De la Littérature russe

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DE


La Littérature Russe.

La littérature, cette science si vaste et qui se rattache à tant d’études accessoires, demande pour être bien connue et bien appréciée, plus de solidité que n’en suppose ordinairement la masse des lecteurs, qui semble n’y voir qu’un verbiage superficiel sur les créations de l’esprit et de l’imagination. La littérature d’un peuple peut servir de thermomètre à son caractère, à ses mœurs et à sa situation politique. Nous n’appuierons point ici la vérité de cette assertion par des raisonnemens dont la multiplicité nous entraînerait trop loin, mais tout le monde conviendra que la profondeur germanique, l’exaltation italienne, le patriotisme et la gravité anglaise, la délicatesse et l’urbanité française ont dû nécessairement imprimer un sceau particulier aux productions littéraires de ces différens peuples. Il est donc tout naturel que la littérature russe se ressente de la subite transition des Moscovites de l’état de barbarie à celui de civilisation. Les sciences et les arts ont été implantés en Russie comme les perruques à la Louis xiv, et les habits à la française. Contraints par la force des circonstances à devenir imitateurs, il n’est pas étonnant que nous ne trouvions chez les Russes que fort peu d’ouvrages originaux : cependant, comme il faut être impartial dans l’examen d’une littérature, nous allons remonter à son berceau, à fin de mieux calculer ensuite la rapidité de son essor et la progression de ses développemens.

La naissance des lettres en Russie[1] ne date réellement que du règne de Pierre Ier. Avant cette époque, les moines étaient seuls dépositaires des lumières. Le haut clergé se distingua, vers les temps les plus reculés, par quelques bons ouvrages. On cite les annales du moine Nestor, écrites dans le xie siècle, et qui jusqu’ici ont servi de base à tous ceux qui se sont occupés de l’histoire russe. Ces annales ont eu des continuateurs jusqu’en 1700, mais il est bon de faire observer que Nestor, ayant traduit en grande partie les historiens byzantins, sa chronique est éminemment dépourvue du grand mérite de l’originalité.

En fait de littérature proprement dite, on ne peut guère citer de pièce ancienne et vraiment nationale que le poème sur l’expédition d’Igor contre les Polovtsi, qui date du xiie siècle. Cette production, très-estimée parmi les littérateurs, sert aujourd’hui de témoignage à l’antiquité de la poésie slave, et à l’existence d’autres ouvrages que le temps a dévorés. Le style, les tournures, les métaphores, tout porte à croire que ce poème est une imitation des anciens contes russes sur les exploits des princes et des héros. On y reconnaît l’enflure orientale, car l’auteur de ce chant guerrier fait l’éloge du rossignol de l’ancien temps, du poète Boïan, dont les doigts se promenaient avec légèreté sur les cordes harmonieuses d’un luth, et qui célébrait la gloire des preux. Plusieurs écrivains prétendent que le nom de Boïan était donné aux poètes qui, à l’instar des chantres grecs chez les anciens et des troubadours chez les modernes, célébraient dans les fêtes de la cour les exploits des règnes précédens. Le poème sur la campagne d’Igor est d’autant plus remarquable, que c’est le seul ouvrage en ce genre que les Russes possèdent aujourd’hui. Nos lecteurs classiques, ou romantiques, nous sauront gré sans doute de leur en présenter ici l’analyse.

