De la Littérature en Europe et en Amérique

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DE


LA LITTÉRATURE


EN


EUROPE ET EN AMÉRIQUE.




ŒUVRES DE HENRI WADSWORTH LONGFELLOW.


I. TheSpanish Student, a play. Cambridge, 1844, John Owen. — II. The Belfry of Bruges und other Poems, Cambridge, 1846. John Owen. — III. Voices of the Night, Boston, 1848. W. D. Ticknor et Co. — IV. Ballads and other Poems, Boston, 1848. — V. Evangeline, a tale of Acadie, Boston, 1848. — VI. Hyperion, a romance. Boston, 1848. — VII. Outre-Mer, a pilgrimage beyond the sea. Boston, 1848. — VIII. Kavanagh, a tale, Boston, 1849. Ticknor et Co.




Notre temps est fécond en tristes spectacles, mais il n’y en a aucun qui excite un sentiment plus douloureux que celui de cet affaiblissement intellectuel qui se manifeste plus en plus dans le monde entier. Au milieu des insurrections, des guerres, des tumultes parlementaires qui assourdissent toutes les oreilles et hébètent tous les esprits, il serait doux par moment de se retirer dans les terres fleuries créées par les poètes et par les artistes, dans les mondes nouveaux découverts par eux. Vaine espérance ! À peine entré, vous vous voyez entouré d’ombres et de fantômes ; aucun être réel ne s’approche de vous, vous n’entendez aucune histoire nouvelle, vous n’apprenez aucun secret inconnu. Alors vous retournez, comme auparavant, aux journaux, à la polémique, au spectacle de votre époque. Cela au moins est émouvant et réel, et, si ce fracas ne réjouit pas votre esprit, au moins il fatigue votre corps. Le hasard invente mieux que les poètes du monde entier ; il compose avec autant d’habileté et de logique, il crée et travaille au jour le jour comme nous le faisons tous. — Cependant cet affaissement profond, cette impuissance, d’où vient-elle ? Est-elle un effet de la sénilité des civilisations en Europe ? est-elle un effet de l’adolescence des peuples nouveaux, de la civilisation américaine par exemple ? Quelles sont les causes qui, en Amérique et en Europe, paralysent la vie intellectuelle et l’originalité individuelle, qui étendent sur toutes les productions de l’esprit le démocratique niveau ? Les livres, d’un écrivain américain, de M. Henri Longfellow, nous aideront à jeter quelque lumière sur ce triste sujet.

Philosophes, et vous qui ne faites pas profession de l’être, mais qui aimez à penser, avez-vous jamais réfléchi, médité sur le spectacle que présentent à l’heure qu’il est et la France, et l’Europe, et le monde ? Puis, en contemplant ces révolutions, ces catastrophes, ces grandes infortunes nationales et ces passions furieuses, vous êtes-vous demandé quelquefois : D’où, vient donc qu’au milieu de toutes ces convulsions rien ne germe et n’arrive à éclosion ? Pourquoi ne voit-on se manifester aucune grande intelligence ? Pourquoi les fleurs les plus belles de la pensée humaine, la poésie, les arts, demeurent-elles à peu près stériles ? – Ah ! direz-vous, le temps des grandes individualités est passé, désormais les masses sont maîtresses. Voyez plutôt : nous qui sommes journalistes, avocats, professeurs, hommes de lettres, vainement nous réclamons au nom de l’aristocratie intellectuelle. On ne nous répond que par des sarcasmes. — On vous donnera comme aux autres dans la répartition des produits, nous dit-on ; d’ailleurs l’intelligence n’a pas de prix : c’est vous-mêmes qui l’affirmez. Eh bien ! — soit, vous gouvernerez et nous mangerons. – Que voulez-vous donc écrire, enseigner, versifier pour de pareilles gens ? Ils demandent si les arts et la poésie sont des, choses qui peuvent nourrir, et si, comme le dit le philosophe Apemantus dans Timon d’Athènes, ils peuvent servir de manteau, afin de nous préserver de la bise. Le mérite n’est plus récompensé. — Ce ne peut pas être là une bonne raison répondrons-nous ; dans d’autres temps, les masses ont été maîtresses, et le génie individuel n’en continuait pas moins sa marche. Le tocsin et les batailles n’ont jamais pu éteindre la voix solitaire du poète et les méditations du sage. Pendant que, de nos jours, les rues de Paris, mornes et silencieuses, retentissaient du bruit du canon, il y avait dans cette France révolutionnaire d’heureuses vallées où brillait le soleil de juin. Je ne dirai pas qu’il y eut d’insoucians bergers chantant gaiement sur la flûte, mais certainement les jurons, les paroles grossières des petits pâtres déguenillés, épurées et adoucies par l’écho, y retentissaient comme la plus douce musique. S’il y eût eu là un Robert Burns, évidemment il eût continué ses chants à la marguerite coupée, aux abeilles, à la rivière de l’Ayr, à Mary, à Jeannie, sans s’inquiéter beaucoup de la prépondérance et de l’avenir des masses, sans se demander si par hasard il n’appartenait pas à l’aristocratie de l’intelligence, si ces masses le gênaient ou bien si son talent s’élèverait plus haut, si, au lieu de chanter pour lui-même, il chantait pour les foules assemblées, il y a une chose pour laquelle je ne crains pas la prépondérance des masses et leurs passions gloutonnes : c’est la poésie, c’est l’art. Les théories communistes ne peuvent pas plus les abattre que les faire éclore. Supposez le communisme au pouvoir : il est très possible qu’un Rubens, s’il existait, ne portât pas sous son règne les insignes des grands d’Espagne, mais il serait toujours Rubens. Les communistes peuvent démolir les sociétés modernes, saccager les villes, renverser les édifices : ils ne détruiront jamais la nature et la beauté éternelle, qui, au-dessus, d’eux, sourit avec insouciance et dédain. Quant au mérite qui n’est pas récompensé véritablement, — cette observation n’est pas neuve ; il y a long-temps que se sont passées les histoires de Camoëns et du Tasse, et les souffrances de ces grands hommes n’ont pas empêché Jean-Jacques d’écrire et Milton de chanter, tous les deux de souffrir comme leurs devanciers. Il faut donc que cette stérilité ait de tout autres causes. — Ah ! oui, me dit-on alors : c’est que la société moderne ne facilité pas l’éclosion du génie ; ses mœurs sont vulgaires, la vie moderne est prosaïque.

