De la Maladie morale du XIXe siècle

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DE


LA MALADIE MORALE


DU DIX-NEUVIÈME SIÈCLE.




I. Le Nouveau Monde, par M. Louis Blanc. — II. Le Socialisme devant le Vieux Monde, ou le Vivant devant les Morts, par M. Victor Considérant. — III. Philosophie positive par M. Auguste Comte. — IV. Questions révolutionnaires, par M. P.-J. Proudhon.


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J’ai connu un homme qui avait passé par toutes les phases possibles de déception. Sa vie est une des plus dramatiques que je connaisse, bien que le drame de son existence ait été tout intellectuel. C’était une nature qui n’avait rien de réel, et qui était arrêtée à chaque instant par la réalité. Il avait cru au beau et au bien, à ce qui est idéal ; il avait cru à l’utile, au visible, à ce qui est actuel et concret. Il avait aimé les choses de ce monde à ce point qu’il était parvenu à se créer un infini dans toutes ces pauvres choses fragiles et limitées. Il avait tout essayé, il n’avait jamais réussi à exécuter aucun de ses projets. Il lui manquait la connaissance du possible et l’intelligence de la mesure qui marque, compte et établit les degrés à monter. Grace à sa croyance aux choses infinies, il n’y avait jamais pour lui ni commencement ni fin. Il n’apercevait de limites nulle part et il rencontrait partout des barrières. Il se heurtait contre les plus légers obstacles. Bien que sa nature fût une nature en dehors du vulgaire, tout cela laissait sur sa personne et son caractère une teinte de ridicule dont sa douloureuse existence ne permettait pas de plaisanter. Il avait joué à colin-maillard avec toutes les idées, il marchait les yeux bandés dans la vie. Quand on l’avertissait d’un danger, au lieu d’ouvrir les yeux pour le regarder, il étendait la main pour le saisir, et, ne rencontrant que l’air vide, il disait : Il n’y a rien, plus il se heurtait contre l’obstacle, qui le renversait. Il se relevait le front ensanglanté, mais ces blessures lui apportaient aussi peu d’enseignemens que celles qu’un homme ivre reçoit en tombant contre les murs où le poussent ses pas mal assurés et sa vue incertaine. Le lendemain il se réveille et dit : Ce n’est pas ma faute, c’est la situation dans laquelle j’étais et le hasard qui ont tout fait. Et lui aussi, il était ivre, ivre de ce qu’il appelait ses idées ; il s’en exaltait, il s’en obscurcissait l’esprit, il s’en était troublé la raison, et, chose plus fatale, il avait submergé, noyé son cœur sous leurs flots.

Comme toute ame bien née, dans sa jeunesse il s’était créé un monde sur lequel il avait répandu les teintes roses de son innocence, et, se mirant dans les flots tranquilles de l’hypocrisie sociale, il avait pris sa propre image pour l’image de la société ; mais, quand arriva l’inévitable retour, quand le monde se refléta dans son esprit, quand il aperçut sa véritable physionomie, il abandonna alors non-seulement ses illusions, mais encore il trahit lâchement sa conscience. Dès-lors toutes les choses de ce monde devinrent pour lui des choses grimaçantes, contournées, disjointes. Il n’eut pas la force de demeurer calme et tranquille en face de ce Protée changeant, tour à tour horrible sorcière et fée séduisante. Son ame devint un véritable chaos, assemblage confus de lamentations qui ne pouvaient pas devenir des larmes et de rires forcés qui ne pouvaient pas se transformer en ironie ; il vécut de cette lâcheté morale qui ne sait ni se résigner ni se venger, qui ne dit ni oui ni non, qui se trouble et se rassure, et qui se contente, pour toute lumière, de rayons brisés courant çà et là sur l’ombre comme de lumineuses vapeurs. Il perdit entièrement la notion du bien moral et de l’idéal, et il n’eut pas la force de se lever et de marcher pour les retrouver. Il s’étendit sous l’ombre opaque des choses terrestres, et il se contenta des réminiscences des souvenirs épars, des perceptions incertaines qui lui arrivaient encore, et des réveils de la conscience qui l’avertissaient qu’autrefois il avait été un homme, et qu’il ne tenait qu’à lui de le redevenir. Il voulut alors croire exclusivement aux choses de ce monde, et cela ne lui fut pas possible. Sa nature était troublée ; désormais il ne pouvait jouir de rien avec sécurité. Il se jeta avec une ardeur factice à la recherche du bonheur et de l’utile, s’adressant pour cela à tous les phénomènes qui passaient autour de lui, se fiant à toutes les apparences ; mais comme il manquait de règle, comme il ignorait la cause, la nature et l’origine de ces phénomènes, il s’entoura des poisons vénéneux et des substances malfaisantes aussi bien que des fleurs les plus brillantes et des aromes les plus odorans. Là encore il échoua, et plus misérablement encore. Autrefois il était tombé de haut, et maintenant il ne pouvait plus même se dégager des boues et des ordures où il était entré.

