De la Génération et de la Corruption/Livre II/Chapitre X

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Chapitre X


La production et la destruction des choses sont continues comme le mouvement, et dépendent de la translation circulaire de l’univers ; nécessité de deux mouvements ; la translation circulaire oblique répond à cette nécessité. Régularité de la production et de la destruction naturelles ; durée périodique des êtres ; action de Dieu ; lois immuables qu’il a établies dans la perpétuité des choses ; ordre admirable du monde ; c’est le changement des corps qui maintient leur durée. — Le premier moteur immobile, seul principe du mouvement universel ; la continuité du mouvement dépend de la continuité du mobile.


§ 1.[1] Il faut ajouter une autre considération : c’est que le mouvement de translation étant éternel, ainsi qu’on l’a démontré, il s’ensuit nécessairement que, dans ces conditions, la production des choses doit être également continue : car ce mouvement causera indéfiniment la production des choses, en amenant et en ramenant la cause qui peut les produire. Ceci nous prouve en même temps que ce que nous avons dit antérieurement est exact, et que nous avons eu raison de faire de la translation, et non de la production, le premier des changements. En effet, il est bien plus rationnel de faire de ce qui est la cause qui produit ce qui n’est pas, que de faire de ce qui n’est pas la cause qui produit ce qui est. Or, ce qui est soumis à la translation existe, tandis que l’être qui se produit et devient n’existe pas ; et c’est là ce qui fait précisément que la translation est antérieure à la production.

§ 2.[2] Après avoir supposé et démontré qu’il y a dans les choses une production et une destruction continuelles, et que le mouvement de translation est cause de la génération des choses, il doit nous être évident que, le mouvement de translation étant unique, il est impossible que la production et la destruction existent toutes deux simultanément, puisqu’elles sont des contraires ; car une cause qui est et subsiste toujours la même et dans les mêmes conditions, ne peut jamais faire que la même chose, selon l’ordre de la nature. Par conséquent, ou ce sera la production, ou ce sera la destruction, qui sera éternelle.

§ 3.[3] Ainsi il faut qu’il y ait plusieurs mouvements, et des mouvements contraires, soit par leur direction, soit par leur inégalité ; car les causes des contraires sont contraires aussi. Ce n’est donc pas précisément la translation première qui peut être cause de la production et de la destruction des choses ; mais c’est la translation suivant le cercle oblique. Dans cette translation, en effet, il y a à la fois la continuité d’un seul mouvement et la possibilité de deux mouvements ; car, il faut nécessairement, pour que la production et la destruction puissent être continues, que le mouvement soit perpétuel, afin que ces changements mêmes ne défaillent jamais. D’autre part, il faut que les mouvements soient au nombre de deux, pour que ce ne soit pas un de ces phénomènes qui subsiste perpétuellement tout seul.

§ 4.[4] Ainsi donc, c’est la translation de l’univers qui est cause de la perpétuité, et c’est l’inclinaison du cercle qui produit le rapprochement ou l’éloignement ; car il se peut que la cause soit tantôt loin et tantôt près. L’intervalle étant inégal, le mouvement sera inégal aussi. Par suite, si, en étant présent et en s’approchant, il cause la production des choses, en étant absent et en s’éloignant, ce même mouvement causera la destruction. De plus, s’il produit en s’approchant plusieurs fois, il détruit en s’éloignant plusieurs fois aussi ; car les causes des contraires sont contraires entre elles.

§ 5.[5] Il faut ajouter que la destruction et la production naturelles s’accomplissent en un temps égal. C’est là ce qui fait que le temps de la durée et de la vie de chaque être peut s’exprimer en nombre, et se déterminer de cette manière. En ceci, il y a un ordre régulier pour tous les êtres. La durée et la vie sont toujours mesurées par une certaine période à parcourir ; seulement cette période n’est pas la même pour tous indistinctement, et elle est plus courte pour les uns et plus longue pour les autres. La période qui mesure l’existence des êtres est pour ceux-ci d’une année ; pour ceux-là, elle est plus forte, tandis que pour d’autres encore la mesure est moindre.

§ 6.[6] Les phénomènes sensibles sont là pour attester la vérité de ce que nous disons ici. Quand le soleil se montre, il y a production ; quand il se retire, il y a destruction ; et ces deux phénomènes se passent en des temps égaux ; car le temps de la destruction naturelle est égal à celui de la production. Mais souvent il arrive que la destruction est plus rapide, à cause de l’action combinée des éléments entre eux. Quand la matière, en effet, est irrégulière et n’est pas partout la même, il faut aussi que les productions qui en sortent soient irrégulières comme elle, et que les unes soient plus rapides et les autres plus lentes ; et alors, la production des unes peut devenir une destruction pour les autres.