La vie moderne est prosaïque ! Mais vous n’y pensez pas ! Il y a dans les événemens contemporains de quoi fournir la matière de dix mille chants héroïques et autres aux poètes de l’avenir. Le merveilleux nous entoure, et, pour prendre l’exemple le plus vulgaire, le plus humble d’entre nous n’a pas besoin d’aventures pour décorer sa vie. Le dernier des Français modernes ne vit-il pas dans l’inconnu ? Peut-il dire véritablement quels hommes le gouverneront demain et quelles institutions le protégeront ? Depuis deux ans, combien n’avons-nous pas eu de tressaillemens, de craintes, de cauchemars, de songes colorés de rose ? En vérité, si les événemens contemporains n’ont pas en eux de poésie, dites-moi alors comment vous comprenez la fameuse théorie des romantiques sur l’union de l’élément tragique et de l’élément comique ; et pendant que les spectateurs souffrent et regardent l’étrange pièce, considérez un peu les acteurs, la scène et le drame en lui-même, avec ses mille péripéties. C’est tout un monde shakspearien avec ses mille personnages, ses complications infinies, ses contrastes. Aujourd’hui l’homme est toujours l’homme, et il l’est plus que jamais ; il obéit à sa double tendance, c’est-à-dire qu’à la fois il cherche passionnément la vérité et ment effrontément. — Il n’y a plus de poésie ! Mais ouvrez les journaux et lisez. Connaissez-vous un trait d’un héroïsme plus lugubre que cette action de Bem se faisant clouer vivant dans une bière pour échapper à l’Autriche victorieuse, se préparant ainsi une mort imaginaire pour échapper à une mort réelle ? Et voyez à Prague, en juin 1848, celui dont Bem, quelques mois après, redoutait les vengeances. La femme et le fils du prince de Windischgraetz, disaient les journaux d’alors, ont été assassinés sous les yeux du prince ; celui-ci était au pouvoir des insurgés, ils l’entouraient, le menaçaient, et lui, impassible, a donné l’ordre de bombarder Prague. Le courage et l’héroïsme existent donc, absolument comme autrefois, et avec toutes les formes qu’ils revêtaient jadis. Raisonnez tant que vous voudrez, sur l’esprit poétique des populations barbares, sur le courage romanesque des femmes scandinaves et germaniques : soudain la singulière épouse de Garibaldi arrive pour ressusciter en sa personne toute la tribu des femmes des outlaws et des proscrits. Dans cette époque, il semble que tous les temps soient mêlés. Au milieu de la civilisation la plus raffinée, on a vu se produire des actes d’une sauvagerie incroyable ; il n’y a pas, dans toute l’histoire des Normands, d’acte plus sauvage que celui de cette bande s’enivrant à Neuilly et brûlant avec le château qu’elle a incendié. Que manque-t-il à tout cela pour devenir de la poésie ? — D’être jeté dans une perspective plus lointaine, d’être transfiguré par la lumière du passé. Et les traits de douceur poétique et de piété extraordinaire ne manquent pas non plus au milieu de tous ces faits terribles. Tout récemment, n’avez-vous pas lu que lady Franklin s’était embarquée pour aller à la recherche de son mari, parti pour faire le tour du monde, et dont on n’a plus reçu que des nouvelles incertaines ? Nous n’hésitons pas à déclarer (et cela sans malice sous-entendue) que cette conduite est infiniment plus belle que celle de Pénélope. Cette dernière se contenta d’attendre patiemment et prudemment.

La seconde raison n’est donc pas plus valable que la première : il y a, dans notre temps, tout autant d’élémens poétiques qu’autrefois. D’où vient donc cette stérilité littéraire ? demanderons-nous pour la troisième fois. — Alors arrive une troisième réponse. — C’est que nous sommes un peuple vieux ; l’élément générateur est épuisé en nous, les sources de l’intelligence sont taries. — Mais véritablement, si nous sommes trop vieux, tournons nos regards vers les peuples lei plus jeunes, la Russie et les États-Unis : est-ce que la littérature et les arts sont très florissans dans ces deux pays ? J’ai connu des esprits très cultivés, très élevés, qui, dans leurs conversations, m’ont souvent annoncé la mort prochaine de toute littérature, des pessimistes, — qui ne sont cependant pas des iconoclastes qui allaient envoyant des billets de faire-part de la perte douloureuse que l’humanité avait éprouvée dans la personne des arts et de la poésie. Vous souriez et je souris de même ; cependant beaucoup de gens vont criant que le christianisme est mort : or, il est incontestable que, si le christianisme a pu mourir, à plus forte raison la littérature peut éprouver le même sort. Mais ne prenons pas les choses d’aussi haut et bornons-nous à indiquer les causes qui peuvent expliquer cette stérilité intellectuelle. À notre avis, il n’y en que deux : l’influence de l’esprit révolutionnaire et l’absence d’une loi commune.