Alors il se jeta dans une folie commune aux hommes de notre temps. Ne croyant plus aux choses idéales, ne pouvant plus se fier aux choses terrestres, trompé, désabusé, il fit son dieu de l’intelligence et se mit à adorer ce don précieux, comme s’il était l’unique fondement du monde et la plus inestimable des vertus. Pour lui, désormais, le talent fut tout ; ce qui lui restait de charité, de bienveillance et d’amour ne tarda pas à s’éteindre. Il s’éprit de cette funeste croyance des peuples athées qui adorent l’ombre de Dieu à la place de Dieu lui-même. Il crut à l’intelligence, à ce don inutile lorsqu’il est séparé de tous les objets qu’il est destiné à faire comprendre, inutile comme le serait la lumière, si elle était séparée du monde. Il ne croyait plus à rien, ni au ciel, ni à la terre ; aussi l’intelligence ne lui servit bientôt plus qu’à lui montrer les ombres, les profondeurs et les abîmes de la nuit et du néant. Il se sentit bientôt comme un insecte laissé seul au milieu du lumineux éther baignant les mondes dépeuplés. Alors de plus en plus la solitude se fit dans son ame, son cœur devint un désert ; la volonté ne fit plus entendre aucun mouvement, toute action disparut, et toute puissance s’éteignit.

À toute autre époque, cet homme eût été un monstre et une énigme, mais, à l’époque où nous vivons, je le comprenais trop et je l’aimais. Il me présentait la fidèle image de mon temps ; il était un véritable enfant de son siècle. C’était un type symbolique, comme on dit aujourd’hui, de toutes les idées, de tous les mécomptes, de toutes les désillusions, de toutes les poursuites de notre temps. Comme lui, il changeait sans cesse de croyances et poursuivait un avenir sans but et sans précision. Il avait eu des illusions généreuses et des élans chevaleresques, c’est par là que notre temps a débuté ; puis, lorsque ce siècle eut tout démoli et qu’à l’entour de lui il ne resta plus que des ruines, lorsque l’homme se vît seul au milieu de l’univers avec des abstractions, des essences, des notions du monde métaphysique pour seuls compagnons d’infortune, pour seuls gardiens, pour seuls soutiens, pour uniques consolations, alors il fit entendre un concert de lamentations tel que le monde auparavant n’en avait jamais ouï de pareil. Ce siècle, qui n’avait pas mis de borne à ses espérances, ne mit plus de terme à ses regrets. Il n’avait vu aucun obstacle qui pût s’opposer à ses projets, et au premier pas il trébucha ; au second, il tomba au milieu de quels flots de sang, nous le savons. Il avait cru tous les hommes bons, et ceux même qui avaient adopté cette croyance furent les premiers à la démentir. Non content d’embrasser la terre de son enthousiasme sincère et passionné, il étendait son amour sur les habitans de toutes les planètes que lui découvrait le télescope, il proclamait coupable envers tous les globes celui qui, rencontrant son frère blessé le long d’un chemin, ne lui tend pas la main pour le relever[1], et il oubliait qu’il n’est pas coupable seulement envers les globes, mais encore envers le créateur des globes. Il avait des croyances ardentes, multiples, et il ne savait pas qu’il suffit d’une seule et même foi pour tous. Dans ce siècle, l’homme aimait l’homme à cause de sa nature, c’est-à-dire parce qu’il était homme et non pas parce qu’ils avaient la même origine, c’est-à-dire parce que tous deux avaient été pétris par la même main. L’homme aimait l’homme comme lui-même et pour lui-même, fraternel amour qui, lorsqu’il se traduira dans les faits, signifiera amour du prochain pour les services, qu’il peut rendre et les profits qu’il peut rapporter. — Je signale aux socialistes, qui crient tant contre l’exploitation de l’homme par l’homme, ce principe, qui est le leur, comme menant tout droit au résultat qu’ils couvrent d’anathèmes. — Le devoir, les obligations qui ont leur sanction dans le ciel, devinrent simplement des contrats et des conventions, respectables comme la loi pour les bons, mais sans clause pénale par laquelle on pût atteindre les infractions qui leur étaient faites. Alors tout devint terrestre et humain. Les liens de la vie devinrent moins gênans, plus élastiques, mais aussi, lâches et fragiles. Les hommes du XVIIIe siècle (et ce sera le reproche éternel qu’on pourra adresser à ces grands esprits) ne comprirent pas que, pour fonder la liberté, pour rendre moins gênans les liens sociaux, les obligations terrestres, il fallait multiplier et resserrer plus fortement les liens moraux et religieux, vérité dont les puritains ont donné des exemples éclatans et durables dans les institutions fondées par eux. Aussi, lorsque ce siècle ne se contenta plus de prêcher et d’écrire, lorsqu’il voulut réaliser ses projets, comptant pour l’aider, sur les bons mouvemens de la nature humaine, composée, selon lui, de molécules et d’agrégations chimiques, qu’arriva-t-il ?

