De la Neutralité à la croisade - L’évolution guerrière des Etats-Unis

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De la Neutralité à la croisade - L’évolution guerrière des Etats-Unis
Revue des Deux Mondes6e période, tome 49 (p. 889-920).
DE LA
NEUTRALITÉ À LA CROISADE
L’ÉVOLUTION GUERRIÈRE DES ÉTATS-UNIS

Quelques mois ont suffi pour amener aux États-Unis une des Transformations psychologiques les plus rapides que l’histoire ait enregistrées. L’acceptation résignée d’une participations à la lutte, qui sembla à beaucoup une douloureuse nécessité imposée, devient une volonté unanime de sacrifice et d’action. Le pacifisme cède à un ardent esprit de guerre : l’esprit de guerre s’exalte jusqu’à devenir bientôt un véritable esprit de croisade.

Pour faire mesurer tout le chemin parcouru en ce court espace de temps, il convient tout d’abord d’exposer exactement la situation intérieure des États-Unis et les préoccupations des esprits à la veille de la déclaration de guerre.

Parmi les forces qui ont combattu autrefois toute intervention, et se transforment ensuite en action souterraine permanente, il faut compter surtout la propagande allemande, qui a disposé d’un fonds de 250 000 000 de francs, et les sentiments pacifistes qu’elle exploite. On n’a pas suffisamment reconnu ni surtout efficacement combattu les formes insidieuses de cette propagande qui n’a jamais cessé, non seulement dans les pays neutres, mais en Angleterre, en France, en Italie, où ses effets à Caporello ont été ce que l’on sait, inconsciemment bien des naïfs et des convaincus s’en font les instruments ; ils croient obéir à leurs convictions quand ils ne font que subir des suggestions, d’autant plus spécieuses qu’elles correspondent parfois à des réalités. Entre ces réalités et l’interprétation tendancieuse qu’on en tire il faut soigneusement distinguer dais tout le cours de cet exposé.


LES ARGUMENTS FINANCIERS ET ÉCONOMIQUES DE LA PROPAGANDE GERMANIQUE

Il est impossible de suivre toutes les insinuations dans la masse américaine de cette propagande. Je m’en tiens aux plus importantes ; et tout d’abord à l’affirmation, si troublante pour la masse socialiste et tout le sentiment démocratique américain, que cette guerre est la guerre de Wall Street, des financiers et des capitalistes coalisés du monde entier, un impérialisme déguisé aussi immoral que l’impérialisme prussien, et dont le peuple américain dupé fait les frais. Cette propagande, la plus dangereuse de toutes, dure encore. Il faut exposer avec quelque détail les faits, d’ailleurs exacts, qu’elle allègue à l’appui de sa thèse tendancieuse.

Pourquoi les États-Unis ont-ils rompu la neutralité ? C’est surtout, disent ces propagandistes, parce qu’elle ne paie plus, et que les barons de l’industrie, les financiers de Wall Street ne gagnent plus d’argent. Ce sont eux, leurs instruments ou leurs dupes, qui, seuls, précipitent le pays dans la guerre. A une prospérité inouïe qui, jusqu’au milieu de 1916, n’a cessé d’augmenter, succède une crise grandissante. Seule la paix, qu’ils imposeront par les armes, s’il le faut, peut la conjurer

Les causes de cette crise sont multiples.

Et d’abord, l’équilibre financier est rompu aux États-Unis. C’est en leur rendant les titres américains que détiennent les peuples alliés que l’on a garanti les emprunts et couvert les achats. Plus de sept milliards de titres ont été ainsi jetés sur le marché intérieur. Il en est résulté qu’au bout d’un certain temps les États-Unis ont cessé d’être débiteurs de l’Europe, et qu’il y a eu pléthore de titres et excès d’or. Par un phénomène invariable qui suit l’augmentation de la quantité d’or dans un pays, sa puissance d’achat diminue, et le prix de la vie augmente proportionnellement. Or, les États-Unis, dès 1916, détiennent plus d’un tiers de tout l’or du monde. Une grave erreur initiale de la politique financière de l’Entente a préparé la crise. La guerre a surpris les États-Unis à un moment de grandes difficultés financières. Les affaires ne marchaient pas. On était à la veille d’une de ces dépressions périodiques si fréquentes aux États-Unis. Or, ils devaient alors 500 millions en or aux Alliés ; et les financiers américains éprouvaient les plus vives inquiétudes à la pensée que cet or pouvait brusquement leur être réclamé. L’Angleterre a commis la faute capitale de déclarer par la bouche de son représentant financier aux États-Unis qu’on n’en exigerait pas le versement ; bien plus, que les Alliés seraient bientôt obligés d’envoyer en or des sommes bien plus considérables encore aux États-Unis. Il aurait fallu, au contraire, nettement déclarer que l’on serait dans l’obligation de retirer cet or, si la finance américaine ne nous ouvrait pas en échange un crédit de 2 milliards 500 millions, que l’on aurait obtenu aisément. Toutes nos relations financières avec les États-Unis se sont ressenties de cette lourde faute. Ce n’est qu’en échange de garanties et de promesses onéreuses que les États-Unis, maîtres de la situation, nous ont consenti des crédits.