Igor, prince de Séversky, avide de la gloire des héros, exhorte sa garde à marcher contre les Polovtsi, et lui dit : « Je veux briser ma lance dans leurs déserts les plus reculés ; je veux y laisser mes cendres, ou tremper mon casque dans le Don et me désaltérer dans ses ondes. » De nombreux guerriers se rassemblent ; les coursiers hennissent de l’autre côté de la Soula ; la voix de la gloire se fait entendre dans Kief ; le son des trompettes retentit dans Novgorod, et à Poutivle les étendards flottent au gré des vents. Igor attend Vsiévolod, son frère chéri. Vsiévolod fait le portrait de ses valeureux guerriers. « Ils ont, dit-il, reçu le jour au bruit des clairons, et dans leurs premières années, on leur présentait la nourriture sur le fer d’une lance ; ils connaissent les chemins et tous les précipices ; leurs arcs sont tendus, leurs carquois ouverts, leurs glaives aiguisés ; ils se précipitent dans la campagne comme des loups affamés ; ils veulent couvrir de lauriers leur noble front et celui de leur prince. » Igor met les pieds dans des étriers d’or. Il voit au-devant de lui des ténèbres épaisses ; le ciel le menace de terribles orages ; les bêtes féroces rugissent dans leurs antres ; des troupes d’oiseaux planent au-dessus de l’armée ; les cris des aigles semblent lui présager sa ruine, et les renards glapissent à l’aspect des boucliers étincelans des Russes. Le combat s’engage ; les légions des barbares sont renversées ; leurs vierges tombent au pouvoir des guerriers d’Igor : l’or et les étoffes les plus précieuses deviennent leur proie ; les habits et les ornemens des Polovtsi jonchent les marécages et servent de ponts à l’armée des Russes. Le prince Igor ne garde pour lui qu’un drapeau rouge, enlevé aux ennemis et porté sur une pique garnie d’argent. Mais bientôt le Sud vomit d’affreux nuages ou de nouvelles masses de barbares : « Les vents, fils de Stribog, lancent du côté de la mer des nuées de flèches sur les intrépides bataillons d’Igor. » Cependant Vsiévolod est en avant avec sa garde fidèle. « Les ennemis sont accablés de ses traits ; leurs casques retentissent sous les coups répétés de son glaive, et des monceaux de Polovtsi ont mordu la poussière partout où a brillé le casque d’or du prince. » Igor vole au secours de son frère : depuis deux jours, la bataille la plus terrible, la plus acharnée, se prolonge. « La terre est teinte de sang et jonchée de cadavres. À la troisième aurore, les drapeaux russes s’abaissent devant l’ennemi, faute de sang à verser. Les vaincus terminent leur banquet sanglant et meurent pour la patrie après avoir vendu chèrement leur vie. » Kief, Tchernigof sont dans l’effroi ; les Polovtsi triomphans emmènent Igor en esclavage. « On entend sur les rivages de la mer azurée les chants de leurs vierges qui font sonner l’or enlevé aux Russes. » L’auteur s’adresse ensuite à tous les princes, et les engage à se coaliser pour tirer vengeance des Polovtsi. Il dit à l’un : « Tu peux épuiser le Volga par le mouvement des rames de tes nombreux vaisseaux, et tarir les eaux du Don en les puisant dans les casques de tes compagnons d’armes. » À un autre : « Vos casques dorés sont depuis long-temps teints de sang ; vos héros sont furieux ainsi que des taureaux féroces blessés par un fer brûlant. Déjà les Lithuaniens, les Yatviagues et les Polovtsi jettent leurs lances à vos pieds, et courbent leurs têtes devant leurs pesans cimeterres. » Au prince Yaroslaf de Galitch : « Du haut de ton trône d’or, tu soutiens les monts Krapaks par tes légions de fer ; tu peux fermer les portes du Danube, ouvrir le chemin de Kief, et lancer tes flèches jusque dans les contrées les plus éloignées. » S’il déplore la mort du prince Polotsk, voici comment il s’exprime : « Ô prince ! des oiseaux de proie ont couvert ta garde de leurs ailes, et les bêtes féroces ont léché le sang de tes guerriers ; toi-même, à travers ton collier d’or, tu as laissé échapper ton âme de perle de ton corps vigoureux. » Dans la description des désastres de la guerre civile, il est dit : « Les rives du Niémen sont couvertes de têtes aussi nombreuses que les gerbes au temps de la moisson, et, tels que de lourds fléaux, les glaives séparent les âmes des guerriers de leurs enveloppes mortelles. Ô temps de calamité ! pourquoi n’a-t-il pas été possible de fixer le grand Vladimir sur les montagnes de Kief ? » — Cependant l’épouse d’Igor déplore dans Poutivle le sort funeste de son époux ; du haut des remparts, elle jette les yeux sur la plaine, et s’écrie : « Ô vents cruels ! pourquoi avoir prêté vos ailes légères aux flèches lancées par le khan sur les légions de mon ami ? N’était-ce pas assez pour vous d’agiter les flots de la mer et de balancer les vaisseaux russes sur ses vagues furieuses ? Ô majestueux Dnieper ! tu as miné d’affreux rochers pour te précipiter dans le pays des Polovtsi ; tu as porté sur tes flots les barques de Sviatoslas jusqu’au khan de Kobiak : ramène-moi aussi le bien-aimé de mon cœur, et tous les matins je ne chargerai plus la mer de te porter le tribut de mes pleurs !… Astre brillant du jour ! tu répands sur tous les mortels ta douce chaleur et ton majestueux éclat, et pourtant tes rayons ardens ont consumé dans un aride désert les légions de mon bien-aimé ! » Mais déjà Igor est libre ; il a trompé ses gardes, et, monté sur un coursier rapide, il s’élance vers les frontières de sa patrie ; il tue des cygnes et des oies pour pourvoir à sa nourriture ; son cheval est épuisé de fatigue : alors le héros s’embarque, et les eaux du Donetz le portent en Russie. L’auteur anime ce fleuve ; il lui fait adresser au prince les paroles suivantes : « Ô grand Igor ! quelle doit être la rage du khan Kontchak, et la joie de tes chers compatriotes ! » Le prince répond : « Ô Donetz ! que tu dois être glorieux de porter Igor sur tes ondes, et de lui préparer un lit de gazon sur tes bords argentés! Tu m’enveloppes de tes douces vapeurs quand je me repose à l’ombre des arbres qui bordent tes rives : les canards qui nagent dans tes eaux, les mouettes qui effleurent la surface de tes flots, me servent de gardes. » Arrivé à Kief dans sa capitale, Igor s’empresse d’aller rendre grâce au Tout-Puissant dans le temple de Notre-Dame.

