commisération de ce genre lui sont interdites, car après elle il ne resterait que le chaos. Les conservateurs sont donc singulièrement ingrats quand ils refusent de la reconnaissance à la république. Ils lui en doivent beaucoup, car elle a défendu l’ordre avec une vigueur qu’on n’aurait pu attendre d’aucun autre gouvernement. Dans nos temps troublés, où de nouvelles convulsions sociales sont à prévoir dans l’avenir, la force de résistance dont la république dispose devrait la recommander aux sympathies de tous ceux qui auraient le plus à perdre, si une insurrection socialiste venait à triompher. Les socialistes au contraire ne pourraient que gagner à l’établissement du despotisme. Sous son empire, ils feraient des progrès, et au jour de sa chute ils deviendraient probablement les maîtres; mais les apparences troublent tellement la vue des hommes, qu’aucun des deux partis ne voit où est son intérêt.

Autre avantage de la république : elle favorise la simplicité des mœurs et les progrès de l’égalité. Les déclamations contre la corruption des cours et sur le brouet spartiate n’ont plus de sens aujourd’hui. Cependant il reste vrai que la royauté, donnant le ton à la haute société, pousse au déploiement du luxe; on pense même en général que cela fait partie de sa mission, et c’est dans cette pensée qu’on lui accorde une grosse liste civile. L’ignorance en économie politique est si grande et l’oubli des principes chrétiens si complet, qu’on prélève, au moyen de l’impôt, des millions sur le travail, afin que le personnage le plus en vue donne, avec l’autorité inséparable du trône, l’exemple de la prodigalité. C’est, dit-on niaisement, pour faire aller le commerce. Les dépenses de luxe ne sont autre chose qu’une destruction rapide et improductive de la richesse; le salaire ne peut s’élever cependant que par l’accroissement du capital ; de sorte que du même coup on arrête l’amélioration du sort des ouvriers, et on leur donne le spectacle d’une excessive et irritante inégalité. Depuis l’antiquité, tous les moralistes païens et chrétiens ont répété que le luxe corrompt les mœurs. Nous avions récemment encore sous nos yeux la preuve de cette vérité. Le faste de la cour impériale, surexcitant dans toutes les classes le goût de la dépense, a fait pénétrer dans les familles le désordre, la gêne et souvent le déshonneur. La plupart des souverains de l’Europe sont plus raisonnables que leurs sujets; ils ne donnent pas le mauvais exemple qu’on attend d’eux et pour lequel on les rétribue. La reine Victoria vit dans la retraite; Victor-Emmanuel se plaît surtout à chasser le bouquetin, à pied comme un hardi montagnard. En Portugal, le roi adore la musique, et le roi don Fernand plante des eucalyptus, service immense qu’on appréciera plus tard. Le roi de Prusse se plaît à vivre comme un soldat. Les rois modernes vivent donc assez simplement; ils sont même portés à faire des économies. On leur en fait un reproche; c’est insensé. Il faudrait au contraire leur savoir le plus grand gré de ce qu’ils ne poussent point leurs peuples aux dépenses improductives, et pour leur en ôter la tentation il serait même sage de diminuer leur traitement. C’est certainement là un des bons côtés de la république; jamais on ne pourra reprocher au gouvernement anonyme de la Suisse de contribuer à répandre le luxe et à dépraver les mœurs. C’est précisément parce que la France est entraînée, par tradition ou par tempérament, à pécher de ce côté, qu’il faut inaugurer le règne de la simplicité au sommet des pouvoirs. Par une aveugle contradiction, ce sont les représentans des intérêts ruraux qui voudraient rétablir une cour fastueuse, eux qui devraient s’attacher à toutes les institutions qui favorisent la simplicité des mœurs et repousser celles qui mènent à la dissipation.

Dans une époque démocratique, il ne faut pas que le pouvoir suprême soit comme le symbole éclatant de l’inégalité des conditions. C’est par les services rendus qu’il doit se faire respecter. La pompe royale, qui jadis éblouissait les peuples et ainsi fortifiait le pouvoir, ne fait plus aujourd’hui qu’irriter les masses et provoquer les passions anarchiques. Les valets aux livrées éclatantes, les équipages somptueux, le faste d’une cour, tout cet appareil qu’il faut payer chèrement n’est plus à sa place dans nos sociétés laborieuses. Ce qui convient plutôt, c’est le train de vie du chrétien et le vêtement noir du quaker.

Un chef de république sera moins porté à chercher querelle aux autres nations qu’un roi qui est un chef d’armée. Les souverains européens portent toujours l’habit militaire, et ne paraissent en public que revêtu d’un costume de général, même quand ils ne sont point capables de conduire une armée; le vêtement civil paraît indigue d’eux. Jamais le roi de Prusse et l’empereur d’Autriche ne se montrent qu’en uniforme. Ils s’occupent surtout de perfectionner les choses militaires et les engins de combat, fusils, obusiers, mitrailleuses, comme si l’art de détruire les hommes était le seul qui méritât Leur attention. Ils sont en cela les continuateurs des rois anciens, qui étaient avant tout des guerriers; mais dans nos sociétés, fondées sur la paix, le travail et l’échange, ces rois guerriers forment un terrible contre-sens. Disposant de millions d’hommes, aspirant à s’illustrer ou à consolider leur trône par des victoires, jaloux les uns des autres, ils menacent constamment le repos du monde. Le désarmement dans les conditions actuelles est une chimère; mais si tous les peuples de l’Europe disposaient de leurs destinées, comme ils n’ont aucun intérêt à se nuire, à s’enlever des provinces ou à ruiner leur commerce, ils ne tarderaient pas à imiter la Suisse et les États-Unis : ils renverraient les soldats à la charrue. Ce serait trop de dire que la république est une garantie assurée de paix; mais, généralement adoptée et organisée comme aux États-Unis, elle diminuerait certainement les chances de guerre.