Ce ne sont pas les seuls profits que l’Amérique a retirés d’abord de la guerre, ni les seules perturbations que les Alliés ont jetées dans la vie du pays. Ils ont fait aux États-Unis des commandes de plus en plus considérables : acier, cuivre, munitions, fournitures diverses, alimentaires et autres. Au lieu de mettre d’abord la main sur les matières premières indispensables aux fabrications, ils ont commandé les produits manufacturés. Les fabricants ont donc dû se livrer à des surenchères les uns contre les autres pour se procurer les matières premières. Et lorsque enfin les puissances de l’Entente ont essayé d’en constituer des stocks, elles n’ont pas su coordonner leurs activités et les soumettre à une direction unique et compétente. Chaque puissance a acheté séparément et. en concurrence avec chaque autre, et les acheteurs n’étaient pas des spécialistes, mais de vagues représentants diplomatiques ignorants. C’était l’anarchie. Il en est résulté une hausse telle dans les prix des matières premières, une telle concentration de ces matières dans un petit nombre de mains, qu’elles se sont raréfiées sur le marché intérieur. Celui-ci ne trouvait plus, même à des prix excessifs, de quoi subvenir au développement normal et nécessaire de l’outillage du pays : installations électriques, rails, locomotives, machines ; armatures métalliques pour la construction de hangars, de gares, de magasins, de maisons, de machines agricoles, etc., etc.

C’est sur le régime des transports que cette pénurie et ce renchérissement des matières premières ont surtout eu des répercussions graves. Le prix de construction d’un wagon de chemin de fer a doublé, triplé ; et, partant, malgré l’accroissement des besoins et l’usure rapide du matériel surmené, les compagnies de chemins de fer refusent d’en commander. Et cette crise dans les moyens de transport intérieurs s’aggrave encore d’une crise dans les transports maritimes. Diverses circonstances, — la guerre sous-marine n’en est que la principale, — ont rendu le tonnage disponible à ce point insuffisant que les wagons s’accumulent dans les ports embouteillés sans pouvoir être déchargés : partout les gares, les voies de garage sont encombrées. Six cent mille tonnes d’acier, payées par les Alliés, et dont ils ont le plus pressant besoin, se rouillent sur les quais sans trouver de bateaux. — D’autre part, les États-Unis, pays d’écoulement rapide et d’échanges intensifs, manquent en tout temps de magasins de dépôts, de gares de triage, de quais d’embarquement ; et l’on ne peut maintenant en construire pour les exigences nouvelles qui ne cessent d’augmenter. D’où immobilisation dans l’Est, pour les besoins des Alliés, d’un nombre énorme de wagons indispensables à la vie économique des États du Sud, du Middle-West, de l’Ouest, du Nord : les fermiers du Middle-West surtout ne peuvent écouler leurs produits, qui pourrissent sur place pendant qu’ailleurs la disette sévit. Le développement de l’outillage américain est entravé, s’arrête ; le trouble économique s’aggrave de jour en jour. La crise grandit, atteint les œuvres vives du pays, et chaque citoyen.

Car, à l’élévation du prix de la vie et aux troubles amenés par l’excès d’or, par la pénurie et le renchérissement croissant des matières premières, par les difficultés de transport, s’ajoutaient d’autres causes de perturbation dont la plus importante a été l’énorme élévation des salaires et la raréfaction de la main-d’œuvre. Elles ont une répercussion particulièrement grave sur l’accomplissement de certains travaux indispensables, — établissement ou réfection des routes si insuffisantes aux États-Unis, des chemins de fer ; les constructions, les travaux agricoles ; toutes les besognes pénibles, inférieures et mal payées que l’Américain de naissance habitués aux gros solaires refuse d’entreprendre, et qu’accomplit en temps ordinaire la basse main-d’œuvre d’immigrants. Ceux-ci affluent normalement à raison d’un million par an. La guerre a tari subitement cette source de main-d’œuvre absolument indispensable. L’Europe cesse d’envoyer ces Italiens, ces Ruthènes, ces Slovaques, etc., qui à peu près seuls assuraient l’exécution de ces travaux. Bien plus, elle rappelle pour les mobiliser d’énormes contingents de ses citoyens ; et l’armée des travailleurs manuels est encore diminuée par ces rappels. D’autre part, les gros salaires offerts par les usines de guerre qui travaillent pour les Alliés absorbent une main-d’œuvre qui, en temps de paix, aurait été consacrée à d’autres fins. On ne trouve plus, à aucun prix, d’ouvriers pour les travaux manuels les plus indispensables. Tout le développement du pays est paralysé.

Et d’autre part, parmi tous ces ouvriers qui brusquement sont arrivés à une prospérité inaccoutumée, le « standard of living » a changé du tout au tout. La consommation des vivres a augmenté dans des proportions inquiétantes. Et pendant que cette consommation s’accroît, la production diminue dans un rapport encore plus fort. L’insuffisance de la main-d’œuvre agricole n’en est pas la seule cause. On manque d’engrais par suite de la perturbation dans les transports ; de semences ; de machines agricoles ; de moyens d’écoulement pour les produits.

