De la Littérature bohême en Angleterre – Edward Whitty

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LITTERATURE BOHEME
EN ANGLETERRE

M. EDWARD WHITTY.
I. The Derbyites and the Coalition, Parliamentary sketches, 1854. — II. The Governing Classes of Great-Britain, Political portraits, 1854. — III. Friends of Bohemia, or Phases of London Life, London, Smith Elder and C°, 1857.



Un pamphlet, à votre avis, est-ce un livre? — A votre avis, un poignard est-il une arme? Ainsi répondrons-nous aux gens scrupuleux qui nous demanderaient compte de l’examen que nous allons consacrer aux ouvrages d’un écrivain peu connu, mais qui mérite de l’être. Pamphlétaire, ceci est certain, libelliste même, on peut le prétendre, qui, lui aussi, s’appellerait au besoin « le Gazetier cuirassé, » mais qui, s’il affecte le cynisme des Chevrier et des Morande, tient d’une autre main que ces honteux devanciers le fouet satirique, et a su donner un autre emploi, une autre portée à ses spirituelles et virulentes « exécutions. »

Si la plume acérée dont il poursuit « les classes gouvernantes » de la Grande-Bretagne était d’une trempe moins fine; si la substance corrosive qu’il mêle à son encre ne laissait pas à ce poison l’aspect meurtrier du blue liquid le plus généralement en usage; bref, s’il était plus brutal et plus bruyant, plus violent et plus bavard, et moins littéraire, et moins exquis en ses cruautés, M. Edward Whitty aurait depuis longtemps sa renommée acquise et sa popularité faite. Tel qu’il est, et grâce aux désastreuses qualités que ses ennemis les plus acharnés ne sauraient lui contester de bonne foi, il n’est connu que de qui sait lire (dans la plus haute acception du mot); il n’est apprécié que de qui sait juger. Le Leader, où il a d’abord fait son chemin, est, sinon le premier, au moins un des meilleurs hebdomadaires anglais, et par malheur un des moins répandus. M. Whitty, victime d’une injustice analogue, ne trouverait peut-être pas en Angleterre et en France, — tout compris et tout compté, — deux mille personnes qui aient retenu son nom. Eh bien! ce nom, dont le retentissement est si étroitement circonscrit, est celui d’un artiste qui, mieux inspiré, mieux dirigé ou se dirigeant mieux, réglant mieux sa vie et l’emploi de son talent, plus consistant, plus fidèle à ses amitiés, plus avare de ces abandons subits qui ressemblent à des trahisons, et de ces médisances qui ressemblent à des calomnies, aurait tout présentement une des hautes positions de la presse politique. Pourrait-il aspirer à une autre? Serait-il en mesure, émule heureux de tous ces jurés anonymes qui passent chaque jour verdict sur les actes et les discours des hommes publics, de disputer aussi la palme aux romanciers d’élite? Pourrait-il, comme il semble y prétendre, — comme Théodore Hook le fit jadis, — comme l’ont essayé MM. Disraeli et Bulwer, comme Thackeray semble y songer, — compté au parlement, goûté dans les reading-rooms, être à la fois étoile politique et lion littéraire? Ceci est une question que nous examinerons plus tard et plus à loisir. Arrêtons-nous d’abord au publiciste; nous jugerons ensuite le début du conteur.


I.

Par une assez rare bonne fortune, les articles épars de M. Edward Whitty ont été recueillis à deux reprises différentes. Nous avons donc sous les yeux, — petits volumes brochés de rouge, et du plus vif, par un éditeur facétieux[1], — une série d’esquisses parlementaires, l’histoire d’une session (1852-1853) et une galerie de portraits politiques, où figurent tour à tour les chefs de la fraction la plus vivace du parti tory, — les Derbyites, comme on les appelle du nom de leur chef, lord Derby, et les membres de la coalition qui tient à cette heure, et depuis plusieurs années, toutes les hautes positions gouvernementales du royaume-uni. En tête du premier de ces volumes se trouvent les avis aux nouveaux membres du parlement (Hints to new M. P’s.), admonitions ironiques qui résument, en somme, les opinions éparses dans les chapitres qui suivent.

La chambre des communes, au dire de M. Whitty, est un lieu clos, où l’on respire une atmosphère sui generis. Le soleil et l’air s’y transforment à l’usage spécial des moines de ce couvent. Couvent, ai-je dit? Non; la métaphore est moins catholique et moins révérencieuse. C’est un théâtre avec ses coulisses, son foyer, ses régisseurs, ses artifices de mise en scène, ou bien encore c’est un club en dehors de tout, n’existant que pour lui-même, ayant ses meneurs, ses favoris, ses préjugés à part, et jusqu’à son idiome incompris ailleurs. Pour y briller, pour y prospérer, n’allez pas croire que le talent suffise, n’allez pas croire qu’il soit indispensable. Une intelligence supérieure y est dépaysée comme une élocution trop élégante, comme une manière de voir trop philosophique. A l’aspect d’un homme et au premier coup d’œil, un examinateur expert vous dira s’il a chance de succès parlementaire. Il faut une certaine construction physique, sans laquelle tout le reste échoue. La taille et la circonférence ne sont pas déterminées, non; mais il faut absolument, il faut de rigueur une quantité donnée de vitalité résistante qui se traduit à l’œil par le développement du crâne, l’épaisseur du cou, l’ampleur du « coffre, » comme disent les Anglais, toujours marchands, ou du « buste, » comme nous disons, un peu plus artistes. Bref, « un peu d’animalisme[2] » est indispensable, M. Whitty nous l’assure, toutes les fois qu’il s’agit de parler à l’intelligence d’une masse d’hommes. Ceci est peut-être vrai en Angleterre. Et cependant lord John Russel), un des grands personnages parlementaires, n’a rien de trop positivement athlétique; mais probablement, sous sa frêle enveloppe, il y a cette vigueur latente, ce pluck exigé par notre satirique.

Il ne suffit pas d’avoir le pluck. Il faut le consacrer tout entier au parlement, si l’on veut y faire figure. On y grandit en raison de son travail, et quel travail! Il absorbe la vie entière. Voyez M. Disraeli par exemple. Il arrive, précédé d’une réputation littéraire et se fiant à elle; son début est malheureux, presque ridicule. Tout au plus s’abstient-on de siffler cet orateur novice qui a cru entrer de plain-pied dans la terrible arène; son orgueil froissé se concentre : il jette à ces hommes qui le huent un regard indigné. — Vous m’écouterez un jour, leur crie-t-il à travers le tumulte, et pendant douze sessions consécutives il travaille à remonter péniblement la hauteur d’où on l’a précipité. Après ces longues années d’un labeur sans trêve, son jour vient. Sir Robert Peel tombe dans la disgrâce du parti tory. Qui se charge alors de fulminer les colères longtemps contenues, de signaler la prétendue trahison? Qui s’indigne, qui raille, qui traîne dans la boue le chef abandonné, le guide dont on ne veut plus, le ministre qu’il faut renverser et remplacer? Qui? Le maladroit novice, passé vétéran et maître passé dans ce langage qu’il balbutiait naguère. Qui? Le romancier moqué par un jaloux auditoire. Qui? M. Disraeli en personne. Non-seulement on l’écoute, mais on l’applaudit; non-seulement on l’applaudit, mais on vote comme il le veut; non-seulement il enlève les suffrages, mais il s’empare du pouvoir. Il est ministre, il présente le budget. Le budget, il est vrai, n’a point de succès; le ministre, il est vrai, ne gardera le pouvoir que bien peu de mois. Et ce triomphe passager, il a dépensé le meilleur de sa vie à l’obtenir. Mais encore...

Il faut donc se donner corps et âme au parlement. Il faut aussi lui témoigner le plus profond respect. Peu importe ce que vous en pensez au fond. Montrez à ce pouvoir irresponsable et tyrannique, votre maître absolu dès que vous en prenez votre part, montrez-lui la vénération la plus inébranlable. Étudiez, sous ce rapport, M. Hume. Ce n’était point un brillant orateur, il s’en faut bien. Esprit limité, volonté tenace, il était toujours sur la brèche, prêchant des économies, quelquefois utiles et praticables, quelquefois impossibles ou mal entendues. Il fatiguait, il ennuyait, il contrariait, il harassait bon nombre de ses collègues, et les ministres plus particulièrement; mais dans les plus chauds débats et après les échecs les plus désagréables M. Hume, — le terrible Joseph Hume, — était toujours respectueux, toujours soumis. Bien certainement, intùs et in cute, il envoya plus d’une fois ses honorables collègues à tous les diables, et si on l’eût sommé à foi et à serment de révéler en quelle estime il les tenait, peut-être aurait-on été fort surpris de ses aveux; mais il restait calme et poli, effaçait sa personnalité, savait obtenir ses chers « retranchemens, » et, loin de s’en prévaloir, en reporter l’honneur, uniquement à ceux qui les avaient votés. Aussi avait-il fini par se faire honorer, mieux que cela, par se faire aimer de la chambre en masse. Et whigs et tories, quand Joseph Hume tomba mort à la peine, se réunirent pour chanter un de profundis en son honneur,

M. Cobden monte à la tribune, et de là, comme des hustings les plus élevés, il entend parler au peuple anglais tout entier. Tant pis pour M. Cobden. M. Bright, — pas toujours, il est vrai, mais le plus souvent, — au lieu de songer qu’il est membre des communes, se prévaut de ce qu’il est le délégué de Manchester. Tant pis pour M. Bright. Tous deux perdent à ce jeu bonne partie de cette haute influence qui leur appartient naturellement, et qu’ils devraient tendre à augmenter sans cesse, ne fût-ce que dans l’intérêt des idées qu’ils représentent. Avec une position moins forte, ils la perdraient tout entière. O’Connell n’a jamais rien obtenu du parlement pour sa « chère Irlande. » Pure maladresse! S’il avait manœuvré le taureau farouche, au lieu de le prendre tour à tour par les cornes et par les sentimens, de l’insulte passant presque sans transition aux coquettes cajoleries, O’Connell en fût venu à ses fins. Le pluck ne lui manquait pas, à celui-là. Il en aurait revendu à sir James Graham, à Joseph Hume, et à sir Robert Peel lui-même, cet homme de fer.