§ 7.[7] Néanmoins, ainsi que nous l’avons dit la production et la destruction doivent toujours être continuelles, et elles ne doivent jamais défaillir par les causes que nous avons expliquées. Ceci, du reste, se comprend très bien ; car, ainsi que nous le soutenons, la nature recherche toujours le mieux en toutes choses. Or, être vaut mieux que ne pas être ; et ailleurs nous avons énuméré les diverses acceptions de ce mot d’ Être ; mais il ne se peut pas que l’être subsiste dans toutes les choses, attendu que quelques-unes sont trop éloignées du principe. En prenant la seule voie qui restât, Dieu a complété le tout en rendant la génération continuelle et perpétuelle. L’être alors est aussi compact et continu que possible, parce qu’une production perpétuelle et un devenir constant sont le plus près possible de l’existence même. Or, ce qui est cause de cette production, comme on l’a déjà dit bien souvent, c’est la translation circulaire, parce que c’est la seule qui soit continue.

§ 8.[8] Voilà comment toutes les choses qui se changent les unes dans les autres, selon leurs propriétés passives et actives, comme les corps simples, par exemple, ne font aussi qu’imiter cette translation circulaire, qu’elles reproduisent. Quand l’air, en effet, vient de l’eau, et que le feu vient de l’air, et qu’ensuite l’eau à son tour vient du feu, la production a eu lieu circulairement, peut-on dire, puisqu’elle est revenue sur elle-même. C’est ainsi que, le mouvement de ces phénomènes se développant en ligne droite, imite le mouvement circulaire, et qu’il devient continu.

§ 9.[9] Ceci nous permet en même temps d’éclaircir une question qu’on soulève quelquefois, à savoir comment il est possible, chaque corps se portant à la place qui lui est propre, que les corps composés ne se soient pas séparés et dissous pendant la durée infinie des temps. La raison en est bien simple, c’est qu’ils se changent et se métamorphosent les uns dans les autres. Si chacun d’eux restait à sa place spéciale et qu’il ne fût pas modifié par son voisin, il y a déjà bien longtemps qu’ils se seraient séparés et isolés. Ces corps changent donc par suite d’un double mouvement de translation ; et parce qu’ils changent, il n’y en a pas un seul qui puisse demeurer jamais en un lieu immuable et déterminé.

§ 10.[10] On peut donc voir, d’après tout ce qui précède, qu’il y a bien réellement production et destruction des choses, et quelle en est la cause, de même qu’on voit ce que c’est que le créé et le destructible. Mais puisqu’il y a un mouvement, il faut qu’il y ait un moteur, ainsi qu’on l’a démontré dans d’autres ouvrages. Si le mouvement est éternel, il faut qu’il y ait quelque chose d’éternel aussi ; le mouvement étant continu, ce quelque chose qui est un, doit être éternellement le même, immobile, incréé, inaltérable. En supposant même que les mouvements circulaires pussent être plusieurs en nombre, ils pourraient bien être plusieurs, mais tous, tant qu’ils seraient, devraient nécessairement être soumis à un seul et unique principe. D’autre part, puisque le temps est continu, le mouvement doit l’être comme lui ; car il est impossible qu’il y ait du temps sans mouvement. Le temps est donc le nombre de quelque chose de continu, c’est-à-dire de la translation circulaire, ainsi que nous l’avons dit en débutant.

§ 11.[11] Mais le mouvement est-il continu parce que le mobile qui le reçoit est continu aussi ? Ou bien l’est-il à cause de la continuité du lieu où il s’accomplit, je veux dire l’espace ; ou bien à cause de la continuité de l’affection que subit la chose ? Il est clair que le mouvement est continu, parce que le mobile est continu ; car, comment l’affection d’une chose pourrait-elle être continue, si ce n’est par la continuité même de la chose dans laquelle elle se manifeste ? Si le mouvement n’est continu que par le lieu dans lequel il est, ce ne peut être alors que par l’espace, qui a seul la propriété de le contenir, parce qu’il a une certaine grandeur. Or, il n’y a de grandeur continue que celle du cercle, parce que cette grandeur est toujours continue à elle-même. Ainsi, ce qui fait la continuité du mouvement, c’est le corps qui a la translation circulaire ; et c’est le mouvement, à son tour, qui fait que le temps est continu.

