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De la Mission des Ecrivains

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De la Mission des Ecrivains
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 43 (p. 57-82).
DE LA MISSION
DES ECRIVAINS

Dans une occasion récente, un grand poète disait qu’il fallait aimer la presse pour la haine qu’elle inspirait. Ajoutons qu’il faut l’aimer d’un amour sévère et qui ne la flatte pas. Les accusations, les imprécations de ses ennemis ne sont propres qu’à relever son mérite et sa puissance. Ceux qui ont encouru par elle ou avec elle les mêmes inimitiés ne chercheront pas à l’en défendre : ils auraient trop l’air de se justifier ; mais ils peuvent, avec un discernement plus sûr et une conviction plus sincère, se préoccuper des dangers que présentent les mouvemens de la pensée manifestés par les écrits d’une époque, et, sans se mêler de reprocher à la presse politique des méfaits chèrement expiés, s’enquérir du bien et du mal que peut faire la littérature. Il est vrai que celle-ci provoque aussi bien des clameurs hostiles. Des censeurs peu soucieux d’éviter l’exagération et fort sujets à prendre l’effet pour la cause n’ont pas épargné les réprimandes à la littérature contemporaine. Celles qui sont justes n’ont pas besoin d’être redites ; les autres, nous ne saurions les répéter sans hypocrisie. Et d’ailleurs, n’étant pas de ceux qui croient à la nécessité des décadences littéraires, nous ne pouvons nous faire l’écho de leurs plaintes, ni affecter leur découragement. Qu’il soit donc bien entendu que nous ne venons pas nous unir aux critiques qui pensent que les gens dégoûtés sont les seuls gens de goût.

Ainsi ce n’est pas le talent qui nous inquiète. Il ne manque pas, il n’a jamais manqué autour de nous. Il a brillé d’un éclat dont nos yeux sont encore éblouis. C’est l’emploi du talent, c’est la direction qu’il suit et le but qu’il se propose dont nous prenons souci. C’est se flatter que regarder le vrai comme l’inséparable camarade du beau. L’harmonie des choses est loin d’être aussi parfaite que le voudrait notre raison, et les secrets de l’art peuvent être mis au service de l’erreur. La littérature n’est donc pas uniquement à nos yeux du ressort du goût. Quand elle a plu, tout n’est pas dit. On admire les chefs-d’œuvre, mais on peut les craindre. Les Provinciales et Tartuffe pouvaient paraître au comte de Maistre des productions achevées, mais non certes de bonnes œuvres. Je ne conteste pas le génie de Lucrèce dans le poème de la Nature ni celui de Bossuet dans la Politique tirée de l’Écriture sainte ; mais je n’attends aucun bien de l’un ni de l’autre ouvrage, et c’est l’effet de leurs écrits que nous voudrions rappeler à la conscience attentive des écrivains.

On n’a pas de peine à deviner ce qui nous inquiète. On sait de reste, dans quelle voie nous voudrions voir marcher l’opinion générale, et comme il dépend de la littérature de l’y pousser ou de l’en détourner, c’est à ce point de vue qu’elle nous paraît surtout mériter estime ou blâme. Aimer la vérité jusqu’à se dévouer pour elle, tel nous semble le premier devoir de l’esprit. De là naît la règle morale de la littérature. Celle que nous redoutons le plus est celle qui rend sceptique.

Il ne faut pas une grande pénétration pour apercevoir que les progrès du scepticisme en matière de principes généraux nous alarment surtout par les effets qu’il peut avoir sur l’esprit de liberté. Nous ne faisons nulle difficulté d’avouer que c’est toujours l’intérêt de la politique libérale qui nous tient au cœur. Nous n’ouvrons pas un livre sans nous demander s’il rendra ses lecteurs meilleurs citoyens. Tout ouvrage qui égare, énerve ou distrait le patriotisme de 89 est aujourd’hui un livre dangereux. Les mauvais esprits sont ceux qui, volontairement ou sans le vouloir, prêchent ou secondent la réaction, ceux qui fraieraient la voie à l’absolutisme en propageant le doute et l’indifférence. Dans notre opinion, nos maux nous sont moins venus des mauvaises doctrines que de l’absence de doctrines ; les incertains et les timides ont été plus funestes que les téméraires. C’est par les premiers surtout que s’est produite peu à peu cette faiblesse des intelligences et cette froideur des âmes qui ont permis les disgrâces de la liberté et qui s’arment ensuite contre elle de ces disgrâces mêmes. C’est à ce point de vue que nous nous plaçons et que nous voudrions voir tous les écrivains se placer avec nous. Ils devraient toujours, ce semble, en prenant la plume, se faire cette question : Où en sont les courages ?


I

Ne nous le dissimulons pas en effet, la liberté politique a parmi nous besoin d’être défendue

Contre la défiance attachée au malheur.


Elle a eu les faits contre elle, et les faits ne sont jamais méprisables, même quand les hommes le seraient. Quoi qu’on pense des motifs et des sentimens qui ont amené une réaction, une réaction est un courant qui a sa force, et, même en lui résistant, on ne doit pas ignorer d’où il vient, où il va. Il n’y a que les convictions faibles qui aient besoin de se cacher les obstacles dont elles ont à triompher. La réaction qui a dominé pendant ces dernières années n’est pas le fruit d’une opinion factice, le produit d’un jour d’entraînement. Le 2 décembre ne l’a pas faite, il l’a trouvée. Le 24 février lui-même ne lui a pas donné naissance, seulement il l’a pourvue de ce qui lui manquait : des griefs certains, des plaintes légitimes, des argumens plausibles. En cherchant à déchaîner des passions, il a évoqué d’autres passions sur lesquelles il ne comptait pas. Il a rendu l’espoir et la force à tous les vieux ennemis de la révolution française, à ceux qui voudraient l’anéantir en l’insultant, à ceux qui veulent l’exploiter en l’éludant ; mais, avant même ce sombre jour, on avait pu voir se former les premiers nuages de cette réaction : la faiblesse, la mobilité, le caprice, l’avaient commencée. Ce n’était encore qu’une erreur sans puissance : cette erreur, le 24 février l’a propagée, fortifiée, armée.

Ainsi, pour opposer à l’esprit de réaction l’esprit libéral, pour travailler à reprendre sur l’un le terrain que l’autre a perdu, il faudrait étudier l’état de l’opinion publique à trois époques : avant 1848, après la révolution de février, après le 2 décembre.

J’insisterai peu sur la première époque. L’opinion que je combats semblait alors une innocente fantaisie de l’esprit. Elle était davantage : dès lors elle donnait des inquiétudes à qui voulait défendre, des prétextes à qui voulait détruire. Elle avait des causes diverses, parmi lesquelles il m’en coûte de rencontrer la religion et la littérature.

Ce n’est pas d’hier que l’on parle d’une renaissance religieuse, et celui-là serait aveuglé par des préjugés bien tristes qui aurait vu d’un œil ennemi, en pleine civilisation, au milieu du merveilleux mouvement des choses du siècle, un retour aux croyances dont l’essence est de tous les siècles. Ce n’est pas lorsque la terre est plus heureuse qu’elle doit oublier le ciel, et les progrès de l’humanité ne peuvent que mieux dévoiler la Providence ; mais, par une condition déplorable attachée aux œuvres des hommes, ils ne savent guère prendre le bien sans le mal, et par exemple il est rare que de nos jours on ait su servir la religion sans nuire à la politique, et plaider, comme on dit, les droits de Dieu sans un grain de mépris pour ceux du genre humain. Que la piété du cœur engendre souvent le détachement des affaires du monde, on le comprend, on l’excuse ; c’est une faiblesse non de la piété, mais du cœur, car l’indifférence politique n’est pas autre chose au fond que l’indifférence à la justice, ce qui est un commencement d’impiété. Toutefois cette tiédeur du citoyen dans le chrétien se concevrait encore : ce qui est plus funeste et moins explicable, c’est la fréquente alliance qu’on a pu observer entre un zèle saint et une dédaigneuse hostilité envers tous les principes de liberté. Nous n’avons pas vu encore de réaction religieuse pure de tout contact avec une réaction politique ; nous n’avons pas vu se ranimer l’ardeur des croyances qui élèvent les destinées de l’humanité sans qu’aussitôt semblât s’abaisser la dignité des opinions, des espérances et des caractères. Or un tel contraste n’est pas naturel ; il n’est pas dans la nécessité des choses. De qui donc est-ce la faute ? Ce n’est certainement pas la faute du christianisme, les nations les plus chrétiennes ont donné au monde l’exemple de la liberté. « Sont-ce des athées, disait jadis Chateaubriand, qui ont gagné la bataille d’Arcole ? » Et sont-ce des athées qui ont fondé la république de Hollande et le gouvernement des États-Unis ?