Qu’entendons-nous, par esprit révolutionnaire ? Nous avons déjà dit que les insurrections et les masses ne pouvaient avoir aucune influence sur les arts et la littérature. Il faut séparer le fait de la pensée. Nous ne voulons pas dire que les barricades et les coups de fusil soient les causes de cette stérilité intellectuelle ; mais nous disons que l’esprit révolutionnaire moderne, le satanique esprit de révolte, excite sur l’ame des populations une influence aussi délétère que le despotisme le plus oriental. La littérature, la poésie et les arts sont choses d’aspiration, d’harmonie et de beauté. L’esprit révolutionnaire est entièrement destructeur ; ses aspirations consistent à détruire ; sa beauté est celle des ruines, ses harmonies sont celles des cris de triomphe, de rage et de folie. Comprenez-vous maintenant comment, si cet esprit parvient à pénétrer l’esprit des muasses, il y éteindra complètement le sens moral et le culte de l’admiration, en même temps qu’il frappera de vertige l’intelligence du poète et de l’artiste ? Qu’on y réfléchisse : le mot révolutionnaire est un mot tout moderne ; le droit d’insurrection est un droit tout nouveau. Les guerres civiles ne datent certainement pas d’aujourd’hui il y a long-temps que Lucrèce nous a décrit en vers magnifiques les douleurs des rois pleurant leur couronne emportée par le souille des tempêtes politiques ; les faits révolutionnaires, les insurrections, les bouleversemens, tout cela est vieux comme le monde ; l’esprit révolutionnaire est tout jeune, il date de soixante ans à peu près. D’une émeute il ne résulte après tout que quelques existences humaines de moins, des têtes brisées, des blessures saignantes et un chiffre néfaste de plus dans l’histoire ; mais qu’on brise ces têtes, qu’on moissonne ces existences en vertu d’un droit supérieur et antérieur à toutes les lois positives, voilà qui est tout nouveau, Cet esprit est certainement un fait plein pour celui qui sait regarder. Maintenant il a envahi toutes les ames, il y a chez tous les hommes de notre temps une rage de désorganisation qui va jusqu’à la folie. Et puis, il est arrivé que dans une société qui n’a plus aucune tradition, et qui pour ce fait a tant de peine à vivre, il s’est formé une tradition révolutionnaire, tradition orale au sein des masses, et qui a trouvé chez les esprits les plus cultivés ses historiens, ses philosophes, ses théoriciens, ses poètes et aussi (ô comble de l’horrible !) ses conservateurs, ses conservateurs retardataires. Oui, dans notre pays il y a une tradition révolutionnaire qui a ses Burke et ses Metternich, ses jésuites et ses dominicains. Le droit d’insurrection, en pervertissant le sens moral des esprits, a créé entre les différentes générations une solidarité satanique. Soyez dignes de vos pères, écrit tous les jours tel écrivain radical ; cela veut dire : non-seulement conservez leur œuvre, mais prolongez-la, conservez leurs méthodes, leurs idées, leurs passions, leurs traditions révolutionnaires. Depuis soixante ans, les masses, ainsi perverties moralement, ont vécu sur le même fonds de croyances fatales et de souvenirs terribles ; elles ne se sont élancées à la poursuite d’aucune chose nouvelle, elles ont simplement continué ce qui fut inventé dans quelques heures d’éternelle horreur et de désespoir frénétique. Ce sont les mêmes chants, les mêmes idées, les mêmes tendances. Les révolutionnaires ont leurs évangiles d’après Mably, d’après Robespierre, d’après Baboeuf ; ils ont leur martyrologe, leurs légendes, leurs reliques, leurs catacombes, qui sont les sociétés secrètes, enfin tout ce qui compose une tradition. Ajoutez que cette tradition a, comme toutes les autres, ses obscurités, ses symboles, son mysticisme, ses croyans, ses superstitieux. Tout cela est bizarre et pourtant nous n’exagérons rien. Quiconque a rencontré dans la vie quelques radicaux des nuances avancées comprendra très bien ce que nous entendons par le mysticisme révolutionnaire. Et en littérature, voyez les œuvres que produit cet esprit. Les meilleurs romans de notre temps sont des romans révolutionnaires où plane l’esprit de vertige, de désorganisation, d’anarchie ; les meilleures poésies sont peut-être les plus ivres et les plus folles. Etonnez-vous maintenant que la littérature ne produise que des fruits sauvages et impurs !

Si cet esprit est dominant, si cette tradition révolutionnaire est la seule tradition existante aujourd’hui, que voulez-vous qui sorte de cette époque, sinon des destructions politiques et des œuvres littéraires négatives ou corrosives Les esprits, semblables aux moissons ravagées par la grêle et aux arbres abattus par la tempête, devront de plus en plus se démoraliser, perdre le sens véritable des notions morales les plus élémentaires. Non-seulement nos intelligences porteront en elles-mêmes les déchiremens du doute, mais à la longue elles devront regarder avec l’insouciance des idiots et des fous tout ce qui passera sous leurs yeux. Nous en sommes là déjà. Il n’y a plus que notre corps qui vive, qui frissonne, s’agite et s’irrite. Notre ame est pleine de lassitude. L’atmosphère morale est desséchée par l’esprit révolutionnaire, comme l’atmosphère des pays du Midi par le souffle ardent du sirocco.

Entassez des débris les uns sur les autres, et puis annoncez qu’un nouvel édifice va s’élever ; entassez toujours ruines sur ruines, sous prétexte de mieux déblayer le sol : où en arriverez-vous ? La nature décorera de mousses vos pierres éparses, jettera quelques guirlandes de lierre sur ces débris ; au milieu des fentes et des crevasses, quelques orties élèveront leurs têtes chargées de dards imperceptibles ; des serpens et de hideux reptiles habiteront à l’intérieur ; quelques fleurs malfaisantes et quelques champignons vénéneux pousseront tout auprès. Voilà le spectacle qui s’offrira ; voilà toutes les beautés et toutes les images que vous avez à espérer : n’en attendez pas d’autres. Et alors à ce spectacle l’ame se replie sur elle-même et se dit : Peut-être en moi-même trouverai-je l’harmonie ! Mais l’ame ne trouve rien que des désirs qui se contredisent, des opinions qui se querellent, qu’elle ne peut accorder, et dont pourtant elle ne peut se défaire. Etant révolutionnaire et n’étant pas religieuse, elle ne peut trouver en elle ni l’harmonie, ni l’ordre, ni la paix, ni la sérénité.