D’ailleurs ne vous figurez pas que la vie parlementaire moderne admette ces excès par lesquels se sont rendus fameux les géans de l’autre siècle. On ne peut plus, comme Sheridan, se dresser, pour demander la parole, sur des jambes avinées qui refusent service, ou, comme Fox, se lancer tout fiévreux, après trente heures consécutives passées à une table de piquet, dans un exorde aventuré, ou, comme Pitt, abrité par la perruque du speaker, préparer, en dégorgeant dans une cuvette le porto d’un souper trop copieux, les argumens qui terrasseront Fox. Aujourd’hui ces exploits ne sont plus de mise. Il faut être robuste, il faut être laborieux, il faut être respectueux, il faut être sobre.

Telles sont les exigences du parlement et de M. Whitty. Maintenant, si vous lui remontrez qu’à ce compte bien peu d’hommes sont en état de siéger aux communes, il vous fera remarquer que, si l’on ne peut atteindre à tout ce qu’il regarde comme les conditions essentielles du succès, on peut y viser, et cela suffit. Les mêmes moyens, dans une mesure différente, vous conduiront aux divers degrés de la prééminence parlementaire. Vous ne serez pas premier (chef du ministère), eh bien ! vous deviendrez whipper in[3], ou tout simplement un back-bencher (une tapisserie) utile, et compté. Faites-vous fi de cette humble fonction? Eh! mon Dieu, que de fierté! Vous croyez-vous donc si supérieur à M. Glyn, à ce grand personnage qui règle les destinées et administre les millions du North-Western Railway? M. Glyn est un back-bencher fort modeste et fort silencieux. Et M. William Brown, le grand négociant de Liverpool, avec ses centaines de vaisseaux, ses milliers d’agens, ses millions de marchandises, qu’est-il donc? En back-bencher. Et cet autre back-bencher qui jamais ne s’est avisé d’ouvrir la bouche, bien que de tous les membres des communes il soit, à coup sûr, le mieux informé; savez-vous qui c’est? Le propriétaire et souverain seigneur de cet énorme domaine qu’on appelle le Times, le maître absolu de ce journal tout-puissant qui représente en Angleterre ce qu’on a si bien nommé « le quatrième pouvoir. » C’est M. Walter, ni plus ni moins. Apprenez donc à respecter les back-benchers. D’ailleurs, si le parlement a ses exigences, il a ses tolérances, qui lui sont aussi particulières. Composé en grande partie d’aristocrates, il n’a pas le respect du rang, cette idolâtrie que M. Thackeray, reprenant en sous-œuvre le M. Jourdain de Molière, a si vertement travaillée. Le parlement n’est pas snob. Avec tout le prestige de son nom et de son lignage, lord Stanley, le fils de lord Derby, ne peut obtenir un moment d’attention quand il veut professer « la question des sucres; » — survient, traitant le même sujet, M. Wilson, le rédacteur en chef de l’Economist, fils d’un chapelier, et la chambre est tout oreilles. Elle ne professe pas non plus le culte immonde du veau d’or. Très riche ou très pauvre, millionnaire ou vivant d’expédiens, elle vous fait chance égale. Voyez la fortune politique de M. Disraeli, qui n’en a pas d’autre. Comparez-lui l’accueil ignominieux fait au « roi des chemins de fer, » à ce M. Hudson, que la haute société de Londres n’avait pas rougi d’adopter malgré l’origine suspecte de son opulence, et dont le parlement fit justice, dès qu’il y parut, et par ses rires d’abord, et plus tard par ses clameurs indignées.

Est-ce à dire que le parlement soit fort rigoureux en matière de probité privée? Hélas! non. Ce grand club n’a pas de principes bien arrêtés en cette matière, ni une conscience très en éveil. Il supporte, et, s’il les reconnaît utiles, il applaudit des gens que ne recommande ni leur honnêteté politique, ni même l’autre honnêteté, plus facile à rencontrer. S’il lui arrive de punir une immoralité, c’est que sa morale, — morale toute particulière, — a été froissée. Sa morale, c’est sa convenance, son bien-être, la dignité dont il a besoin pour se sentir... comfortable. Ménagez-le sur ce point, il ne tiendra compte ni de votre passé compromis, ni de votre présent soupçonné. Maintenant soyez honnête, si cela vous convient : il n’y contredira pas, et ne vous en saura mauvais gré que si, avec cela, vous êtes un bore, c’est-à-dire un inutile ennuyeux. Mieux vaudrait pour vous, en ce cas, être un misérable, mais en même temps un homme de bon conseil, pratique et, comme cela se dit en anglais, praticable.

La littérature n’est pas absolument antipathique aux membres du parlement. Sous certaines formes, elle s’y fait tolérer et même goûter. On a dit le contraire à propos de sir Edward Lytton (Bulwer) comme à propos de Mackintosh. Il y a là un paralogisme. On prend l’effet pour la cause et vice versâ. L’écrivain qui échoue à la chambre des communes ne subit cet échec que parce qu’il y entre avec des préoccupations étrangères, une ambition complexe et divisée. Il n’est pas assez exclusivement dévot aux pénates de l’endroit. Puis, pour trop prétendre, il compromet souvent son succès. Sir Edward Lytton, dès le début, prit un essor immense, et ses beaux discours, élégans, retentissans, spirituels, parurent autant d’hymnes à la glorification de son propre talent. Le chœur parlementaire lui fit défaut, un peu choqué du rôle de comparse qu’on lui assignait ainsi. D’ailleurs sir Edward Lytton ne travaillait pas volontiers. Il était de ces grands acteurs qui détestent l’étude quotidienne, et se font traîner aux répétitions. Il ne se gênait pas pour parler une langue autre que celle de ses collègues. Il ne s’astreignait pas à penser ou à feindre de penser comme eux. Il échoua donc ; mais n’eût-il pas été le romancier à la mode qu’il aurait, par ces motifs, échoué de même.

Nous résumons, — que ceci soit bien entendu, — les opinions et les données du spirituel pamphlétaire ; aussi pouvons-nous prévoir l’objection. Un radical ! nous va-t-on dire… Et là-dessus bien des gens croiront la cause entendue. Qu’ils le sachent cependant, nous n’avons pas affaire à un radical fort enthousiaste. On ne l’est guère avec un instinct de médisance si développé, si franchement mis à nu. Écoutez ce radical, guerroyeur avant tout, tirer sur les radicaux :


« Il y a un certain nombre d’hommes ainsi appelés, nous dit-il. Le parti radical n’existe pas comme tel dans le parlement. Aussi n’ont-ils servi ni leur cause ni eux-mêmes. Tels vous les voyez de nos jours, tels ils sont depuis 1835, alors que l’aristocratie, ébranlée un moment par le bill de réforme, s’aperçut tout à coup qu’elle ne courait aucun danger. Nous savons ce qu’est, ce que peut, ce qu’a fait ce parti radical, qui n’en est pas un. Nous savons qu’il a émis en paroles les idées qui fermentent au sein des masses. Nous savons aussi, et à n’en pas douter, que son influence législative a été à peu près nulle. Et pourquoi ? Ce prétendu parti radical, ce groupe d’hommes capables de voter autre chose que ce que votent les whigs ou les tories, — a toujours pu réunir une centaine de voix, c’est-à-dire, en comptant les membres libéraux d’Irlande, un quart environ de celles qui font la besogne parlementaire à la chambre des communes. A-t-il une influence proportionnée à ce qu’on pourrait attendre de sa force votante ? Il s’en faut de tout. Ceci tient à ce que les grandes cités du royaume choisissent en général des hommes supérieurs par l’intelligence ou des hommes arrêtés dans leurs principes dogmatiques, obstinés, fantasques. Chacun guerroie pour son compte et à sa manière. Tous sont capitaines, pas un soldat. Manœuvrez dans des conditions pareilles. Les tories et les whigs, — aristocrates ou nominataires d’aristocrates, — généralement médiocres, ayant conscience de leur faiblesse individuelle, viennent se grouper au contraire derrière deux ou trois leaders, désignés d’avance à leur choix, ou par les garanties de leur caractère, ou par une capacité tout exceptionnelle dans ces rangs-là. Le parti organisé présente une masse compacte, et maintenant figurez-vous, devant ces bataillons carrés, un escadron de Brights, un détachement de Cobdens, escarmouchant isolément et cherchant à entamer les rangs serrés de l’oligarchie… »


Le préjugé oligarchique, le respect inné de l’Anglais pour ses lords, la reconnaissance naïve qu’il accorde à leurs moindres condescendances, la crédulité avec laquelle John Bull se fait le compère de « milord-duc » lorsque sa seigneurie l’assure que John Bull jouit de la liberté la plus complète, des droits les plus étendus, et que notamment il ne tient qu’à John Bull d’être, lui aussi, un aristocrate, si bon lui semble : — voilà ce qui indigne particulièrement M. Whitty. Et c’est cette indignation qui lui a fourni ses meilleurs portraits politiques. Dans celui de lord Carlisle, il crayonne avec un art remarquable cette physionomie de grand seigneur lecturer promenant ses lieux communs élégans d’athénée en athénée, et partout entouré de badauds ébahis, émerveillés, reconnaissans. Il commente avec une verve épigrammatique digne de Dickens et de Thackeray, — mais plus amère, plus directement hostile, — la devise équivoque des Howard, inscrite sur l’écusson du noble comte : Volo, non valeo; il montre le pair whig aux prises avec sa conscience qui lui reproche de ne pas traduire en actes les grands principes dont il se fait le propagateur, et les paroles sonores à l’aide desquelles il enlève les applaudissemens des meetings populaires convoqués pour l’entendre.