La république aurait pour la France en ce moment l’avantage de lui permettre une plus grande liberté d’action dans sa politique extérieure. La monarchie pourrait difficilement, sans compromettre sa popularité, comprimer les Impatiences belliqueuses que le désir de la revanche ne manquera pas d’éveiller, tandis que la république sera toujours libre d’attendre son heure; car elle n’a pas d’intérêt dynastique à sauvegarder au prix d’une guerre intempestive. Étant le peuple constitué, elle n’a pas à faire de popularité.

Etranger et citoyen d’un pays neutre et pacifique de par le droit européen, il ne m’appartient pas d’exprimer une opinion sur les revendications que la France peut tenter un jour; mais ce que l’on peut dire, c’est que ceux qui en ce moment allument dans les cœurs la soif de la revanche font le plus grand mal à leur pays, car ils rendent presque impossible la tâche du gouvernement, qui aura à reconstituer, par un travail sérieux et nécessairement très lent, les forces nationales, et ils le poussent à recommencer de nouveau la politique insensée de 1870. Pour reconquérir la suprématie militaire, il ne suffit pas, comme les esprits superficiels le supposent, de perfectionner des mitrailleuses, de substituer à canon d’acier au canon de bronze ou l’obus percutant à l’obus à mèche; il ne suffit même pas d’introduire le service obligatoire pour tous ou d’étudier les mouvemens tournans. C’est la discipline, le ressort moral, l’instruction dans tous les rangs, les secrets de la haute science militaire, qu’il s’agit d’introduire partout, et c’est là une œuvre qui demande de la réflexion et du temps. Or si, pendant que le gouvernement y consacre tous ses soins, le public s’impatiente de ces lenteurs; si l’opposition, flattant les ardeurs de vengeance du peuple, s’en fait une arme pour renverser le pouvoir, est-il un souverain qui puisse résister à des attaques de ce genre? On a reproché à Louis-Philippe, sous le nom de paix à tout prix, la politique sensée que la France suivait alors et qu’elle n’aurait jamais dû abandonner; l’opposition radicale, aveuglément ou méchamment belliqueuse, a miné le trône en réveillant ces instincts guerriers et ce besoin d’agir au dehors que l’empire avait inoculé à la nation. Or, si on a pu faire une arme de démolition de l’affaire Pritchard et du droit de visite, quand il s’agissait d’une querelle avec l’Angleterre, quel cri de guerre irrésistible l’opposition antidynastique ne pourrait-elle pas élever contre un roi qui, restant sourd aux appels d’une province arrachée à la France, semblerait oublier le devoir de relever l’honneur national ! On a presque renversé le trône en invoquant le nom de la Pologne ; comment arrêter une révolution qui prendrait pour mot d’ordre l’Alsace et la Lorraine? La république seule est assez forte pour imposer la patience et pour résister à une opposition semblable à celle qui a mis en péril l’établissement de juillet depuis sa fondation jusqu’au jour de sa chute.

La monarchie constitutionnelle, quand elle est pratiquée comme elle l’a été en Angleterre sous la reine Victoria, en Belgique sous le roi Léopold Ier et son successeur, donne au pays le gouvernement de lui-même, et garantit la liberté mieux que toute autre forme de gouvernement; mais ce régime excellent exige de la part du souverain ou une indifférence complète ou un tact supérieur. Si le roi est indifférent et ne s’occupe que de ses plaisirs, c’est le premier ministre qui gouverne, et tout marche comme dans une république; mais si le souverain s’intéresse aux affaires et veut y intervenir, s’il a des visées, des plans, une politique qu’il veut imposer, alors il lui faut une habileté tout à fait exceptionnelle pour réussir comme Léopold Ier et ne pas tomber comme Louis-Philippe.