Vous qui lisez ces pages écrites sous le vent des tempêtes, vous sur qui chaque jour menacent de s’abattre les dernières vagues et les dernières rafales du terrible orage d’il y a soixante ans ; enfans du XVIIIe siècle, héritiers de ses idées, par combien d’illusions perdues, de désenchantemens, de dégoûts, n’avez-vous pas passé depuis cette époque ? Vous avez gémi, pleuré, regretté ; par la force des regrets et des souvenirs, vous avez cru pouvoir évoquer et faire revivre ce que vous aviez perdu, et vos regrets vous ont trompés. Vous avez voulu marcher en avant, et vous n’avez rencontré que le vide et ses chimères. Ensuite, revenus, prétendiez-vous, à des idées plus sages, vous avez voulu vivre au jour le jour, vivre pour votre temps, dans votre temps, sans regrets, sans chimériques espérances, vivre avec des projets à courte échéance, avec des intentions immédiatement réalisables, vivre partout et toujours dans le présent, et cela vous a trompés encore. Vous avez voulu remplacer la vie morale, si affaiblie dans notre temps, par l’activité des affaires, par le mouvement de l’industrie, par le luxe, et cela vous a échappé encore. Et maintenant vous en êtes arrivés à ce terrible résultat que les trois divisions du temps vous échappent également : vous ne pouvez plus retourner en arrière, vous ne pouvez pas marcher en avant, car aucune espérance ne vous conduit vers l’avenir ; en jetant les yeux sur lui, vous n’apercevez que périls, et cependant vous ne pouvez plus vivre dans le présent, car la situation qui vous y est faite est intolérable. C’est là certainement un supplice auquel Dante n’a pas songé.

D’où viennent donc ces désastres et ces malheurs ? quelle en est l’origine et la cause première ? Nous avons déjà indiqué d’une manière générale la cause et l’origine de ces maux ; mais, si nous voulons connaître la profondeur du mal et le suivre dans toute son étendue, nous n’avons qu’à chercher et à suivre dans leurs conséquences et leurs rayonnemens les tendances de la société moderne. On va répétant partout que la société ne croit à rien ; mieux vaudrait en effet, pour son salut, qu’elle fût entièrement athée que d’avoir les croyances qui la rongent. La société ne croit plus entièrement qu’à l’humanité. Ce que nous appellerons le principe humain (confiance en la nature de l’homme, philanthropie, démocratie, recherche du bonheur, science de l’utile, réclamations du bien-être, volupté, curiosité) est prédominant dans notre temps, et y étouffe entièrement ce que nous appellerons le principe divin (amour de l’idéal, recherche du beau, esprit religieux, morale du devoir, science de l’infini). Depuis plus d’un siècle, ce principe humain est allé s’étendant toujours de plus en plus. Il a revêtu des aspects et des masques divers, il s’est nommé tantôt déisme, tantôt liberté, tantôt démocratie, tantôt industrie, tantôt socialisme. Sous cette dernière forme, il a fait frissonner la France ; mais la société, malgré ses craintes, n’en a pas moins les mêmes tendances funestes. Osons dire toute la vérité ; et suivons ces tendances, ce principe humain sous toutes ses manifestations. Nous voudrions pouvoir faire sentir tout ce qu’il y a d’erreurs et de désastres dans cet amour excessif de l’humanité pour elle-même, et encore le mot amour est-il impropre ; non, l’idée et le sentiment qui dominent au XIXe siècle ne peuvent porter d’autre nom que celui-ci : glorification de l’humanité par l’humanité, c’est-à-dire à la fois orgueil et adulation de soi-même, servilité envers soi-même, complaisances qui renferment l’excuse de toutes les passions, de toutes les sensualités, de toutes les folies, de tous les intérêts, de tous les instincts, de tous les pervertissemens de l’esprit. Puis, au-dessous de ces crimes moraux, intellectuels, dont notre temps est si prodigue, comptez tout ce que le venin subtil de ces tendances néfastes a fait naître : corruptions aisément excusées et obtenues avec tant de facilité par un sophisme quelconque ; règne de la sottise, niaiseries de sentimentalité politique ; vanités, fausseté des caractères, et toutes les bizarreries de la société moderne, ces femmes humanitaires abandonnant leur foyer pour aller porter des toasts à la famille dans des banquets politiques peuplés de célibataires, et ces bacheliers ès-lettres socialistes, doux enfans gâtés par une mauvaise littérature et d’incomplètes études, combattant au sortir du collége pour régénérer le monde. Eh bien ! mettons le doigt sur la plaie, faisons une confession complète ; oui, nous sommes tous plus ou moins coupables. Cet orgueil humain, c’est le cyclope sauvage dont parle Jean-Paul, et que chacun, même les meilleurs d’entre nous, porte en soi dans notre temps.

Quelques livres, quelques écrits récens sont sous nos yeux. Nous y retrouvons partout le même caractère et le même esprit : ce sont les Questions révolutionnaires de M. Proudhon, le Nouveau Monde de M. Louis Blanc, le long pamphlet de M. Considérant intitulé le Socialisme devant le vieux monde ou le Vivant devant les morts, la trop volumineuse Philosophie positive de M. Auguste Comte. Le système et les formules de tous ces hommes ne sont pas les mêmes, mais leur esprit et leurs tendances sont semblables. Ils disent tous les mêmes choses, seulement plus ou moins bien. M. Louis Blanc les dit avec la monotonie habituelle de son style et dans sa prose qui ressemble à la prose d’un rhétoricien plusieurs fois couronné ; M. Victor Considérant les délaie dans son insupportable prose phalanstérienne, imitée de Fourier, tandis que M. Proudhon use, pour les exprimer, des ressources de langage les plus variées et du plus magnifique talent de style. Talent, esprit et style à part, nous ne voyons entre eux aucune différence. M. Proudhon, me dit-on, est un égalitaire, tandis que M. Considérant est un phalanstérien, et que M. Louis Blanc est un communiste. Je réponds qu’entre ce mot de M. Considérant : l’humanité veut jouir, et la banque d’échange, l’économie atomistique de M. Proudhon et la rétribution selon les besoins de M Louis Blanc, nous ne voyons qu’une différence de style et de tempérament ; car la philosophie des uns et des autres, prise dans son essence, peut se résumer ainsi : l’homme est Dieu, il doit s’adorer lui même ; s’il est Dieu, il doit pouvoir détruire le mal, son ancien ennemi ; s’il est Dieu, il est infaillible ; la raison souveraine du peuple souverain ne peut se tromper ; donc la démocratie est la seule forme politique sous laquelle puisse exister socialement et politiquement le Dieu multiple et un tout ensemble ; s’il est Dieu, tout lui est permis, toutes ses passions sont saintes. Rappelez-vous enfin tout ce que M. Pierre Leroux a dernièrement exposé à la tribune en répondant à M. de Montalembert.