On remarque dans cette production antique une certaine force d’expression, des beautés pittoresques, et les figures hardies qui caractérisent la poésie d’un peuple encore voisin de la nature. Mais quelques lueurs qui se font jour à travers une épaisse nuit et à de longs intervalles ne peuvent dissiper les ténèbres de l’ignorance. La lumière arrive tard chez un peuple encore dénué de ces établissemens utiles qui sont, pour ainsi dire, les phares de l’esprit humain, et servent de point de ralliement aux facultés intellectuelles comme aux élans de l’imagination.

Pierre-le-Grand, voulant donner à ses sujets le goût de l’instruction, fit un appel aux sciences et aux arts ; mais les Russes, éblouis d’abord par l’éclat des exploits de leur souverain, et comprenant mal le système d’innovation qu’il avait introduit, semblèrent reculer devant le soleil de la civilisation : aussi, après avoir été le réformateur de la langue de son pays et le fondateur de la première académie dont se soit honoré l’empire russe, après avoir posé la pierre angulaire de l’édifice scientifique et littéraire, il ne jouit pas du bonheur de le voir s’élever à une grande hauteur : la mort vint l’arracher prématurément à ses immortelles créations.

Cependant un monument littéraire très-estimé des Russes fut le premier résultat de cette forte impulsion que le génie de Pierre ier venait de donner à l’esprit national. Le jeune prince Kantemir, doué de la plus rare organisation, et dévoré de la soif d’écrire, publia des satires qui étonnèrent la Russie : elles furent le premier effort d’une langue qui s’essayait à la poésie classique. Néanmoins cette langue ne fut pas encore fixée, elle resta hésitante et timide, parce qu’elle manquait de régulateur.

Sous le règne de l’impératrice Anne, Trédiakofsky, disciple de Rollin, prouva que l’on peut être fort instruit et fort mauvais poète. Tout le monde connaît les insultes faites à sa traduction en vers russes du Télémaque de Fénélon. Trente ans après sa mort, l’impératrice Catherine, dans ses soirées de l’Ermitage, donnait pour pénitence aux personnes de sa cour une tirade de la Telemakhida à réciter ; c’était le châtiment le plus sévère qu’elle pût infliger.

Deux aurores littéraires s’étaient déjà levées sur la Russie, mais le jour ne brillait pas encore ; enfin il parut et s’éleva d’un des points de l’horizon d’où il était le moins attendu.

Le jeune Lomonossof était né en 1711, au village de Dénissofsky, à peu de distance de Kholmogory et d’Archangel, sur les bords de la mer Blanche. Condamné par le sort aux travaux les plus grossiers, fils d’un pauvre pêcheur, le désir de s’instruire tourmenta son enfance ; heureux d’avoir pu se procurer une grammaire[2] et un psautier, il les lut avec attention ; il les récitait sans cesse, et, dominé par une inquiétude vague qu’il ne pouvait définir, maîtrisé par cette fièvre du génie qui veut et ne peut créer, il quitte un jour Kholmogory, et traversant à pied l’espace immense qui sépare Archangel de Moscou, il vient se jeter aux genoux d’un évêque, qui, subjugué par la franchise et le noble désir du jeune Russe, le reçut dans son séminaire, ou il étonna tous les professeurs par la rapidité de ses progrès.