Ajoutez qu’elle ne peut avoir, par conséquent, ni la concentration ni la profondeur ; la religion seule confère ces deux qualités morales. Lorsque l’ame est remplie par une croyance, alors toutes les facultés, toutes les idées se fondent et s’unissent. Nous ne pouvons mieux définir matériellement la croyance qu’en disait qu’elle est à la fois une fournaise et un océan, et que, par conséquent, elle unit ces deux choses : concentration et profondeur. Toutes les idées que l’imagination ou l’entendement présente à l’ame, la croyance les dissout, les, épure, les fond, les transforme dans son sein. Mieux que la volonté, elle sait rassembler les élémens épars d’une doctrine ou d’un poème ; elle ne résiste pas au hasard et à l’occasion, comme le fait la volonté ; au contraire, elle ne refuse aucune occasion, aucune idée fortuite ; elle ne les trie pas, elle ne dit pas : Celle-ci est noble et celle-là est ignoble ; mais, comme la religion dont elle émane et qui accueille tous les hommes, elle accepte toutes les idées, elle les revêt aussi déguenillées qu’elles soient, elle les sanctifie aussi souillées qu’elles puissent être. En même temps, au fond d’une ame religieuse, il y a des milliers de pensées endormies, des élans sans nombre qui gisent enfouis comme les perles au fond de la mer. Réfléchissez à ce que c’est que la croyance : c’est le fond tout-à-fait primitif de la nature humaine, et de même que les traditions nous apprennent qu’il n’y a que deux lois au monde, la loi naturelle et la loi apportée par la révélation, ainsi il n’y a que deux élémens réels dans la nature humaine : l’instinct et la croyance. Ce sont les deux choses les plus naturelles de toutes celles que l’on n’acquiert pas, que l’on apporte en naissant et que l’on accepte sans contrôle. L’analyse ne peut atteindre ni l’une ni l’autre ; elles ne peuvent pas être disséquées, leur essence est tout aussi inconnue que la nature réelle de Dieu. Eh bien ! que pensez-vous qui puisse arriver d’un peuple qui n’a ni l’une ni l’autre chose ? L’instinct nous manque, nous n’avons plus aucune spontanéité ; rien ne jaillit en nous ; tout est trouvé, saisi par artifice. Aussi notre littérature na-t-elle absolument rien d’humain elle a toujours l’air d’être composée pour des êtres bizarres, habitans de planètes lointaines. La croyance nous manque également. Aussi l’ame de l’écrivain ne parle plus et ne répond plus à l’ame du lecteur. Nous sommes tous divisés, séparés ; il nous est impossible de nous comprendre mutuellement. Chacun suit sa route comme il l’entend. Dans la littérature aussi, il y a libre concurrence morale ; tout est soumis à la loi de l’offre et de la demande. Je ne te demande pas, à toi, écrivain, à toi, poète, de m’enseigner ce qui est bien et de me montrer ce qui est beau, non, non ton Dieu, si tu en as un, n’est certainement, pas le mien ; garde ta religion de fantaisie ; j’ai la mienne qui me suffit. Tu es panthéiste, dis-tu, et moi je suis déiste ; tu es conservateur, et moi je suis radical. Ton rôle n’est pas de m’instruire, mais seulement de me plaire. Allons, amuse-moi, éblouis-moi, excite-moi, endors-moi, réveille-moi ; sans cela, très certainement, je n’ai que faire de tes livres. De leur côté, le poète et l’artiste se prêtent lâchement à toutes ces sensualités de l’esprit et à toutes ces criminelles concupiscences de l’imagination. Comprenez-vous après cela que, sous le souffle de l’esprit révolutionnaire et en l’absence de toute croyance fécondante, la littérature actuelle puisse rester stérile et laisser ça et là seulement dans ses domaines de folles avoines et des plantes parasites, agréables à contempler comme les fleurs du nénuphar et les étranges herbes des marais, mais empestées, narcotiques, fatales ?

Mais s’il en est ainsi de la littérature européenne, il doit en être tout autrement de la littérature des peuples nouveaux, de la Russie, des États-Unis, et pourtant nous n’apercevons dans ces deux nations qu’une littérature aussi stérile que celles des vieux peuples. Le fait vaut la peine d’être creusé, car nous touchons ici à l’un des plus curieux phénomènes de ce temps.

Ces deux peuples, la Russie, les États-Unis, sont deux peuples nouveaux dans l’histoire du monde, mais ils ne sont pas pour cela des peuples jeunes. L’une et l’autre nation ne sont, à tout prendre, que des prolongemens de l’Europe. C’est peut-être la seule chose qui puisse rassurer sur leur compte la vieille civilisation européenne. On ne peut nier qu’en bien des sens ces deux pays ne soient un danger pour l’ancienne société ; jusqu’à ce jour cependant, les signes et les caractères qui indiquent les germes d’une civilisation nouvelle et originale ne s’y laissent pas apercevoir. Jean-Jacques Rousseau a dit quelque part que la Russie ne serait jamais civilisée. « Pierre-le-Grand, dit-il, fut un singe de génie. Au lieu de chercher quelle était la civilisation propre au peuple russe, et d’inventer une société qui fût en rapport avec le génie national, il a cherché à composer une société avec des élémens divers pris dans toutes les sociétés européennes, en Angleterre, en Hollande, en France. » La remarque nous a toujours paru profonde, surtout si l’on considère l’époque où écrivait Jean-Jacques. On retrouve en effet dans la société russe tous les élémens de la civilisation européenne à ses différens âges. C’est un mélange bizarre de servage et de bureaucratie, de théocratie et de centralisation administrative, d’autocratie militaire et de mœurs libérales, de force brutale et de finesse diplomatique. Est-ce que vous ne trouvez pas là ce que nous appelions tout à l’heure un prolongement de la civilisation européenne ?

C’est surtout aux États-Unis que ce fait est le plus facile à constater. Non-seulement parce qu’ils tirent leur existence de l’Angleterre, mais par le spectacle bizarre qu’ils présentent. Ce spectacle est peut-être le plus curieux qui puisse s’offrir aux yeux sur notre planète. Toute l’Europe se retrouve aux États-Unis, mais par fragmens, par débris ; disjecti membra poetœ. Jetez un coup d’œil sur cet immense pays : il y a là des Français, des Anglais, des Polonais, des Espagnols, des Irlandais, des représentans de toutes les nations de la terre, des sectes de toute couleur, des puritains, des quakers, des unitaires, des trinitaires, des millénaires, des catholiques, des anglicans, des mormonites, des swedenborgiens, puis des prédicans sans nombre, des meetings et des sociétés pour toute espèce de choses, pour organiser la paix universelle pour recommander la tempérance, pour la propagation. De la Bible, pour le libre commerce, pour l’abolition de l’esclavage, pour le soulagement des pauvres. Il y a des démocrates, des planteurs féodaux, des esclaves, des sauvages, des demi-barbares nommés squatters, des associations sur les plans et les modèles de Saint-Simon, de Fourier, de Robert Owen. Aucun pays au monde n’offre un pareil coup-d’œil. Il faut véritablement être ignorant comme un radical français pour aller présenter aux vieilles civilisations européennes la société de la Nouvelle-Angleterre comme le type le plus achevé et l’exemplaire le plus parfait qui aient existé. Ils ne voient pas au contraire que ce pays n’a pas encore de civilisation véritable, qu’il contient dans son sein tous les élémens politiques, religieux, économiques de la vieille Europe ; qu’il y a à la fois aux États-Unis libre concurrence et protection, égalité et esclavage, politique de non-intervention et esprit d’envahissement, ambition et amour du repos, prédication de la paix et fureur de propagande ; que ce pays n’est en résumé qu’une immense fournaise où fondent ensemble les élémens les plus hétérogènes et les plus opposés ; qu’il n’appartient à personne de dire quelle sera, même dans un avenir très rapproché, la forme politique des États-Unis ; qu’a plus forte raison il est impossible de dire quelle sera leur civilisation. Dieu sait ce qui sortira un jour de cette cuve où fermentent ensemble tant d’ingrédiens de toute nature ; mais pour le moment il nous suffira de faire remarquer que tous ces élémens sont, à peu d’exceptions près, européens. Il n’y a là, à bien considérer, qu’un pêle-mêle de langues, de races, de sectes, de religions, d’idées, de mœurs, venues de tous les pays du monde, si bien que les États-Unis ressemblent beaucoup à un immense meeting où tous les peuples de la terre sont venus pour se concerter, se connaître et discuter sur les moyens de refaire une nouvelle civilisation.