Nous nous garderons bien de parler en détail des pamphlets de MM. Louis Blanc et Victor Considérant ; nous n’apprendrions absolument rien à nos lecteurs. M. Considérant est toujours le même, ou plutôt il n’est plus même ce qu’il a été, et son dernier livre n’est pas fait pour augmenter sa réputation. M. Considérant, le dernier soutien et le chef le plus éminent (si éminent il y a) de l’école fouriériste, est aussi diminué que M. Enfantin, le grand-prêtre du saint-simonisme. M. Louis Blanc a écrit une introduction à son journal, où, dès les premières pages, il se montre plus âcre, plus corrosif, plus amer que jamais. La maladie qui se révèle dans les écrits des deux honorables socialistes est celle dont nous avons donné le nom, c’est la glorification de l’humanité par elle-même, la croyance en l’humanité, l’enivrement de l’homme, les tendances entièrement terrestres du XIXe siècle. Au lieu de nous attacher aux livres de M. Louis Blanc et de M. Considérant, qui ne sont que des symptômes de leur temps, attachons-nous donc au mal en lui-même et suivons-le dans la politique ; dans la science, dans l’activité de notre époque, dans sa philosophie, dans sa morale, dans sa littérature.

De tous les gens qui ont proclamé exclusivement la prépondérance du principe humain sur le principe divin, la nécessité de cette prépondérance, son triomphe comme un progrès et comme une loi fatale du progrès, il n’en est pas qui l’aient proclamé avec plus d’ardeur que les radicaux de toute nuance. Il n’y a pas de parti qui ait mis plus de confiance en la nature humaine, et, comme pour montre que le contraste est une des lois de ce monde, il n’y a pas de parti qui ait compté plus d’ames coupables, plus d’orgueils, plus d’ambitions dévorantes, plus de cœurs insensés. Il est probable qu’ils se récrieraient bien haut si on les accusait d’être un parti impie et athée, je prends ce mot dans son acception la plus large. Je ne les accuse point de ne pas croire à un dieu quelconque, je sais quels sont les dieux qu’ils adorent. Je sais aussi que, dans notre temps, il existe des ateliers de confection, des officines et des boutiques où il est facile de se procurer une religion et un dieu à très bon compte. Ce sont de petits objets de luxe philosophique nécessaires à l’honnête homme pour rasséréner entièrement son ame, compléter son système, étendre son comfort intellectuel. Ils peuvent aussi servir dans l’occasion, et on peut les exhiber comme pièces de conviction pour rassurer, les incrédules qui élèvent des doutes sur vos croyances religieuses. C’est une religion d’autant plus facile à pratiquer, un dieu d’autant plus aimable, qu’ils sont toujours de votre invention. Nous en connaissons beaucoup pour notre part, nous voguons en plein polythéisme intellectuel, d’autant plus que, comme avant-goût de l’Olympe terrestre qu’on nous promet, tous ces dieux combattent chaque matin comme les dieux de l’Olympe antique. Ils se proclament défunts, offrent mutuellement de se faire dire des messes, se mettent à la retraite, se déclarent atteints de délire, et se jugent propres à faire le voyage de Paris à Charenton. Nous ne les accusons donc pas de ne pas croire à quelque chose, mais nous disons que nous connaissons le secret de ce quelque chose, nous savons quel est l’idéal religieux des radicaux. Si vous désirez faire la connaissance de ces religions et de ces dieux, nous allons vous donner les procédés et les méthodes au moyen desquels vous pourrez arriver à un résultat satisfaisant et à tout le moins analogue à celui de ces messieurs. Il y a deux variétés de radicaux : les modérés et les forcenés ; il y a donc aussi deux grandes religions, sans compter les sectes et les dissidences. Commençons par les modérés.

Voici l’idéal du radicalisme modéré, dans le temps où ce parti existait encore, et la méthode à suivre pour atteindre à ces hauteurs difficiles et pleines d’aspérités, comme vous allez voir. Prenez une page de Buffon sur les magnificences de la nature, deux ou trois pages du Dictionnaire philosophique contre les prêtres, la profession de foi du vicaire savoyard, puis, pour vous renseigner sur la nature de l’homme, quelques phrases de Laromiguière, l’homme profond que vous savez ; ajoutez la chanson du Dieu des bonnes gens ; mêlez le tout ensemble, vous obtiendrez une douce philosophie, une bénigne société de vieilles filles et de philanthropes, une bonne religion, naturelle et un dieu paterne. Si cela ne vous fait pas de bien, cela ne peut pas vous faire de mal. Voilà le vieil idéal radical, l’idéal classique. Il sait ses auteurs et les met à profit.