Au commencement de ce siècle, un homme célèbre est parvenu, grâce au prestige d’un talent audacieux, à se faire accepter pour l’interprète de la foi et le conseiller de l’église, quand il n’était que l’organe d’une opinion et l’avocat d’un parti. Je cherche en effet la religion dans le comte de Maistre, et n’y trouve que la politique. Et quelle politique ? La politique de la force. Or, n’en doutons pas, c’est l’alliance fatale, dont il a été l’inspirateur, entre l’absolutisme et l’église qui a jusqu’ici rendu souvent amers les fruits d’une renaissance religieuse. L’église ne saurait trop se hâter de rompre avec le séducteur qu’elle a trop écouté, et ce n’est pas sans espérance qu’on entend çà et là s’élever de son sein la voix sage et douce de quelques docteurs timides et cependant courageux qui la rappellent à de meilleures doctrines et à de meilleures destinées.

Bossuet a établi qu’un bon gouvernement et de bonnes lois n’avaient pas besoin pour subsister de la vraie religion et de la véritable église. Je ne le conteste pas ; mais ce serait tout exagérer que d’en inférer que la religion et l’église véritables aient besoin, pour prospérer, des mauvaises lois et des mauvais gouvernemens. Or en vérité c’est ce qu’on croit lire dans bien des écrits trop peu désavoués. Le penchant ou tout au moins l’indulgence pour l’absolutisme est le péché politique de l’église. On dit qu’elle s’en repent ; Dieu le veuille ! Puisse-t-elle enfin, écoutant une voix qui lui est chère[1], proclamer du fond du cœur les trois principes de 1789, l’égalité civile, la liberté politique et la liberté de conscience ! Le père Lacordaire a raison, c’est le programme de vie.

Mais pour répéter cette parole il faut renoncer aux déclamations, aux anathèmes contre la raison, contre les idées du siècle, aux chants de triomphe entonnés toutes les fois que l’humanité succombe dans une noble cause, aux menaces et aux outrages prodigués à l’enthousiasme ou à l’espérance, toutes les fois que ces sentimens sont inspirés par un progrès que le moyen âge n’a pas connu. Si l’église, avec le fonds de nobles croyances et la tradition de vertus sévères qu’elle a reçus à son origine, pouvait jeter jamais, comme un trompeur déguisement, cette prétention au privilège arrogant d’infaillibilité qui rend son présent solidaire de son passé, quelle fortune pour le genre humain ! quel renfort inespéré à la civilisation du monde ! quelle chrétienté nouvelle dans l’ancien christianisme !

Combien peu malheureusement parmi les organes de la foi renaissante ont paru près de tenir ce langage ! Et par un triste concours d’imprudences, tandis qu’un zèle aveuglé semblait insulter aux principes et aux créations de la politique libérale, le même mépris venait d’ailleurs, et d’un côté d’où on ne l’attendait pas. La littérature, par de tout autres raisons, tombait dans un travers qui pouvait avoir les mêmes conséquences. Des écrivains, eux qui se disent aussi les précepteurs du genre humain, commettaient la faute, chez eux bien moins excusable, de souffler parmi nous l’ignorance et le mépris de la liberté.

Je suis grand admirateur du talent, et je reste peut-être en-deçà de ma pensée en disant qu’il a été départi à notre âge dans une aussi large mesure qu’à aucun autre. La littérature contemporaine ne me trouvera donc point parmi ses détracteurs ; mais elle souffrira qu’on lui dise qu’elle a été depuis plus de vingt ans, et surtout la littérature d’imagination, étrangement inspirée : non que je vienne lui répéter le banal reproche d’avoir miné les bases de la société. Je ne sais pas au fond dans l’ordre civil une maxime qu’elle ait sérieusement ébranlée. Ce n’est pas certes la propriété, déesse qui n’a jamais eu de plus nombreux ni de plus fervens adorateurs. Non, c’est plutôt aux institutions politiques, c’est aux généreuses nouveautés du siècle que poètes et romanciers ont paru vouloir du mal. C’est aux tentatives du présent, non aux traditions du passé, qu’ils se sont montrés le plus hostiles. Ironiques et désabusés, ils ont plus attaqué les illusions que les préjugés. Combien ont daigné faire leur cause de la liberté et de la patrie ? Quel but pour la plupart ont-ils donné au talent comme à la vie ? La religion de l’art (j’en devrais dire l’idolâtrie), l’émotion pour l’émotion même, le plaisir transformé par l’imagination, toutes les voluptés d’un épicurisme spirituel qui ne peut se plaire que dans le monde des fantaisies de l’esprit, des caprices de l’affection et des raffinemens de toutes les sortes de sensibilité. Une exaltation vague pour le beau séparé du vrai, du juste et de l’utile est un état de l’âme d’autant plus à craindre qu’il trompe sur ses dangers, ignore ses fautes, prête une parure séduisante à des goûts puérils, même à de grossiers penchans, et finit par engendrer pour toute vertu un dilettantisme égoïste, qui sacrifierait tout à l’agréable. Rien de ferme, rien de sérieux, rien de sobre et de sain dans la morale littéraire de tous ces livres charmans. L’affection n’y est admise et prônée que maladive et bizarre, le dévouement qu’inutile et fantasque, le courage que pour les choses qui amusent, l’admiration que pour les curiosités de l’art, l’enthousiasme que pour la poésie des sensations. Cette morale pourrait faire encore peut-être des héros comme Benvenuto Cellini ; mais pour elle Franklin est un procureur, Washington un bourgeois, Malesherbes un pédant, Drouot un troupier.

C’est un fait trop certain qu’après que la vie politique eut reçu dans son sein presque tous les écrivains que la restauration avait formés, ceux qui restèrent en dehors ou qui vinrent ensuite se prirent pour la plupart de mauvaise humeur ou de froideur à l’endroit de la réalité des institutions libres, mirent.au rang des vulgarités de la vie tout ce qui avait fait battre le cœur de leurs devanciers, et, jugeant avec un dédain seigneurial la société au sein de laquelle ils étaient nés, semblèrent trouver la liberté bonne pour des goujats. Hommes de 89, libérateurs du monde, n’auriez-vous donc fait que le bonheur des petites gens ?

Je ne m’en prendrai qu’à ceux qui ne sont plus. Musset est un vrai poète, et jamais son charmant génie n’a conçu de mauvais desseins contre les droits de l’humanité. Cependant, si la jeunesse se laisse aller aux rêveries voluptueuses, aux sensuelles tristesses qu’il a chantées avec tant de grâce et d’accent, que pensera-t-elle des choses humaines, si ce n’est qu’il est vain d’y penser ? Que conclura-t-elle du spectacle de la politique, si ce n’est une indifférence dédaigneuse qui s’arrange et se joue de tout ? Anacréon acceptera Polycrate. Un romancier célèbre passe pour avoir vu jusque derrière les coulisses le fond de la comédie humaine. S’il a eu tout le talent de peintre que lui décernent ses admirateurs, qui plus que Balzac a dû exercer d’influence sur la société contemporaine ? J’admets le talent et l’influence ; mais je dis que si la société française est telle qu’il l’a peinte, si les supériorités du rang, de l’esprit, du caractère, doivent être employées et appréciées comme il le dit, il n’y a pas d’autre politique que le machiavélisme. Quel but en effet assigne-t-il dans la vie à ses hommes supérieurs ? Le plaisir passionné. Les a-t-il doués de la beauté, de la force, de la naissance, de la fortune, ou de bien mieux encore, du courage, et du talent : tous ces dons ne seront employés qu’à élever à sa plus haute puissance le bonheur de jouir de ce qui flatte leurs sens et leur orgueil. Ce monde n’existe que pour qu’ils le domptent, pour qu’ils l’exploitent comme l’instrument ou la proie de leurs caprices. À cette élite sociale qu’il exalte et qu’il décrit avec tant de complaisance, à ces égoïstes énergiques et insatiables qu’il propose à notre admiration, il ne serait dû que haine et châtiment. C’est avec le fer et le feu qu’il faudrait refaire à l’instant cette société, qu’il croit réhabiliter en lui prêtant l’intensité des vices au lieu de la frivolité des goûts, et si Balzac est dans le vrai, le père Duchesne avait raison. Ainsi le prétentieux partisan de l’aristocratie, le courtisan du faubourg Saint-Germain, n’a fait qu’envenimer et légitimer à la fois tous les soupçons, toutes les rancunes, toutes les colères d’une démocratie ombrageuse et irritée. En présence de la société de Balzac, les communistes deviendraient les vengeurs de la justice outragée, comme au temps du déclin de l’empire les gladiateurs et les barbares semblaient les libérateurs du monde.