Ce prolongement de l’Europe se fait bien mieux sentir lorsqu’on étudie la littérature des États-Unis. Il y a peu d’Américains qui reproduisent avec talent les scènes, les mœurs, les habitudes, les tendances, les traditions, l’histoire des États-Unis. Chacun peint les mœurs du peuple qu’il préfère, imite la littérature qu’il chérit. La littérature des États-Unis n’est pas plus féconde que celle de l’Europe, et comme en résumé elle est très généralement une imitation des littératures étrangères, il suit de là qu’elle a encore moins de vie et d’originalité.

Les deux premiers écrivains des États-Unis sont deux hommes politiques Franklin et Jefferson. Nous prions les esprits subtils de nous montrer où donc dans Franklin l’Américain, commence et où l’Européen finit, comment ils se séparent et se distinguent l’un de l’autre ; nous avouons que nous n’avons jamais pu le découvrir. La culture intellectuelle de Frankln est entièrement européenne ; elle est toute du XVIIIe siècle : il est le disciple le plus pratique de Locke ; sa démocratie est tirée de Locke, son fameux plan de conduite est inspiré par Locke, sa religion naturelle appartient à Locke, son Almanach du bonhomme Richard est la philosophie de Locke mise en pratique, ce sont ses théories appliquées. Jefferson laisse peut-être moins voir que Franklin les traces de la culture européenne, mais ces traces n’en subsistent pas moins. Voyez dans les mémoires de Jefferson les charmantes pages sur la France et l’Europe ; elles indiquent un homme qui connaît bien l’Europe, qui l’aime, et qui en sait le délicat langage.

Passons aux littérateurs qui sont simplement littérateurs. Les deux plus grandes renommées que nous rencontrons sont Fenimore Cooper et Wasbington Irving ; on dirait que l’Europe est toujours présente à leur esprit. Voyez Fenimore Cooper : il s’efforce de nous peindre des tribus aborigènes des sauvages, des planteurs, des pionniers, des colonies, et il faut avouer qu’il s’en tire avec facilité et succès, sinon toujours avec un vrai talent ; mais ne croyez pas qu’il va trouver des couleurs nouvelles, mettre en jeu son originalité, fouiller sa nature d’Américain pour y chercher ce qui appartient essentiellement à cette nature : pas du tout. Il a devant les yeux un modèle. Walter Scott ; il l’imitera constamment. Il décrit ses paysages américains avec l’aide des procédés descriptifs de Walter Scott ; ses personnages entrent en scène avec le maintien des héros de Walter Scott ; ses conversations sont conduites absolument comme Walter Scott conduit les siennes et pourtant nous avouerons que, malgré cette préoccupation constante de Walter Scott, l’imitation est plutôt latente et cachée qu’évidente. Il est probable que Fenimore Cooper n’aurait jamais songé à peindre les sauvages, les pionniers et la vie nomade des Américains, si son esprit et son ambition n’avaient pas été éveillés par le monde sauvage de Walter Scott et par le succès qu’obtinrent naguère les sorcières les mendians, les chefs de clan, les outlaws et les bandits de Walter Scott. Toutefois le sentiment de la vie sauvage dans le romancier américain est vrai, réel et sincère. Qu’il y a loin du monde barbare de Walter Scott au monde barbare de Cooper ! Les barbares guerriers, les Robin Hood et les Rob-Roy en lutte avec la civilisation et les lois, voilà ce que Walter Scott a décrit ; mais le barbare qui travaille à devenir civilisé, qui lutte avec la nature, avec les débris de la vie sauvage, qui défriche et plante, qui s’avance avec une rapidité inouie et une persistance extrême à la conquête du monde, voilà le type qui appartient réellement à Fenimore Cooper. C’est lui qui, pour la première fois, a montré à l’Europe ces races fortes et jeunes qui doivent renouveler la civilisation à force d’activité et de travail. Malgré ses défauts, nous tenons Fenimore Cooper pour le romancier le plus éminent qu’aient encore produit les États-Unis.

Cooper, s’il imite, imite simplement la manière du fameux romancier écossais, mais il sait les histoires des solitudes et des forêts, il décrit le mœurs américaines. Quant à Washington Irving, il peint tous les pays, excepté le sien. Il fait des descriptions de l’Angleterre, des descriptions de l’Espagne : il raconte de vieilles histoires mauresques et grenadines, ou imite le style des auteurs du Spectator. Bref, ses livres sont très littéraires et parfaitement puérils Washington Irving nous a toujours rappelé cette fausse littérature romanesque du XVIIIe siècle, Gonzalve de Cordoue, et les innombrables romans arabes, turcs, tartares et indiens qui pullulent à cette époque. Les traditions espagnoles et mauresques, sous sa plume agréable et facile, prennent tout-à-fait la tournure de ces tableaux du règne de Louis XV qui représentent de charmantes Françaises sous des costumes d’un orientalisme suspect.

Il y a quelques années déjà, nous avons lu les contes d’Edgar Poë, contes très littéraires, trop littéraires à mon sens. Il en a été question dans cette Revue[1]. Or, ces contes n’ont absolument rien de national. Il est question de choses et d’êtres très fantastiques, de la méthode d’analogie, de matière raffinée s’élevant par degrés jusqu’à la nature des purs esprits, de magnétisme, de swedenborgianisme, d’animaux exerçant sur les destinées de l’homme une influence occulte ; mais on jurerait que l’auteur a appris les lois de l’analogie dans Fourier, qu’il a pris sa philosophie dans les livres de Mesmer et de Swedenborg, et qu’il a emprunté à M. de Balzac sa manie d’inductions et d’hypothèses.