Le gouvernement russe, qui épiait la marche d’un sujet aussi distingué, voulant donner à ce génie naissant tous les développemens dont il était susceptible, l’envoya, après un séjour de deux ans à Saint-Pétersbourg, près de Christianvolf, célèbre mathématicien, puis à Freyberg, où il apprit la métallurgie pratique et l’art des mines. On doit s’étonner qu’un goût aussi passionné pour les sciences exactes n’ait pas desséché son imagination, rien n’étant plus rare que cette alliance des études sérieuses et des grâces poétiques. De retour dans sa patrie en 1741, il fut successivement nommé adjoint de l’académie des sciences, professeur de chimie, et enfin conseiller d’état. C’est alors qu’ayant fait la part de la science, il marcha à grands pas dans la carrière des Muses.

Lomonossof fut l’architecte du nouveau temple des lettres et des arts qui s’est élevé en Europe. La gloire était tout pour lui ; ce fut sa pensée dominante : lorsqu’une maladie douloureuse vint l’avertir de sa fin prochaine, il s’affligeait de l’idée de mourir tout entier ; mais la postérité a désavoué cette rare modestie : la célébrité de ce poète ne saurait être contestée.

C’est du règne d’Élisabeth Ire que date la naissance de l’art dramatique en Russie : jusque-là, les théâtres allemand et italien avaient suffi aux plaisirs de la cour. Les élèves du corps des cadets eurent les premiers l’idée de représenter devant l’impératrice une pièce dans la langue du pays ; et à cette même époque, le fils d’un marchand de Kostroma, nommé Théodore Volkof, forma une troupe de comédie, dont il choisit les acteurs parmi ses jeunes camarades. Le bruit des succès de cette troupe nouvelle parvint jusqu’à la cour, qui voulut juger de ses talens.

C’est aussi dans ce temps que se fit connaître Soumarokof, père de la tragédie russe ; à peine âgé de vingt-trois ans, il publia sa tragédie de Khoref, qui fut représentée en 1750, sur des théâtres de société. La Melpomène russe se fit jour à travers les muses étrangères, et le théâtre de la cour retentit enfin des vers harmonieux d’une tragédie retraçant un sujet national. Ce jour fut marqué par un double triomphe ; et dans les jeux de la scène, les Russes éprouvèrent pour la première fois le plaisir de s’intéresser à eux-mêmes.

L’impératrice consacra le succès éclatant de cette représentation par l’établissement d’un théâtre public à Pétersbourg ; les actrices y furent admises : jusqu’alors les rôles de femmes avaient été joués par des hommes. Soumarokof fut nommé directeur de ce nouveau théâtre, et Volkof le premier acteur. Trois ans après, Moscou eut aussi son théâtre public. Tout semblait concourir aux progrès rapides des conceptions dramatiques. Dmitrefsky[3], le plus grand comédien qu’ait possédé la Russie, débutait avec éclat, et devenait pour ses camarades un modèle de bonne déclamation.

Ici se présente naturellement une observation qui n’est pas sans intérêt : quand les Russes sentirent le besoin des jouissances intellectuelles, la plupart des nations de l’Europe étaient parvenues à l’apogée de leur gloire littéraire. Entourés des chefs-d’œuvre anciens et modernes, les premiers écrivains du Nord durent recueillir le fruit de leur étude des bons modèles ; leur début peut donc avoir été plus heureux que celui des autres peuples ; mais, d’un autre côté, s’ils ont échappé à l’inconvénient de voir leur berceau littéraire souillé par des compositions ignobles et triviales, les Russes ne peuvent pas, comme nous, jouir du plaisir d’étudier l’accroissement progressif de leur littérature.

À cette époque, l’impératrice Élisabeth fut secondée dans la protection qu’elle accordait aux écrivains par son ministre, le lieutenant-général comte Jean de Schouvalof[4], qui contribua puissamment aux progrès des lumières dans le Nord.

Mais le règne d’Élisabeth était le prélude d’une époque plus brillante : la littérature fleurit avec un nouvel éclat sous l’influence de Catherine ii ; non-seulement elle la soutint par ses encouragemens, mais elle la cultiva elle-même, et chercha dans les délices de l’étude un repos à la grandeur de ses destinées, ou peut-être aussi une distraction aux tortures de sa conscience. Dans les premières années de son règne, sentant qu’il était d’un grand intérêt pour son pays d’y naturaliser tous les auteurs célèbres, tant anciens que modernes, elle protégea spécialement les traducteurs des bons ouvrages, qu’elle faisait souvent imprimer aux frais de la couronne ; opération louable sans doute, mais qui dut naturellement nuire aux élans de la poésie nationale. Sans elle, les Russes auraient peut-être leur Ossian, tandis que, pendant plus d’un demi-siècle, ils ont servilement enté leurs conceptions sur celles des Grecs, des Latins et des Français.