Les écrivains même, et ils sont nombreux, qui de nos jours n’ont pas fait profession d’être insensibles aux intérêts nouveaux de l’humanité n’ont point tous échappé à cette ivresse de l’imagination ennuyée du réel et du possible. Quelques-uns, plus artistes que citoyens, sont tombés dans cette délicatesse superbe qui méprise comme une vile prose l’esprit des classes moyennes promu aux choses de gouvernement. Bientôt, par une bizarre association, on les a vus unir le culte exagéré de toutes les élégances et de toutes les recherches, l’affectation de ne se plaire qu’aux manières, aux passions, aux vices d’une frivole aristocratie, avec une complaisance aveugle pour les rêves de la démocratie niveleuse. Faut-il le dire ? l’esprit français me paraît avoir de notre temps acquis ce dont il manquait le plus, l’imagination. L’imagination est devenue la qualité brillante et commune de nos écrivains ; mais c’est la sirène avec tous ses charmes et tous ses dangers. Elle sait tout orner, tout parer, tout feindre ; elle purifie l’immonde et embellit l’horrible. Pour elle, la forme, la couleur, la proportion, rien n’est exact et vrai, et, pénétrant en reine et en magicienne, comme Médée, jusque dans la littérature sérieuse, elle a falsifié l’histoire, la philosophie, la politique. C’est ainsi que même d’éminens talens, qui ne croyaient point au-dessous d’eux les intérêts du pays et de la société, ont pris l’outré pour le grand, le chimérique pour l’idéal, et en perdant ce sentiment du vrai et du possible, sans lequel on ne fait rien pour le peuple, ils l’ont fait perdre au peuple lui-même. Compromettant une noble cause, ils ont achevé de repousser la tribu des esprits sensés et timides dans les scrupuleuses défiances et les consciencieuses craintes de la raison effarouchée. Ils ont, en les scandalisant, aliéné tous ces honnêtes gens dont ils ont fait des misanthropes par découragement. Ils ont développé autour d’eux cet instinct timidement et étroitement conservateur, utile auxiliaire pour les gouvernemens, mais qui, dans le temps où nous vivons, ne suffit pas pour les sauver.

Ainsi se recrutait, même avant 1848, l’armée des sages alarmistes, qui s’effraient un peu trop du mal pour en discerner le remède, et qu’une juste peur de l’anarchie précipite dans la servitude. Rien n’est plus naturel, rien n’est plus digne d’égards que la sollicitude de fidèles amis de l’ordre qui s’inquiètent et s’indignent de tout ce qui paraît le menacer. Ils sont les appuis nés de tout pouvoir régulier ; mais il doit être permis de leur dire qu’ils sont sujets à tomber dans une faute très dangereuse en politique, très fréquente dans les temps difficiles, très habituelle du reste à notre nation, la faute de n’avoir qu’une idée à la fois. C’est une grande imprévoyance, parce qu’on craint pour l’ordre, de ne plus penser à la liberté ; l’erreur contraire a fait de ses coups dans nos révolutions : celle dont je parle n’est pas moins funeste. L’une a rougi le pavé de nos places publiques d’un sang ineffaçable ; mais, si l’autre n’eût existé, est-il bien certain que ces mêmes places eussent été jamais foulées par les pieds des chevaux nourris aux bords du Don et du Volga ?

Entre tant d’autres influences sociales qu’il faudrait réconcilier à jamais avec la liberté, la religion et les lettres me semblent donc au premier rang. Traiter la liberté en ennemie, c’est l’irriter plutôt que l’affaiblir, et l’église n’a rien à gagner à n’être pas de son temps, à suivre la fortune de l’absolutisme. Quant au talent littéraire, l’indifférence politique ne le constate pas, elle le dégrade quand elle l’atteint. Le mépris des formes et des destinées sociales n’est point une preuve de génie, et il ne faut écrire ni pour énerver les caractères, ni pour exalter les passions. L’oubli de ces maximes de sens commun a peut-être été pour quelque chose dans l’état fâcheux où la révolution de février a surpris toutes les opinions. Elle est venue, et elle n’a que trop donné de motifs aux dévots pour prendre en pitié les affaires humaines, aux artistes pour se rire à leur tour de la sagesse des sages et de la prudence des prudens, aux rêveurs pour croire à l’instabilité des choses moyennes et à la facilité de tout tenter, aux timides pour tout craindre et chercher l’abri du pouvoir absolu. Que la réaction pût aller jusque-là, c’est ce qu’au lendemain du 24 février il était aisé de prévoir ; mais la probabilité n’est pas la nécessité, et ce qui était à craindre n’était pas inévitable. Que les hommes ne l’oublient pas : quoi qu’ils fassent, ils en répondent.


II

Malgré le grand nom de Montesquieu, on peut dire que le XVIIIe siècle a dédaigné en tout la science historique. Tandis que l’auteur de l’Esprit des Lois, contenant ou dissimulant la portée spéculative de son génie, s’efforçait de tirer tous ses principes de l’étude des faits et des institutions, et de découvrir la nature des choses dans la diversité et la succession des réalités politiques, ses contemporains ne recueillaient les souvenirs des peuples que pour constater et relever leurs erreurs et leurs fautes. Ils ne voyaient dans le récit des actions humaines que le tableau de l’œuvre des préjugés et des passions, et le passé ne leur semblait que la triste série des jeux d’une longue enfance qui précédait peut-être l’âge de raison. On peut dire qu’ils n’étudiaient l’histoire que pour avoir le droit de la mieux mépriser : le passé ne leur apprenait qu’à ne pas l’imiter. C’était, ou peu s’en faut, mettre en opposition directe la philosophie et l’histoire.

Il n’est pas sûr que ce fût là un trait particulier, un caprice accidentel de l’esprit du temps. On pourrait y retrouver un des caractères du génie de la France. Du moins, dès que notre nation, libre des fers du moyen âge, commença de penser par elle-même, consulta-t-elle plus sa raison que ses traditions, et peut-être, dans toute lutte entreprise contre le principe de l’autorité, est-il naturel que l’histoire ne soit pas invoquée de préférence par les agresseurs. La renaissance, cette délivrance de l’esprit humain, quoiqu’elle ait eu pour un de ses mots d’ordre le rappel des lettres et des arts à l’antiquité, donna aux sciences le signal de l’indépendance à l’égard de l’antiquité même. Et si l’on prend Descartes, comme il est juste, pour le représentant le plus éminent de la pensée de la renaissance dans notre pays, qui s’est élevé avec une liberté plus superbe contre la puissance des écoles, monumens séculaires de l’histoire de l’esprit humain ? Qui a plus fièrement, soutenu que la science devait dater d’hier et commencer avec lui ? L’ignorance méprisante des faits et gestes de l’ancienne philosophie, l’indifférence systématique à tout ce qu’on avait pensé avant lui, sont au nombre des traits les plus caractéristiques de son génie et de sa doctrine. Il va jusqu’à affecter cette ignorance, lors même qu’il la dément par des réminiscences qu’il n’avoue pas. Il se vante comme de la première de ses découvertes d’avoir aperçu de bien bonne heure qu’il n’y avait rien de bon dans tout ce qu’on lui avait appris. Ainsi ce promoteur de l’esprit français porte gravé sur le front un des signes les plus reconnaissantes de l’esprit de révolution. Vainement semble-t-il en limiter l’empire aux réformes de la pensée, qui, si difficiles qu’elles puissent être, « ne sont pas, dit-il, comparables à celles qui se trouvent en la réformation des moindres choses qui touchent le public. » En comparant ces deux sortes de réforme, il disposait l’esprit à passer de l’une à l’autre. La plus aisée servait de prélude à la plus difficile. C’est par là qu’il peut être appelé le grand instigateur du génie national. Par là il représente toute la philosophie française, même celle qui n’a pas été cartésienne. C’est lui qui enhardit et qui inspire encore ces amis de Voltaire, ces émules de Condillac, tous ces contempteurs du passé qui n’ont tremblé devant aucune nouveauté, et dont les derniers disciples n’auraient balancé à entrer la torche à la main dans aucun temple d’Éphèse.

Pour les sciences proprement dites, cette confiance du présent en lui-même a pu voir son orgueil suffisamment justifié. Là les travaux des devanciers de Copernic et de Galilée peuvent être avec moins de regret rejetés parmi les curiosités archéologiques, et les arrêts de Bacon contre le savoir des écoles ont pu, sans trop de dommage, être à la lettre exécutés. On a pu se dire ignorant à la manière des Lavoisier et des Laplace, et briller encore de la plus vive lumière dans le ciel de la science. C’est une lice où les vainqueurs n’ont pas besoin d’aïeux. La conception de l’univers comme d’un tout qui, les questions d’origines mises à part, se suffit à lui-même, et dont les phénomènes, à quelque heure qu’on les observe, s’engendrent les uns les autres et se succèdent dans un ordre invariable, a enfanté deux idées, l’idée de nature et l’idée de loi, ou si l’une et l’autre n’ont pas été étrangères à l’antiquité, les modernes les ont amenées toutes deux au degré de précision et de puissance qui rattache à l’une et à l’autre tout ce qui tombe sous l’œil de l’observation. La philosophie expérimentale n’est en dernière analyse que la science des lois de la nature.