De plus, les conditions climatériques ont été défavorables dans les deux hémisphères ; la récolte, en 1916, a été déficitaire sur toute la terre ; les États-Unis, notamment, qui, en 1915, avaient produit 257 millions de quintaux de blé, en 1916 n’en ont récolté que 110 millions Le prix du boisseau de blé, qui, en 1914, variait de 1 dollar à 1 dollar 10 cents, atteint 2 dollars 14 cents. Et la hausse continue. Le pain se paie à New-York plus de deux fois plus cher qu’à Paris. Et cependant les exportations de vivres augmentent toujours ; elles étaient de 22,2 pour 100 en 1913 ; en 1916, elles atteignent 29,6 pour 100. L’insuffisance de toutes les denrées est proportionnelle, et la situation devient de jour en jour plus grave. L’élévation formidable des salaires ne peut remédier à l’élévation encore plus rapide du coût de la vie. et puis, une folie de dépense et de jouissance s’est abattue sur tous. Les objets, les denrées de luxe sont accaparés par la classe ouvrière. Les cinémas, les théâtres regorgent. Aux portes des usines d’innombrables files d’automobiles attendent la sortie des ouvriers, leurs propriétaires. Et cette prospérité soudaine et excessive est localisée dans certaines régions et certaines classes ; d’autres souffrent et s’impatientent ; tout l’équilibre intérieur des États-Unis est rompu ; on court à l’abime ; une fièvre grandissante mine le corps social. Les économistes, les moralistes s’alarment. Cette prospérité momentanée ne peut se maintenir, et les habitudes qu’elle a créées lui survivront. Comment passer de cet état morbide et fiévreux à une situation et à des salaires normaux, inévitablement ramenés par la paix ? Et les changements ne sont pas matériels seulement ; ils sont d’ordre moral : toutes les habitudes des classes laborieuses ont été modifiées de fond en comble. Comment espérer qu’elles consentiront jamais à reprendre la vie étriquée du passé ? C’est une révolution morale en même temps qu’économique que la guerre a opérée aux États-Unis. Moralement ils perdent plus qu’ils ne gagnent matériellement.

Et donc la prolongation de la guerre aggrave toujours davantage le déséquilibre qu’elle a introduit dans les conditions de vie des États-Unis et, après le présent, menace l’avenir. L’Amérique souffre de sa prospérité même. Elle a beau se dire que, pendant ces deux années de guerre, la différence entre les exportations et les importations l’emporte de plus de 15 milliards de francs sur les deux années les plus favorisées dans le passé ; en 1916, les exportations atteignent même 3 milliards et demi de dollars. L’intérêt de tous est d’arrêter cette marche à l’abime. Il n’y a que deux moyens d’y parvenir : par la guerre, qui ramènera la paix ; et c’est la solution inique de Wall Street, disent les propagandistes ; p ; ir la médiation, disent les pacifistes ; et rien n’est plus facile que de l’imposer.


LES CAMPAGNES PACIFISTES

C’est alors que l’on a vu paraître avec une insistance croissante et générale les campagnes en faveur de la paix, même dans les journaux pro-alliés, alarmés par l’exposé tendancieux de cette situation Les articles de Cosmos paraissent dans le New York Times sous le titre significatif : « Tous désirent la paix ; pourquoi ne pas la faire maintenant ? » d’autres, d’inspiration semblable dans la presse qui nous est favorable, et jusque dans la Tribune, notre principal allié aux Etats-Unis, qui, par la bouche du plus grand des critiques militaires américains, Frank Simonds, déclare qu’aucune décision par les armes n’est plus possible. L’intérêt de l’Europe comme des États Unis est donc de mettre fin à l’interminable tuerie vaine. Elle ne peut que conduire à la ruine totale tous les peuples de l’Europe et affaiblir indéfiniment leur capacité d’achat. La propagande exploite ces aveux. Stimulées par elle, les agitations ou les mesures pour atténuer la crise se succèdent plus pressées. Sous l’influence de Paul Warburg, Germano-Américain affilié aux financiers allemands, le Federal Reserve Board écarte du marché américain le placement des valeurs de guerre alliées ; et c’est l’embargo sur le crédit. On fait valoir que l’Angleterre a déjà emprunté aux États Unis 1 100 000 000 de dollars, dont la moitié sans garanties. Elle n’a plus de valeurs américaines ; elle n’a plus guère d’or. Elle essaie maintenant de placer pour 5 milliards de bons du Trésor anglais, non garantis, sujets aux hasards de la défaite, de la banqueroute ou de la répudiation de la Dette nationale, si une révolution éclate. La France voudrait faire de même, et n’offre pas plus de garanties. Or, le gouvernement anglais a déjà plus de dettes que n’en pourrait racheter tout l’or produit depuis le début de l’ère chrétienne. Ses bons ne sont que du papier. — En même temps, des membres influents du Congrès réclament impérieusement l’embargo sur les vivres, indispensable, disent-ils, pour faire baisser le prix de la vie. L’agitation se répand, attisée par la presse germanophile et pacifiste et la presse Hearst ; elle vient s’ajouter à l’ancienne agitation contre l’exportation des munitions, qui continue toujours plus vive. D’autres députés refusent aux bateaux marchands le droit de s’armer pour se protéger contre les sous-marins. Et, d’autre part, dans le message du Président du 16 décembre 1916, beaucoup voient une note comminatoire, inspirée par la note allemande et dirigée impartialement contre tous les belligérants, l’ordre d’avoir à mettre immédiatement fin au conflit meurtrier qui épuise l’Europe et trouble si profondément la vie de l’Amérique ; et la presse germano-américaine et pacifiste exulte. Le New York American, le Philadelphia Record, d’autres journaux affirment que tel est le sens de la note ; et Bernstorff le déclare ouvertement (Philadelphia Record du 30 décembre 1916).

Tout semble donc converger pour imposer par des moyens de pression pacifique la paix à l’Europe. — Et c’est ce moment que Wall Street et l’Est choisissent pour pousser à la guerre ! — Il y a là, dit la propagande allemande, une véritable trahison des intérêts du pays.