C’est ainsi que Kniajnine suivait les traces du père de la tragédie. Son talent se décela dans sa pièce de Didon, qui attira l’attention de l’impératrice ; il se manifesta ensuite avec plus d’énergie dans sa tragédie de Rosslaf, sujet national, dont le célèbre acteur Dmitrefsky créa le principal rôle. Kniajnine s’essaya également avec succès dans la comédie ; sa pièce intitulée Khvastoune, le fanfaron, imitation libre du Glorieux de Destouches, et son opéra du Zbitientschik, ou le marchand de coco, se voient encore avec plaisir.

La comédie faisait aussi quelques progrès sous le pinceau de Vomvizine. Cependant cet auteur n’est jamais franc dans ses productions : Allemand d’origine, et portant un nom qui sonne mal aux oreilles russes, pour qui la langue tudesque a peu de charmes, il voulut obtenir du succès en ridiculisant, aux yeux de ses compatriotes adoptifs, les Français et jusqu’aux Allemands eux-mêmes ; aussi toutes ses pièces se ressentent-elles de cette absence de naturel qui exclut le vis comica, on y voit trop l’homme qui se bat les flancs pour avoir de l’esprit. Sa pièce du Brigadier n’est pas sans quelque mérite, et dans sa pièce du niais Niedorossle, il a réussi, par quelques mauvaises et grossières charges, à exciter le rire des Russes, qui, soit dit en passant, sont bien moins difficiles pour leur langue que pour le français.

La muse de l’épopée devait aussi son tribut à un règne qui donnait l’élan à toutes les puissances de l’imagination : Khéraskof eut la gloire de chanter Vladimir, et dans la Rossiade il immortalisa la conquête du royaume de Kasan, l’un des plus hauts faits d’armes de la Russie, puisqu’il la délivra à jamais des excursions des Tatars. Enthousiaste de la gloire contemporaine comme de celle des temps anciens, ce poète célébra la victoire de Tchesmé dont s’illustra le règne de Catherine ; enfin, chaussant le cothurne, il enrichit la scène tragique du tableau de Pojarsky, ce héros cher aux Russes, et que le ciseau du fameux Martoz a représenté dans le beau groupe qui décore une des principales places de la ville de Moscou.

Tandis que Kheraskof initiait la langue russe aux fictions brillantes de l’épopée et à sa mâle harmonie, les Grâces semblaient dicter à Bogdanovitch son poème de Douschinka (Psyché), qui se distingue par les plus riantes images et une parfaite mélodie de style. Cette charmante composition, imitée en grande partie de La Fontaine, fit sensation dans le monde littéraire. L’impératrice Catherine l’avait si parfaitement gravée dans sa mémoire, qu’elle en pouvait réciter indistinctement tous les morceaux.

Dans le même temps, Kastrof traduisait en vers alexandrins les six premiers chants de l’Iliade ; mais Dierjavine parut et surpassa tous ses rivaux. Sublime et original dans ses pensées, pittoresque et neuf dans ses expressions, plus fécond dans ses sujets que Lomonossof, plus varié dans ses formes de style, il s’éleva à une hauteur inconnue jusqu’alors.

Kapniste, membre de l’Académie russe, parent et ami de Dierjavine, se fit connaître avantageusement par des poésies fugitives ; il composa aussi une comédie intitulée Yabeda (la chicane), qui est restée au répertoire.

Enfin, pour compléter la gloire littéraire de ce beau règne, Bobrof, nourri de la lecture des auteurs anglais, enrichissait la langue des premiers essais du genre descriptif, dans son poème de la Tauride, tandis que la chanson et la romance empruntaient un charme entièrement neuf sous la plume gracieuse du sénateur Nélédinsky, dont les vers sont dans la mémoire de tous les amateurs.

Une des choses les plus remarquables dans les annales du théâtre russe, fut la représentation du Melnik (le meunier), par M. Ablessimof, comédie-vaudeville, dont les airs sont nationaux. Cet ouvrage est rempli de détails populaires exempts de toute trivialité. L’action est bien conduite, et ce fut une heureuse inspiration de l’auteur qui n’avait sous les yeux aucun modèle en ce genre.