L’application de ces idées a passé, par l’effet d’une même impulsion intellectuelle, du monde physique au monde social, et au lieu de s’arrêter à ce qu’on en raconte, cherchant dans les élémens qui le composent à tout instant donné sa nature et ses lois, sans tenir compte des diversités et des accidens, on a cru retrouver par abstraction et cette nature et ces lois, et fonder la politique elle-même dans la constitution de l’homme et non dans son histoire. On s’est efforcé de découvrir ce qu’étaient en soi homme, société, gouvernement ; sans s’informer de ce qu’ils ont pu devenir. En recherchant le texte du contrat social, il a bien fallu le refaire en toutes lettres, puisqu’il n’avait jamais été écrit, et se contenter d’une hypothèse faute de monumens. La métaphysique a usurpé l’autorité de l’expérience ; mais en ne demandant plus au passé la leçon de l’expérience, on l’a malgré soi rencontrée dans le présent. Un succès immédiat n’a pas semblé couronner les hardiesses de la spéculation appliquée à la direction de la société, et c’est sous la verge un peu rude des événemens qu’on a appris ou cru apprendre à douter de la raison pure et à remettre, en le rallumant, le flambeau de l’histoire dans les mains de la politique.

On pourrait dire que le premier qui ait inauguré cette réaction dans les faits avant même qu’elle eût triomphé dans les idées, c’est l’empereur Napoléon. Il n’a pas attendu que l’esprit historique se fût systématiquement constitué pour retourner en arrière et reconstruire la révolution avec les ruines qu’elle avait faites. Dans ses institutions, dans ses codes, dans sa cour, il a repris beaucoup au moyen âge et à l’ancien régime, à l’empire de Byzance, à l’empire de Charlemagne, à cet autre empire (car c’est son vrai nom) qui fut le règne de Louis XIV. Bientôt, s’il eût poursuivi, il n’y allait plus avoir dans ses états rien de nouveau que son nom, rien d’original que lui.

C’est toutefois sous la restauration, qui se donnait elle-même pour venir renouer la chaîne des temps, que, malgré l’heureuse nouveauté de la charte, cette nécessité où s’était trouvée la France de recourir à une dynastie du passé devait ramener naturellement les esprits des hauteurs de la théorie dans les champs de l’histoire. Cette époque était naturellement celle où la sagesse humaine, revenant en arrière, devait rechercher dans les faits la source et la loi des idées, et poursuivre la conciliation raisonnée des nécessités de tous les temps et des exigences du nôtre. Aussi non-seulement faut-il dater de là la renaissance, je devrais dire la naissance de la littérature historique, non-seulement nous devons à ce temps-là les meilleurs et peut-être les premiers bons ouvrages en ce genre que la France ait produits ; mais il s’est formé en toute matière une école qu’on peut appeler historique. C’est par l’histoire que la philosophie a été renouvelée, et contre l’exemple de Descartes, de Kant, de Reid, l’analyse et la chronologie des systèmes sont devenues la source où une savante critique s’est promis de puiser la vérité. Il nous siérait mal assurément d’élever le drapeau d’une révolte tardive contre les maîtres qui ont illustré, qui ont enchanté la France pendant le premier tiers de ce siècle. Nous croyons encore qu’en toutes choses il est aussi imprudent de bannir du savoir humain l’étude des faits que l’analyse des idées. C’est une science étroite et hasardeuse que celle qui mutile son objet en séparant les réalités des abstractions, et ce n’est que d’un rapprochement méthodique des produits des temps divers avec ce qui est de tous les temps que peut jaillir la vérité tout entière. La vie du monde et celle de l’humanité manifestent la nature du monde et de l’humanité, et ce qui a été était gros de ce qui est. Lors même que l’art de dégager la raison du sein des erreurs et d’extraire le vrai du faux devrait s’appeler éclectisme, il ne faudrait pas pour cela proscrire le seul moyen de ne rien omettre des données d’une science légitime, et nous ne sommes pas d’humeur à nier que la raison soit la faculté du choix. Cependant, comme tout a ses périls et que l’abus des meilleures choses est fort du goût de l’humanité, il faut bien avouer que l’esprit de l’école historique peut, en se montrant exclusif, porter atteinte au véritable esprit philosophique, et qu’ils sont peut-être empreints d’une sagacité prophétique ces mots de Mme de Staël que M. Sainte-Beuve a retrouvés le premier : « Le XVIIIe siècle, écrivait-elle au commencement de celui-ci, énonçait les principes d’une manière trop absolue ; peut-être le XIXe commentera-t-il les faits avec trop de soumission. L’un croyait à une nature des choses, l’autre ne croira qu’à des circonstances. L’un voulait commander l’avenir ; l’autre se borne à connaître les hommes. »

Une confiance excessive dans les idées est recueil de l’esprit philosophique ; un respect exagéré pour les faits est le péril de l’esprit historique. Lorsque toutes les forces de l’attention, toutes les ressources de la sagacité sont consacrées à constater, distinguer, comparer, caractériser toutes les manifestations de l’activité humaine, il faut, pour ce dénombrement et cette explication, un tel travail et un tel savoir qu’on est peu tenté d’aller plus loin ou plus haut, et comme rien n’arrive sans cause, comme il y a des raisons pour tout, en découvrant la génération et le lien des événemens, on les motive ; en les motivant, on les justifie, au moins pour l’intelligence. Une science ne doit rien omettre, et elle est impartiale en ce sens qu’elle doit être universelle. Ainsi les faits sont tous admis et placés par elle au même rang. En tant que faits, ils ont également droit à être recueillis et interprétés, et peu à peu la réalité expliquée devient la réalité légitimée. On peut déjà s’y tromper en lisant Montesquieu, qui, embrassant les détails d’un vaste et perçant regard, semble parfois amnistier tout ce qu’il comprend, et couvre du voile d’une imperceptible ironie ou d’une dédaigneuse indifférence les jugemens hautains d’une raison secrètement enthousiaste de la justice et de la vérité.

Les Allemands, qui ont pour tout des noms techniques, ont inventé celui d’universalisme, et c’est en effet une sorte d’universalisme qui s’est dans ces derniers temps emparé des principaux travaux de l’intelligence. Tant qu’il ne s’agit que des faits, on a raison de les savoir tous. Permis à l’histoire de tout embrasser, depuis la géographie physique jusqu’à l’ethnographie, depuis la linguistique jusqu’à la technologie, d’étudier ensemble les climats et les croyances, la religion et l’art, les mœurs et les lois, les gouvernemens et les idiomes, et de réduire les événemens, ces actions des peuples et des rois, à n’être que des effets particuliers de ces causes générales. Néanmoins il ne faut pas sacrifier à cette universalité le rôle particulier que la volonté et le génie, le crime et la vertu individuelle réclament dans les choses humaines. Il ne faut pas y transformer l’action des causes générales en un fatalisme qui dispense l’homme de libre arbitre en le soustrayant à la loi suprême du vrai et du faux en soi, du juste et de l’injuste en essence. La liberté de l’homme ne se relève que sous la domination des principes. Les principes règlent l’expérience et ne la suivent pas, et le développement chronologique des lois, des lettres, des systèmes, ne donne pas les principes de la législation, de la littérature, de la science. Une prédilection exclusive pour les faits qui changent peut affaiblir ou briser le ressort de la raison spéculative. La défiance que celle-ci inspire met l’esprit sur la pente du scepticisme. À tout admettre, on risque de perdre la faculté de choisir. À tout expliquer, on s’expose à trouver tout nécessaire, et l’on finit par tenir les conséquences naturelles pour des conséquences légitimes. On transporte en toutes choses la fatalité de la nature, et parce que l’observation est le procédé indispensable de toute science, on publie que l’observation constate et ne conclut pas, ou du moins ne conclut rien au-delà de cette commode maxime : ce qui est devait être.

Il ne serait peut-être pas très, difficile de montrer que le grand et profond philosophe qui a, vers la fin du dernier siècle, si violemment ébranlé l’esprit humain a donné l’exemple et le principe de cette réduction de toutes choses à des lois indifférentes, puisqu’il y a réduit la raison même. Malgré une apparence de paradoxe, on convaincrait cette subtile critique de Kant d’avoir réduit la philosophie à un enregistrement de faits comme la statistique, et substitué dans l’esprit humain la notion de la nécessité à celle de la vérité. Oui, l’austère analyste de la mécanique intellectuelle a pu pousser ses disciples aux mêmes conclusions que celles où l’imagination vaste et sereine de Goethe conduisait les rêveurs suspendus à sa parole harmonieuse, car lui aussi, s’il ouvre sa vaste pensée comme un olympe illimité à l’universalité des choses, il ne se pique de décrire que l’impression successive qu’elles produisent en passant. Le monde n’est qu’un poème, et plus réellement, plus littéralement pour lui que pour Dante une divine comédie. Tout est spectacle pour l’auteur de Faust, or un disciple de Kant résolu et conséquent est-il à son tour autre chose qu’un spectateur de l’esprit humain ? L’un et l’autre, le philosophe et le poète, voient tout et ne savent qu’en penser.