« Oui, lui dit-il, vous êtes populaire. Après vingt années de brigues et de travaux, vous avez obtenu cette popularité convoitée et courtisée. Les grandes familles whigs vous en savent gré. Elles vous ont envoyé en tirailleur reconnaître le camp ennemi, et dans les dîners publics, dans les lecture-rooms. vous avez fait le coup de feu avec succès. Reconnaissantes, les grandes familles whigs, pour seconder vos efforts, pour vous donner le poids qui vous manquait, vous ont octroyé quelques grandes charges secondaires. Vous avez été secrétaire pour l’Irlande, votre caractère s’adaptant au génie facile et bienveillant de cette race enthousiaste. Vous avez été chancelier du duché de Lancastre, sinécure grasse qui vous laissait tout le loisir de coqueter avec la démocratie... Maison somme qu’avez-vous dit et qu’avez-vous fait?... J’ai entendu, j’ai lu bien des colonnes émanées de lord Carlisle, et je n’ai pas la moindre idée de ce que lord Carlisle peut avoir dit. Il dit en général « que la nature humaine est une grande merveille et un grand mystère, — que c’est un grand bonheur de naître bon, — qu’il faudrait assainir l’atmosphère infecte des villes, — que les criminels en bas âge vaudraient bien mieux s’ils avaient plus de religion, — que l’âme de l’homme se développe sous un gouvernement libre et constitutionnel, — que les catholiques romains seraient facilement plus libéraux s’ils étaient moins enclins au torysme, — enfin que Pope est un poète à lire... » Telle est l’impression que j’ai gardée de la philosophie sociale, politique et littéraire de lord Carlisle. J’avoue que je n’y trouve rien à reprendre. J’avoue aussi que ces belles généralités, débitées avec un certain art et par un pair du royaume, vont mieux à la foule qu’une rhétorique un peu plus ardue et une analyse plus rationnelle. Et ainsi se fait une réputation d’homme libéral, d’âme généreuse : — Voilà, voilà le vrai nobleman, se disent les bourgeois enthousiastes. « 


Le jugement est peu charitable sans nul doute, il est malveillant, il est one-sided, comme on dit chez nos voisins; mais il est piquant, et il ne le serait certainement pas s’il ne provoquait, malgré qu’on en ait, le désir d’examiner à fond cette popularité contestée à lord Carlisle. Qu’on le fasse, cet examen, et l’on pourra dire ensuite en toute sûreté de conscience si l’écrivain radical, égaré par la passion de parti, — M. Whitty passionné! — a manqué de justice et de sincérité.

Au début de la guerre d’Orient, ce peintre inexorable se place tour à tour devant deux des figures que les événemens d’alors mettaient subitement en relief : lord Stratford de Redcliffe et lord Hardinge, le principal agent diplomatique et le principal organisateur des forces militaires du royaume-uni. Le premier de ces portraits lui est une occasion de railler la profonde ignorance du peuple anglais sur ses intérêts à l’étranger, et la réserve calculée avec laquelle le gouvernement aristocratique, — en dépit des vains semblans de la discussion parlementaire, — entretient cette heureuse ignorance: « La chambre des communes a le privilège de poser toutes les questions qu’il lui convient. Le foreign secretary a le privilège de n’y jamais répondre, et bien que la chambre ait le droit, garanti par la constitution, de provoquer des explications catégoriques sur les négociations terminées, un ministre homme d’esprit a toujours le choix, même alors, de garder par devers lui bien plus qu’il n’en révèle, — et cela « dans l’intérêt du service public. » L’opposition, qui se garde bien d’étudier des questions auxquelles en temps ordinaire la masse du public ne prend aucun intérêt, se trouve, au moment de crise, complètement dépourvue de renseignemens, et se voit réduite, pour taquiner le Foreign-Office, à traduire en discours quelques articles ramassés dans les journaux de Paris, Berlin ou Vienne. Aussi la « diplomatie secrète » conserve-t-elle et tout son prestige et toute sa liberté d’action, le fier peuple anglais continuant à s’écrier, selon sa coutume : « Nous sommes la seule nation libre de l’Europe ! » — quitte, si les affaires s’embrouillent, si son honneur lui semble compromis, si son commerce s’effraie, à réunir quelques meetings dont les excentricités égaient les déjeuners de lord Palmerston en vacances et des nobles hôtes réunis dans sa villa champêtre. » On le voit, c’est toujours au fond le même grief, celui par lequel débute le chapitre consacré à lord Hardinge :


« Combien il est malheureux que cet édifice sublime, la constitution anglaise, soit une pure théorie, et, malheur à peu près égal, que les Grands-Bretons[4], en masse, y croient comme à une réalité! Les classes à force d’adresse, Tout persuadé aux classes gouvernées. Celles-ci, et les plus démocratiques, croient fermement qu’il n’existe pas de barrières hiérarchiques infranchissables, et qu’au mérite sont accessibles les plus hautes dignités de l’état. — Voyez, vous dit-on, l’évêque de Londres, Charles James; voyez le lord chancelier Sugden, fils d’un coiffeur. — Et lord Derby, lui aussi, s’abandonnant à un élan de bon convive, disait l’autre jour à la table des négocians de Liverpool : « La chambre des lords, messieurs, est ouverte à tous. » Oui, comme la Taverne de Londres est ouverte à tous... ceux qui peuvent payer. Or à la chambre des lords savez-vous ce qu’est le prix d’entrée? — Une entière soumission aux classes gouvernantes. Excepté lord Brougham, arrivé là par suite de circonstances toutes particulières, jamais vous ne pourrez citer un plébéien qui soit devenu pair autrement que comme agent de la pairie. Deux classes d’hommes seulement sautent ainsi de la boue à l’hermine : les soldats, les avocats. Or les soldats sont toujours tories; que si par grand hasard un d’eux ne l’est point, on l’écrase : voyez Napier. Les avocats, pour des raisons inutiles à déduire, tant elles sont claires, ont aussi au plus haut degré l’instinct conservateur. D’ailleurs le pair parvenu, — fait notoire,— est toujours le plus convaincu des aristocrates, le plus dévoué à la caste : voyez Jones Loyd, le millionnaire. Donc l’arrivée dans la chambre haute d’une capacité plébéienne aux conditions où elle y est admise, c’est une couche de badigeon passée sur l’antique house, qui la rajeunit et l’embellit aux yeux des multitudes étonnées et satisfaites; pour cela, il n’est pas dérogé à la politique traditionnelle des classes gouvernantes, qui est de se perpétuer, elles et leurs monopoles...

« Lord Hardinge, continue l’impitoyable analyste, est un homme capable, généreux, de ce tempérament héroïque qui commande à bon droit l’admiration générale. Ceci ne fait pas doute. Ce qui ne fait pas doute non plus, c’est que ni sa capacité, ni son héroïsme, ne lui ont valu sa pairie et sa grande position militaire. Il les doit aux belles occasions qui lui ont été données; il les doit aussi à sa grande fortune. Comparez sa destinée à celle de sir Charles James Napier. Hardinge a toujours été aussi inférieur à Napier que le duc de Cambridge est inférieur à lord Hardinge, et cependant celui-là est mort victime d’un doctrinaire noble (lord Dalhousie); celui-ci est commandant en chef de l’armée au moment où s’ouvre une guerre qui menace d’embraser l’Europe[5]; pourquoi ? C’est que lord Hardinge, comme lord Hill, s’est plié au rôle d’un bon tory, caressant, avec l’instinct du soldat, l’aristocratie qui pouvait faire sa fortune, et adorant, comme on adore Dieu, le chef du parti, lord Wellington. Il est vrai que Wellington a créé Hardinge, son lieutenant et pas autre chose. Ce n’est pas que Wellington, avec cette faculté spéciale des grands hommes qui leur fait discerner leurs pareils, ne reconnût le mérite supérieur de Napier : il le prouva lorsque, ayant Hardinge sous la main, il désigna Napier pour aller réparer les bévues d’une autre de ses créatures, celles de lord Gough, dans le Sutledge; mais il est à noter que Wellington ne découvrit des hommes supérieurs, soit dans les camps, soit dans l’ordre politique, qu’après avoir bien assis sa réputation de général et son influence d’homme d’état. Tous ses lieutenans, sans exception, étaient de second ordre. Ceux de Napoléon étaient de premier. Or Wellington n’a jamais pris ombrage de lord Hardinge, et jamais lord Hardinge n’a pu se poser en rival sur le chemin de son ancien chef. »


Ceci dit, M. Whitty rend pleine justice aux services de lord Hardinge comme gouverneur-général de l’Inde. Il rappelle cette terrible bataille de Meanee où l’énergie anglaise surmonta les chances les plus contraires, et la noble conduite du gouverneur-général qui, parfaitement libre de ne compromettre ni sa personne, ni sa renommée, ni ses hautes fonctions, puisqu’il n’avait pas le commandement des troupes, voulut combattre au premier rang, mena son fils avec lui sous le feu, gagna la bataille... et en laissa l’honneur à un autre.