Sous le règne de Paul Ier, la poésie fit un grand pas vers la perfection[5]. Elle se dépouilla de l’enflure qui l’avait jusqu’alors caractérisée. Jusque-là les premiers écrivains n’étaient point parvenus à triompher complètement des caprices de la langue poétique ; et les gens du monde, tout en admirant leurs ouvrages, les lisaient peu. Mais la muse de Dmitrief obtint le droit d’entrée dans les salons et les boudoirs, tant les grâces de son style et la mélodie de sa versification eurent de pouvoir sur les âmes les plus indifférentes en matière de belles-lettres. Ce poète a surtout excellé dans la fable et dans le conte : son Yermak, ou la conquête de la Sibérie, et sa Modnaïa-Géna (la petite maîtresse), sont les deux morceaux où il a montré le plus de talent.

Depuis le commencement du siècle, et sous les auspices d’Alexandre, toutes les branches de la littérature ont éprouvé des améliorations sensibles : le style poétique, l’histoire, l’éloquence de la chaire et l’art dramatique se sont montrés avec un nouvel éclat ; Ozérof comprit mieux la tragédie : ce poète sut faire jouer plus habilement que ses devanciers le ressort de la terreur. Sa tragédie de Dmitri Donskoï et celle de Fingal ont remporté la palme chez les Russes ; elles sont le plus bel ornement de leur théâtre. À mesure que le goût s’est formé, que les lumières se sont répandues, les lecteurs sont devenus plus difficiles ; ils ont dû exiger plus rigoureusement l’observation des connaissances littéraires. MM. Merzliakof, Pouschkine (Alexandre), Joukofsky, Batiouschkof, Gniéditsch, le prince Viazemiky, concourent avec M. Dmitrief au perfectionnement de l’art : l’horizon s’est agrandi devant eux, les richesses du goût se sont multipliées, les secrets de la poésie imitative ont été mieux connus. M. Krilof, le seul fabuliste qui puisse approcher de La Fontaine, s’en est servi avec un rare bonheur dans ses apologues, qui sont un des plus précieux monumens de l’école classique. M. Izmaïlof, agréable fabuliste et conteur spirituel, s’est distingué particulièrement dans l’art de peindre avec vérité les mœurs populaires ; ses productions sont inspirées par une gaîté piquante que le lecteur le plus sérieux ne peut se défendre de partager.

Les traductions des ouvrages étrangers ont atteint une nouvelle perfection. M. Lobanof a prouvé qu’il entendait parfaitement la langue de Racine ; il a souvent égalé les beautés du texte dans Iphigénie en Aulide et dans Athalie, où Mlle Séménof, la Georges russe, fait briller toute la puissance de son talent. La tragédie d’Esther et celle d’Ariane ; traduites par M. le colonel Kotienine; et plusieurs pièces de Crébillon et Ducis, par M. Viskovatof, ont le double mérite de l’élégance et de la fidélité. M. le chambellan Kokoschkine a traduit très-heureusement le Misantrope, et la scène s’est enrichie du Joueur et du Tartufe, par M. le général Alexis Popofsky. Quant aux nombreuses traductions de M. le sénateur Khvastof, qui distribue lui-même à tous venans ses poésies originales, entre autres son poème sur l’apologue, il faut rendre hommage plutôt à l’intention qu’au talent de l’auteur, chez lequel rimer est plus qu’une passion, et lire ses vers une véritable frénésie.

Il n’est temple si saint des anges respecté,
Qui soit contre sa muse un lieu de sûreté.

On attend avec impatience la traduction en vers de la Jerusalem délivrée, par M. Merzliakof, un des plus savans professeurs des universités russes.

Deux genres de poésie avaient échappé aux muses du Nord, la ballade et le poème héroï-comique. Le premier a été traité par M. Joukofsky, chef du romantisme russe ; le second par M. Alexandre Pouschkine. Les productions de ces deux poètes ont été couronnées du plus brillant succès ; cependant il serait injuste de ne pas reconnaître plus de génie, de verve et d’originalité dans ce dernier que dans M. Joukofsky, adorateur du soleil et de la lune germanique.