Mais, sans remonter aussi haut, ne peut-on dire que le véritable apôtre de cet indifférentisme, qui, en paraissant agrandir l’empire de la raison, affaiblit sa puissance, c’est Hegel ? Il y a beaucoup de légèreté à croire que l’aspect paradoxal de sa doctrine en annule l’importance, et ce n’est pas avec nos objections sensées, mais faibles, de psychologie élémentaire, que nous mettrons à néant les éblouissantes affirmations du métaphysicien encyclopédique. Il y a dans l’hégélianisme une vue des choses qu’on ne peut tenir pour non avenue, et c’est souvent en feignant de ne pas le comprendre qu’on l’a jusqu’à présent réfuté. En attendant que la philosophie française se soit ouvert un plus large champ pour l’y rencontrer et le combattre, il me paraît dès à présent permis d’affirmer que le dogmatisme extérieur de la philosophie de Hegel n’est au fond que la tentative d’agrandir jusqu’à ses dernières limites le point de vue historique, et qu’après avoir réduit toutes les choses à des idées, et les idées à des stations de l’esprit fatalement emporté dans le tourbillon dialectique, il ne reste plus que des faits, spirituels ou matériels, abstraits ou concrets, individuels ou universels, peu importe, mais également forcés, également nécessaires dans leur existence et leur nature. Être, c’est subir le mouvement et la métempsycose de l’idée, et comme tout ce qui est existe au même titre, tout se vaut, et il n’y a pas de vérité ni d’erreur, c’est-à-dire que le principe et le résultat de la philosophie de Hegel équivalent au principe et au résultat du scepticisme.

On aurait surpris et même un peu offensé Auguste Comte en lui disant que la philosophie positiviste avait plus d’un point de commun avec l’hégélianisme. En effet, quoiqu’elle ne puisse soutenir avec celui-ci la comparaison sous le rapport de l’originalité et de la profondeur, les trois âges historiques qu’elle fait traverser à l’esprit humain sont au moins pour le résultat analogues aux phases, dialectiques de l’idée. Elle laisse de côté la question de savoir ce qu’il peut être en lui-même, d’où il vient, où il va, si même il est en un rapport certain avec une existence substantielle et une vérité absolue, pour ne connaître de lui que ses trois états successifs ; l’état théologique, l’état métaphysique et l’état positif. Ces trois états, surtout les deux premiers, ne sont guère que des modifications subjectives de sa manière d’être, qui ne correspondent à rien d’assuré, à rien de réel, qui supposent leur objet et ne le prouvent pas, les phénomènes et les lois mêmes qu’observe le positivisme scientifique ne préjugeant absolument rien quant à leur cause et à leur nature intrinsèque, et n’attestant après tout que des apparences expérimentales. Cette vue des choses relève évidemment la principale objection du scepticisme contre la raison et la science humaines. Si elles ont été condamnées à se forger des chimères depuis qu’elles existent, et si même dans ces derniers temps elles n’ont eu de réel et de solide que le produit net d’un empirisme méthodique, elles tombent sous les mêmes coups que leur avait déjà portés la critique de Kant, et il ne leur reste de certain, de démontrable, comme le voulait Hegel, que la chronologie de leurs transformations. Dans l’homme, tout devient, rien ne subsiste. Et ce qui attesterait encore l’analogie entre deux doctrines si disparates dans leur origine et leurs procédés, ce serait la ressemblance de leurs derniers résultats. On sait que le stoïcisme critique de Kant, après s’être absolument idéalisé dans Fichte, puis réalisé avec Schelling par l’identité de l’esprit et de la nature, a produit, sous la main de Hegel, une telle doctrine d’unité de toutes choses que ses derniers interprètes, cédant à la facilité et à l’utilité du pur empirisme, sont arrivés à des conclusions théoriques et pratiques qui diffèrent à peine de celles d’un matérialisme vulgaire, avec lequel le positivisme se confondrait, si la gravité du ton et du but n’en distinguait assez honorablement les principaux propagateurs pour les mettre fort au-dessus’ des d’Argens et des Lamettrie.

Il est, je le sais, une école de critique et d’histoire qui ne fait pas profession d’être hégélienne ni positiviste, et qui ne prétend être caractérisée que par les méthodes, les règles et les succès de son investigation. Cette école est fondée à dire que ses travaux et ses découvertes sont au premier rang des conquêtes intellectuelles de notre âge. Par elle, il a été ouvert une source de savoir inépuisable ; par elle, pour la première fois ont été jetées les bases d’une véritable archéologie de l’humanité. S’il fallait prononcer quelle est la plus considérable parmi les choses d’esprit qui se sont faites de nos jours, on devrait citer peut-être les derniers progrès de l’étude du sanscrit. Toutefois les merveilles de l’érudition critique n’empêchent point que l’esprit même qui les a produites, s’il devient exclusif, s’il s’exagère et s’isole dans le domaine qui lui est propre, puisse, à l’exemple des philosophies destructives qui viennent d’être nommées, engendrer ou favoriser le doute sur le fond éternel de la science humaine, en l’absorbant dans la contemplation de ses manifestations successives, en réduisant aussi l’objet de la pensée à l’histoire de la pensée. Or le danger d’un tel doute est grand. On ne peut se dissimuler en effet qu’un système ou une simple méthode qui tendrait à confiner nos connaissances dans l’observation de ce qui passe, à savoir dans l’histoire, paraîtrait ne s’adapter que trop aisément à l’état actuel des esprits dans notre pays. Depuis 1789, c’est la politique qui a le plus influé sur les opinions en toutes choses. Les événemens ont plus que tout décidé de ce que nous avons pensé sur la législation, la religion, la morale même, enfin sur les sciences et les lettres. Or ce qui est arrivé dans ces derniers temps ne nous a que trop disposés à croire ou du moins à soupçonner que les faits dépassent de beaucoup les principes en importance. L’ordre dans lequel les premiers s’enchaînent les uns aux autres touche et domine plus notre intelligence que la liaison logique qui rattacherait les seconds à leurs conséquences. On aime mieux chercher ce qui doit arriver que ce qu’on devrait faire, et dans cette disposition on est d’humeur à écouter ceux qui soutiendraient que la meilleure ou même la seule science humaine est celle qui, par l’examen des monumens de tout genre, retrouve ce qui s’est passé sur le globe, et le décrit en l’expliquant. L’examen, c’est la critique ; la description, c’est l’histoire : l’explication serait toute la philosophie. Toutes trois passeraient ainsi sous le joug des faits qui sont arrivés. On doit entrevoir les rapports qui mettraient cette doctrine, contre le gré même de ses plus habiles interprètes, en accord avec la politique des faits accomplis.

Tout le monde est aujourd’hui assez hégélien pour savoir ce que c’est que le devenir. On me comprendra donc, si je me sers de cette expression pour indiquer ce qui a pu manquer à la science dépourvue de la critique historique. Il lui manquait la connaissance du devenir. Descartes n’a pas l’air de se douter des modifications qu’éprouve l’esprit humain dans son cours. Quand Malebranche offrait de donner toutes les annales des peuples pour ce qu’aurait pu savoir Adam, il témoignait de son mépris pour les fruits du temps. Rousseau, soit qu’il étudie la constitution de la société, soit qu’il remonte aux principes de l’éducation, oppose la nature à l’histoire, et tient pour néant ou pour abus tout ce que la marche des siècles a créé d’institutions, de coutumes ou de croyances. Voltaire ne peut revenir de son étonnement quand il songe que les hommes ont été assez sots pour ne pas toujours penser comme lui. Cette élimination du passé, cet oubli de la tradition, cette omission du devenir a produit dans la science plus d’une lacune et engendré de graves erreurs et d’imprudentes applications. Il n’était pas inutile qu’une réaction se déclarât, et que le devenir, digne de tant d’attention, rentrât dans le champ de l’observation scientifique. Ceux qui ont proposé de compléter la théorie par l’histoire, de donner celle-ci, sous le contrôle de la raison, pour base à celle-là, ont donc rendu un service utile et opportun, et récuser leurs conseils serait une haute imprudence ; mais cette fois, comme toujours, il faut craindre de remplacer un excès par un autre. Il y a en tout deux élémens, un élément stable, un élément variable ; il y a la cause et les effets, le fond et la forme, la nature et les accidens, ce qui dure et les phénomènes qui remplissent la durée. Telle est l’universelle condition de l’être. Contempler uniquement le fond permanent des choses, indépendamment de tout ce qui change et de tout ce qui survient, ce serait vouloir construire intégralement une machine avec des conceptions linéaires et des notations d’algèbre. L’homme qui voudrait se rendre raison des choses en ne tenant compte que des accidens de. l’existence ressemblerait à celui qui prétendrait que le système du monde aurait pu être connu sans les mathématiques.