En réalité, entre la note du Président et la note allemande il n’y a pas de liaison. Elle a été rédigée longtemps avant l’envoi des conditions de paix allemandes, mais on l’ignore encore. Et, d’autre part, il est de plus en plus évident qu’il n’espère plus pouvoir imposer pacifiquement la paix, qu’il achemine graduellement les États-Unis à une participation dans la lutte, non, comme on le prétend, pour obéir à Wall Street, mais parce qu’il l’estime inévitable et nécessaire. La presse qui nous est hostile ne peut longtemps nourrir l’équivoque. La rupture des relations diplomatiques, le 3 février 1917, fut pour elle un coup terrible ; la probabilité grandissante de la déclaration de guerre acheva son désarroi. Mais elle se reprend vite. Elle attaque le Président avec la dernière violence. Elle l’accuse d’affoler systématiquement l’opinion publique. Dans les principaux journaux d’énormes annonces qui s’étalent sur toute la page, — et nous savons ce que coûtent aux États-Unis pareilles publications, — supplient le peuple américain de comprendre que la guerre n’est pas le seul moyen d’obtenir la paix.

Il a fallu le coup de tonnerre du message présidentiel du 2 avril pour faire rentrer sous terre les meneurs de ces campagnes. Ils n’osent plus déployer ouvertement une activité qui, à partir de ce moment, devient une trahison. Les La Follette, les Hillquit, Berger, Lee, les socialistes qui ont continué à faire de l’obstruction et à déclarer que la guerre est une guerre de capitalistes, sont désavoués par un grand nombre de leurs partisans mêmes, La conviction grandit que ce n’est pas pour des intérêts particuliers et égoïstes, mais pour l’Amérique et la démocratie que l’on se battra. Rien n’est plus significatif que le revirement qui se produit dans les principales organisations socialistes. Il est d’autant plus remarquable que socialisme et germanisme sont étroitement associés aux États-Unis ; par ses origines, dans son développement, le socialisme américain s’inspire des théories allemandes, et l’influence des idées germaniques y est prépondérante. Cependant, non seulement Samuel Gompers, chef du parti socialiste conservateur, Président de la Fédération Générale du Travail, mais le grand écrivain socialiste John Spargo, marquent avec force à quel point un véritable Américain doit, précisément à cause de cette saturation germanique, repousser, une fois pour toutes, toute compromission avec le germanisme. Ces compromissions n’ont été que trop fréquentes dans le passé. Le parti a appuyé en 1915 la proposition d’interdire aux citoyens américains de s’embarquer sur des navires à destination des ports alliés ; il a soutenu avec ardeur le principe de l’embargo il a gardé le silence sur la violation de la Belgique : il s’est fait l’apologiste du socialisme allemand en favorisant ses intrigues et en poussant à la guerre des classes aux États-Unis : il s’est désintéressé des nationalités opprimées : il a paru en tout indifférent aux revendications démocratiques des Alliés. L’appel de Gompers, de Spargo, de Russell, est entendu : de larges sections du parti désabusé se rang »mt derrière le Président. L’action de Gompers surtout a été décisive, et a dépassé les limites des États-Unis.


LES TENTATTIVES D’OBSTRUCTION DU PROGERMANISME

Battue sur ce premier champ de bataille, la propagande se retourne d’un autre côté. Puisque la guerre est inévitable, elle s’efforce par tous les moyens d’en retarder l’organisation. Et d’abord, au Congrès, elle trouve des appuis même parmi les Républicains partisans de l’Entente. Elle attise la méfiance des politiciens qui s’insurgent contre la dictature du Président, et collabore à lui faire refuser les pouvoirs qu’il demande : loi touchant le service militaire ; loi donnant au Président le contrôle sur les chemins de fer en temps de crise ; loi lui permettant de faire passer au service de l’État tous les chantiers maritimes, les ressources en pétrole ; loi contre l’espionnage ; loi sur la censure de la presse. Une à une, non sans luttes vives, toutes ces oppositions s’écroulent devant la volonté de plus en plus nette du pays d’accorder à son chef des pouvoirs de dictateur. L’indignation grandit contre cette obstruction systématique inspirée : dès le 10 février 1917, la New Republic, si longtemps peu favorable aux Alliés, écrit du 64e Congrès : « Qu’attendre d’une réunion d’hommes où règnent, sans contrepoids, le bavardage, l’incohérence, la frivolité et la sottise ? Si nous avions été dans un danger aussi pressant que celui où sont l’Angleterre et la France, le peuple américain eût fait litière de ce corps en décomposition. » Contre le Président de la Commission Sénatoriale des Affaires étrangères, Stone, qui fait le jeu de l’Allemagne, les protestations s’élèvent de plus en plus violentes : on rappelle qu’il vient de Saint-Louis, forteresse du germanisme ; contre le chef des démocrates à la Chambre des Représentants aussi, Claude Kitchin ; et contre Mann, chef des républicains, germanophile notoire qui vient de l’Illinois où l’on compte 1 014 408 Allemands.