Il se publie aux États-Unis des revues dont la plus célèbre, sans contredit, est celle intitulée : North American Review. Nous y avons trouvé la menue monnaie du talent courant en Europe, un calque assez bien fait des revues anglaises, mais en somme peu d’originalité. Quant à leurs immenses journaux sans polémique, sans tactique, sèche nomenclature de faits et d’anecdotes, nous les déclarons à peu près illisibles.

Les écrits philosophiques d’un certain Brown ont fait fureur en Amérique. Or, ces livres qui frisent le matérialisme ne sont absolument que le dernier écho de l’école écossaise dégénérée, si tant est que l’école écossaise puisse dégénérer. On dirait un Laromiguière américain. La philosophie appelle naturellement la théologie. Dernièrement nous avons lu un livre étincelant d’esprit intitulé : Discours sur les matières religieuses, par Théodore Parker, livre imprimé à Boston. Nous n’y avons pas trouvé trace de protestantisme. Ce livre, sous apparence religieuse, renferme un écho lointain des doctrines philosophiques européennes. On dirait tantôt que c’est le vicaire savoyard qui parle, tantôt Herder, tantôt Condorcet, tantôt même Benjamin Constant.

Emerson a cherché à réagir contre cette littérature d’imitation et de pastiches européens. Il a essayé de ramener ses compatriotes à la contemplation de la nature qu’ils ont sous les yeux, à l’observation d’eux-mêmes, à la peinture de leurs habitudes, de leur manière de vivre, et de substituer, à Paris et à Londres toujours présens à l’esprit des écrivains de son pays, le Massachussets et la Virginie. Il a cherché à les détourner de cette littérature de touristes, de dilettanti, de rôdeurs. L’ame n’est pas voyageuse, leur dit-il souvent ; pourquoi allez-vous chercher si loin, à Naples, à Rome, à Londres, à Paris, ce qui est tout près de vous ? Cherchez en vous-mêmes ; la vie qui est en vous, aussi faible qu’en soit l’étincelle, vaut encore mieux que la splendide poussière des peuples éteints. Malheureusement lui-même, le plus original et le plus profond de tous, a donné dans ce travers. Il a lu Carlyle, il a lu Novalis, il a lu Coleridge, il a lu Wordsworth, il ne les oublie pas assez parfois. Cependant, il faut dire que ses idées, son style, ses tableaux, ses paysages se ressentent beaucoup plus de la nature et de la société américaines que tout ce que nous connaissons et que nous avons énuméré[2].

L’homme qui a montré, après Emerson et Fenimore Cooper, le plus d’originalité et d’initiative, littéraire, est Halliburton, habitant de la nouvelle-Écosse. Là, il n’a absolument rien qui sente l’Européen ; tout est américain. Il y a sans doute plus d’un Samuel Slick en Europe et dans l’industrie européenne, il y a aussi en Europe des sectes, des prêtres cupides et avares, des hypocrites ; mais rien de tout cela ne ressemble aux personnages et aux scènes dessinés par Halliburton. Samuel Slick est le point de jonction de deux mondes, il réunit en lui le sauvage et le civilisé ; ce n’est pas un sauvage, il n’en a pas la naïveté et la poésie, mais il en a la finesse, la ruse ; ce n’est pas un homme civilisé, il n’en a pas l’élégance, mais il porte l’habit de la civilisation. Il tient d’elle ses scrupules de légalité, d’honnêteté apparente dans ses expédiens, sa logique de conduite au milieu de se pérégrinations sans fin ; bref, il est nomade comme le sauvage et n’est nulle part un étranger. Il y aurait un curieux rapprochement à faire pour montrer à ceux qui exaltent la nature humaine et à ceux qui la dénigrent comment les mêmes élémens, selon qu’ils sont contenus et dirigés, peuvent travailler dans un sens différent pour le bien ou pour le mal, comment la civilisation des États-Unis s’élève et grandit avec les élémens au milieu desquels l’Europe étouffe et agonise, l’âpreté du gain, le désir des jouissances, la rage industrielle. On n’aurait qu’à comparer le spirituel le brillant, le rusé Samuel Slick avec l’affreux Robert Macaire, deux types contemporains, l’un appartenant à une jeune civilisation, l’autre à un peuple vieilli et blasé. Halliburton est l’écrivain le plus original de l’Amérique et celui qui a le moins de prétentions littéraires[3]. Les prétentions littéraires ont toujours gâté la spontanéité de l’esprit et la réalité des observations.

M. Henri Longfellow a, au contraire, de grandes prétentions, et il est en effet, après Washington Irving, l’écrivain qui a le plus de culture littéraire. On remarque çà et là, dans ses livres, de jolis détails trop souvent noyés dans de mélancoliques puérilités. Ce qui lui manque complètement, c’est la concentration, l’énergie. Pour donner une idée de cette poésie, nous choisirons la pièce la plus virile que nous ayons pu trouver dans ses nombreux recueils.


PSAUME DE LA VIE.
Ce que le cœur du jeune homme répond au psalmiste

« Ne me dis pas sur un rhythme gémissant : La vie n’est qu’un vain rêve ; l’ame qui sommeille est une ame morte, car les choses ne sont point ce qu’elles nous paraissent.

« La vie est réelle ! la vie est sérieuse ! le tombeau n’est pas sa fin ; ce n’est pas de l’ame qu’il a été dit : Tu es poussière, tu retourneras en poussière.

« Ce n’est point la joie, ce n’est point la douleur qui sont notre destination ici-bas. Notre tâche est d’agir, afin que chaque matin nous trouve un peu plus avancés que la veille.

« L’art est long, le temps est rapide, et nos cœurs, bien que droits et braves, sourdement, comme des tambours couverts d’un crêpe, battent des marches funéraires jusqu’à la tombe.

« Dans le large champ de bataille du monde, ne sois pas semblable aux muets troupeaux ; sois un héros dans la lutte.

« Ne te confie pas à l’avenir, bien qu’il te semble charmant ; laisse le passé ensevelir ses morts. Agis dans le présent d’où coule la vie. Tu as en toi-même un cœur et Dieu au-dessus de ta tête.