« Mais enfin lord Hardinge a soixante-huit ans, s’écrie-t-il, et lorsqu’il en avait quarante, lorsqu’il était dans toute la vigueur physique et morale de cet âge culminant, personne ne l’eût jugé capable de remplir le poste où on le voit aujourd’hui, même alors que Wellington n’eût pas existé. Ceci n’est-il pas matière à sérieuses réflexions?... La jeunesse, c’est le génie, c’est l’ardeur, c’est la force. Un vieillard qui agit est un contre-sens, puisque l’activité lui manque. Rien d’injurieux dans cette remarque, ce nous semble; on n’insulte pas un homme en lui disant que sa barbe grisonne... L’expérience n’a ses avantages que lorsque les choses peuvent se faire par routine. Dans les débats devant Troie, Nestor parlait plus sagement que personne; mais ce fut Achille, un jeune casse-cou, présomptueux et téméraire, qui prit la ville d’assaut. On va nous dire qu’hier encore l’Autriche a été sauvée par l’octogénaire Radetsky; mais l’Autriche fut jadis perdue par Wurmser, autre octogénaire, que battit un capitaine de trente ans, à la tête de soldats qui n’avaient ni souliers ni eau-de-vie... »


Ou nous nous trompons fort, ou l’on a déjà reconnu, dans les pages que nous venons de citer presque au hasard, une intelligence exercée, alerte, qui sait choisir son terrain, diriger ses attaques, trouver le côté faible de l’ennemi, le frapper au cœur à travers les mailles de la cuirasse la mieux trempée. Encore n’avons-nous pas voulu jusqu’ici, — on comprendra notre réserve, — le suivre sur le terrain des personnalités, où il est passé maître. Telle de ses esquisses parlementaires est un petit chef-d’œuvre de malice. Nous indiquerons celle où il traduit les impressions d’un des nouveaux membres, qui vers minuit quitte le salon d’une belle dame, saute dans son brougham, et, traversant les rues obscures et froides, court au club se renseigner sur ce qui se passe à la chambre. Des signes certains lui révèlent qu’il s’y passe en effet quelque chose; il s’élance de nouveau, traverse Palace-Yard, encombré d’équipages de toute sorte, arrive sous les vestibules silencieux et splendides. Sur sa route, il n’a entendu que ces mots murmurés tour à tour par le concierge : les policemen, quelques députés en retard, quelques whippers inaffairés : — M. Disraeli est debout[6]. Notre gentleman rajuste son gilet, remet ses cheveux en ordre, et cependant arrivent jusqu’à lui des cheers assourdissans. Aussi l’émotion le gagne, et ses nerfs tressaillent, et le cœur lui bat quand il pousse la porte verte pour franchir le seuil de la grande arène... A peine est-il entré, que toute cette émotion s’apaise.


« La chambre est là, devant vous, et vos sensations s’émoussent à l’instant même. Votre œil embrasse la scène. L’assemblée est au complet. Elle écoute, mais avec une sorte de paresse et de langueur. Cette clameur de tout à l’heure, qui de loin ressemblait à de l’enthousiasme, c’est un éclat de rire, à moitié satisfait, à moitié méprisant. Là-bas, au bout, l’orateur. Il est à demi penché sur la table; une de ses mains, derrière son dos, joue amoureusement avec la batiste brodée de son mouchoir; l’autre main, une main blanche et soignée, bat une espèce de mesure sur une boîte rouge. Est-ce que vraiment c’est là un « grand discours? » L’orateur semble tout bonnement causer avec lord John Russell, dont les bras sont négligemment croisés, dont les lèvres entr’ouvertes dessinent un léger sourire, et qu’on dirait, après tout, fort amusé de cette éloquence. Une voix harmonieuse, celle de M. Disraeli, et il la ménage, il ne lui demande que ses plus douces modulations. Son accent est familier, presque amical. Arrivé à quelque amer sous-entendu, cet accent s’adoucit encore, et l’orateur détourne un peu la tête vers les gentilshommes campagnards, ses fidèles, pour qu’ils puissent l’entendre mieux et rire à propos, — d’un rire contenu, faible murmure qui ride à peine, et pour une seconde, la surface calme du débat. Lord John, et les whigs, et les radicaux sourient aussi. Allons, le sarcasme n’est pas trop méchant. Cependant M. Disraeli est arrivé à sa péroraison, et la péroraison est son triomphe. Aussi relève-t-il la tête, rejetant en arrière le col de son habit. Il a posé son mouchoir. Il quitte des yeux lord John Russell, et fait face à la chambre. Son débit est plus lent; il accentue mieux chaque mot, laissant là l’espèce de bégaiement qu’à l’ordinaire il affecte. L’orateur se montre pour le coup, et veut commander l’attention. Aussi le silence s’est-il fait : pas une parole n’est perdue. Allons-nous entendre le manifeste du parti? Quelque parole décisive va-t-elle être prononcée? Mais, non; M. Disraeli n’a rien perdu de son calme. Adroitement et sans le moindre effort, il esquive la déclaration attendue, l’engagement formel qui donnerait un sens précis à toute cette longue argumentation. Deux ou trois phrases compliquées et subtiles l’emportent loin de ce terrain brûlant, qu’il ne veut pas aborder. Deux ou trois gestes véhémens les ont accompagnées. Une salve d’applaudissement est partie, et le grand orateur, sûr maintenant de son effet, se laisse retomber sur son banc, aussi serein, aussi nonchalant que s’il venait de répondre à une question purement barométrique. Tout aussitôt (Forbes Mackenzie lui ayant dit à l’oreille ce qu’on augure du vote) il se tourne vers lord Henry Lennox pour lui demander « si Grisi, ce soir-là, s’est trouvée en voix?... »


Pure plaisanterie, n’est-il pas vrai, que ce joli tableau d’intérieur? Eh bien! réfléchissez à cette plaisanterie, et songez à ce qu’elle deviendrait, lue, comprise et méditée par ce que l’auteur appelle « les classes gouvernées » de la Grande-Bretagne. Demandez-vous ce qu’elles penseraient de ces beaux parleurs, de leurs discours fleuris, de leurs passes-d’armes courtoises? Vous verrez peut-être alors où elle va, et si elle ne cache pas un sens plus profond qu’on ne serait tenté, au premier abord, de le supposer.

En général, c’est là le propre du sarcasme prodigué par l’écrivain dont nous parlons. Grand partisan de la tolérance religieuse, il ne manque jamais l’occasion de ridiculiser les préjugés de secte ou de culte. Aussi, lorsqu’un jour lord John Russell, malade ou négligent, a laissé surprendre un vote contre l’allocation annuelle accordée au collège catholique de Maynooth (Irlande), M. Whitty se plaint avec amertume de cette défaite de détail si peu honorable, si facile à éviter. Quant à M. Spooner, auteur de la motion victorieuse, il l’atteint dans son triomphe par cette plaisanterie vengeresse : « La question de Maynooth revient chaque année fournir l’occasion d’un double débat. On lutte d’abord pour obtenir l’abolition pure et simple de l’allocation permanente que sir Robert Peel accorda en 1843; puis, en sous-œuvre, arrive M. Spooner, qui essaie, — il y a réussi cette fois, — de faire refuser le crédit annuel accordé pour l’entretien du collège de Maynooth, classé parmi les autres édifices publics. C’est la fiche de consolation des bigots rancuneux qui, ne pouvant absolument se débarrasser de la Dame Rouge[7], veulent au moins l’empêcher de mettre une pièce à son manteau... Après le vote, on a vu M. Spooner, piétinant sous le vestibule[8] et radieux, comme un bon et vaillant protestant qu’il est, s’applaudir de ce qu’en 1853-54 les carreaux cassés et les portes disjointes de l’établissement catholique ne pourront être remis à bien. Si donc l’Irlande conserve un camp de Bèlial, ce camp sera décimé par le lumbago. Et s’il faut que l’Antéchrist soit encouragé, du moins l’Antéchrist attrapera-t-il un catarrhe »

Ici, M. Spooner a l’air d’être seul en jeu : son individualité de second ordre va et vient, sans qu’on s’en étonne, sous la grille du chat qui l’a pris à partie; mais avec lui se trouve atteint, lacéré, mutilé tout ce grand « intérêt protestant » qui pèse encore d’un si grand poids dans les destinées du peuple anglais. Rapetissé dans ses proportions, ridiculisé dans ses tendances persécutrices, flétri dans les mesquineries de son zèle bigot, c’est lui, — non ce pauvre M. Spooner, — qui souffre et saigne en réalité.

Et maintenant que nous savons à qui nous avons affaire, maintenant que nous avons pu apprécier les ressources polémiques de l’écrivain radical, montré combien il a peu d’illusions, — même de celles qu’on aime à garder, — indiqué le ton misanthropique et amer de cette intelligence réellement distinguée, — dit quel mépris lui inspire la sottise humaine, élément peut-être indispensable du bonheur humain ; quelle redoutable sagacité elle déploie dans la désolante recherche des vrais mobiles, des vues secrètes, des transactions obscures de la conscience, nous comprendrons mieux, sans aucun doute, le roman fort étrange dont il nous reste à parler.