Il faut d’autant plus insister sur ces considérations, que les représentai de l’école critique justifient leur influence par une supériorité plus éclatante et de plus rares talens. Il est à peine nécessaire de rappeler le haut rang qu’occupe M. Sainte-Beuve parmi ceux qui aspirent à l’art difficile d’apprécier les opinions, les caractères et les œuvres de tout ce qui a marqué dans l’histoire par les dons de l’esprit. Quel juge a fait preuve d’une sagacité plus flexible et d’une délicatesse plus pénétrante ? Un auteur plus jeune, et qu’il n’est pas nécessaire de nommer aux lecteurs de cette Revue, a porté dans l’étude des langues, des religions et des arts, avec la nouveauté et là hardiesse des vues, une érudition germanique et l’imagination d’un grand écrivain. — Où trouver encore un savoir plus étendu, plus solide et plus varié, plus d’exactitude et de sincérité dans les recherches que dans les doctes écrits de M. Maury ? Avec les ressources d’un esprit philosophique, avec la vigueur qui s’acquiert par la méditation assidue des plus grands problèmes de la vie, M. Scherer unit un courageux amour de la vérité et le don d’exprimer avec élégance et clarté des jugemens pleins de justesse et de goût. Que de noms déjà chers au public éclairé ne pourrait-on pas citer encore, si l’on passait en revue tous ces jeunes critiques qui, profondément marqués à l’empreinte de leur temps, s’efforcent de décrire sans prévention et d’apprécier sans parti-pris tout ce qui s’est pensé ou écrit avant eux ! Quelle solidité dans les recherches ! que de vues ingénieuses ! quelle diction vive et colorée ! Mais souvent aussi quelle indifférence décourageante et quelle tolérance illimitée ! J’entends des rapporteurs incomparables ; où sont les juges ?

Dieu me garde de généraliser le reproche, et surtout de l’attacher aux noms qu’on vient de lire ! Comment par exemple oserait-on le placer auprès du nom de M. Scherer quand on l’a suivi dans ses écrits politiques ? Ce n’est donc point à des écrivains qui m’instruisent ou me touchent, c’est à une tendance de l’esprit que je m’adresse. C’est à l’école historico-critique elle-même que je demande si elle est assurée de toujours réserver, dans sa vaste exploration dès faits, l’autorité des idées et la souveraineté des principes.

Ceci peut être éclairci par quelques exemples. Voici le premier. Il est de mode aujourd’hui de dénigrer ce que nos pères appelaient avec les anciens la religion naturelle. Parce qu’elle n’a pas eu son règne historique, on la relègue parmi les spéculations sans consistance, et l’on ne prend pas même la peine d’examiner sur quelles bases elle se fonde, et s’il n’y aurait pas quelque force obligatoire dans les vérités qu’elle établit. Les religions paraissent n’avoir de valeur qu’autant qu’elles sont des réalités historiques, ce qui risque fort de placer leur royaume en ce monde. Chaque secte s’expose à n’alléguer en faveur de sa croyante que la perpétuité indémontrable de l’institution, au lieu d’un caractère de vérité éternelle. Toutes donnent ainsi à leurs adversaires la facilité d’arguer, contre le fond même de toutes les religions, de la variation ou de la diversité de leurs formes historiques, et par conséquent de miner leur immutabilité. Ainsi l’un vous dira que la religion, mobile dans ses manifestations, n’est que le caractère et l’expression d’un âge de l’esprit humain, qu’il nomme, dans la société comme dans l’individu, l’âge théologique. Pour lui, cet âge est passé depuis longtemps ; nous avons même franchi l’âge intermédiaire pour sauter du règne de la métaphysique à l’empire des sciences positives. Il n’est pourtant pas sûr que les faits les plus apparens confirment cette manière de présenter l’histoire intellectuelle de l’humanité. Sans aucun doute, les récens progrès des sciences physiques et mécaniques frappent partout nos yeux et se signalent par de bienfaisans résultats. En même temps la superstition a perdu un peu de terrain, moins qu’on ne le dit pourtant, et, chose plus regrettable, les intérêts matériels font plus de bruit que les intérêts spirituels de la société. On doit accorder aussi que l’esprit économique, qui supplante l’esprit religieux, que l’esprit philosophique, qui le contrôle, se montrent avec plus de liberté que par le passé ; mais rien ne prouve que cette coexistence, cette concurrence de principes divers ait abouti à la victoire définitive, à l’exclusive domination de l’un d’entre eux, et que la religion ou même la philosophie ait sans retour fait retraite devant le positivisme polytechnique. Notre siècle n’est pas après tout déshérité de métaphysique, et la renaissance religieuse est un fait que des aveugles seuls pourraient ne pas voir. Le vrai, c’est que, grâce à la libération universelle des intelligences, avant-courrière de celle des peuples, toutes les mines du savoir sont ouvertes et exploitées ensemble, toutes les puissances de notre nature sont ensemble à l’œuvre, tout contribue à la richesse morale du monde, et aucune faculté de l’homme ne chôme ; tout se développe à la fois dans le concours universel. Ici pourtant survient un critique d’une vue plus haute, et qui, sans s’expliquer davantage sur l’objet de la religion, l’appellera le sentiment de l’infini et de l’idéal ; seulement il se gardera de me rien apprendre de cet idéal et de cet infini, rien par conséquent de ce qu’il m’importe de savoir. L’un répond-il à une réalité, et l’autre en est-il une ? Si oui, quelle est-elle ? Si non, d’où vient ce sentiment sans objet, et comment résolvez-vous ici le problème de l’accord de l’existence et de la pensée ? S’il faut, dans la religion, regarder à ce qu’on sent, non à ce qu’on croit, non à ce qu’on sait, la foi et la science religieuse, comme toute foi et toute science, se bornent à ceci : l’esprit pense successivement et dans un certain ordre diverses choses, et du reste il n’y a rien. Ce problème, la critique historique ne l’éclaire que peu, le positivisme pas du tout. La disposition à la religion, transitoire suivant l’un, permanente suivant l’autre, est pour tous deux une capacité vide que le temps remplit comme il peut, un mouvement vers un but qui pourrait ne pas exister. Comment prétendre qu’une telle théorie de la religion puisse suffire à l’homme et contenter son cœur et son esprit ?

Autre exemple. L’histoire est remplie du récit des violences de l’intolérance religieuse ou des excès que les gouvernemens se sont permis pour soumettre les peuples à la rigueur du culte qu’ils protégeaient. Qu’elle soit inspirée par le fanatisme ou par la politique, l’oppression des consciences est une égale iniquité. Cependant comment est-elle considérée par les historiens qui ne se piquent que d’être observateurs ? Comme le simple effet des convictions d’une époque, comme la condition de l’existence de certaines institutions, comme la sanction de l’unité de croyance et de culte qu’exigent ou comportent, certains états de la société ou certaines nécessités de gouvernement. Sous le prétexte qu’il ne faut pas juger des actions d’un temps par les idées d’un autre, ils nous remontrent que le droit de commander la foi avec l’aide du bourreau, n’ayant jamais été mis en question par les princes où les docteurs du moyen âge, a pu être exercé de l’aveu de la conscience publique, et trouver sa justification dans les circonstances qui réclamaient l’unité, tandis que dés conjonctures différentes rendraient insensé le même moyen de propagande en le rendant odieux. Suivant certains écrivains, si la liberté de conscience est de mise aujourd’hui, ce n’est guère que parce que le contraire de cette liberté est impossible. Le changement des mœurs et des opinions a amené le changement des principes, et la tolérance religieuse n’a d’autre mérite que d’être praticable ou nécessaire. Les choses ne doivent être jugées que par les dates. Sont-elles ou ne sont-elles pas de leur temps ? Voilà la question ; mais si l’unité religieuse absolue n’est pas en soi un mensonge qui ne peut être maintenu que par la force, si la force imposant la croyance n’est pas un crime, la liberté des cultes n’est pas plus sacrée aujourd’hui qu’hier, et les droits inviolables de la conscience sont à la merci des événemens. Les vicissitudes de l’opinion ou les calculs de la raison d’état disposent du juste et de l’injuste. Le mal de 1830 peut être le bien de 1852. C’est L’Hôpital qui avait tort et Charles IX qui avait raison. On doit voir comment, appliquée même au passé, la critique historique, quand elle est exclusive, peut ébranler les principes dans le présent et accréditer le scepticisme sur les plus saints articles du symbole de l’humanité.