Le rôle d’un roi constitutionnel n’est point du tout cette sinécure grassement rétribuée, mais humiliante, que Napoléon refusait, on sait en quels termes, des mains de Sieyès. M. Bagehot, dans son livre sur la constitution anglaise, analyse avec une merveilleuse finesse tous les services que l’on peut attendre de cette haute fonction; il en fait aussi voir toutes les difficultés, bien plus grandes encore sur le continent qu’en Angleterre. Si le souverain a une politique personnelle, il s’efforcera de la faire prévaloir. Il n’osera peut-être pas se mettre en lutte ouverte avec la représentation nationale, mais, usant des énormes moyens d’influence dont le pouvoir exécutif dispose, il fera tout pour que cette représentation soit composée au gré de ses désirs et pour qu’elle y cède. à essaiera d’étendre son pouvoir, et une lutte sourde, mais pleine de périls, s’établira entre le monarque et la partie la plus ardente du pays. Comme il pourra se débarrasser des chambres grâce à l’armée, le régime parlementaire n’existera que par tolérance : toujours il sera à la merci d’un coup d’état. En Angleterre, ce régime a de si profondes racines, la liberté est si bien défendue, la légalité si respectée, que l’armée ne marcherait pas contre le parlement. Sur le continent, la situation est en tout point l’inverse de celle-là, et elle l’est en France plus que partout ailleurs. Un écrivain qui a vraiment approfondi tous les problèmes de la science politique signale ainsi ce danger dans une brochure récente. « Un petit prince allemand, dit M. Dupont-White, échappé du Hanovre, s’il passe roi en Angleterre, y deviendra à la longue un simple spectateur du gouvernement, un compteur des partis, bref un roi constitutionnel : cette fortune est échue à nos voisins; mais demandez donc cela en France au prince qui restaure une dynastie, quand il porte un nom lié à toutes les grandeurs de notre histoire, quand il peut, outre les tombeaux de Saint-Denis, nommer quarante de ses aïeux tombés à la bataille, enfin quand avec tout cela il vient d’être adopté et acclamé par la nation ! Comment cette dynastie renaissante abdiquerait-elle la force du peuple dont elle procède, et la force, le sacrement de ses traditions? Comment n’aurait-elle pas le sentiment très vif de ces origines, avec abus prochain et imminent? Être un tel élu et un tel prince, c’est trop de la moitié pour l’avenir de la liberté française. » La monarchie constitutionnelle est peut-être le meilleur des gouvernemens; mais dans certains pays elle offre de telles tentations aux envahissemens du pouvoir personnel, de si nombreuses occasions de conflit entre le pouvoir et le peuple, que c’en est aussi le plus fragile; elle aboutit presque inévitablement à un coup d’état ou à une révolution. Si Louis-Philippe, l’un des meilleurs rois et des plus éclairés qui aient jamais régné, n’a pu acclimater en France cette forme de gouvernement, qui peut espérer être plus habile ou plus heureux que lui?

Autre avantage encore de la république, c’est qu’elle peut devenir un gouvernement accepté par tous. Que les conservateurs s’y rallient, elle aura pour elle l’unanimité, chose difficile, mais possible, et déjà à moitié faite. Toute monarchie aura au contraire contre elle les républicains, et l’on ne pourra jamais faire que les républicains ne soient pas en France un parti puissant et redoutable, agissant tandis que les conservateurs dorment, et suppléant au nombre qui leur manque par l’audace de leurs entreprises et la persévérance de leur propagande. Bien des motifs font qu’il y aura toujours beaucoup de républicains en France. D’abord on élève la jeunesse dans l’admiration des républiques de Rome et d’Athènes et de la révolution française. En outre la royauté rappelle l’ancien régime avec tous ses abus, détestés jusqu’au fond des campagnes. Ailleurs, en Prusse par exemple, la royauté a parfaitement administré le pays : elle lui a fait des écoles, des universités, ouvert des routes, fondé des haras, drainé des marais, perfectionné l’agriculture; elle a formé la nation, puis elle l’a civilisée. En France, quoi qu’en dise le comte de Chambord, la royauté a ruiné le trésor, dépeuplé les campagnes, corrompu les mœurs, sacrifié les intérêts ruraux aux splendeurs empestées de la cour, détruit les libertés provinciales et communales, tué la vie locale, brisé toute initiative individuelle et toute indépendance de caractère; en un mot, elle a préparé le pays au despotisme sanglant de la terreur, au despotisme militaire de l’empire et à tous ses malheurs subséquens, parce qu’elle l’a rendu impropre à se gouverner lui-même. La monarchie s’est écroulée si souvent depuis la fin du siècle dernier, qu’elle a perdu son prestige. Ce qui est plus grave, nul ne croit plus à sa durée. Elle ne semble donc plus offrir, même aux yeux de ses partisans, cette garantie de stabilité qui est son principal mérite. Enfin on pense généralement que les progrès de la démocratie doivent amener partout la république, et la prospérité inouïe de l’Union américaine fait espérer que l’Europe aurait le même sort, si elle adoptait les mêmes institutions. Il se trouve ainsi que la monarchie en France a des partisans tièdes, divisés, découragés, et des adversaires ardens, convaincus et entreprenans. Comment pourrait-elle durer dans de telles conditions?

Il est une vérité démontrée par des faits récens, qu’il ne faudrait jamais perdre de vue, c’est qu’une nation déchirée par de profondes dissensions politiques ne peut lutter avec succès contre un état de force égale, où les mêmes divisions n’existent pas. D’abord cette nation ne dispose jamais de toutes ses ressources, car le gouvernement doit en employer une partie à comprimer ses adversaires. En second lieu, elle ne peut perdre une bataille sans risquer une révolution en face de l’ennemi, ce qui, jetant partout le trouble, désorganise nécessairement la défense. Napoléon III vaincu ne pouvait rentrer à Paris : c’était la fin de la dynastie. De là cette expédition de Sedan, si étonnamment inepte qu’en Europe on ne pouvait y croire. Supposons au contraire une victoire de la France en avant du Rhin. Dans les premiers huit jours, la Prusse s’y attendait, car il lui fallait quinze jours pour mobiliser son armée. Y aurait-il eu une révolution en Allemagne? Loin de là, la nation entière se serait serrée autour de son chef. Ce n’est pas à Berlin, c’est à Kœnigsberg qu’il aurait fallu conquérir la paix, et le roi aurait pu la signer sans perdre la couronne. Entre deux souverains dont l’un ne peut subir un revers sans compromettre sa dynastie et dont l’autre peut compter sur l’appui de ses sujets dans le plus extrême malheur, les chances ne sont pas égales. A génie militaire de même force, le second fera mieux la guerre que le premier. Voyez Frédéric II pendant la guerre de sept ans. Vers la fin, il perd bataille sur bataille, son royaume est envahi, sa capitale prise; néanmoins il fait une paix honorable et garde la Silésie : il n’avait rien à craindre des factions. En 1813, Napoléon sacrifie ses armées et ne sait point accepter la paix avantageuse qu’on lui offre : il ne pouvait rentrer dans Paris avec un prestige diminué. Un pays dont la forme de gouvernement a pour adversaire un parti puissant, ou dont l’ordre social est troublé par des luttes de classe, n’est pas en mesure de mener à bien une grande guerre. La révolution française n’a vaincu que grâce à l’extrême mollesse et aux divisions des souverains étrangers. Si la France rétablit la monarchie, elle sera toujours en ce point inférieure à la Prusse, car la Prusse est un pays monarchique, où la maison royale, populaire par les services rendus, peut longtemps encore compter sur l’appui de tous. La France au contraire a tellement perdu le sentiment monarchique, — la « loyauté, » comme disent les Anglais, — que les légitimistes même ne le connaissent plus. La république peut lui rendre la force en rétablissant l’accord de tous.