II.

Nous croyons savoir, nous ne dirons pas dans quelles circonstances il a été écrit. Tout au plus nous serait-il permis d’en parler, si elles nous eussent été plus clairement révélées par le livre lui-même. Fort heureusement ce livre, dans ce qui, dit-on, l’assimile à un libelle, est pour nous à peu près lettre close : sans cela, il faudrait nous taire. Tout ce que nous y avons entrevu dans ce genre, c’est, en deux ou trois endroits, des allusions personnelles, inconvenantes peut-être, mais qui n’ont pas le caractère de la diffamation. Parmi celles-là, — nous nous hâtons de le dire, bien que nous le disions à regret, — sont des attaques passablement venimeuses dirigées contre les anciens collaborateurs de M. Whitty, qui, nous en avons la preuve, étaient en même temps ses amis. Nous ne pouvons entrer dans les querelles d’intérieur qui ont dû amener la rupture de ces liens de confraternité politique. En revanche, il nous est loisible, et c’est notre devoir, de protester au nom des convenances et du bon goût contre les représailles publiques, — représailles n’est peut-être pas le mot propre, — que les rancunes du journaliste ont dictées au romancier. Nous n’irons certes pas citer à M. Whitty les passages des livres saints qui prescrivent le pardon des injures et l’esprit de charité : cette morale-là le ferait sourire; mais, à défaut de l’Évangile, nous permettra-t-il d’invoquer Pétrone, un auteur tout à fait de sa compétence, qu’il doit connaître, et que peut-être il estime? Or dans Pétrone que lisons-nous? Qui lœdit ignotos, latro appellatur; qui verò amicos, paulò minus quam parricida... Mais voilà bien assez de censure et de latin.

Aussi bien ne s’agit-il que d’un roman, un roman, il est vrai, où tout est empreint de la plus cruelle réalité. M. Whitty n’en pouvait composer d’autre. Il ne peint pas flatté, il ne broie pas du rose; sa palette n’est pas celle des poètes : il ne voit en beau ni la surface ni la profondeur de ce pauvre monde. A le prendre au mot, — et nous préférons croire à une donnée systématique, — il n’a de sympathie pour quoi que ce soit, pas même pour le laid et le mal, ce qui peut sembler étrange quand on voit comment il traite le bien et le beau, du moins ce que nous appelons ainsi, nous autres gens du commun. Sous ce rapport, il laisse bien loin Thackeray, que beaucoup de lecteurs, surtout beaucoup de lectrices, estiment trop médisant, trop exact, trop clairvoyant pour leur goût particulier. À ces esprits modérés, calmes, bienveillans, qui tiennent à aimer, à vénérer quelque chose, nous nous garderons bien de recommander les Amis bohémiens[9] de M. Whitty. Cinquante pages de ce livre leur donneraient le cauchemar. A la centième, il tomberait de leurs mains frémissantes. Aux curieux froids et désintéressés, aux blasés littéraires qu’ennuient les thèmes rebattus, les données routinières, les fadeurs et les frénésies également usées du roman accoutumé, nous conseillerions d’essayer cette lecture, et encore sans leur promettre autre chose qu’une saveur, sinon très agréable, du moins assez nouvelle, ce qui, pour eux, peut suffire.

Sur ce, et sans plus de préambule, nous nous laisserons présenter chez les Dwyorts. Nombreuse famille : trois générations. A Londres, vous avez Jacob Dwyorts, manufacturier émérite, la machine faite homme, riche à millions, impassible dans sa richesse, tyran domestique, la plupart du temps assoupi dans son fauteuil, du moindre mot se faisant obéir, et dont le cœur, si jamais il a battu, est de temps immémorial ossifié. Cet homme si riche a des fils très pauvres qu’il méprise du fond du cœur, et qui tout naturellement le détestent à proportion, calculant jour par jour, minute par minute, le temps que cet éternel vieillard peut encore passer sur la terre. Il a deux petites-filles qu’il a laissées moisir dans le célibat, et qui peu à peu sont devenues pour lui comme deux femmes de chambre médiocrement salariées. Une troisième petite-fille, née, celle-là, d’une fille unique morte en lui donnant le jour, est la favorite du vieux Jacob, la duchesse de Bourgogne de ce Louis XIV industriel. Elle est jolie, étourdie, insolente; ainsi faite, elle lui plaît, et il l’a richement établie. Réunissez tous ces élémens autour d’une table de famille le jour de Noël, et vous aurez un intérieur charmant. Tous ces bons parens se détestent, se jalousent, disent pis que pendre les uns des autres, et sans l’impérieux patriarche, sans le quos ego de sa voix cassée, mais brève et sinistre, ils se mangeraient, on est tenté de le croire, avant de toucher à l’oie sacramentelle qui fait le fond de ce repas biblique.

Un autre Dwyorts, John, fils de Jacob, est établi à Liverpool, où il a fait une fortune qu’on dit immense. Son père est-il, comme on le prétend, jaloux de cette prospérité? Peut-être oui, peut-être non. La question demeure indécise; mais ce qui ne fait pas question, c’est que, dans aucune circonstance, l’heureux fils, s’il devenait malheureux, n’aurait à compter sur l’assistance paternelle. Tout au plus l’admettrait-on à travailler dans les bureaux de la manufacture, comme Nick Dwyorts, — neveu de Jacob, — lequel depuis vingt ans travaille à titre de contre-maître dans les ateliers. — « Oui, dit ironiquement un des frères, il y a vingt ans qu’il pioche, et il a une famille nombreuse... Aussi aurait-il obtenu de l’avancement, n’était sa parenté avec papa. »

Mais John Dwyorts n’en est pas Là pour le moment. Ses vaisseaux encombrent les ports d’Amérique; il est engagé dans les railways du Canada. Son nom retentit à tous les échos de la spéculation. Et le voici justement qui marie son fils, — le beau Diego Dwyorts, — à une fille de noble race, à la plus jeune des miss Slumberton. Comment donc! lord Slumberton, un pair du royaume, — et il a eu jadis tout comme un autre son petit ministère, — lord Slumberton, que le Colonial-Office envoie comme gouverneur dans l’île de Saccharinia, donner ainsi sa fille au fils du premier venu?... La donner? Pour qui le prenez-vous? Il la vend, ma foi! bel et bien. En deux mots, voici le fait. Lord Slumberton, avec ses dehors imposans, est un pauvre homme : c’est de plus un homme pauvre, nonobstant son ministère qui date de loin, sa pairie qui ne rapporte rien, et ses terres où l’hypothèque pousse plus vite que les bois. Un matin, il a eu envie de s’enrichir. John Dwyorts s’est trouvé à cette heure fatale sur le chemin de ce malheureux. Ils se sont embarqués ensemble dans une vaste et belle opération, comme elles le sont toutes au début. Quelques mois plus tard, lord Slumberton a reçu ses comptes de liquidation, qui le constituent en perte de trente mille livres sterling et débiteur de la maison Dwyorts, laquelle en a fait l’avance. Puis, à la veille du départ pour Saccharinia, lord Slumberton a vu se dresser Dwyorts devant lui, et alors entre le plébéien créancier et le patricien débiteur un dialogue s’est établi, rapide et net : — J’ai besoin démon argent. Pouvez-vous me payer? — Pas en ce moment, mais... — Je n’ai pas le temps d’attendre. Trouvez-moi ces trente mille livres sterling, ou vous ne partirez pas. — L’argent, je ne l’ai pas... Accepterez-vous l’engagement de mes filles sur leurs droits propres? — Non,... mais j’accepterai une de vos filles en personne. Et c’est ainsi que miss Nea Slumberton, sa jeunesse bien apprise, sa candeur bien gardée, ses grâces aristocratiques, ses délicatesses de corps et de cœur, échurent brusquement à Diego Dwyorts, qui, ma foi! n’y songeait guère... et s’en souciait encore moins.

Dans tous les romans d’Anne Radcliffe et de ses nombreux imitateurs, on ne trouverait pas une scène qui serre le cœur d’une aussi pénible étreinte que celle de ce mariage improvisé. Le fiancé malgré lui, fortement intéressé (on saura comment) à faire avorter la négociation matrimoniale, a essayé d’un expédient dilatoire. Pour ne pas quitter l’Irlande, où la missive impérieuse de son père est venue le chercher, il fait valoir un bras cassé à la chasse, les ordonnances du médecin, que sais-je encore? Mais John n’est pas homme à laisser manquer pour si peu une affaire conclue. Diego ne peut pas venir à Londres, eh bien! sa fiancée ira le chercher dans le vieux château d’Oshire. Ceci n’est conforme ni à la réserve féminine ni à la dignité aristocratique; mais quand John Dwyorts a parlé, lord Slumberton ne peut qu’obéir. La marchandise est vendue, il faut effectuer la livraison. C’est cette « livraison » qui est une tragi-comédie, fond terrible déguisé par la légèreté de la forme. Le rôle de Diego, acculé dans ses derniers retranchemens, contraint de sourire, de s’excuser, de tourner des madrigaux, et peu à peu s’animant à ce rôle, s’éprenant, un peu superficiellement peut-être, de sa belle et innocente fiancée; le cruel embarras de cette enfant qu’on traîne ainsi dans les bras d’un inconnu; les dehors paternels et solennels du pauvre père empêtré dans sa honte; les brusqueries péremptoires de John ; le sans-gêne créole et les dires excentriques de sa femme, riche héritière de La Havane, qu’il épousa jadis par spéculation, et qu’il a reléguée, pour s’en débarrasser, dans ses domaines d’Irlande : tout, jusqu’à la sœur de Nea, qui tâche de faire bonne contenance, jusqu’à la gouvernante chargée de rendre acceptable à son élève cette série d’inconvenances et de fausses situations, constitue un tableau esquissé de main de maître. Malheureusement, comme le reste du livre, il est resté à l’état d’ébauche.