C’est à ceux dont les jeunes mains ont reçu le sceptre du talent qu’on doit surtout rappeler qu’ils ont le gouvernement des esprits et représenter incessamment les suites graves du moindre relâchement dans la fidélité à la cause de l’éternelle vérité. C’est à eux de se dire sans cesse que ce qui est licite, ce qui semble innocent dans les recherchés de la science désintéressée peut influer sur les habitudes de la raison au point de l’entraîner à une quiétude indifférente et changer peu à peu en une littérature purement descriptive cette littérature impérative dont nos pères avaient conçu l’idée. L’ambition de parcourir tout le royaume du fait ne doit pas les entraîner à négliger l’empire du droit. Osons leur appliquer une parole auguste : « Ils sont le sel de la terre, et si le sel est affadi, avec quoi le salera-t-on ? »

Ces réflexions ont surtout leur vérité et leur à-propos, lorsqu’on se trouve, rencontre fréquente aujourd’hui, en présence de la nécessité de rétablir des vérités qui semblaient depuis un demi-siècle acquises à la raison publique. On ne peut, sans un pénible étonnement, mesurer le terrain que celle-ci a l’air par momens d’avoir perdu, et quelquefois c’est la jeunesse elle-même qui semble avoir reculé dans la voie où marche le génie des temps. Pure apparence assurément et qui ne durera pas ! pur effet des différences de niveau de la fameuse spirale dont nous suivons les contours ! Nous ne cessons pas d’avancer même en descendant, et le mouvement est moins ralenti qu’il ne semble. Il est cependant cruel d’avoir à reprendre des démonstrations que l’on croyait victorieuses, à replaider des causes ; vingt fois gagnées, et de trouver devant soi les adversaires que l’on pensait avoir laissés derrière. Rien de plus fastidieux que les vieilleries des nouveau-venus.


III

Trouvera-t-on l’humeur d’un morose censeur dans cette sévérité qui s’en prend tantôt à la critique, tantôt à la poésie, qui cherche querelle en même temps à l’observation et à l’imagination ? Heureusement le talent pardonne tout, excepté de ne l’admirer pas, et nous le reconnaissons jusque sous les armes qu’il tourne contre nous. Que n’est-il plus rare ou mieux inspiré ? Nos craintes mêmes sont un hommage à sa puissance ; elles viennent de la haute opinion que nous concevons du rôle de la littérature dans la société moderne.

Il y a, dit-on, deux pouvoirs, le temporel et le spirituel. Leur rivalité remplit l’histoire du monde. Il est aussi difficile de les séparer que de les unir, et chacun parle aujourd’hui de ce problème sans que d’un côté l’on réussisse à prouver que la réunion des deux pouvoirs soit bonne, ni de l’autre à démontrer que la séparation soit possible. L’expérience dépose contre l’une des deux thèses, et l’expérience manque à l’autre. Cependant, tous en tombent d’accord, au premier des deux pouvoirs il appartient de posséder la force, au second l’influence. Or, si l’influence distingue et caractérise l’action du pouvoir spirituel, ne pourrait-on pas dire que ce nom, pris dans le sens général, peut s’étendre à la littérature ? L’influence même du pouvoir spirituel, tel que le moyen âge l’a introduit dans l’histoire, ne s’exerce légitimement que par deux moyens, la parole et l’écriture. Lire et entendre, c’est ainsi qu’on s’y prend pour connaître et suivre une autorité religieuse. Or tous ces mots, écriture, parole, lire, entendre, ne sont-ils pas précisément les procédés et les moyens d’effet de la littérature, et celle-ci n’est-elle pas dans son action, aussi bien que la religion, l’influence de la pensée sur l’esprit par la parole ? S’adresser aux écrivains, c’est donc s’adresser aux grands dépositaires de l’autorité morale dans une société intelligente, à la puissance spirituelle elle-même. La hiérarchie particulière qui voudrait seule se réserver ce nom n’échappe point à l’importance des livres ; Il ne lui est pas indifférent que saint Augustin et saint Thomas d’Aquin, Luther et Bossuet, Descartes et Spinoza, Rousseau et Voltaire, Chateaubriand, Joseph de Maistre, Kant, Strauss, aient ou n’aient pas écrit. N’est-ce pas la presse qui donne de l’esprit au genre humain ?

Ceux qui font rendre à cet instrument des sons dignes d’être écoutés ne peuvent donc se contenter de flatter l’oreille des oisifs et de leur procurer un agréable passe-temps. Ils ont charge d’âmes, et leur mission s’élève particulièrement lorsque les institutions ne les appellent point à participer au gouvernement de la société. Les livres prennent toute l’importance que perdent la tribune et les journaux dans la diminution de leur liberté. Les écrivains doivent se regarder alors comme des instituteurs publics, comme des magistrats volontaires. Si l’art d’écrire est dans un plus intime accord avec la pensée que tous les autres arts, il doit donner à ceux qui l’exercent, avec une influence plus directe, une responsabilité plus grande. En contribuant à la liberté, à la sagesse et à la gloire de leurs concitoyens, ils sont aussi à leur manière des défenseurs de la patrie.

Il est vrai qu’ici l’on nous arrête, et en acceptant le devoir on dispute sur l’intérêt de cette même patrie, et l’on nous demande de justifier de notre manière de le définir. Autrefois nous répondions sans hésiter : C’est le triomphe des principes de la révolution française par la liberté dans l’ordre. La même réponse est encore sur nos lèvres ; mais, il faut bien le savoir, cette réponse contient un mot redouté, un mot devenu dans ce siècle la parole magique à laquelle rien ne résiste. Ce mot exalte, ce mot abat ; il est la séduction, il est l’épouvante, il est l’une et l’autre ensemble, et il a été dans la même vie proféré souvent par la même bouche sous l’empire des sentimens les plus contraires : c’est le mot « révolution. » Avec ce mot, nous avons vu et l’on verra plus d’une fois encore soulever d’enthousiasme ou d’effroi la mobilité des nations ; il plaît à ceux qui croient qu’une révolution conduit à la liberté, il trouble ceux qui pensent que la liberté conduit à des révolutions nouvelles, et c’est là le fantôme terrible qui poursuit sans cesse les imaginations alarmées. Celui qui les délivrerait de cette obsession rétablirait la concorde parmi nous, et avec elle la sécurité. Quand une nation cesse de craindre, elle peut conjurer tous les périls.

La révolution française aura beaucoup de peine à se guérir du mal qu’elle s’est fait. Cela est juste peut-être ; mais dure est l’expiation, et les fautes ont souvent été moins punies. Je ne sais pas d’excuse pour ce qu’on est convenu d’appeler les crimes de la révolution. Un consciencieux écrivain, M. Mortimer-Ternaux, s’est imposé la tâche d’en retracer le sombre et fidèle tableau. Son œuvre est méritoire, car elle est pénible ; mais il saura épargner à la cause de la liberté et de la justice toute solidarité avec les iniquités dont elle a souffert la première, et ne conclura pas d’une tyrannie à une autre, comme conséquence et comme punition. Les principes de la révolution française n’en sont pas moins sacrés pour avoir été violés par elle-même, et ces violations comme leurs suites funestes nous apprennent que pour la bien servir il ne faut pas l’imiter. J’ai entendu toutes les apologies et n’y ai pas trouvé même une circonstance atténuante. Ce qu’on plaide de plus fort, c’est l’inévitable. Il n’est guère de pire raison. S’il était vrai que la terreur eût été la suite fatale de la révolution, la terreur n’y gagnerait rien, et la révolution y perdrait beaucoup. Le mal certain est interdit à l’homme en vue du bien certain. Qu’est-ce donc si le mal certain rend le bien douteux et précaire ! Le fatalisme révolutionnaire qu’on allègue serait une objection inexpugnable contre toute révolution. Non, les crimes n’étaient pas nécessaires, et le mal n’a fait que du mal. Le paradoxe attribué à ce démocrate d’un esprit original qui voulait faire de l’ordre avec du désordre est peut-être moins insensé que le sophisme qui conseille d’entreprendre la liberté par la tyrannie et d’inaugurer la justice par l’iniquité.

Mais si les révolutions ne sont pas irrévocablement condamnées à la sanglante anarchie (le soutenir serait excuser les révolutionnaires aux dépens des révolutions, elles n’en sont pas moins choses hasardeuses, et le naufrage est une des chances de tout embarquement. On peut en conclure qu’il ne faut jamais quitter la terre ferme. Cette prudence est plausible ; mais elle ne le serait pas moins en fait de guerre qu’en matière de révolution. Il n’y a pas de guerre qui n’ait été précédée d’un état de paix supportable, plus facile à prendre en patience que la défaite ; il serait plus sûr de s’en contenter que d’en échanger la douceur sans gloire contre le risque de voir la nation décimée et la patrie envahie. Et cependant la règle absolue de la politique n’est pas la paix à tout prix. La paix à tout prix et la conservation à tout prix sont des argumens qui se valent. Le premier est même plus soutenable que le second. La guerre la plus heureuse entraîne plus de maux inévitables qu’une heureuse révolution. L’une coûte plus que l’autre à l’humanité. La guerre de la succession a certes vendu plus cher ses victoires à l’Angleterre que la révolution de 1688 ne lui a fait payer la liberté. Je ne cite pas d’autres exemples. La passion de la guerre est criminelle et fatale : criminelle et fatale est la passion des révolutions ; mais la conséquence n’est pas qu’il ne faut jamais vouloir ni guerre ni révolution. Dans les deux cas seulement, il y a des conditions prescrites par la conscience comme par la raison. Telle est la justice de la cause, telle la nécessité d’entreprendre ; je veux dire qu’il faut que l’honneur ou le salut y oblige ; telle la légitimité et l’efficacité des moyens, telle la possibilité de réussir. En révolution plus encore qu’à la guerre, les cas sont rares où l’on doive agir coûte que coûte et marcher à la mort certaine : nécessités de l’héroïsme qui font les journées sublimes et malheureuses de l’histoire !