Mais, par un coup de maître, le Président les confond. Déjà il a dévoilé, par la publication des papiers Boy-Ed, Dumba et Von Papen, les intrigues allemandes aux États-Unis ; et maintenant il jette en pâture à l’opinion américaine la note Zimmermann au Mexique qui propose une alliance avec le Japon pour attaquer les États-Unis et leur enlever trois de leurs États les plus vastes. Ce fut, dit le Boston Transcript du 1er mars, comme un éclat de tonnerre dans un ciel lourd et trouble. M. Bryan, le grand-prêtre du pacifisme, en fut si bouleversé qu’il quitta précipitamment Washington où il était venu encourager ses fidèles. Un frisson d’indignation parcourt tout le pays : le Sud et l’Ouest réagissent sous la menace soudain révélée, avec autant de violence que l’Est. L’Outlook du 14 mars écrit que « la leçon de perfidie diplomatique a pénétré sous la peau des plus denses parmi les nombreux méridionaux que la guerre n’avait guère touchés jusque-là. Même dans les clans pacifistes on estime maintenant que le Président eût dû rompre dès la nouvelle de l’invasion de la Belgique. » Quelques heures, et cette seule révélation, avaient suffi pour produire un revirement d’opinion que des années et toutes les horreurs de la guerre avaient été impuissantes à amener. A lui seul le choc de cette note Zimmermann a déterminé la cristallisation instantanée : l’Ouest menacé monte au diapason de l’Est. — Pas tout de suite cependant. Le pacifisme est encore si profondément ancré dans les esprits que, huit jours après la foudroyante révélation, le San Francisco Chronicle s’irrite contre « les gens remuants qui veulent à tout prix rendre la guerre inévitable, » et demande « qu’on accorde au Président pacifiste tout pouvoir nécessaire, persuadé qu’entre ses mains la paix sera beaucoup mieux assurée que livrée aux fantaisies d’un Congrès brouillon. » Ou accuse « M. Wilson d’être un théoricien. Il n’y a pas de plus beau compliment. Il est patient ; il a horreur des armées permanentes. Au fond, si quelques vies américaines sont perdues, cela ne vaut-il pas mieux qu’une guerre qui en coûterait des milliers ? » (7 mars.) Et le très chauvin Los Angeles Times s’écrie cependant : « Sans doute, c’est la faute de l’Allemagne. Sans doute... Mais au nom de l’humanité, au nom du sang versé, le Times a toujours soutenu qu’il fallait mettre un embargo sur les munitions. Il le crie une fois de plus aujourd’hui. » Mais devant l’indignation croissante, ces journaux et d’autres sont forcés de changer de ton. Même la presse germano-américaine, qui a relevé d’abord la tête et déclaré que la note Zimmermann est une évidente fabrication, se tait, confondue par l’aveu de la Wilhelmstrasse. L’opposition au vote sur l’armement des navires du sénateur La Follette et des onze autres « flibustiers, » Kirby, O’Gorman, Stone, etc., soulève une telle tempête de réprobation que le Sénat, intimidé, accorde pleins pouvoirs à M. Wilson, et modifie la loi constitutionnelle : à l’avenir, au lieu de la majorité totale, une majorité des deux tiers suffira à faire passer une loi.

Toute opposition devient de la trahison. L’Amérique est mûre pour la déclaration de guerre. Les derniers sophismes de la propagande germanophile et pacifiste sont d’ailleurs ruinés par un événement capital qui, définitivement, vient miner la thèse de ceux qui prétendent que les États-Unis s’associent à une guerre de capitalistes et d’impérialistes déguisés. La Révolution russe éclate le 18 mars. La compromettante alliance de l’Entente et du tsarisme sombre. Dans le camp des Alliés il n’y a plus que des gouvernements démocratiques ; ils deviennent ainsi les vrais champions de la démocratie dans le monde.


LES FACTEURS. DÉCISIFS DE L’INTERVENTION AMÉRICAINE

Il est impossible d’exagérer l’importance de ce nouveau fait ; Du jour au lendemain toute l’attitude des États-Unis se modifie. Du coup, des germanophiles notoires se rallient à la cause des Alliés. Le professeur pro-allemand William Sloane, de Columbia University, où les sentiments pacifistes se sont manifestés, et continueront à se manifester avec une imprudente ardeur, affirme (New York Times, 19 mars 1917) que les neuf dixièmes des Américains qui avaient semblé être partisans de l’Allemagne étaient en réalité anti-Russes, et que la Révolution russe est de nature à modifier radicalement leur attitude. On sait ce que pensaient de la Russie et de ses Alliés les Juifs américains qui ne peuvent oublier les pogroms : par la bouche de leur chef, M. Oscar Strauss, qui jusqu’alors avait défendu la cause de l’Allemagne, ils se déclarent pro-Alliés « sans hésitation ni réticence » (New York Times, 2 avril) ; et les manifestations semblables se multiplient. Toutes les sympathies sont acquises à la nouvelle Russie. A sa suite, dit-on, les autres pays vont voir raffermir chez eux les principes vraiment démocratiques. — Un autre nuage, la question irlandaise, assombrit aussi l’horizon : l’hostilité contre l’Angleterre continue à se manifester toujours sous forme de protestations contre le blocus. Mais là encore, dit-on, le libéralisme finira par prévaloir.

Les conditions de la participation de l’Amérique à la guerre s’affirment et se précisent : ce sont les principes de l’américanisme pur qu’on appliquera. On ne laisse passer aucune occasion de protester que les Américains ne peuvent souscrire à tous les buts de guerre des Alliés. Le 4 avril, M. Hitchcock le dit formellement au Sénat. Et la New Republic du 31 mars écrit : « On ne pourrait permettre qu’une armée américaine envoyée en Europe partageât la responsabilité des buts obscurs de l’impérialisme italien ou du gâchis grec, ou du démembrement de la Turquie, ou même de la restitution à la France de la totalité de l’Alsace-Lorraine. » Malgré toutes ces restrictions, l’immense majorité des Américains est bien d’avis que la cause des Alliés est, dans l’ensemble, celle du droit et de la démocratie. « Les nations chez lesquelles l’opinion publique compte, dit la New Republic du 7 avril, sont toutes dans le même camp. » Même le New York American de Hearst du 4 avril reconnaît que, « maintenant que la Russie est une démocratie, le conflit est vraiment devenu une bataille mondiale de la démocratie contre la monarchie. » Et aucune adhésion à notre cause n’est plus significative que celle de cette presse obstinément germanophile.