Le prince Schékhafskoï s’intitule modestement le Scribe du théâtre russe. Son cabinet est une véritable officine de comédies, de vaudevilles et d’opéras, qui, en raison du rang de l’auteur et de l’absence des sifflets, sont représentés sur les théâtres de Pétersbourg et de Moscou. À travers ce fatras, quelques pièces cependant sont vues avec plaisir, telles que l’École des Coquettes ou les Eaux de Lipetsk, le Demi-Seigneur, le Menteur, l’Intérieur d’une Famille, ou le Ménage mal organisé.

Le théâtre s’honore aussi du talent de MM. Zagoskine et Khmelnitsky. Ce dernier a obtenu un succès mérité dans sa pièce des Châteaux en Espagne, imitation de Colin d’Harleville ; dans celle du Bavard (Govoroune), et celle intitulée le Perroquet de ma grand’mère.

Plusieurs dames russes se sont aussi distinguées dans les lettres : Mlle  Anne Bounine a publié un recueil de poésies didactiques et lyriques estimé et recherché par les littérateurs ; Mlle  Poutschkof, la princesse Ouroussof, les demoiselles Svinine, Mlle  Volkof, Mme  Bedriaga, née Izvékof, enfin les demoiselles Magnitsky se sont fait connaître par d’heureuses inspirations en prose et en vers.

Chez tous les peuples, l’art d’écrire débuta par la poésie ; parée de l’éclat des images et du charme de l’harmonie, elle exerce tant d’empire sur les hommes, qu’ils chantent sur la lyre bien long-temps avant de s’occuper des ouvrages en prose. Les poètes abondaient en Russie lorsqu’on citait peu de prosateurs dont les œuvres fussent remarquables. C’est à cette époque que Karamzine se fit connaître. À son retour de France et d’Angleterre, il publia ses Lettres d’un voyageur russe, ouvrage qui fit révolution dans le style, et que cependant les Russes critiquent encore aujourd’hui comme étant rempli de gallicismes et de tournures étrangères. La traduction des nouveaux Contes de Marmontel, plusieurs nouvelles, entre autres Marpha Possadnitsa, Marthe la lieutenante, ou la conquête de Novgorod par Jean iii, et un recueil de poésies fugitives, tels furent les principaux ouvrages par lesquels M. Karamzine préluda à son histoire de Russie, qui fixe à jamais sa célébrité, bien qu’il y règne presque partout un esprit de partialité, un ton de fatuité nationale, qui ont fait dire avec quelque raison qu’elle avait été écrite sous l’influence du knout, et des 300,000 roubles que sa publication a rapportés à l’auteur. Cette histoire a joui d’une vogue extraordinaire ; la première édition, de trois mille exemplaires, publiée le 5 mars 1818, était épuisée le 25 du même mois : c’est la plus belle fortune littéraire qu’on ait vue dans le pays depuis l’origine des lettres. Qui croirait cependant, d’après un succès aussi foudroyant, que deux cents Russes à peine ont lu l’histoire de Russie ?… Quoi qu’il en soit, il est vrai de dire que c’est Karamzine qui a définitivement fixé le langage prosaïque, qui, jusqu’à lui, avait été emphatique et guindé, et il serait injuste de ne pas convenir que la littérature lui a les plus grandes obligations sous ce rapport. Plusieurs écrivains d’un grand mérite ont aussi puissamment contribué à opérer cette heureuse révolution, avant laquelle les prosateurs ne sortaient pas du style amphigourique et boursoufflé : je veux parler de M. Batiouschkof, dont le style ne laisse rien à désirer sous le rapport du charme et de l’harmonie ; de M. Boutirsky, professeur d’éloquence à l’Université impériale de Saint-Pétersbourg ; de MM. Gretch et Boulgarine, critiques éclairés non moins qu’élégans écrivains, dont le dernier a publié le Gil-Blas russe, le premier roman de mœurs que la littérature de ce pays ait à nous présenter[6].

On sait avec quelle facilité les Russes parlent toutes les langues de l’Europe ; il est très-ordinaire de les entendre converser tour à tour en français, en allemand, en anglais, en italien et en polonais ; mais le premier de ces idiomes est comme nationalisé en Russie, c’est celui qu’ils parlent et écrivent avec le plus de goût. Leur style est pur, correct et naturel ; non-seulement les règles grammaticales sont observées, mais on y retrouve souvent toutes les finesses du langage. Plusieurs Russes se sont exercés avec succès dans la versification française ; les poésies de M. Khanikof, ministre de Russie près la cour de Saxe, respirent la grâce et la sensibilité qui distinguent nos poètes élégiaques. MM. le comte Golofkine, Basile Pouschkine et Ouvarof, président de l’Académie des Sciences, ont composé des pièces de vers français qui ont le charme de l’élégance et le mérite d’une bonne facture. Le dernier, M. Ouvarof, a tellement l’habitude du français, qu’il n’écrit jamais le russe. Il existe de lui des discours que ne désavoueraient pas les meilleurs orateurs français, et M. George Komarvfsky; fils du général de ce nom, a bien voulu me confier des vers qui semblent échappés au génie de Lamartine ou de Victor Hugo. Cependant toutes ces productions sont inédites.