C’est pour un pays un avantage très grand d’avoir conservé une dynastie ancienne que le respect environne, mais à qui on a enlevé toute puissance de nuire, comme en Angleterre. C’est un avantage principalement pour l’avancement des classes populaires, but final que poursuivent les républicains. Voici comment. République et monarchie constitutionnelle se valent à peu près, et tout homme réfléchi avouera que ce n’est pas la peine de se battre pour avoir l’une plutôt que l’autre. Cependant, si cette question est soulevée par la chute du trône, toute l’attention s’y portera. Les partis lutteront sur ce point. Des efforts énormes seront consacrés pour amener le triomphe de l’une ou de l’autre de ces formes de gouvernement, et cette lutte est stérile, car l’enjeu ne vaut pas les sacrifices qu’il nécessite. Pendant ce temps, rien ne sera fait pour les questions économiques, pour l’enseignement, pour la diffusion des lumières et du bien-être, ce qui est pourtant la chose principale. Organisez l’instruction primaire comme aux États-Unis, consacrez-y des centaines de millions, et vous aurez fait mille fois plus pour à triomphe définitif de la liberté démocratique qu’en proclamant la république. Quand la forme du gouvernement est hors de cause, ce sont des réformes sociales que l’on accomplit, et ainsi le peuple s’avance peu à peu, mais sûrement, vers une plus grande égalité.

Le renversement du trône de Louis XVI a été un immense malheur pour la France. Si les Français avaient conservé leur antique royauté, ils l’auraient dépouillée sans peine de toutes ses prérogatives nuisibles, car elle manquait de tout point d’appui solide. La nation se serait bientôt gouvernée complètement elle-même; elle aurait établi ses libertés provinciales, elle aurait réalisé le magnifique programme humanitaire formulé par le XVIIIe siècle, et qui déjà dans toute l’Europe était en voie d’exécution. Elle aurait échappé ainsi à cette triste période de l’empire qui lui a fait oublier la liberté pour la gloire des armes, et qui a provoqué l’inimitié de l’Europe contre un pays que le genre humain adorait en 1789. Aujourd’hui probablement la France serait aussi en république, mais elle y aurait abordé, mûrie par une longue préparation, au lieu d’y être jetée par la tempête, comme sur un radeau que chaque lame menace d’engloutir. Les pays qui, comme l’Italie, ont une dynastie nationale respectée, aimée par tous, feront sagement de la conserver et d’appliquer leurs forces au développement de la richesse et de l’instruction, ce qui est la chose essentielle; mais la France ne pourrait rétablir la dynastie ancienne sans se déchirer de ses propres mains et sans se vouer à une irrémédiable infériorité vis-à-vis des autres peuples. La légitimité est comme l’honneur, « on n’y rentre plus quand on en est dehors. »

Si les conservateurs acceptaient la république, elle pourrait accorder une liberté plus grande que la monarchie. En voici la raison. Plus un gouvernement est attaqué, plus il aura recours aux moyens de compression. La forme, le nom, n’y font rien : violemment contesté, il sera despotique, ou du moins il emploiera les armes du despotisme; la convention l’a bien prouvé. Si au contraire son existence n’est pas mise en péril, il pourra permettre impunément à toutes les doctrines d’élever leurs tribunes et de fonder leurs journaux. Aux États-Unis, la forme républicaine est voulue par tous; la liberté est absolument illimitée. Dans les états du sud autrefois, l’esclavage, l’institution fondamentale, étant menacé, la liberté touchant ce sujet était complètement supprimée. Il en sera toujours ainsi. Le seul gouvernement qui puisse donner pleine carrière à toutes les manifestations est celui qui s’appuie sur la grande majorité des citoyens. Or la république, si on le veut, sera ce gouvernement. Aristote en dit la raison dans une de ces maximes lumineuses qui résument la sagesse de l’antiquité : « la démocratie est le plus solide des gouvernemens, parce que c’est la majorité qui y domine, et que l’égalité dont on y jouit fait chérir la constitution qui la donne. »

En somme, la république et la monarchie constitutionnelle pratiquée sincèrement ont tant de caractères communs, et leurs avantages respectifs se compensent à tel point, qu’il ne peut jamais être avantageux de faire une révolution pour substituer l’une à l’autre. Les nations qui possèdent une dynastie généralement acceptée font bien de la garder et d’appliquer leurs efforts aux réformes sociales; mais la France, dont le sol n’est plus assez ferme, semble-t-il, pour porter une monarchie, devrait s’efforcer de constituer une république stable par le concours de tous. Il n’est pire situation pour un peuple que d’aspirer avec ardeur à une forme de gouvernement qu’il ne parvient pas à faire vivre, et de renverser toujours, en un moment de fureur, celle qu’il s’est donnée en un jour de lassitude ou d’effroi. Seulement pour fonder la république il ne suffit pas de le vouloir; il faut encore faire tout ce qui est indispensable à son existence.