Sans doute les résistances ne sont pas toutes vaincues encore. Mais les appels des extrémistes ne trouvent plus d’échos dans la masse de la nation. En vain les Quakers déclarent que toute guerre est un crime : en vain l’Emergency Peace Federation, par la bouche de son président, David Starr Jordan, affirme qu’aucun acte, si brutal qu’il soit, « ne justifie à faire la guerre une République dont le rapport essentiel avec les problèmes internationaux se résume dans les mots : conciliation, arbitrage, et démocratie. » En vain Debs et les socialistes qui l’écoutant parlent de grève générale : menaces et objurgations restent sans effet. Même ceux qui estiment, — et ils sont nombreux, — que l’entrée des Etats-Unis dans la guerre n’aura d’autre effet que de la prolonger indéfiniment, que la vraie solution est une offre de médiation, ne sont plus écoutés. (Résolution présentée à la Chambre par Meyer London, 5 avril.) Par 82 voix contre 6, le Sénat vote la guerre ; par 373 contre 50, la Chambre fait de même. Dans l’État de Wisconsin seul les opposants furent plus nombreux que ceux qui soutinrent le Président (9 contre 2). Les preuves de patriotisme viennent de partout. Des chefs socialistes lancent une proclamation qui dit : « Quiconque refuse de résister aux crimes internationaux est indigne du nom de socialiste. » On renonce à distinguer entre les ouvriers syndiqués et les jaunes. Les industriels mettent leurs usines à la disposition du gouvernement. Les producteurs de cuivre offrent d’en fournir 45 510 000 livres à l’Etat au prix de 85 centimes la livre, au lieu du prix marchand de 1 fr. 85. Les producteurs d’acier font une offre analogue. Les fabricants travaillant pour la guerre s’engagent à ne pas prendre un bénéfice supérieur à 10 pour 100. Les sociétés de préparation militaire se multiplient. Même le service obligatoire et universel, repoussé naguère avec horreur, rallie des partisans de plus en plus nombreux. Les Germano-Américains eux-mêmes n’osent plus guère se tenir à l’écart du mouvement, et protestent de leur loyalisme. Une onde d’enthousiasme patriotique traverse le pays. La présence de la mission française surexcite tous les sentiments d’affection, de reconnaissance, d’admiration, que l’on éprouve pour la France .

La faillite de la propagande allemande et pacifiste, la révolution russe, l’amour de la France que grandissait toujours sa magnifique résistance, n’expliquent pas seuls la véhémence de ce mouvement. Il avait des sources plus profondes encore dans des sentiments nouveaux qui libéraient tout le vieil idéalisme américain. En donnant à l’intervention américaine un but absolument désintéressé, en affirmant que les États-Unis ne cherchent aucun bénéfice particulier et se battent pour un idéal, le président Wilson a plus fait pour rendre la guerre populaire que s’il avait insisté sur la menace que constituaient pour les États-Unis les ambitions et la force de l’Allemagne. Il s’est montré le véritable chef de son peuple, le digne continuateur de Lincoln et de Washington, le porte-parole des plus nobles instincts du pays : et la réponse a été instantanée. Du coup, il rattachait la guerre à la plus haute, la plus émouvante, la plus profonde des traditions nationales, à l’idéal de liberté et de justice égale pour tous, affirmé dans la constitution et réalisé dans la vie de chaque citoyen ; elle y puisait une force et une vitalité que nuls intérêts matériels, nul raisonnement abstrait n’auraient pu lui donner. — Nous touchons ici au centre vital de toute la participation américaine à la guerre. C’est la conscience grandissante d’un grand rôle idéal à remplir, la croissante conviction que les États-Unis combattent pour l’humanité entière et pour faire prévaloir enfin les principes de sa vie qui, graduellement, avec une netteté et une force de jour en jour plus grandes, et accrues par toutes les révélations que leur participation directe amène, transforment l’opinion publique, et peu à peu lui font voir dans cette guerre une croisade.

La révélation totale ne s’est pas faite en un jour. Mais l’histoire de l’évolution des États-Unis à partir de ce 6 avril est celle d’une conquête de plus en plus rapide de l’âme populaire par cette conception de jour en jour plus claire de leur rôle. Les hésitations, les arrêts, les oublis apparents du but idéal, ne sont plus que des obscurcissements momentanés de ce sentiment : d’autres influences d’espèce moins haute ont pu par moments intervenir pour exaspérer l’esprit de guerre : elles ne font en définitive qu’agir toutes dans le même sens ; et sans cet idéalisme foncier qui est le principe vivant et directeur de l’action américaine, elles seraient restées sans effet durable. L’histoire n’offre pas de spectacle plus beau, ni même rien qui puisse lui être comparé. Pour la première fois, une nation entière se dévoue à une cause entièrement désintéressée. Elle le fait, non par obscure impulsion irraisonnée, mais après longue et mûre réflexion, en pleine clarté. Ses fils acceptent de mourir, non pour défendre leur indépendance, mais de lointaines libertés menacées ; non pour libérer leur pays, mais un monde qui leur est étranger ; non pour eux-mêmes et ceux qui leur sont plus chers que la vie, mais pour tous. Aucun motif inférieur ne se mêle à cette libre acceptation du sacrifice suprême. Ils ne réagissent sous aucune menace personnelle immédiate ; aucune haine aveugle ne les soulève, aucun intérêt égoïste, aucun espoir de profit, ni même de gloire vaine, aucune hérédité guerrière ni tradition de revanche. Simplement, ils ont compris la menace que cette monstrueuse Allemagne suspend sur toute liberté, toute douceur, toute civilisation vraie. Ils ne veulent rien pour eux-mêmes que leur part au sacrifice commun, aux communes souffrances infinies qui sont le prix de la victoire du Droit et de la Justice. Leur conscience outragée seule, et seuls les commandements de leur cœur ému leur inspirent une résolution égale à celle qui enflamme l’âme de ceux qui défendent leur patrie et luttent pour la vie. A la tâche sacrée d’abattre pour toujours ces forces antihumaines, ils vouent toutes leurs ressources, tout ce qu’ils possèdent et tout ce qu’ils sont, librement, sans contrainte, sans conditions, sans restriction, sans limite. Ce sont des croisés.