Le parti forcené est beaucoup plus romantique. Il n’a pas seulement des dogmes, il a aussi des pratiques, des liturgies, un culte, et ce culte n’a rien d’iconoclaste, croyez-le bien ; car, de ma vie, je n’ai connu pareils amateurs de marionnettes et de poupées en bois peint. Ceux-là sont très excentriques, très romantiques ; aucune teinte pédantesque de classicisme ne vient obscurcir leur idéal. Dire ce qu’est cet idéal est assez difficile : il faudrait véritablement la plume de l’auteur des Orientales pour vous en décrire les magnificences, ou celle de l’inventeur de l’abbaye de Thélème pour vous dépeindre cette religion bonne à réjouir les esprits et ces fétiches propres à faire écarquiller les yeux. Nous renonçons complètement à vous décrire les visions surprenantes et les spectacles bizarres qui passent devant notre esprit à la lecture des livres et des journaux socialistes. Nous vous promettons néanmoins une description fidèle de ce culte nouveau, de cette religion de l’avenir, aussitôt que nous aurons compris.

Après les radicaux, on pourrait indifféremment citer tous les systèmes politiques, toutes les écoles, tous les hommes qui ont écrit, parlé, prêché, discuté, enseigné dans notre temps ; mais prenons les adversaires directs des radicaux, les économistes. Chez eux, la vérité de notre assertion apparaît sans réticences et sans nuages. Leurs écrits portent l’empreinte d’un seul souci, celui de propager, d’étendre, de réaliser la prépondérance du principe humain. Ils écartent respectueusement ou hypocritement, modestement ou avec outrecuidance, tout ce qui est du ressort de la morale et de la religion, et disent : Ceci n’est pas de ce monde, ceci n’est pas du ressort de nos études, ceci intéresse la philosophie. Ils recherchent les causes de la misère, et ils n’ont rien à démêler avec la philosophie, disent-ils ; ils cherchent les remèdes les plus efficaces afin de l’éteindre ou de l’atténuer, et ils n’ont rien à démêler avec la religion ; ils font des statistiques énumèrent, groupent et décrivent les vices, et ils n’ont rien à démêler avec la morale. Aussi voyez ce qui arrive ! Un instinct enflammé pousse les radicaux, ils ont à leur disposition tous les feux de l’enfer, qui brûlent, mais n’éclairent pas une intelligence sans chaleur guide les secondes, qui voient et observent bien, qui éclairent, mais qui sont incapables d’engendrer et de créer. Les radicaux n’ont en eux d’autre ame que l’ame dont parle Platon, et qui loge dans les entrailles ; les économistes n’ont d’autre ame que l’understanding des Anglais. Aucun ne possède l’ame que les Grecs appelaient logos. Comment se fait-il donc que les économistes, qui sont très compatissans en intention, qui sont ce qu’on peut appeler des philanthropes éclairés, aient en résumé aussi peu d’action dans la réalité, aussi peu d’initiative ? Ah ! c’est que, pour améliorer le sort de ses semblables, il ne suffit pas de le leur dépeindre. Pour les retirer de la fange, il ne suffit pas de leur dire qu’ils y sont, il faut oser y entrer avec eux. Il ne suffit pas des sentimens philanthropiques, il faut une force morale qui s’appelle charité. Les règlemens de police sont une bonne chose, l’administration est une bonne chose ; on peut prévenir par leur moyen la mendicité, le vagabondage, le vol ; on prévient l’action, mais on n’empêche pas la pensée ; on prévient les effets du mal, on n’empêche pas sa naissance. Pour réaliser le bien, il faut semer le bien, et ce n’est pas extirper le mal que de le faucher. La police fait chaque jour enlever et balayer les boues de nos villes ; néanmoins nos rues et nos places seraient toujours humides sans l’action bienfaisante de la lumière du ciel. Ce n’est pas assez que d’avoir pour soi l’intelligence et même d’avoir raison en ces matières, ce n’est même pas assez que d’avoir une ame courageuse et héroïque contre le ma !: il faut encore, pour l’emporter sans contrôle, avoir une ame morale, enflammée par le feu des sphères supérieures. Les économistes se préoccupent du bien-être de leurs semblables, ils ne voient pas autre chose. Ils déclarent eux-mêmes borner leurs recherches aux choses immédiatement pratiques, humaines. Dans le mal ils ne voient qu’un fait, dans la cause du mal qu’un autre fait, rien que des événemens de la vie sociale, des accidens malheureux, des chutes imprévues, mais guérissables. Quelle cause pourrait déranger, s’il vous plaît, l’éternelle loi de l’offre et de la demande, l’équilibre entre la production et la consommation, si ce n’est un accident survenu dans l’industrie, une péripétie financière, etc. ? Si vous objectez : Mais le vice, mais la débauche, mais les mauvais penchans non combattus, mais l’enseignement du mal ? vous pouvez vous attendre à l’invariable réponse exprimée sous mille formes diverses, mais que nous traduisons ici dans toute sa nudité : Ah ! oui, l’absence d’enseignement primaire. Pour ne pas faire le mal, dans notre temps, il paraît qu’il suffit du talisman des vingt-quatre lettres de l’alphabet.