III.

La première difficulté est qu’il faut, comme on l’a dit, fonder la république sans les républicains. Cela peut paraître injuste, et pourtant on ne peut faire autrement, car les républicains n’admettent presque aucune des maximes qui peuvent assurer la durée des institutions républicaines, et ils ont beaucoup de penchans qui leur seraient mortels. Je n’ai jamais compris qu’en France les républicains, au lieu de s’inspirer de ce qu’avaient fait les fondateurs de la république en Suisse, aux Pays-Bas, dans les États-Unis, qui ont réussi, prennent obstinément pour modèles les hommes de 1793, qui ont lamentablement échoué. Qu’on attribue à ceux-ci toutes les qualités, l’amour de la patrie et de l’humanité, l’éloquence, la vertu, le courage, la fermeté : plus on exaltera leur mérite, plus il faudra avouer que leurs idées étaient fausses, puisqu’avec de telles qualités ils sont cependant arrivés à ce résultat, que pour leur échapper la France s’est jetée dans les bras d’un tyran.

Voici quelques-unes de ces idées fausses incompatibles avec l’existence de la république. Les républicains français de la fin du siècle dernier et ceux de notre temps n’ont jamais compris ce que c’est que la liberté politique. Demandons à un publiciste américain en quoi consiste cette liberté. « La liberté régnera, dit M. Francis Lieber, quand on aura accordé les plus sûres garanties à tout acte légitime et posé les obstacles les plus efficaces contre toute intervention non indispensable du pouvoir. » Ainsi créer partout des obstacles à l’action de l’état et au contraire des moyens de défense pour l’activité individuelle, non-seulement respecter les minorités, mais dresser pour elles des refuges et des remparts, afin qu’elles puissent résister légalement à la majorité, n’admettre nulle part d’autorité omnipotente, telle est l’idée que les Américains se font de la liberté. S’emparer de l’autorité par un coup de main, proclamer la république de droit divin, organiser les pouvoirs de façon que la volonté de ceux qui dirigent la république ne rencontre nulle part de résistance, imposer par décret tout ce que l’on croit utile, mettre à néant ou réduire à l’impuissance toutes les autorités locales qui pourraient désobéir, écraser au besoin dans le sang tous ceux qui résistent à l’établissement de ce que l’on appelle la juslice, supprimer les journaux hostiles, dissiper les réunions malintentionnées, fermer la bouche aux dissidens, emprisonner les traîtres et les partisans de l’ancien régime, voilà comment on a toujours voulu fonder en France les institutions républicaines!

Les anciens n’avaient pas l’idée de la liberté individuelle telle que les Anglo-Saxons l’ont reçue de leurs ancêtres, et telle qu’ils l’ont consacrée dans leurs lois. En Grèce, comme à Rome, le citoyen était tout entier aux mains de l’état, mais la liberté existait, croyait-on, quand tous prenaient part au gouvernement. La science politique ne consistait pas à garantir les droits des individus, mais au contraire à les plier au service de la cité. L’Anglo-Saxon veut ne pas être gouverné, le Grec voulait gouverner à outrance pour atteindre le but posé à l’état. Laissez faire chacun, dit le premier, et tous seront aussi heureux qu’ils peuvent l’être, ce qui est la fin pour laquelle la société est établie. Emparez-vous de chacun, dit l’autre, ou l’ordre véritable ne s’établira jamais. En ce point, les républicains français pensent et agissent comme les Grecs, et c’est ainsi qu’ils ont tué et qu’ils tueraient encore la république.

L’homme moderne, quelque brisé qu’il soit par le despotisme et par la lassitude de ses vaines tentatives d’émancipation, ne peut se soumettre à ce régime antique : il résiste, des mécontentemens se font jour, des minorités lèvent la tête. Le pouvoir ne peut le tolérer, il veut anéantir toutes les résistances; sa sévérité même en provoque de nouvelles, la lutte s’engage, et, après qu’elle a abouti à la guerre civile, la république s’écroule sous le poids des désordres qu’elle a enfantés.

Une condition essentielle du gouvernement républicain, c’est que les partis respectent les lois et sachent se résigner à demeurer minorités jusqu’à ce qu’ils reconquièrent la suprématie par les moyens légaux. Aux États-Unis, rien n’égale l’âpreté, la violence même des luttes électorales, si ce n’est la soumission avec laquelle les partis acceptent le verdict du scrutin. En France, les républicains ont hérité de la première révolution la tradition des journées. Un groupe de citoyens de Paris, qui de bonne foi s’appelle le peuple et se croit l’incarnation du droit, marche sur le siège du gouvernement et s’empare du pouvoir. C’est à coups de journées populaires qu’on a renversé successivement tous les gouvernemens; c’est à coups de journées militaires qu’on a aussi établi deux fois le despotisme. L’emploi de la force pour changer les institutions parait donc si naturel que le parti radical n’hésite jamais longtemps à en faire usage. L’assemblée nationale, même élue par le suffrage universel, ne lui inspire aucun respect. Il trouve toujours quelque raison pour attaquer son autorité; elle représente tantôt la corruption et l’intimidation, tantôt la stupidité des campagnes et les préjugés ruraux. Balayer le foyer de réaction est le premier devoir de tout bon patriote.