— En vérité, cela est beau. Une immense espérance nous vient à tous : les promesses exaltantes d’une ère nouvelle où le monde ne sera plus livré aux aveugles forces d’égoïsme, de déraison, de haine, de brutalité qui, dans le passé, en ont été trop souvent les implacables souveraines. Sur l’immense tragédie se lève enfin mieux qu’une certitude de victoire par les armes, le rayon d’une victoire morale, l’aube d’une religion nouvelle, celle de l’entr’aide désintéressée entre tous les hommes, de la solidarité et de la fraternité vraie sur toute la terre, enfin devenue une. Ce pays nous donne l’émotion sublime d’une vision nouvelle. Il agrandit notre idée de la générosité humaine. Il transporte dans le domaine des égoïsmes nationaux les loyautés, les piétés, les justices, les oublis de soi qui prévalent entre des frères. En vérité, cela est beau.

Mais cette vision ne s’impose pas encore à tous ni tout de suite, et j’anticipe sur les événements. Tous les foyers d’opposition ne s’éteignent pas en un jour. Tout le pays n’est pas encore gagné. Ce n’est que peu à peu que toute la félonie allemande se dévoile ; et c’est à force de révélations successives habilement distillées que le Président empêche la mémoire des trahisons anciennes de s’effacer, et entretient la flamme d’indignation que de subtils sophismes tentent d’affaiblir. Et, d’autre part, à partir du 6 avril, l’effort guerrier même des États-Unis exalte l’esprit de guerre : puisque l’on se bat, la démocratie prouvera qu’elle sait organiser la guerre aussi efficacement que l’autocratie ; l’amour-propre national s’en mêle ; on se pique au jeu ; on donnera à l’Allemagne et au monde étonnés le spectacle de la plus parfaite organisation que la terre ait vue, aux Alliés l’assurance que, par la rapidité et l’intensité des efforts, on saura racheter le passé et réparer le temps perdu. Et bientôt les angoisses d’une lutte qui est devenue nationale pénétreront tous les cœurs quand l’offensive du 21 mars viendra menacer pareillement l’Amérique et les Alliés. Le péril est imminent, intolérable ; l’on ne veut admettre qu’à la dernière heure la victoire échappe. Nul effort n’est trop grand pour écarter pareil désastre. Et la réponse de l’Amérique est foudroyante : c’est le miracle du transport de ces troupes qui, brusquement, montent de quelques milliers par mois à 300 000. Et lorsque les premières pertes américaines sont annoncées, un immense frisson de colère parcourt le pays qui, tout entier, se raidit et jure de venger ses morts. Tous les sentiments à la fois convergent pour faire de cette guerre l’affaire personnelle de l’Amérique : elle s’en charge, elle la réglera de manière telle que l’Allemagne sera à jamais mise dans l’impossibilité de recommencer. La décision est inexorable. Les inquiétudes des Alliés tombent. Leurs buts de guerre essentiels deviennent ceux de l’Amérique. Justice sera faite, et jusqu’au bout.


LES PRÉPARATIFS MILITAIRES ET FINANCIERS DES ÉTATS-UNIS

Dans ces premiers jours qui ont suivi la déclaration de guerre, bien des symptômes de l’ancienne indifférence subsistaient cependant encore. L’opposition au service militaire universel était encore très puissante. Le volontariat qu’on espérait lui substituer ne rendait pas. Plus royaliste que le roi, la presse germanophile et pacifiste poussait à la conscription immédiate et permanente, seule vraiment démocratique, disait-elle. Elle espérait ainsi alarmer les esprits et faire plus efficacement échouer la mesure, car l’horreur de la conscription et des armées permanentes est un dogme aux États Unis. Elle soulignait que l’Est, en apparence si ardent pour la guerre, était tiède en réalité, puisqu’il ne répondait pas à l’appel. New-York et le Massachusetts n’ont encore donné que 14, 6 p. 100, et 11 p. 100 des contingents demandés ; le Vermont n’a donné que 18 hommes sur 720 qu’il devait fournir ; pendant les dix premiers jours d’avril, on compte 4 355 engagements volontaires, et c’est 500 000 qu’il faut immédiatement. Et, chose plus triste encore, prévoyant l’appel aux armes des seuls célibataires, les jeunes gens partout se mettent à l’abri en se mariant : à Chicago, 1 126 se marient en un seul jour, battant tous les records : à New-York, on est obligé d’élever à 300 le nombre des secrétaires de l’état civil pour faire face aux innombrables demandes : Billy Sunday, le prédicateur populaire, dénonce âprement « les lâches qui se cachent derrière des jupes de femmes. » Et lorsque, le 19 avril, le ministre de la Guerre déclare que les jeunes gens mariés depuis le début des hostilités seraient soumis aux mêmes obligations militaires que les célibataires, ils ne sentent plus aucune vocation pour le mariage. — Chose étrange, c’est le Middle-West pacifiste qui fait honte à l’Est. A Chicago, en un seul jour 158 hommes se sont engagés dans l’armée, 91 dans la marine, 62 dans les fusiliers, tandis qu’à New-York le même jour l’armée ne recrutait que 70 hommes, la marine 29 et les fusiliers 40 : à Kansas City, il y a eu 660 engagements depuis le 6 avril : mille étudiants de l’Université de Minnesota sont entrés d’un bloc dans les fusiliers marins.