Et dans la philosophie ! Ah ! là enfin nous trouverons quelque reflet de l’ancien génie de l’idéalisme ? Détrompez-vous. Ceux-là même qui sentent le plus vivement la nécessité de ses principes les voilent autant qu’ils peuvent, les revêtent d’un costume de leur temps, et s’efforcent autant qu’il est en eux d’atténuer leur splendeur. Ils s’efforcent de faire de leur philosophie un véritable anthropomorphisme. Alors même qu’ils combattent les doctrines matérialistes, leurs dieux et leurs principes ont je ne sais quelle forme corporelle, humaine, périssable. C’est Apollon descendu parmi les bergers, implorant leur hospitalité que les bergers ont beaucoup de peine à lui accorder, alors même qu’ils connaissent la nature divine du céleste exilé ; on dirait, en vérité, que ce sont les choses idéales qui ont besoin de la terre, et qui envient la supériorité des choses d’ici-bas. Les philosophes réputés les plus avancés, les humanitaires, les socialistes, les utilitaires, les hégéliens, ont tous affirmé ce principe, l’ont poussé jusqu’à ses dernières conséquences. La notion philosophique de l’humanité domine exclusivement chez eux, et même dans ces dernières années ils n’ont plus pris la peine de faire découler leurs systèmes d’un principe métaphysique, comme le firent jadis leurs ancêtres Spinoza et Hegel, qui tirèrent tout leur échafaudage d’abstractions des notions de la substance et de l’être. Dans ces derniers temps, l’homme s’est nettement, résolûment posé en face de l’univers comme étant son roi et son maître, comme étant le principe et la source, le dernier asile et la tombe de toutes les choses visibles. Lorsque ses projets sont déjoués, il s’emporte et blasphème contre le mauvais génie inconnu qui l’arrête. Il n’accuse plus même Dieu, il s’attaque à une puissance inconnue qu’il appelle fatalité. Sa liberté est pour lui toute-puissante, le dégrossissement qu’il opère sur lui-même à l’aide de sa volonté s’appelle perfectibilité. M. Proudhon, il faut bien le dire, est le dernier résultat, la dernière conséquence de ce principe humain. Il est l’extrême représentant des idées qui ont cours depuis un siècle. En lui viennent s’éteindre les pâles et complaisantes croyances du déisme et du théisme, les velléités sentimentales du vicaire savoyard et du culte de l’Etre suprême, pour laisser le champ libre à la théorie des droits de l’homme et au culte de la raison. C’est dans ses livres que ce principe humain se montre entièrement dégagé d’entraves ; le Contrat social, les théories constitutionnelles, les obligations légalement consenties, toutes les barrières sociales, tous les freins de la loi, tous les tressaillemens de la conscience, tous les mouvemens religieux de l’ame et l’entraînement des passions aussi, et le culte du beau, et les frêles liens de la sentimentalité elle-même, tout cela a été par lui brisé, nié, étouffé. Dans sa philosophie, Dieu et l’homme ne peuvent coexister ensemble ; ils sont deux puissances étrangères et inconnues l’une à l’autre. L’humanité porte en elle-même sa loi son être et sa vie ; aucunes règles, excepté celles qui résultent de l’universelle règle de doit et avoir. M. Proudhon est la dernière conséquence de ce principe, comme De Maistre est la dernière conséquence du principe opposé.

Si de la philosophie nous passons à la science, remonterons-nous avec elle vers des sphères supérieures ? Nullement. La science, de notre temps, est entièrement pratique et utile, c’est-à-dire qu’elle se préoccupe avant tout des services qu’elle peut rendre. La vieille locution dont usaient les savans d’autrefois, les intérêts de la science, est une locution qui n’a plus de sens. La science n’a plus d’intérêts propres ; c’est elle qui sert les intérêts. Les découvertes de la science moderne ne sont plus des découvertes dans l’ordre intellectuel, mais des découvertes dans le domaine des faits. Elle se vend, elle se loue à toutes les industries. Pour être acceptée, elle doit être indispensable à la vie, servir aux nécessités et aux agrémens de la société, elle doit pouvoir être appliquée. Si elle ne sert pas à l’homme, elle est encore dans le cas du Dieu de M. Proudhon ; on n’en nie pas l’existence, mais on en nie l’importance. Les mathématiques et les sciences, traitant des lois du monde ont cessé d’être en faveur dans notre temps. La chimie, au contraire, la science de l’analyse, de la décomposition, la science au moyen de laquelle l’homme dissout les élémens des corps afin de créer des corps artificiels, une nature artificielle, pour servir à ses nécessités et à son luxe, n’a pas cessé de s’accroître et occupe aujourd’hui un rang incontesté. La mécanique aussi a créé je ne sais combien de métiers, et chaque jour de nouvelles poulies, de nouveaux rouages viennent augmenter le nombre de ces corps inanimés qui travaillent à la place de l’homme et au profit de l’homme.