L’esprit d’obéissance peut être le propre des âmes serviles sous le despotisme; mais sans cet esprit la république ne subsistera pas, puisqu’elle doit s’appuyer sur le concours spontané de tous. Contre un tyran, l’insurrection sera parfois un devoir; contre un gouvernement libre, elle est toujours un crime. Malheureusement la France ayant eu presque toujours à sa tête des pouvoirs soit usurpateurs, soit combattus par un parti puissant, éclairé et influent, l’hostilité contre le pouvoir est devenue un mal chronique. Aucun gouvernement n’ayant jamais admis la liberté, toutes les insurrections ont pu être considérées comme de glorieuses revendications d’un droit méconnu, et ainsi l’esprit de rébellion est entré dans le sang. En Angleterre, on fomente pendant des années une « agitation » qui soulève le pays jusque dans ses fondemens, des meetings surexcitent les passions populaires, des orateurs enflamment les foules dans les parcs, enfin des centaines de mille hommes roulent leurs flots menaçans jusqu’aux abords du parlement; mais il n’est point fait usage des armes, la légalité est respectée. A Paris, on enterre le général Lamarque, on promène un drapeau en faveur de la Pologne, on veut avoir le droit de se réunir à des banquets ou d’élire un conseil communal ; aussitôt les coups de fusil partent, le sang coule : c’est une journée ou avortée ou triomphante, un déplorable avortement ou une glorieuse révolution. Ce n’est pas avec de semblables traditions qu’on fondera la république.

Les républicains sont en général hostiles à tout sentiment religieux. De Tracy a parfaitement résumé leur opinion à ce sujet quand il dit : « Moins les idées religieuses ont de force dans un pays, plus on y est vertueux, heureux, libre et paisible. » Les faits démontrent que c’est une manifeste et dangereuse erreur. La force des États-Unis vient de l’esprit profondément religieux des puritains. Cet esprit a présidé à la naissance de la grande république, et il la conserve dans son développement actuel. C’est la foi des gueux qui a fondé la glorieuse république des Provinces-Unies. La Suisse est un des pays de l’Europe où le sentiment religieux est le plus répandu, le plus fort et le plus éclairé. On prétend que la morale est indépendante de la religion; en pratique du moins elles sont inséparables, car ce n’est que par les ministres du culte que le peuple reçoit des idées de morale. Chassez-les, qui restera dans les villages pour enseigner le devoir avec cette autorité qui donne quelque efficace à la parole? Sans mœurs point de liberté et sans religion point de mœurs, voilà ce que prouve l’histoire. L’église romaine ayant jeté l’anathème aux libertés modernes par l’organe de son chef infaillible, les peuples qui veulent conserver des institutions libres sont conduits, malgré eux, à lutter contre cette église, et c’est là pour les nations catholiques une cause de désordre et de faiblesse dont nous ne pouvons encore apprécier toutes les désastreuses conséquences. Cette lutte inévitable est un grand malheur, mais du moins faudrait-il s’efforcer de sauver le sentiment religieux, soit par le secours de la philosophie, soit en lui cherchant un refuge dans un culte ami de la liberté.

Les républicains ne veulent ni des libertés provinciales, ni des influences rurales. C’est encore une erreur. Elle vient aussi de la révolution qui a proscrit avec une rage sanguinaire le fédéralisme et les fédéralistes, la seule forme de gouvernement et les seuls hommes qui auraient pu sauver la république. Les républiques qui durent et qui prospèrent sont des fédérations : la Suisse et les États-Unis. La raison en est simple : du moment que le pouvoir perd sa prépondérance autocratique, l’indépendance des provinces doit s’accroître; il n’y a de liberté véritable qu’à cette condition. Une république unitaire et absolutiste comme celle que l’on a toujours voulu fonder en France est un monstre, c’est le donjon du despotisme devant lequel on a élevé un fronton républicain avec les mots sacramentels : égalité, liberté, fraternité; mais le pays n’y étouffe pas moins, faute d’air et d’espace pour se mouvoir. La France est en république maintenant, mais il n’y a rien de changé, sauf que la presse, les réunions, les transactions commerciales, les communications postales, les échanges internationaux, seront soumis à des entraves nouvelles.