  1. Ch. X, § 1. Il faut ajouter une autre considération, j’ai dû développer un peu le texte, afin de commencer plus convenablement ce chapitre. — Ainsi qu’on l’a démontré, dans le VIIIe livre de la Physique, ch. 10, pages 518 et suivantes de ma traduction. — La production des choses, le texte dit simplement : « la génération ». — Ce mouvement causera indéfiniment, c’est une grande idée de rattacher ainsi la production et la destruction des êtres à la cause générale qui met l’univers en mouvement. — En amenant et en ramenant, cette opposition est dans l’original. — Antérieurement, voir la Physique, liv. VIlI, ch. 10, pages 518 et suivantes. Aristote en effet a consacré de longs développements à prouver que le mouvement circulaire est le premier et le principal de tous les mouvements. — Ce qui est…. ce qui n’est pas, le texte dit : « l’être… et le non-être. » — Se produit et devient, il n’y a qu’un seul mot dans le texte. — Est antérieure, ou supérieure.
  2. § 2. Supposé et démontré, le fait de la production et de la destruction continuelles des choses nous est attesté par les sens ; et il n’y a ni à le supposer ni à le démontrer. Mais il y avait des philosophes du temps d’Aristote qui allaient jusqu’à nier le mouvement ; voir le Ie 1er livre de la Physique, ch. 2 et suivants. — Simultanément, j’ai ajouté ce mot, pour rendre toute la force de celui dont se sert l’original. — Ou ce sera la production, ou ce sera la destruction, en d’autres termes, une des deux, mais non toutes les deux.
  3. § 3. Des mouvements contraires, voir la définition du mouvement contraire, Physique, liv. V, ch. 7, pages 320 et suivantes de ma traduction. — Suivant le cercle oblique, d’après ce qui suit et d’après le commentaire même de Philopon, il faut entendre parle cercle oblique le cercle du Zodiaque, ou de l’Écliptique. Selon que le soleil est plus ou moins près de nous, il y a production ou destruction des choses. La théorie d’Aristote peut n’être pas exacte ; mais elle est certainement ingénieuse. Le mouvement uniforme et éternellement identique reste appliqué au ciel ; mais le mouvement inégal auquel le monde terrestre est soumis, est dans le soleil et dans les planètes qu’il dirige. — La continuité d’un seul mouvement, et la possibilité de deux mouvements, et de là, les deux causes de la production et de la destruction successives et perpétuelles des choses. — Un de ces phénomènes, le texte n’est pas aussi formel.
  4. § 4. La translation de l’univers, c’est-à-dire, le mouvement de translation éternelle, qui emporte le ciel et les étoiles fixes, selon le système d’Aristote. — L’inclinaison du cercle, j’ai ajouté ces deux derniers mots. — Que la cause, l’expression du texte est tout à fait indéterminée ; j’ai dû la préciser dans ma traduction. — En étant présent et en s’approchant, ceci peut s’appliquer au soleil, qui non seulement est plus ou moins loin de la terre, selon les saisons, mais dont la lumière tantôt est présente, et tantôt disparaît avec le jour et la nuit. — En s’approchant plusieurs fois, j’ai conservé l’indécision du texte. Ceci veut dire qu’il faut que le soleil s’approche ou s’éloigne plusieurs fois de suite pour produire certains effets. — Les causes des contraires ou bien : « Les contraires sont causes des contraires. »
  5. § 5. S’accomplissent en un temps égal, il ne faut pas entendre ceci d’une façon trop stricte. Aristote veut dire que le temps durant lequel le soleil peut détruire, est égal au temps durant lequel il peut produire, la périodicité des saisons étant toujours égale. — De la vie de chaque être, la durée de la vie variant d’ailleurs pour chaque être, selon les conditions que la nature lui a a faites, comme il est dit un peu plus bas. — Un ordre régulier pour tous les êtres, on sait qu’Aristote a toujours combattu le système du hasard ; voir plus haut, ch. 6, § 5, et Physique, livre Il, chapitres 4 et suivants.
  6. § 6. Les phénomènes sensibles, ainsi Aristote recommande ici, comme partout, la méthode d’observation. — Quand le soleil se montre, ceci n’est vrai que dans une certaine mesure ; et c’est trop attribuer à l’action du soleil que de lui attribuer la production de toutes choses. — En des temps égaux, c’est-à-dire qu’au bout de l’année, le temps où le soleil x disparu est égal au temps durant le quel il a paru. — De la destruction naturelle, rapportée à la présence ou à l’absence du soleil. — La destruction est plus rapide, la même calme pourrait agir aussi sur la production. — Des éléments, le texte est moins formel, et j’ai dû rendre ma traduction plus précise.