Voici Diego Dwyorts bien et dûment marié. Par malheur, il l’est un peu trop. Il y a de par le monde une errante beauté qui a sur lui tous les droits de Nea Slumberton, plus ceux d’une antériorité difficile à nier. En deux mots, Diego Dwyorts est bigame. Jeune et aventureux voyageur, il rencontra naguère sur le continent une jeune personne passablement émancipée, — fille d’un violoniste français et d’une modiste allemande, — virtuose de naissance, — cantatrice formée en Italie, grâce à des protections ecclésiastiques, — ayant couru le monde plus qu’il n’eût fallu, mais avec une paire de pistolets qui ne la quittait jamais : un Wilhelm Meister femelle, et c’est tout dire. Le jour où elle rencontra Diego, l’heure de Thérèse Desprez avait sonné sans doute. Elle crut que le ciel lui envoyait un de ces rares amours auxquels ses romanesques lectures lui faisaient croire. Un si jeune homme, si gai, si passionné, ne pouvait mentir... « Il envoyait des bijoux, on ne les recevait pas; il amena un prêtre, un prêtre de la religion qu’elle professait en sa qualité d’artiste, un prêtre de l’église romaine. Elle se moqua du révérend, mais le pria de rester à dîner. Ce fut un dîner des plus gais, gai comme les bouchons de vin de Champagne, quand ils sautent en l’air, chassés par le gaz épanoui. Ce soir-là même, Thérèse et Diego furent mariés. Elle avait été éblouie par ses richesses, elle s’était émue de son dévouement. Ils partirent pour l’Orient; la lune de miel gravite volontiers autour du soleil. Ils s’enivrèrent de volupté. En revenant, la peur le prit, à l’idée de son père irrité. Elle le vit changer, et lui en voulut. La passion du jeune homme était assouvie. Thérèse venait de subir sa première déception de cœur. Ils se séparèrent... »

Voilà comme raconte M. Whitty, et ce n’est point mal raconter, n’est-il pas vrai? Avec les dix lignes qui précèdent, combien de feuilletons, — comptez sur vos doigts, — aurait composés un de nos romanciers féconds. Aussi n’ont-ils pas fait leur apprentissage à la chambre des communes, la véritable école, comme on sait, du style concis et laconique.

La bigamie de Diego Dwyorts forme le nœud du roman; mais du roman et de ses complications, il est un peu trop clair que l’auteur se moque tout le premier. Il lui fallait un fil pour accrocher ses marionnettes, et, ma foi, autant celui-là qu’un autre. Les marionnettes en revanche, voilà l’essentiel. La liste en serait longue, car ce livre bizarre fourmille de personnages qu’on nous montre, qu’on fait parler une heure, et qui disparaissent ensuite sans retour possible. Force nous est donc de choisir. Arrêtons-nous d’abord à Jack Wortley. Jack Wortley est un joyeux jeune homme qui nous apparaît en premier lieu sur la côte d’Irlande, au milieu des horreurs d’un naufrage, comme capitaine propriétaire d’un beau brick arrivant d’Amérique. Ce jour-là, il ne prend pas son vrai nom; mais plus tard il arrive, en cabriolet et avec toutes les allures de l’homme opulent, à la porte de la manufacture du vieux Jacob Dwyorts. Chose étrange! il y connaît tout le monde, salue par son nom au passage le moindre ouvrier, et tombe enfin comme la bombe dans le cabinet même du chef de l’établissement. Il s’agit, on va le voir, d’un petit règlement de comptes tout à fait caractéristique.


« — Eh bien! monsieur?... dit le vieillard, que le jeune homme regardait en silence. « — Vous n’êtes, ma foi, pas changé, monsieur Dwyorts... Le diable m’emporte si vous n’êtes pas resté le même! répondit l’autre, prenant la seule chaise libre à côté du bureau.

« — Votre affaire, monsieur? On me dit que vous avez été employé dans la maison. Comment vous nommez-vous? Je n’ai pas souvenir de vous. Ma mémoire a un peu faibli ces derniers temps.

« — Ah!... c’est que vous êtes diablement vieux, oui!

« — Votre affaire, monsieur? Votre nom?

« — Wortley, John Wortley, esquire.

« — Wortley?... J’ai eu un caissier de ce nom; mais il était plus âgé que vous... Et il y a longtemps.

« — Oui... Voici dix ans que vous l’avez déporté.

« — Je ne l’ai point déporté. Je l’ai dénoncé. La police s’en est chargée, et je n’ai plus songé à lui. Je sais seulement que l’argent détourné ne m’est jamais rentré... Ah! voici mes souvenirs qui reviennent!... Vous êtes son fils. Vous aviez de l’intelligence. Je vous gardai après son départ. Votre mère était pauvre... Oui, je me souviens...

« — Pauvre?... Oui, digne vieillard, elle n’avait pas de quoi mener grand train avec les douze shillings que je lui gagnais chaque semaine. Les ouvriers, et entre autres votre neveu, y ajoutaient bien par-ci par-là quelque chose; mais elle était pauvre cependant, et si pauvre qu’elle en est morte... Vous en souvenez-vous, de ceci !

« — Ce n’était pas mon affaire... Mais nous bavardons... Quel objet vous amène?... Dépêchez-vous. Je suis occupé.

« — Je ne serai pas long. Quand elle mourut, j’avais vingt ans. Je pris passage à bord d’un vaisseau. J’allai en Australie, où je vis mon père. Je le vis mourir, lui aussi. Sur son lit de mort, il me jura que cet argent, il ne l’avait pas volé. Cela vous est égal, à vous. Pas à moi... Voyons, ne vous impatientez pas. Ce sera bientôt fini. J’ai fait le commerce, j’ai des écus. Je vous rapporte cet argent, le capital et les intérêts jusqu’au 1er janvier dernier. Le voici. Dix-huit cent neuf livres, digne vieillard. Donnez-moi un reçu, et puis bonjour... Vous réglerez le reste avec mon père, quand vous vous rencontrerez dans l’autre monde.

« — Histoires que tout cela!... Vous me rapportez cet argent, parce que votre père l’avait pris, et lui-même vous l’aura dit... Histoires, histoires!... Ne m’en contez pas, jeune homme!... Vous êtes un niais... L’argent était perdu, et je m’en passais fort bien. Vous me le rendez, je le prends... Appuyez sur ce timbre, je vous prie... Monsieur Quills, un reçu de dix-huit cent neuf livres!... Emmenez ce jeune homme... Passez la somme au recouvrement des mauvaises créances!...

« — ... Quelle vieille brute!... s’écria Wortley quand la porte de communication fut retombée derrière lui... »

Ne trouve-t-on pas ce dialogue assez vif et assez bien mené? Ne se sent-on pas quelque amitié pour Jack Wortley? Au fait, avec la pauvre Nea, c’est à peu près le seul personnage un peu sympathique de cet inflexible récit. Un bohémien cependant. On ne sait trop d’où il arrive avec son brick et ses guinées qu’il sème de tous côtés sans y prendre garde. En peu de mois, il est lancé. Il n’a point de préjugés, et voit la mauvaise compagnie tout aussi volontiers que la bonne. Dans la bonne et dans la mauvaise, il rencontre Diego, et les voilà liés. Dans la mauvaise, parmi les journalistes (oh! M. Whitty!), parmi les viveurs, parmi les chevaliers d’industrie, il rencontre Thérèse Desprez, et en devient fort amoureux.

Car Thérèse est revenue, toujours vagabonde, au sortir d’un couvent où elle s’était d’abord jetée. Qu’aurait fait Thérèse en un couvent? Une sainte Thérèse, direz-vous. Ah! permettez-nous de n’en rien croire. Elle est donc revenue, mais pas en ligne droite. Il semble qu’elle ait vu bien du pays depuis le jour de son divorce amiable; mais elle n’en est que plus séduisante. Et les grands yeux noirs de cette petite femme plus blanche que l’albâtre font de tous côtés des martyrs. Wortley en est épris sans trop le savoir; M. Kees aussi, mais il le sait.

Et quel est ce M. Kees? Autre marionnette. C’est tout uniment le confident et, tranchons le mot, le valet de Diego Dwyorts. Un homme tout précaution et tout mystère, l’œil toujours au guet, ne marchant que sur la pointe du pied, et encore le plus souvent avec des semelles de feutre sourdes et muettes. C’est ainsi qu’il se glisse dans ce drame, où il nous semble être arrivé en droite ligne de quelque roman de Dickens. Ce M. Kees fait rêver. Longtemps il combat la passion insensée qu’il a conçue, tout en l’espionnant, pour la première, la vraie femme de son maître; mais enfin, comme Tartufe devant Elmire, un moment vient où il oublie toute prudence. Où sont vos pistolets, belle Thérèse? Cassez-moi la tête à ce maraud! Eh! non. Le maraud est si amoureux. On ne tue pas ces gens-là. On ne les tue pas, et parfois à la longue, s’ils ont patience, s’ils s’entêtent, s’ils prennent avantage des circonstances, parfois, oui, parfois... on les épouse. Qu’avons-nous dit là, bon Dieu !... Voilà Thérèse perdue pour nos belles lectrices. Que voulez-vous? Une marionnette à la mer !