Il y a eu des temps où personne n’aurait accordé un moment que la France ne pût être libre sans se perdre, et qu’une révolution fût un signal assuré d’anarchie ? Qu’est-il donc arrivé depuis ? Il est arrivé la révolution de 1848, la plus gratuite, la moins utile, la moins raisonnable des révolutions ; elle n’est point arrivée faute d’ordre, ni de liberté, ni de pouvoir ; elle n’est point arrivée parce que les finances étaient en désordre, parce qu’une grande opinion était persécutée, parce qu’un parti était opprimé par un autre. Elle semble donc un événement sans motifs, presque un effet sans cause, et, ne voulant pas nous en prendre à nous-même, nous nous en prenons aux institutions.

Il est impossible, on le comprendra, de discuter ici les causes de la révolution de 1848 ; mais on en peut examiner les conséquences : elles ont été plus graves que ses actes. À ne considérer que ses actes, on aurait peu le droit d’être sévère, et nos père nous jugeraient heureux. Il est vrai que la révolution de 1848 avait reçu de bons exemples. On dit que la réaction est égale à l’action. En effet, on se règle souvent sur la conduite de ses adversaires, et les représailles contre un pouvoir équitable et modéré sont contraintes à un peu d’équité et de modération. La monarchie de juillet avait servi de leçon à ses ennemis et par avance désarmé ses vainqueurs. Les partis ont de ces sentimens de justice, et s’imitent l’un l’autre dans le bien comme dans le mal. Un despote met plus du sien dans sa tyrannie et la marque davantage de son caractère individuel.

Cependant, si l’expérience de 1848 semble répondre aux craintes d’un retour de terrorisme, elle n’autorise pas une entière confiance dans une stabilité quelconque. L’orage n’a été ni violent ni durable : ce n’est pas une raison pour compter sur un calme sans fin. Nous devons le savoir apparemment, notre âge est révolutionnaire ; pilotes, matelots ou passagers, nous ne descendons plus un large fleuve paisible ou faiblement agité ; nous avons gagné la pleine mer, et même en temps calme il faut nous attendre à naviguer quelquefois dans la tempête. Nous n’avons point de pacte avec les vents et les flots. Malgré tout ce que le développement inouï de l’industrie, les progrès inouïs de la richesse, l’amour du bien-être et du loisir, la douceur des mœurs et des caractères semblent apporter de secours à l’esprit de conservation, l’esprit de conservation n’a pas trouvé de prophylactique infaillible contre les maux qu’il appréhende. On appelle révolution tout changement opéré subitement par l’action directe ou indirecte de la force dans la forme du gouvernement. Or de nos jours, à l’exception de ces deux extrêmes, la Grande-Bretagne et la Russie, quel pays a échappé aux révolutions ? Je lis l’avenir dans le passé, et je répète que le siècle est révolutionnaire. Dans la France si riche en expériences médiocrement encourageantes, quel parti n’a pas mis au moins une fois son recours dans les révolutions ? Ceux qui les anathématisent n’ont d’espoir qu’en elles.

Il est donc difficile de rayer les jours révolutionnaires des almanachs de l’avenir ; mais il n’est pas moins sage de chercher à les éviter, et la crainte qu’ils inspirent doit faire songer aux réformes qui les préviennent. Les réformes libérales ont toujours passé pour avoir seules cette vertu. On est donc incessamment ramené à cette idée, quoi qu’on fasse, et il est impossible de résoudre ou même de discuter le problème de la politique du siècle en éliminant la liberté.

Une opinion puissante en a cependant autrement jugé. N’en atténuons pas la force, ne contestons pas l’existence des intérêts et des sentimens qui, dans les grandes crises politiques, demandent un maître. Dès le temps d’Ésope, on connaissait cette manière d’en finir avec la république. Il prend quelquefois à la société comme un dégoût d’elle-même : cette lassitude, Tacite la signalait déjà[2] ; mais pourquoi chercher au loin les exemples ? N’avons-nous pas le plus grand de tous dans notre histoire ? Qui moins que moi aurait droit de le récuser ? Nous sommes les enfans de ceux qui ont cru la révolution française heureuse d’aller cacher ses fautes et ses malheurs dans les plis d’un drapeau victorieux et se réfugier à l’ombre d’un grand nom. Je puis hésiter à croire indispensable cette tutelle temporaire ; mais comment méconnaîtrais-je les louables sentimens, l’amour de l’ordre, la haine de l’anarchie, le dégoût des destructions révolutionnaires, la confiance dans la supériorité constatée par de grandes actions, enfin tout ce qui précipite les bons citoyens dans l’asile que leur ouvre la dictature ? Ce qu’il ne faut pas supporter, c’est la théorie qui s’élève aussitôt pour leur persuader que ce refuge de naufragés est le vrai domicile des grandes nations, et qu’en croyant se tirer seulement de péril on a rencontré juste l’état normal des sociétés. Les. doctrines inventées après coup pour faire trouver bon un pouvoir sans limite à l’ancien régime comme réparateur, à la démocratie comme nouveau-venu, m’ont toujours paru de pauvres artifices. La sophistique, suivant le plus fort, le décrie plus qu’elle ne le recommande ; mais l’empire des circonstances nous trouve moins incrédules. Et comment ne pas comprendre qu’il y a soixante ans le génie de la guerre, unissant la gravité à l’éloquence, ait pu s’emparer de la toute-puissance avec l’ascendant de la nécessité et du salut ? La France a cru qu’il la sauvait, parce qu’il l’a cru lui-même, et cependant, si l’on voulait m’accabler de ce grand exemple, je serais obligé de répondre ce que je disais il y a seize ans[3] :

« Avide de stabilité, de calme et de puissance, la nation était fière de s’abandonner à lui. Sans doute alors la réaction vers l’ordre put passer la mesure : la défiance avait atteint, dans ce qu’ils offraient de plus élevé et de plus hasardeux, les principes de la révolution, les fautes indisposaient contre les idées, la force du pouvoir paraissait le premier intérêt du peuple ; mais ce qui excusait cet entraînement vers l’autorité absolue, ce qui l’ennoblissait en quelque sorte, c’était, appelons les choses par leur nom, c’était l’amour de la gloire. Il y a des époques où une nation entière peut, comme un seul homme, être saisie de cette belle et aventureuse passion. Du moins alors ne sacrifie-t-elle la dignité du citoyen qu’à la grandeur de l’état ; elle ne vend point sa liberté à vil prix, elle en veut ce que le génie seul lui en peut donner. C’est, je le crois, un dangereux échange ; l’illusion est funeste et la compensation trompeuse. Gardons-nous à jamais de la même erreur, mais souhaitons-en la généreuse excuse à toute nation qui se refroidit sur ses droits et qui renonce à faire elle-même ses destinées. »

Quel enseignement est en effet résulté de cette grande expérience pour la génération qui l’a suivie ? Élevée dans les illusions de la victoire éternelle, elle a vu un jour apparaître dans nos rues désertes les grand’gardes de l’armée de l’Europe, et à ce triste aspect il a bien fallu se demander d’où venaient ces calamités inconnues de l’ancienne France. Il a bien fallu lire dans l’histoire que tant que la France n’avait défendu que la révolution française, de Valmy à Marengo, ses victoires avaient sauvé et non exposé son indépendance ; tout a changé dès qu’elle a mis sa vaillance au service de la politique d’un grand homme. Sa gloire même est devenue son premier péril, et elle s’est perdue par sa grandeur. Entre ces deux expériences, il a bien fallu choisir. Et pour qui se résoudre ? Pour la révolution française.

Telle est la leçon que la gloire du premier empire nous a donnée.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. « En 1789, la France se leva tout entière en faveur de trois principes qu’elle n’a jamais abandonnés depuis l’égalité civile, la liberté politique et la liberté de conscience. Les deux tiers de l’Europe en soixante-dix ans ont accepté de la France cet ordre d’idées et ce programme de vie. Voilà le fait. Les gouvernemens qui s’y sont conformés sont des gouvernemens nouveaux ; ceux qui ne les ont pas admis sont des gouvernemens d’ancien régime. Rome est dans ce dernier cas ; mais est-il impossible qu’elle se modifie dans le sens qui prévaut en Europe et entraîne l’esprit humain ? Ses ennemis l’affirment. Que ceux-là le disent qui croient à la mort du christianisme ! » (De la Liberté de l’Italie et de l’Église.)
  2. « Cuncta discordiis civilibus fessa, sub nomine principis, imperium accepit. » (Tacit., Annal. I.)
  3. Discours de réception à l’Académie Française. 1846.