Il y a aussi plusieurs ouvrages écrits dans notre langue : l’Histoire de Naper, par le comte Grégoire Orlof, un roman du comte Fodor Golofkine, un ouvrage du comte Tchernischef, publié sous le titre du Théâtre de l’Arsenal, l’Histoire militaire, par M. le colonel Boutourline ; les Mystères d’Éleusis, par M. Ouvarof, publiés à Paris, par madame Sylvestre de Sacy ; deux romans, Alphonse de Lodève et Élisabeth, ou Histoire d’une Russe, par la princesse Natalis Golofkine.


Alex. Jauffret.
  1. C’est au tsar Ivan Wassiliévitch que la Russie est redevable de l’introduction des premières presses d’imprimerie. Elle eut lieu en 1553, sous la direction d’un Danois nommé Gouze. Mais, depuis son établissement jusqu’en 1711, on n’imprima que les livres sacrés et les oukases des souverains. À cette dernière époque, une imprimerie russe, que Jean Tessing, Hollandais, avait formée à Amsterdam, par privilége de Pierre le Grand, fut transportée à Moscou, et mise en activité par le Polonais Kopievsky. Plusieurs ouvrages sur l’histoire et les mathématiques sortirent de cette typographie.
  2. La langue russe est une des nombreuses branches de la langue slavonne, qui est celle employée dans le culte divin en Russie. Ce dialecte éprouva de fréquentes altérations avant de parvenir au degré où il est aujourd’hui. Les invasions des Tatars, qui se prolongèrent depuis l’an 1224 jusqu’en 1462 ; l’envahissement des Lithuaniens et des Polonais, qui occupèrent, vers le milieu du quinzième siècle, plusieurs grandes provinces russes, exercèrent une pernicieuse influence sur la langue. Elle se fit sentir jusqu’au commencement du dix-huitième siècle. À cette époque, sous Pierre-le-Grand, on réforma l’alphabet russe ; on supprima plusieurs lettres inutiles ; on retrancha les accens et les abréviations. Enfin, Lomonossof, en 1740, donna une nouvelle vie à la langue nationale : il rejeta tout ce qui était étranger, tout ce qui était bas et trivial. C’est de son temps que date le règne du langage poétique.
  3. Cet acteur, célèbre en Russie, éprouva le besoin d’aller fortifier son talent à l’école des grands maîtres. Le gouvernement encouragea cette louable émulation. Dmitrefsky fit un long séjour à Paris, où il se lia avec Lekain, qui lui dévoila les secrets de son art. De Paris, il se rendit à Londres, où il profita des leçons du célèbre Garrick. À son retour en Russie, il fit jouir ses compatriotes de la perfection de son jeu. Cet artiste, que son esprit, ses qualités et son rare talent faisaient rechercher par la bonne compagnie, est mort à St.-Pétersbourg, dans l’hiver de 1821, à l’âge de quatre-vingt-douze ans.
  4. Ce ministre était oncle du comte Schouvalof, célèbre par les grâces de son esprit, et que Voltaire appelait l’aimable Russe. Sa charmante épître à Ninon se trouve dans l’Encyclopédie poétique.
  5. La langue russe se distingue par l’étonnante variété de ses terminaisons dans les noms et dans les verbes ; elle compte jusqu’à sept cas différens. L’irrégularité de ses conjugaisons est un des obstacles les plus difficiles à surmonter, lorsqu’on se livre à l’étude de cette langue. Elle n’a point, comme la plupart des idiomes modernes, la fastidieuse répétition de l’article ; et, de même que le grec et le latin, chacune de ses prépositions gouverne un cas différent. La multiplicité des finales devient un puissant moyen d’harmonie, et la poésie s’en sert avec le plus grand succès. Un des plus précieux avantages du russe, c’est aussi d’exprimer les plus légères nuances de la pensée par un seul mot, composé d’une préposition et d’un verbe radical.
  6. Ce roman a été traduit depuis peu en français.