Aussi bien n’avons-nous que faire de ménager l’intérêt dans l’analyse d’un récit qui n’intéresse point. On sent bien que si Thérèse épouse Kees, c’est que Diego est mort, et Wortley aussi. Rendons-lui cette justice, elle eût préféré Wortley, ce jeune et généreux sauvage, à ce vil laquais, tout brûlé qu’il soit de mille feux. Mais comment a péri Wortley, comment est mort Diego? car enfin, pour les vrais lecteurs de roman, toute la question n’est-elle pas là? Et envers eux nous sommes coupables d’une anticipation désastreuse.

Réparons cette faute en quelques mots. John Dwyorts, le grand spéculateur, a trop spéculé. Les millions ont fondu comme la neige au soleil ; le crédit a suivi de près les millions. Et voici bien une autre affaire : au milieu de cet écroulement général, la dot de Nea Slumberton, — une bagatelle, il est vrai, — mais enfin cent mille livres sterling, c’est-à-dire deux millions cinq cent mille francs, dernière ressource de Diego Dwyorts, se trouve, — peu nous importe comment, — la propriété de Jack Wortley. Il y a de quoi prendre en guignon ce trop heureux personnage, et Diego y manque d’autant moins que Jack, toujours bon, toujours généreux, toujours grand seigneur, prête sans compter au père et au fils tout l’argent que réclament leurs plus impérieux besoins. Comment lui pardonner tant de bienfaits? D’ailleurs Diego le sait amoureux de Thérèse, et lui, Diego, retrouvant cette femme jadis aimée, s’est repris pour elle d’une seconde passion, plus ardente peut-être que n’avait été la première : passion bien malheureuse, car, de tous les hommes qu’elle put rencontrer sur terre, il est très certainement le dernier qu’elle aimera. Kees lui-même a plus de chances que Diego.

Diego ruiné, réduit aux expédiens et bigame, Diego, pour comble de malheur, dégoûté de sa seconde femme, amoureux fou de sa première et jaloux du seul ami qu’il ait au monde, Diego est décidément sur une mauvaise voie. Un beau jour il succombe à la tentation, et sur deux lettres de change, tirées pour une forte somme, il écrit, de son écriture la mieux déguisée, le nom abhorré de Jack Wortley. Ces billets circulent. Jack est prévenu. Voici le moment où de ces deux hommes fatalement poussés l’un contre l’autre, comme de deux nuages chargés d’électricité, jaillira la foudre.

Les bohémiens sont à table. On a dîné joyeusement. Au dessert, Jack demande la permission de dire quelques mots, et après un court exorde :


« — Voici, messieurs, deux documens sur lesquels je vous prie de jeter les yeux. Ce sont deux billets à ordre, chacun de deux mille livres sterling (50,000 fr.) que j’ai soldés aujourd’hui même, afin d’en prévenir l’échéance. Ils sont tirés par M. Diego Dwyorts et censés acceptés par moi. Maintenant, depuis mon arrivée en Angleterre, je n’ai pas une seule fois engagé ma signature. Dites-moi, gentlemen, ce que je dois faire.

« Diego avait tout calculé, hormis ceci. Sous son crâne, tout vacillait. Les murs éclatans, le plafond doré de la grande salle à manger, lui semblaient s’incliner et s’abaisser pour l’écraser.

« Frappés d’une pénible stupeur, les convives, hagards, se taisaient. Jack, froid et posé, achevait son verre à petites gorgées.

« Roper, toujours bon, toujours prompt en ses généreuses inspirations, se pencha vers lui, et à travers la table, d’une voix sourde et contenue :

« — Déchirez cela, Jack. Dwyorts paiera; je me porte sa caution.

« Diego, paralysé, s’était renversé sur le dossier de sa chaise. « — Oui, Jack, faites cela, reprit Bellars avec l’accent de la prière la plus énergique.

« Jack prit les billets, les rapprocha de manière à n’en faire qu’un, les déchira symétriquement, et, par dessus son épaule, les jeta dans le feu.

« — Voilà!

« On se passa la carafe, chacun emplit son verre, et sans mot dire. Diego, haletant, n’avait pu articuler une syllabe.

« Chacun se levait pour partir.

« Diego se leva aussi : sa poitrine se soulevait comme un flot sous la tempête. D’une voix rauque et profonde :

« — Quel mensonge est ceci?... Oui, quel indigne mensonge!... Qui êtes-vous... vous, Wortley? mauvais revenant d’Australie, etc. »


Le duel n’est pas moins bien raconté que la provocation. Les deux antagonistes et leurs seconds viennent en yacht se battre auprès de Calais. Wortley, fidèle à son caractère généreux, corrige lui-même une erreur des témoins qui lui donnait l’avantage du terrain. Diego est ému de tant de courage et de loyauté; mais un sourire de mépris qui passe sur les lèvres de Jack lui rend toute sa folle rage, et, tandis que la balle de Jack effleure son front, la sienne va frapper en pleine poitrine le noble enfant.

Thérèse hérite de Jack Wortley. Elle l’aimait, elle le pleure. Volontiers elle le vengerait, et plus volontiers encore sur son mari, ce mari qui l’adore, qui se damnerait pour elle, qui a chassé Nea de chez lui, qui, près de quitter l’Angleterre, menacé de toutes parts, ne forme qu’un vœu : emmener Thérèse en Amérique et vivre auprès d’elle, sinon travailler pour elle; car Thérèse, qui le connaît, assure qu’il la ferait chanter à son profit et encaisserait lui-même les recettes à la porte. Espérons qu’elle le calomnie. Sur ces entrefaites, ils sont appelés chez un magistrat, un parent, un protecteur de Nea, intéressé, pour le compte de cette malheureuse jeune femme, à tirer au clair toute l’affaire du premier mariage de Diego. Ce magistrat, à force de recherches, a fini par découvrir et faire venir de Suisse un vieil aventurier nommé Royston, qui jadis, — à la requête de Kees le mystérieux, et sans que Diego fût le complice de cette trahison, — a joué dans le pseudo-mariage de Thérèse le rôle du prêtre catholique. Voici nos gens en présence. Royston s’explique et fournit ses preuves. Thérèse s’indigne; Diego, plus irrité qu’elle, saute sur Royston et le frappe au visage; Thérèse, enchantée, se jette au cou de Diego. On met pourtant le holà, et les acteurs de cette scène étrange sortent l’un après l’autre du château. Près de ce château est un petit bois; dans ce bois, on entend tout à coup une détonation. Les premiers paysans accourus au bruit trouvent Diego étendu sans vie, et près de lui Royston incliné sur le cadavre, un pistolet à la main. Or Royston, au moment où Diego le frappait, lui a lancé une prédiction sinistre. Voilà bien des charges s’élevant contre Royston, qui passe aux assises, et que le jury à l’unanimité déclare innocent.

Diego se serait-il suicidé? A la rigueur, cela se peut; mais rappelez-vous ces pistolets, qui jamais autrefois ne quittaient Thérèse. Or Thérèse, accompagnée de Kees, était bien certainement dans le petit bois au moment où l’assassinat s’est commis. Elle nie pourtant avoir rencontré Diego, et Kees l’appuie de son témoignage. Hélas! quel témoignage et quel appui! Cependant Thérèse et Kees vivent ensemble... maritalement, comme disent (par pudeur, s’il vous plaît, et dans un étrange style) les gracieux appuis de Thémis. Si maritalement vivent-ils, l’ex-laquais et l’ex-chanteuse, qu’ils finissent par se marier. Aurait-on par hasard quelque désir de savoir si depuis lors « ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfans? » Voici de quoi nous éclairer là-dessus.

Nous sommes à Folkestone, dans le Pavilion-Hotel. Le temps est à la pluie. Deux voyageurs, mari et femme, attendent qu’il se remette pour passer le détroit. Le mari, étendu sur un divan, achève en même temps un numéro du Times et une tasse de café. La femme est assise dans l’embrasure d’une croisée, un livre à la main.


« — Que lisez-vous donc là, Thérèse ? lui demande son époux, traînant ses syllabes comme un homme expert en belles manières.

« — Je lis Jane Eyre, l’histoire d’un pauvre mari obligé de vivre avec une femme perdue de mœurs, abrutie par la boisson et devenue folle.

« — Miséricorde!... Mais c’est horrible!

« — Cela se voit pourtant, et le contraire aussi, Kees : des femmes réduites à supporter des maris hideux, vulgaires, dégradans...

« — C’est de moi que vous parlez ?

« — Oui.

« — Ah!... Sonnez, je vous prie... Sonnez, vous dis-je!... Ah! ah!... Vous êtes encore mieux debout qu’assise... Commandez au garçon, quand il viendra, un verre de curaçao... Ce procès m’a fait du mal... Il m’a laissé un ébranlement...

« Point de réponse. On lit Jane Eyre avec fureur.

« — Ne disiez-vous pas tout à l’heure?... Ah!... ne disiez-vous pas que je suis une bête brute?... ou quelque chose d’approchant?... J’aime assez vos petites rages.... Vous en êtes-vous donné toute la nuit!.... Et nous en avons encore, n’est-ce pas, pour une bonne partie de la journée?... Vous avez du feu, oui,... mais vous êtes domptée, madame... Oh! cette fois vous l’êtes, convenez-en !