Chaque siècle a une idée morale dominante. Quelle est l’idée morale en faveur dans notre temps ? L’idée, ou pour parler plus correctement le désir dominant de notre époque, c’est le désir du bonheur. Il nous obsède tous, il absorbe toutes nos pensées, c’est le but vers lequel se tournent toute notre activité, nos ambitions et nos élans. Autrefois les hommes s’égorgeaient pour leur religion ; aujourd’hui, sur toute la surface de l’Europe, ils luttent pour s’arracher mutuellement le bonheur. Autrefois ils mouraient pour leur patrie, aujourd’hui ils meurent volontiers pour la conservation de leurs jouissances et la conquête de leurs plaisirs. Venise et la Hongrie ne sont que des exceptions à cette règle générale. Les principes démocratiques, que les hommes de notre temps invoquent hypocritement, leur sont fort indifférens et ne sont que des masques sous lesquels ils cachent leur amour effréné, leur rage insensée du bonheur. Cela est si vrai, que le sens du mot égalité a complètement changé, et que, dans la langue de la presque universalité des humains, soit qu’ils combattent contre, soit qu’ils combattent pour, égalité signifie satisfaction égale des besoins. De mandez à ce publiciste, qui chaque matin réclame l’égalité, ce qu’il prétend exiger de la société. Demandez à cet ouvrier ce qu’il veut dire lorsque, d’un air mystique, il laisse tomber devant vous ces mots : L’égalité est encore bien loin ! Demandez à ce bourgeois ce qu’il redoute lorsqu’il vous déclare que l’égalité est impossible. Au XVIe siècle, il y avait des savans qui se volaient mutuellement des manuscrits et commettaient une foule de délits en l’honneur de la science ; aujourd’hui, des turpitudes sans nombre se commettent sous l’invocation du mot bonheur. Ce désir a envahi maintenant toutes les classes de la société ; c’est une course au clocher haletante, fiévreuse, pleine de périls, fertile en émotions et surtout sans fin précise, ce qui en double le charme. Or, le désir du bonheur est le fond primitif de la nature humaine ; c’est le premier élan de l’homme, c’est son dernier regret, c’est l’élément principal des passions, c’est en un mot ce qu’il y a de plus terrestre, c’est ce que les anciens théologiens flétrissaient sous le nom de concupiscence, c’est ce que le christianisme a combattu, ce que la sagesse de tous les temps a flétri, ce que les lois retiennent, modèrent et punissent comme étant l’élément le plus dissolvant des nations, c’est le désir dominant à la naissance et à la mort des sociétés, à Otahiti et dans la Rome impériale.

Maintenant, quel est l’objet de l’activité de notre temps ? L’industrie. Elle est entrée partout, elle a annonce nettement son avènement, elle est aujourd’hui la reine de la société. Tout indique qu’elle va dominer long-temps et prendre définitivement le gouvernement du monde. L’industrie affirme déjà sa toute-puissance en laissant partout sur son passage des milliers d’usines. Elle a ses palais, ses villas, presque ses temples. Ce ne sont donc plus comme autrefois les choses morales qui sont le sujet et l’objet de l’activité de l’homme.

Et en littérature, qu’est-ce qui domine ? La poésie ? Nullement. Le théâtre ? Il est aux abois. Les belles-lettres proprement dites ? Elles ne sont plus possibles au milieu des constantes préoccupations qui nous assiégent, des dangers qui nous menacent, des éventualités qui troublent et inquiètent l’esprit. Elles ne sont plus et ne peuvent guère être autre chose aujourd’hui qu’un délassement de dilettanti. La peinture des mœurs modernes elle-même n’est plus possible au milieu d’une époque sans stabilité, où les nuances infinies, les variétés des caractères, les gradations des sentimens de l’ame s’effacent de jour en jour, où les faits dominent dans toute leur brutalité, et où la nature humaine démocratisée a passé le niveau sur elle-même, sur ses élans et sur ses désirs. La vraie littérature de notre temps, c’est la littérature de chaque matin, cette littérature de journalistes, de pamphlétaires ; ce sont les discours de tribune, les premiers-Paris, c’est cette littérature qui traite des intérêts quotidiens, des passions et des inventions du temps. C’est là une littérature tout utile, tout actuelle, tout humaine, sans aucun reflet d’idéal, sans aucun élan, sans aucune délicatesse morale. Si nous considérons maintenant ceux qui représentent la littérature, que trouverons-nous ? Chez les meilleurs, rien que l’orgueil humain poussé jusqu’à la folie, l’adoration complète de leurs œuvres, de leurs actes et de leurs idées, tout ce que la vanité a d’hypocrisie, de détours rusés, d’impuretés intérieures. Cette adoration de soi-même a remplacé dans notre temps l’antique respect de soi-même, la dignité que l’homme doit faire resplendir autour de lui, le soin scrupuleux dont il doit entourer sa conscience. Aucune idée morale, d’ailleurs, ne réunit et n’enlace dans les liens de la fraternité intellectuelle ces indomptables individualités. Il n’y a plus d’écoles, c’est-à-dire plus de réunions d’hommes disciples soumis et serviteurs d’une idée morale qui les domine tous et dont ils sont les interprètes. Dans tous les temps en effet les artistes et les poètes se sont considérés simplement comme les interprètes de l’idéal ; ils avaient reçu simplement la mission d’expliquer les mystères célestes dans le langage des hommes. Aujourd’hui, c’est le poète ou l’artiste qui se vante d’être le créateur et le maître de l’idéal. Jamais la glorification de soi-même, jamais l’individualité sauvage n’a été poussée plus loin.