L’une des plus grandes fautes de la révolution a été la destruction des assemblées provinciales, et je doute que la France arrive jamais à posséder la vraie liberté, si elle ne les rétablit pas. M. de Lavergne a raconté ici même, en traits qu’on n’oublie point, le réveil de ces corps politiques si longtemps engourdis. Quel magnifique spectacle! Partout des réunions d’hommes éclairés, sensés, dévoués à leur pays, enflammés d’une sainte ardeur pour la justice, pour l’amélioration du sort de tous les peuples, pour le progrès sous toutes ses formes, occupés à la fois des intérêts de l’humanité entière et de ceux de leur localité ! Quand toute résistance était déjà brisée, les assemblées provinciales n’avaient point cessé de lutter contre l’arbitraire de la royauté. Elles avaient parfois combattu pour conserver des privilèges peu justifiables; mais l’esprit du XVIIIe siècle les pénétrait, et, si elles avaient continué à vivre, elles l’auraient appliqué en des réformes durables. Le parti radical rêve toujours, comme moyen de progrès, un pouvoir illimité mis aux mains des représentans de la bonne cause. Malheureusement, l’expérience l’a prouvé, le progrès ne peut s’accomplir ainsi, et ce pouvoir illimité finit toujours par tomber aux mains d’un usurpateur. Ce qu’il faut au contraire, c’est multiplier les corps indépendans capables de résistance, et ensuite convertir ces corps aux idées nouvelles. C’est ce que les républicains espagnols, dont M. Castelar est l’éloquent organe, ont bien compris; ils repoussent la république unitaire, et demandent la république fédérale. En Hongrie, le parti radical défend l’autonomie des comitats. C’est en effet grâce à l’indépendance des comitats que la Hongrie est parvenue à défendre ses libertés contre tous les assauts du despotisme dans une lutte héroïque de deux siècles. Les républicains allemands sont aussi « particularistes, » c’est-à-dire que, tout en voulant unifier l’Allemagne en une seule république, ils demandent que les états particuliers conservent une indépendance aussi grande que celle dont jouissent les états de l’Union américaine. Les républicains français, avec leur fanatisme d’unité et leur opposition au système des autonomies locales, sont seuls, parmi leurs coreligionnaires, à marcher dans cette voie, et ils sont en contradiction avec leurs propres principes; c’est un triste legs de leurs aïeux de la révolution.

C’est à tort aussi qu’ils se défient des campagnes et attendent tout des villes. Les populations urbaines ne sont que révolutionnaires, ce qui est un tempérament incompatible avec des institutions libres; excellent pour renverser la monarchie, il ne vaut rien pour fonder la république. Les paysans au contraire sont conservateurs d’instinct, mais républicains de mœurs. Si vous pouvez les convertir à la république, celle-ci sera définitivement assise. Voyez la Suisse et les États-Unis. Leur base solide, c’est la masse des propriétaires ruraux; le point menaçant, ce sont les grandes villes : ici Genève, là-bas New-York. Cette vérité avait été clairement aperçue par Aristote. D’après lui, aucun peuple n’est plus propre à fonder la démocratie qu’un peuple de laboureurs. Ils vivent simplement des fruits de leur travail, ils sont attachés à l’ordre; leurs besoins sont bornés, leur condition très semblable; ils ne connais- sent ni l’oisiveté ni le luxe, ces détestables fruits de l’inégalité, source inévitable des dissensions sociales. Vouloir fonder une démocratie libre avec l’unique appui des grandes villes et contre le gré des campagnes est la plus vaine des tentatives. Tant que l’état romain a été rempli de propriétaires libres, cultivant leur champ, il a pu constituer une république forte et glorieuse. Dès que Rome s’est peuplée d’une masse de prolétaires et d’oisifs opulens, elle est tombée dans l’empire, et, qu’on le remarque bien, elle ne pouvait y échapper. Ce n’est pas César, c’est la corruption des mœurs qui a tué la république.

J’ajouterai une dernière considération. Si l’on continue d’accorder trop d’empire à l’esprit littéraire, les institutions républicaines prendront difficilement racine. Tocqueville a montré à l’évidence comment l’esprit littéraire, devenu tout-puissant à la fin du siècle dernier, avait engagé la révolution dans une voie où elle devait périr. M. Caro vient de nous faire connaître la détestable influence que certaine littérature a exercée sur les tristes événemens dont Paris a été le théâtre. La France a toujours adoré l’esprit; elle aime les beaux discours, les livres bien écrits, les idées générales brillamment formulées, les mots vifs, les traits piquans. Mirabeau, en grand artiste qui connaît son public, avait toujours soin d’aiguiser une pensée forte en un trait piquant qu’il plaçait à la fin de ses périodes. Les Français n’ont pas toit en ceci, car c’est par les lettres qu’ils ont acquis la meilleure partie de leur renom, et qu’ils ont contribué à répandre dans le monde certains principes de justice sociale; mais parce qu’on admire les littérateurs, ce n’est pas une raison pour en faire des législateurs. Lisez les poètes et les bons écrivains, dressez-leur des statues, vous ne pouvez leur faire trop d’honneur; mais ne leur confiez pas la direction des affaires publiques, car d’ordinaire ils n’entendent même rien à gérer les leurs. Il ne faut point s’en étonner. La principale qualité d’un poète et de tout littérateur est l’imagination ; or, en affaires, rien de plus funeste que l’imagination. Elle efface les obstacles ou accroît les périls, teint tout en rose ou en noir, en un mot empêche de voir les choses telles qu’elles sont. Les imbéciles font fortune, dit-on, tandis que les hommes de génie se ruinent. C’est que les premiers, rampant à terre, aperçoivent les obstacles et les évitent, tandis que les seconds, la tête dans les nues, se heurtent à toutes les pierres et se jettent dans les abîmes. La première qualité de l’homme d’état est une vue claire de la réalité, car on ne peut tabler sur des espérances, et il importe de ne tenir compte que des faits. En politique, il ne faut donc pas se laisser guider par des hommes de lettres, ni emporter par l’esprit littéraire. Si je voulais ruiner une province, disait Frédéric II, j’en confierais le gouvernement à un philosophe.