« — C’est vrai... »

« Quel frisson dans tout ce petit corps !

« — Passez-moi ce cure-dent... M’entendez-vous?... Très bien!... Nous disions donc?... oui, c’est bien cela,... nous disions que vous voilà domptée... Et c’est ainsi que j’entends vous garder, ma belle... »


Assez comme cela, n’est-il pas vrai? Vous n’en demandez pas davantage. Et que d’horreurs cependant nous avons laissées dormir dans ce livre tout épisodique! D’abord l’historiette (comme disait Des Réaux), l’historiette de ce Royston, jadis employé, moitié commis, moitié dessinateur, dans un magasin de joailleries. Une belle cliente arrive dans ce magasin, une femme du monde, la femme d’un jurisconsulte éminent. Au moment où elle en sort, Royston la suit, et très poliment, et de sa plus douce voix de commis obséquieux, il lui fait remarquer qu’elle emporte un bracelet de prix. Or Royston dit vrai, le misérable, et la pauvre femme, tremblante, effarée, pour avoir cédé à une de ces tentations que la physiologie elle-même s’explique à peine, se trouve au pouvoir de ce drôle, fort peu disposé à manquer une occasion si rare de plaisir et de fortune. Vous avez ensuite la biographie d’une veuve, — une veuve qui a déjà défrayé, à notre connaissance, deux ou trois romanciers, ici et de l’autre côté de la Manche. M. Edm. About l’appelle Ianthe, sauf erreur, dans sa Grèce contemporaine. M. Whitty l’a baptisée lady Beaming. Nous nous donnerons le plaisir de ne pas la nommer et de n’en pas parler autrement. Vous avez le portrait de Mary Dasert, femme esprit-fort, philosophe et philanthrope en jupons, rappelant ses pareilles de l’autre siècle, Mary Wolstonecraft et les dévotes de Jean-Jacques. Elle est spécialement chargée de montrer comment on peut être à la fois et parfaitement vertueuse, et très imparfaitement mariée. Il y a la cuisinière Kimbletts, épouse fort légitime et fort aveuglément dévouée d’un vil lazzarone, héroïne au gras tablier, dont les réalistes sauront gré au romancier radical. Il y a aussi, digne condiment de ce mélange enragé, l’histoire d’un bal donné dans une maison de fous et d’une révolte de fous pendant ce bal, — un petit bain d’horreurs dans le genre du massacre de Cawnpore, et où M. Whitty se prélasse comme dans son élément naturel, le tout fort incohérent, fort peu digéré, fort capricieux, fort spirituel par momens, et par momens aussi fort insipide. Ébauche et débauche tout à la fois!

Qu’on ne nous reproche pas cependant d’avoir signalé ce livre, autour duquel il s’est fait, chez nos voisins, un silence mortel, qui nous semble le résultat d’une préméditation vengeresse. Nous ne saurions effectivement comprendre ce silence en nous rappelant le tumulte qui s’élevait, il y a quelques années, à propos de la Lucretia de Bulwer! Et qu’était Lucretia auprès des Amis de Bohême? Une douce moralité, une idylle de Gessner, un drame innocent du candide Berquin. Le premier soulève un haro universel; l’autre, quelques mots à peine d’un mépris affecté que l’auteur mérite peut-être, — ceci, nous ne le disons pas, car nous devons l’ignorer, — mais que son roman incorrect, désordonné, fiévreux, impur, ne mérite certainement pas; car enfin, tout impur, tout fiévreux, tout désordonné, tout incorrect qu’il est, et encore que l’auteur ne nous semble avoir bien mérité ni de la morale, ni du goût, ni de la littérature saine, élevée, consolante, ni même très probablement de son éditeur, encore faut-il lui reconnaître une valeur exceptionnelle que sauront apprécier quelques artistes et quelques penseurs.

Pour eux, les écrits de M. Whitty sont de ceux qu’on met à part, qui tranchent sur le commun des productions littéraires, autant par leurs singuliers défauts que par leurs qualités singulières. Ces écrits irritent, et l’irritation va même quelquefois jusqu’au dégoût; mais ils font rêver, ils sont très suggestifs, pour nous servir encore d’un mot anglais : on ne les lit pas avec cette tranquillité, cette insouciance où vous laisse une ingénieuse et banale médiocrité. La pensée est audacieuse, la forme vive, la logique pressante. Vous êtes tenté de croiser le fer avec ce délié tireur. Prenez garde, vous ne l’essaierez pas impunément, et le fleuret n’est pas toujours boutonné. Malheureusement, s’il a toutes les qualités de l’escrime, l’auteur n’a guère que celles-là. Toujours agressif, constamment ironique, éternellement moqueur et malveillant, il ne comprend pas, ce qu’un sentiment plus développé de l’art lui révélerait, que les contrastes et les repos sont indispensables, que la monotonie peut se rencontrer là où on est le moins tenté de la craindre, dans la satire des hommes et des choses faite par un homme d’esprit et de ressources. Henri Heine, par exemple, n’est-il pas quelquefois monotone? Et cependant, avec ses doux Lieder, ses caprices enfantins, joufflus et roses, ses rêves fantastiques dont la pâleur est quelquefois celle d’une ondine morte, ses attendrissemens profonds, — qui durent une minute à la vérité, — Henri Heine est bien autrement varié que M. Whitty. Amer et caustique, — et si amer, si caustique qu’il puisse être, — un tempérament littéraire a sa place dans ce monde. Bien des vices qui échappent à toute autre justice, bien des absurdités quasi criminelles qui autrement resteraient impunies, beaucoup de sots et de sottises, bons à mettre au pilori, bonnes à stigmatiser, demandent à passer par ce crayon brûlant qu’on appelle « la pierre infernale; » mais, dans l’intérêt même de votre satire, afin qu’elle captive mieux l’esprit, afin qu’elle ne le harasse et ne le décourage pas à la longue, il faut savoir la tempérer, l’amalgamer, l’assouplir. Pour ne parler que des modèles qu’il a sous les yeux, et qui certainement ont eu leur influence sur lui, Dickens, Thackeray, — tous deux satiriques, parfois acerbes, tous deux formés, comme M. Whitty, à l’école du journalisme, — ont très bien compris cette vérité. Le premier, par exemple, a dénoncé avec une ironie sans pitié la pédanterie et l’inaction administratives ; mais son fameux circonlocution office, son « ministère de la circonlocution » n’est qu’un des détails de son œuvre, où la bienveillance, l’esprit de charité ont une large place, et qui doit une grande partie de sa popularité à ces sympathiques tendances. Le second, plus en garde contre sa sensibilité, analyste plus froid et plus désintéressé, moins affranchi des habitudes contractées au service de la « petite presse, » n’en a pas moins, à travers sa sécheresse habituelle, de vifs mouvemens du cœur, d’autant plus saisissans qu’ils sont plus inattendus. De là ces contrastes, ces repos, ces soulagemens indispensables dont nous parlions, et qui, s’ils ne manquent pas absolument dans les ouvrages de leur jeune émule, y sont trop rares à notre avis et trop clair-semés.

M. Whitty d’ailleurs, — et nous terminerons par cette remarque, — fort distingué à certains égards et aussi aristocrate dans la forme qu’il est radical par le fond de ses ouvrages, se laisse aller parfois à d’impardonnables vulgarités, d’autant plus choquantes qu’elles jurent avec le fond même de son œuvre. Il sait sans nul doute, mais il oublie trop souvent que, dans la longue liste des imperfections et des infirmités humaines, il en est auxquelles on ne peut guère, sans se rendre soi-même désagréable, risquer la moindre allusion. Or, dans une guerre comme celle qu’il soutient, celle d’un plébéien contre le patriciat, tout ce qui rabaisse le premier profite à ses ennemis. Il faut se montrer supérieur en tout, même par l’élégance et la grâce, aux gens qui ne veulent pas vous reconnaître pour leur égal, et, puisqu’au début nous comparions le pamphlet à un poignard, nous dirons qu’il faut à cette arme redoutable le poli le plus pariait. Elle n’en est d’abord que plus belle ; mais ensuite, — considération puissante, — elle entre mieux, elle fouille plus avant.

E. D. FORGUES.

  1. Trubner and C°, 12 Paternoster Row.
  2. A certain animalism is indispensable, etc.
  3. Aucun moyen de rendre mot à mot cette expression de l’argot parlementaire. Elle implique l’idée d’une meute dispersée que le piqueur fait rentrer à coups de fouet dans l’enceinte du chenil. Elle s’applique aux honorables membres qui veulent bien se charger de la police intérieure des partis, d’avertir les distraits, de stimuler les paresseux, de gronder les négligens, de rallier les dispersés, etc. Vrai métier de chien... de berger.
  4. Nous laissons subsister cette expression favorite de M. Whitty, qui ajoute une nuance de plus à l’ironie dont il use si volontiers.
  5. Nous répétons, pour éviter tout malentendu, que ces lignes datent de 1854.
  6. M. Disraeli is up, — locution consacrée pour dire qu’un orateur a pris la parole.
  7. Scarlet-Lady, — l’église catholique, le papisme.
  8. Le lobby, comme on dirait, — comme on disait, du moins, — la salle des pas perdus.
  9. Friends of Bohemia; — la vraie traduction est : Nos Amis de Bohême.