J’ai montré la prépondérance du principe humain dans la pensée du siècle, dans l’activité sociale, dans la vie et dans les mœurs de notre époque. Maintenant, quels enseignemens tirerons-nous de cet examen, quelle conclusion ?

Nous avons été amenés à faire sur nous-mêmes plus d’un retour amer, nous avons perdu plus d’une illusion. Chaque pas que nous faisons est un désenchantement, chaque parole que nous prononçons exprime un regret ; mais je crains que nous ne léguions aux générations qui nous suivront des enseignemens encore plus terribles. Les derniers voiles tomberont, les dernières illusions seront déchirées, et peut-être que d’ici à un siècle les hommes assisteront à un spectacle dont les annales du monde n’offrent pas d’exemple. Expliquons-nous.

De quelque manière que tournent les événemens, il est impossible qu’il n’arrive pas, pour les générations futures, un moment où elles désavoueront les principes et les croyances qui, jusqu’à présent, ont fait la vie et la force de l’humanité. Nous voulons, pour un instant, raisonner en sceptique : peut-être ce seront la croyance en l’humanité, la foi dans le principe, humain qui périront ; peut-être ce sera la croyance aux choses divines. De toutes façons, il en sortira une terrible expérience, car supposez un peu que le principe humain, au bout d’un certain laps de temps, ait passé dans les faits de telle façon qu’il soit mêlé à la vie sociale et qu’il en soit le fonds même, supposez qu’il soit reconnu comme une vérité incontestable. Voyez-vous alors le spectacle que présentera le monde ! Quel progrès ! comme on dit aujourd’hui, ou, pour mieux nous exprimer, quel soudain changement ! L’humanité revenue de ses erreurs premières, reconnaissant enfin sa puissance, sa divinité, se saluant elle-même, se proclamant reine du monde, faisant amende honorable au pied de ses autels, se demandant pardon à elle-même d’avoir si long-temps méconnu son essence, rougissant de son existence passée comme d’un mauvais rêve : quel réveil subit ! quel mépris alors pour les traditions, la sagesse, les religions des temps écoulés ! Tout cela s’éloigne et flotte comme un nuage qui obscurcissait le soleil et fuit rapidement vers la région des vapeurs. C’est un désillusionnement complet, mais enfin c’est le désillusionnement d’un enfant qui voit tomber sa candeur première et qui renonce sans regret à toutes les naïves croyances qui ne l’ont pas préservé et qui l’ont trahi. Dans ce cas, l’homme abandonnerait complètement les choses idéales ; mais, comme enfin ce serait l’abandon de l’illusion pour la vérité ce spectacle n’offre rien de comparable à celui qui se présenterait dans notre seconde hypothèse.

Au contraire, s’il arrive, un moment où l’homme, lassé de combattre et d’aller d’abîmes en abîmes, s’aperçoit qu’il s’est trompé ; s’il voit clairement qu’il est un être créé, que ses prétendus droits pourraient être inscrits sur une feuille d’arbre et que toute la surface de la terre ne suffirait pas pour inscrire ses devoirs ; s’il reconnaît que le principe humain n’est qu’un mensonge, que l’idéal est la seule chose éternelle et qui ne change pas ; si cette liberté dont il est si fier n’est pour lui qu’une obligation, qu’une faculté dont l’usage entraîne une responsabilité terrible ; si ce mot d’égalité qu’il prononce avec tant d’orgueil est plus pour lui que l’égalité de la faiblesse, de la soumission aux lois éternelles qu’il partage avec tous ses frères ; si le mot de fraternité ne signifie plus que solidarité dans la souffrance, s’il n’est pas le roi de la terre, mais son tenancier, et si par hasard il se sent, à un degré plus ou moins éloigné, responsable de tous les faits qui s’y accomplissent, alors il aura fait certainement l’expérience la plus grande qu’il puisse faire, celle de savoir si décidément il est homme ou Dieu. Supposez par l’imagination le jour où il reviendra à son ancienne et véritable nature. Ah ! quel dépit d’une immense duperie chez tous les fous de la terre, et chez tous les sages quels actes de contrition, quel repentir !

Vous vous rappelez la vieille histoire des Titans. Ils n’étaient que les fils de la terre, un monstrueux mélange de force, de folie et d’audace ; ils voulurent détrôner les dieux. Il y avait parmi eux Briarée aux cent bras, aussi puissant à lui seul que toutes les machines des usines des deux continens ; il y avait Encelade, qui respirait le feu, aussi terrible dans ses mouvemens que le droit d’insurrection lui-même ; il y avait Typhon, dont la tête touchait au ciel, aussi amoureux de son moi et maudissant les dieux avec autant d’audace que M. Proudhon. Ce fut, racontent les poètes anciens, une mêlée terrible. Pendant plusieurs jours, les dieux semblèrent reculer ; les cris de triomphe retentissaient déjà dans le camp des géans ; par le feu et la fumée du combat, ils étaient parvenus à obscurcir le ciel et à le dérober à la vue des hommes, — lorsque tout à coup les ténèbres deviennent plus épaisses, le tonnerre gronde, les géans tombent foudroyés, et l’éternelle lumière qu’ils avaient obscurcie brille comme auparavant !

Émile Montégut.
  1. Mot de Voltaire.