Il est même très dangereux de transporter la langue littéraire dans l’administration des intérêts de l’état. Le littérateur vise à reflet plutôt qu’à rendre la vérité. Il ne se soucie point d’un nombre exact : pour dire beaucoup, il dira mille ou un million. Il écrira qu’à l’ennemi la France opposera 40 millions de poitrines ; il le croira peut-être et du moins le fera croire. L’antithèse, la métaphore, l’hyperbole, sont des figures de rhétorique qui, dans un livre, feront peut-être le meilleur effet ; mais, dans la bouche de ceux qui gouvernent, elles peuvent amener d’irréparables malheurs. Que de mal n’a pas fait en 93 la fausse rhétorique du temps ! Que de sang versé au nom des grandes phrases empruntées à Rousseau ou à Plutarque ! Quel danger de donner à la politique d’un grand pays une expression assez tranchante pour qu’elle tienne dans les deux membres d’une antithèse ! Que de mécomptes quand on veut formuler un programme en métaphores brillantes, ou quand on transforme une situation au gré d’une imagination trop ardente !

Le mal que je signale est grave, surtout quand il s’agit, comme en France, de refaire toutes les institutions sans le secours de la tradition, celles qui existaient ayant conduit le pays à sa perte. L’esprit littéraire tiendra lieu de science politique, car celle-ci est généralement ignorée. Elle n’est enseignée nulle part. Elle est bien cultivée par quelques écrivains d’élite, mais leurs livres sont peu lus, et eux-mêmes ne sont pas nommés aux assemblées constituantes. La France devrait avoir partout des professeurs chargés de découvrir les meilleures formes de gouvernement et de communiquer au public le résultat de leurs études, attendu que tous les vingt ans elle renverse son gouvernement et eu cherche un meilleur. Et cependant on n’a pas songé, que je sache, à élever des chaires de droit constitutionnel[5]. C’est l’esprit littéraire, ce n’est pas la science politique qui a dicté la constitution de 1848 : aussi celle-ci n’a-t-elle pas duré longtemps. Consultera-t-on davantage la science en 1871 ? À suivre la discussion récente sur la réorganisation de l’administration des départemens, on serait porté à en douter. Il faudrait se livrer patiemment à l’étude comparée des constitutions étrangères et recueillir les enseignemens de l’histoire, sans se laisser entraîner par le charme de l’éloquence et par la magie de la rhétorique. Partout où les procédés scientifiques ont été appliqués, de merveilleux progrès ont été accomplis ; mais, chose tout à fait inconcevable, on n’a rien fait pour favoriser la science qui s’occupe des institutions politiques. Et pourtant c’est du choix de ces institutions que dépend le bonheur, la grandeur, disons plus, l’existence même de la nation. Aux États-Unis, il n’est pas une école où l’on ne fasse connaître les lois constitutionnelles de l’état et de l’Union. En Allemagne, dans toutes les universités, il y a plusieurs chaires de droit public et de science sociale. Il en est de même en Hollande et en Italie. En Belgique, on explique la constitution belge dans les universités, dans tous les établissemens d’enseignement moyen et dans beaucoup d’écoles primaires. Dans l’assemblée appelée à donner une nouvelle constitution à la France, combien se trouvera-t-il de personnes qui auront suivi un cours ou fait des études spéciales sur cette importante matière ? Il y a là une immense et inquiétante lacune qu’il faudra s’efforcer de combler. C’est surtout en fait d’institutions politiques qu’il est nécessaire de faire appel à l’esprit scientifique et de se défier de l’esprit littéraire.

J’ai essayé d’indiquer quelques penchans mauvais et certaines idées fausses qui rendraient impossible l’établissement de la république en France ; je voudrais examiner maintenant quelles seraient les institutions qui pourraient en assurer la durée.


EMILE DE LAVELEYE.

  1. Voyez la Revue du 15 juillet.
  2. Quand le vice-roi d’Egypte eut établi une chambre des notables il y a peu d’années, on expliqua, parait-il, à ceux qui en faisaient partie le mécanisme parlementaire. On leur dit que les partisans du gouvernement prenaient place à droite, et les membres de l’opposition à gauche. Tous aussitôt se précipitèrent à l’extrême droite, et nul ne voulut occuper les bancs de la gauche.
  3. Cette formule devrait précéder toute affirmation en politique et on économie politique, car sans cette réserve il n’est point de principe qui soit rigoureusement exact. Ainsi je crois que les États-Unis ont déployé plus de sagesse dans leur conduite que l’Angleterre. Ils ont montré plus de respect pour le droit, plus d’horreur pour la guerre, plus de modération dans leurs relations extérieures, beaucoup plus de lumières dans leur administration intérieure; mais cela vient de ce que les fondateurs de l’Union lui avaient donné des sentimens de moralité, de religion, d’égalité, de saine démocratie, que l’Angleterre ne possédait pas au même degré.
  4. Voyez Un roi constitutionnel, Léopold Ier, roi des Belges, — Revue du 15 janvier 1869.
  5. Il y a à l’École des chartes un cours sur les institutions politiques, administratives et judiciaires de la France, et au Collège de France une chaire de législation comparée ; mais je ne crois pas que ces cours répondent au besoin que je signale. Cette lacune est si apparente, surtout maintenant, qu’un comité vient de se former à Paris pour organiser une faculté libre de sciences politiques. Les secrétaires du comité, MM. C. Boutmy et E. Vinet, ont même publié un programme des cours très bien conçu. L’idée est excellente, elle mérite l’appui de tous ; mais elle ne portera des fruits que si l’état institue, comme en Belgique, un diplôme scientifique pour les sciences politiques, qui deviendrait un titre de préférence pour les fonctions administratives. C’est le seul moyen d’avoir un contingent suffisant d’élèves assidus et de répandre la connaissance sérieuse des sciences politiques dans le pays.