« La vie, des grands hommes nous apprend que nous pouvons rendre nos existence sublimes, et, en partant, laisser par derrière nous des traces dans les sables du temps,

« Des empreintes dont la vue peut-être un jour ranimera le courage dans le cœur d’un frère abandonné et naufragé. »


Évidemment ces vers, pleins de bonnes intentions, courageux, stoïques même, ont été écrits après une lecture d’Emerson, dont ils résument toute la philosophie en l’énervant et en l’affaiblissant ; mais tel n’est pas le ton habituel des poésies de M. Longfellow. Il y a là une douceur qui ne s’épuise jamais, une mélancolie pleine de persistance. Les mêmes tendres et flottantes images, les mêmes expressions reviennent à chaque instant ; ce sont toujours les clairs de lune, les étoiles, le son des cloches et les voix gémissantes. Il y a dans tous ses vers je ne sais quel quiétisme poétique qui berce et charme un moment, mais qui paraît bientôt factice. La pensée se perd dans la musique, et la musique finit ensuite par se perdre dans je ne sais quel murmure monotone. En sortant de la lecture de ces livres, on se réveille comme d’une longue rêverie au bord de l’eau ; on a vu passer sous ses yeux des flots transparens et limpides, et l’on se lève en se disant que rien ne vaut le sentiment de la vie réelle, avec son activité et ses détails infinis et changeans.

M. Longfellow, Suédois d’origine, a surtout le défaut que je reprochais à la littérature américaine en général. Cela ressemble à la littérature d’un émigré. Il est plein d’admiration pour le poète suédois Isaïe Tégner, et il paraît l’imiter beaucoup. Il a traduit des poésies de toutes les contrées ; la moitié de ses poésies sont des traductions. M. Longfellow semble peu s’attacher au public, qui l’entoure. Il vit dans un pays protestant, et il traduit les sonnets, les tercets des poètes catholiques, de Lope de Véga, de Francisco de Aldana, de Dante ; il vit dans un pays de commerçans et de démocrates, et il traduit les chevaleresques poésies d’Uhland et de Schiller. Tous ses livres sont des fantaisies de dilettante. Il s’amure à reproduire la manière des différents poètes. Il imite Novalis dans certaines pièces du recueil intitulé Voix de la Nuit, quelquefois Goethe, quelquefois Uhland ; il a même essayé de reproduire la naïveté des anciennes ballades allemandes. M. Longfellow est, disons-nous, un esprit très cultivé, trop cultivé. Il y a chez lui une habitude de citations, un luxe immodéré de science, un étalage de connaissances fatigant, et qui n’est pas à sa place très souvent. Ainsi, dans le roman intitulé Kavanagh, nous avouons ne pas comprendre l’opportunité de la lecture que le maître d’école fait à sa femme, et pourquoi il l’initie aux singuliers et complexes problèmes arithmétiques d’un certain poème indien. Nous en dirons autant du livre intitulé Hyperion. L’idée première du livre semble avoir été empruntée au Sternbald de Tieck M. Longfellow nous paraît avoir voulu créer un roman analogue. Le héros accomplit son pèlerinage artistique à travers l’Europe du XIXe siècle comme Sternbald au XVIe. Hyperion est un roman esthétique ; on n’agit pas, on ne vit pas dans ce livre ; on voyage, on cause, on disserte sur tout le monde, sur Goethe, Jean-Paul, Carlyle, Paul de Kock, Hoffmann, M. Edgar Quinet, George Sand, Victor Hugo, et sur beaucoup d’autres encore. M. Longfellow a encore fait un drame intitulé l’Etudiant espagnol, où il a essayé tant bien que mal de reproduire la forme shakspearienne, mais sans y réussir. Ce drame est la plus faible de ses productions.

Nous préférons de beaucoup les vers de M. Longfellow à sa prose. Evangéline, dont M. Philarète Chasles a donné dans cette Revue[4] une analyse complète, contient de jolis passages, mais qui ne ressortent pas assez vivement au milieu de la monotone, mélancolie du poème. Evangéline est néanmoins le meilleur ouvrage de M. Longfellow. Les descriptions et les paysages y sont plus nettement accusés que dans ces autres poésies ; quant aux vers, ils roulent lourdement comme « les flots tristes et brumeux de l’Atlantique, » et, grace à la forme qu’a adoptée le poète, ils rendent un son sourd et grave comme un sanglot. La fin d’Evangéline surtout est charmante. C’est dans ce poème que M. Longfellow a porté jusqu’où elles pouvaient s’élever les qualités délicates qui distinguent son esprit, la fraîcheur, la grace, le sentiment de la solitude et la piété du foyer domestique. La forte doctrine du devoir elle-même s’y affaiblit sous le sentiment naturel de la piété, et s’y fond dans les larmes.

M. Longfellow imite donc, et les poètes américains imitent également ; le reproche ne tombe pas sur lui seulement, il porte sur toute la littérature américaine. Les citoyens des États-Unis ont leurs affaires et s’inquiètent peu de poésie ; cependant ils sont passionnés d’instruction et ils le deviendront de plus en plus. Cette curiosité intellectuelle explique le succès des livres de M. Longfellow en Amérique et le nombre prodigieux d’éditions qu’ils ont atteint. Jetez les yeux sur la première page de ces livres : Hyperion en était à sa sixième édition en 1848, les Ballades ont eu dix éditions, Evangéline six, les Voix de la Nuit douze ; le Beffroi de Bruges en avait trois en 1846. Comparez ce fait avec ce qui se passe chez nous. Les poètes d’un talent égal et analogue à celui de M. Longfellow ne manquent pas en France, nous pourrions en citer plus d’un. Cependant leurs poésies meurent au printemps, aussitôt qu’elles sont écloses ; les meilleures d’entre elles obtiennent au plus l’honneur d’une seconde édition très modeste et d’un très petit tirage. Ce succès matériel des livres en Amérique, ce succès qui s’exprime par des éditions sans fin, les cours librement ouverts, où l’on professe sur toute sorte de matières, l’obtiennent également. Un Français, un Européen quelconque en quête de moyens d’existence ouvre un cours où pour tout enseignement il se borne à lire, avec quelques maigres commentaires, les tragédies de Racine ou une œuvre poétique de tel ou tel auteur européen, et il trouve des auditeurs : les Américains y accourent en foule. Dans l’ordre de la pensée, ils imitent comme des enfans dans l’ordre des faits, ils agissent comme des hommes.