  7. § 7. Ainsi que nous l’avons dit, soit dans ce chapitre, un peu plus haut, § 3, soit dans la Physique, livre III, ch. 5, § 4, page 94 de ma traduction. — Nous le soutenons, c’est un des principes dont Aristote a fait le plus fréquent et le plus heureux usage ; voir la Physique, livre VIII, ch. 7, § 6, page 510 de ma traduction. — Ailleurs, notamment dans les Catégories, ch. 2, § 2, page 54 de ma traduction ; dans la Physique, livre I, ch. 3, § 1, page 438 de ma traduction ; et dans la Métaphysique, livre IV, ch. 7, page 1017 a, 7, édition de Berlin. — L’être subsiste dans toutes les choses, sous-entendu l’être « éternel ; » mais j’ai dû conserver l’indécision de l’original. — Du principe, qui les a produites et qui les maintient. — En prenant la seule voie qui restât, c’est peut-être un peu trop restreindre la toute-puissance de Dieu. — Dieu a complété le tout, ce passage rappelle un peu les théories du Timée, qui l’ont peut-être inspiré. — Continuelle et perpétuelle, il n’y a qu’un seul mot dans le texte. — Compact et continu Une production perpétuelle et un devenir constant, même remarque. — De l’existence même, sous-entendu, « éternelle. » - Comme on l’a déjà dit bien souvent, dans ce chapitre même, et aussi dans la Physique, livre Vlll, ch. 12, § 46, et ch. 13, § 5, pages 550 et 552 de ma traduction.
  8. § 8. Comme les corps simples, c’est-à-dire les éléments ordinaires, la terre, l’eau, l’air et le feu. — Ne font aussi qu’imiter, le texte n’est pas aussi formel. — Qu’elles reproduisent, j’ai ajouté ces mots. On peut trouver d’ailleurs que cette comparaison est un peu forcée, entre le changement réciproque des éléments et le mouvement éternel dont le ciel est animé. Mais il faut se rappeler le rôle considérable qui est attribué aux quatre éléments, dans les théories d’Aristote. Voir spécialement la Météorologie, livre I, chapitres 2 et 3, pages 4 et suivantes de ma traduction. — Quand l’air, en effet, vient de l’eau, selon Aristote, l’eau en se vaporisant devient de l’air. — Et qu’ensuite l’eau vient du feu, le feu se changeant en air, et l’air, à son tour, se changeant en eau. — Imite, la répétition est dans le texte.
  9. § 9. Qu’on soulève quelquefois, ou « que soulèvent quelques philosophes. » — Séparés et dissous, il n’y a qu’un seul mot dans le texte Il faut entendre qu’il s’agit d’une dissolution des corps mixtes, où chacun des éléments qui les forment o seraient portés au lieu qui lui est propre, la terre en bas, le feu en haut, l’air et l’eau dans les lieux intermédiaires. — Pendant la durée infinie des temps, ces modifications étant excessivement lentes et exigeant des temps fort longs. — C’est qu’ils changent et se métamorphosent, il n’y a qu’un seul mot dans le texte. — Séparés et isolés, même remarque. — D’un double mouvement de translation, voir plus haut, § 4. Ce double mouvement est celui que produit l’obliquité du cercle qui tantôt éloigne et tantôt rapproche le soleil de nous. C’est aussi, d’après le commentaire de Philopon, le mouvement qui va d’orient en occident et qui revient d’occident en orient. — Et parce qu’ils changent, et se mêlent sans cesse les uns aux autres.
  10. § 10. Le créé et le destructible, j’ai conservé à dessein l’expression toute indéterminée du texte. — Dans d’autres ouvrages, les autres ouvrages sont la Physique, livre VIII, ch. 15, pages 558 et suiv. de ma traduction, et la Métaphysique, livre XII, chapitres 6 et suiv., page 192 de la traduction de M. V. Cousin, 2e édition. — Qu’il y ait quelque chose, il serait plus précis de dire quelque moteur éternel. — Plusieurs en nombre plusieurs, la répétition est dans le texte. Puisque le temps est continu, voir sur les rapports du temps et du mouvement, le IVe livre de la Physique, chapitres 14 et suiv., page 224 de ma traduction. — En débutant, Philopon croit que ceci se rapporte à la Physique, qui précède, dans l’ordre (les études, le Traité du Ciel et celui-ci. Il faut se reporter au IVe et au Vile livres de la Physique.
  11. § 11. Mais le mouvement est-il continu, cette grave question est agitée et résolue dans le VIIIe livre de la Physique, chapitres 15 et suiv., et dans le XlIe livre de la Métaphysique, chapitres 6 et suiv., un peu autrement qu’elle ne semble l’être ici. — De la continuité du lieu… de la continuité de l’affection, le texte n’est pas aussi formel. — Que subit la chose, j’ai ajouté ces mots afin de rendre la pensée plus claire. — Le mobile est continu, ceci ne se comprend pas assez bien. La continuité peut être ou celle du temps ou celle de la matière. — Que par le lieu, le texte est moins précis. — Qui a seul la propriété de le contenir, j’ai développé le texte pour le rendre plus clair. — Que celle du cercle, voir la Physique, livre VIII, ch. 12, § 41, page 547 de ma traduction et chapitre 14, § 1, page 553. — Toujours continue à elle-même, la circonférence revenant sur elle-même. — Le corps qui a la translation circulaire, et éternelle, c’est-à-dire, le ciel.