On nous demandera sans doute : — Mais les causes de cette stérilité intellectuelle que vous avez signalées suffisent-elles à expliquer la pénurie littéraire des États-Unis ? Peut-on bien les invoquer ? L’esprit révolutionnaire ne domine pas chez eux : c’est l’esprit religieux qui domine : tous n’y sont-ils pas soumis à la loi ? Enfin est-ce qu’il y a chez eux une autre morale que la morale du devoir ? — Le protestantisme, répondrons-nous, est, en effet, dominant aux États-Unis ; mais, chose étrange, cette doctrine, qui est si fortement marquée dans les habitudes des Américains a eu beaucoup moins d’influence sur leur intelligence. Il semble que le protestantisme soit relégué dans l’intérieur du temple et du foyer domestique, et qu’il s’arrête au seuil du cabinet de travail du penseur et du poète. En Angleterre, au contraire, le protestantisme a laissé des monumens littéraires éclatans et durables ; il a imprimé son sceau sur les hommes qui ont le plus cherché à secouer son influence. Il a produit toute une forte race d’écrivains ; il a inspiré Milton, il a créé John Bunyan, Daniel de Foë, Samuel Johnson, et même David Hume et Swift ; il été représenté par Cromwell, il a été pratiqué par Newton. Aux États-Unis, il n’y a rien de pareil, et il est très probable que cette influence ne e reproduira pas. On ne retrouve plus guère l’influence protestante dans les écrivains américains. Il faut même avoir un coup d’œil suffisamment subtil pour reconnaître les quelques traces que le protestantisme a laissées chez eux. Il a laissé dans Channing et dans Emerson une trace more ; mais les doctrines protestantes, chez eux, prennent une forme laïque, philosophique, souvent assez peu orthodoxe. Le sentiment de la liberté et de la dignité humaines devient chez eux non plus du christianisme, mais du stoïcisme. L’esprit du christianisme n’est plus pour eux qu’un souffle, un esprit sans corps, qu’aucune forme ne peut revêtir. Le protestantisme perd de son influence : il n’y a pas d’ailleurs unité de croyances ; car le protestantisme, en se démembrant et en laissant créer dans son sein les dissidences les plus nombreuses, a prouvé qu’il était incapable d’imprimer l’unité, qu’à bien prendre il n’était qu’une religion purement individuelle, relevant de la conscience de chacun, principe qui conduit aux conséquences les plus monstrueuses et les plus folles, témoin les millénaires, témoin les sottises et les extravagances des mormonites. L’influence de la religion sur l’esprit et l’intelligence des Américains n’est donc pas aussi forte qu’on le croit généralement. Quant à l’esprit révolutionnaire, sans doute il n’existe pas au même degré qu’en Europe ; pourtant il y existe. N’oublions pas, comme nous l’avons déjà dit, que l’Amérique est l’écho de tous les bruits du vieux continent ; n’oublions pas que les États-Unis sont, jusqu’à un certain point, dans un état révolutionnaire, qu’ils ne sont ni hiérarchisés ni groupés, pour nous servir des mots à la mode, et que les scènes étranges que nous apportent leurs journaux prouvent jusqu’à l’évidence qu’au fond de cette société il y a anarchie.

Mais il y a une dernière cause de stérilité commune à la fois aux deux mondes, c’est l’esprit d’industrie. Le monde aujourd’hui n’est plus que le champ de bataille des intérêts, les idées ne sont plus le mobile de ses combats et le stimulant de son enthousiasme. Les hommes travaillent pour s’approprier le sol comme en Amérique, ou pour se l’arracher comme en France. De New-York à Paris, de Londres à Calcutta, les hommes travaillent simplement pour se nourrir, se vêtir, se loger et dormir ; ils produisent pour consommer, ainsi qu’ils le disent avec énergie et précision dans la langue économique qu’ils ont inventée. Les esprits les plus élevés de notre temps n’ont pas résisté à cette tendance générale. Voyez dans Wilhelm Meister quelles magnifiques paroles Goethe met dans la bouche de Werther pour lui faire exprimer son enthousiasme pour la richesse, le commerce et le bonheur ; les charmantes plaintes de Wilhelm sur la poésie évanouie sont presque triviales à côté des fermes et positives paroles de Werner. On dirait véritablement une panique immense, la crainte d’un an 1000 futur qui s’est emparée de l’esprit des hommes, qui les pousse à entasser, à fabriquer, à amonceler. Au milieu de cette fébrile activité, que peuvent devenir la poésie, les arts et tous les nobles emplois de l’ame humaine ? Dans cette cohue immense, dans cette foule où les hommes se jettent en aveugles, assaillis par tant de maux physiques, qu’ont-ils à faire des souffrances intellectuelles, des joies morales, des douleurs imaginaires ? Ils ont dans la tête plus de rêves fantastiques de fortune, de gloire mondaine, que n’en peuvent rêver les poètes. Ils ont de l’enthousiasme pour la fortune, de l’amour pour les lettres de change bien payées à l’échéance ; ils acquièrent une gloire immense aux yeux de leurs semblables lorsqu’ils se sont courageusement dévoués à leurs intérêts privés. La poursuite de la richesse, du bonheur, du comfort, du luxe, les entraîne tous. Nous ne jugeons pas le fait, nous le constatons simplement.

Sans doute, les combats de l’industrie, les luttes de l’activité humaine ; cet amour du gain matériel, ont aussi leur poésie et leur beauté, nous ne le contestons pas ; mais ce n’est qu’après le combat, et lorsqu’on aura compté les morts, qu’il sera temps de chanter la victoire. Certainement ce repos, cette tranquillité de l’ame, ne nous sont pas destinés. Consolons-nous cependant, tout indique que le nuage qui nous couvre cache une lumière pleine d’éclat et de beauté. Lorsque le droit d’insurrection n’existera plus, lorsque la nécessité d’une foi commune et d’une loi fraternelle se fera sentir aux hommes, alors, je le crois, une ère spirituelle meilleure, plus pure et plus céleste, commencera, qui rendra à la vie humaine la fraîcheur et l’harmonie, et renouvellera les source de la pensée « O Dieu éternel, dit Jean-Paul, tu forceras l’aurore à briller ; mais aujourd’hui les oiseaux nocturnes volent sur l’aile du vent, les vivans rêvent et les morts se promènent. » Un jour viendra où toutes les angoisses modernes seront évanouies, et où l’homme reprendra sa manière de vivre véritable, l’usage de ses facultés divines, de la pensée et de l’amour !


ÉMILE MONTEGUT.

  1. Voyez la livraison du 15 Octobre 1846.
  2. Voyez, sur Ralph Waldo Emerson, la Revue du 1er août 1847.
  3. Voyez, sur Halliburton, l’article de M. Chasles dans la livraison du 15 avril 1841
  4. Voyez la livraison du 1er avril 1849.