Puisque le volontariat ne rend pas, la conscription s’impose. Elle fut volée, après avoir été d’abord rejetée, le 18 avril, par la Commission de l’armée. Ce n’était que la conscription mitigée par des exemptions et le tirage au sort, le « sélective draft. » Elle ne donnait que 500 000 hommes dont l’instruction devait commencer immédiatement, 500 000 autres qui seraient appelés et instruits quand le Président le jugerait nécessaire, C’était un commencement. Ce n’était qu’un commencement, et bientôt on fut obligé d’aller plus loin.

Ce fut alors surtout que l’action de la mission française se fit sentir. Contre les hésitants, contre les lenteurs gouverne- mentales, l’enthousiasme qu’elle déchaîne soulève toutes les impatiences. Le 15 mai, la Tribune écrit : « A l’heure actuelle, le peuple des Etats-Unis est profondément intrigué par ce qui se passe à Washington ; mais, si intrigué qu’il suit, il se rend de plus en plus compte que l’on ne fait pas de progrès réels et que la guerre n’est conduite ni avec efficacité ni avec rapidité. » Elle déclare qu’en dehors du vote de l’emprunt de sept milliards de dollars, rien de positif n’a été fait : les pédants bornés de l’Etat-major général refusent d’écouter les avis du maréchal Joffre ; on ne peut rien attendre de « l’incurable sottise des Américains <ref>. » L’énorme accroissement en avril et mai des torpillages exaspère encore cette nervosité et aggrave l’injustice des critiques. On réclame avec violence l’établissement d’un plan général et complet de coopération avec les Alliés. On combat la campagne qui se déclenche dans la presse germanophile et pacifiste. Celle-ci exalte la modération de l’Allemagne, prête à soumettre des conditions de paix acceptables, et qu’il ne faut pas irriter. Le moment est venu de proposer la médiation. Le Sun, le Cleveland Plain Dealer, d’autres journaux réagissent contre cette campagne et « l’optimisme illogique et dangereux » trop général, et qui fait croire que l’effort des États-Unis peut se borner à prêter de l’argent, planter des pommes de terre et fabriquer des munitions. — Non. Il faut sans tarder envoyer des troupes régulières en France, construire par milliers des aéroplanes, des bateaux pour remplacer le tonnage coulé, intensifier la production pour ravitailler les Alliés, combattre l’effroyable gaspillage qui est le vice des États-Unis, restreindre toutes les consommations, augmenter l’armée, venir en aide à la Russie, reformer le, front d’Orient. — Pour l’armée, dès le 18 mai, c’est chose faite : elle est portée à 5 000 000 d’hommes : pour les aéroplanes, disent ces journaux, on perd encore un temps précieux en interminables tâtonnements qui ne donnent rien : pour la marine marchande, la situation est encore plus grave : la construction des bateaux devient un terrain de combat entre les intérêts de l’acier et les intérêts du bois ; et des mois s’écoulent en vains débats sur la supériorité de l’un ou de l’autre. M. Denman, chef du Shipping Board, préconise le bois parce que la construction sera plus rapide, que les chantiers, inutilisés, existent, et que cette main-d’œuvre inoccupée participera au commun effort ; le général Gœthals, le grand ingénieur du canal de Panama, son associé, veut l’acier, et se moque publiquement de lui ; dans un discours, il affirme que les oiseaux chantent encore dans les arbres qu’on destine à la construction de la flotte. Seul l’acier, dit-il, fournira des bateaux assez rapides pour échapper aux sous-marins, assez grands, assez solides. La matière ne fera pas défaut : on produit trente millions de tonnes d’acier par an. Ce n’est qu’au bout de plusieurs mois d’inaction désastreuses que le Président intervient, les renvoie des à dos, et confie à .M. Hurley la tâche de concilier les deux thèses, en construisant sans retard à la fois des bateaux en bois et en acier. On vote le 4 juin 750 millions de dollars pour l’œuvre des chantiers fédéraux : on commande 100 navires en bois : deux millions de tonnes d’acier sont en construction dans les chantiers privés.

Mais c’est l’effort financier des États-Unis qui reste la source de tous les autres efforts, et que l’on pousse et que l’on attaque avec le plus d’énergie. La presse et les meneurs pacifistes germanophiles et socialistes travaillent sourdement à ruiner les projets en les rendant impopulaires. Ils exigent pour cette guerre « démocratique » des finances « démocratiques. » Les dépenses de la guerre doivent être couvertes par la génération qui la fait, les financiers qui la veulent. Le peuple donne son sang ; que les riches donnent leur or ; c’est la « conscription » des richesses qui doit répondre à la conscription militaire. Tous les revenus au-dessus de 10 000 dollars doivent être confisqués. C’est un excellent moyen de punir Wall Street responsable de la guerre. « Les financiers ont fait de cette guerre leur guerre. Ils l’ont cherchée, provoquée, accomplie. Qu’ils la paient ! » (New-Yorker Staats Zeitung du 23 avril . L’annuaire germano-américain va jusqu’à affirmer que le Président n’a déclaré la guerre que pour sauver l’argent des capitalistes et des fabricants de munitions. Et des journaux qui ne sont ni germanophiles ni socialistes, tel le Cleveland Plain Dealer, soutiennent aussi la thèse qu’il faut surtout demander aux impôts présents les ressources nécessaires. C’est aussi l’avis de la majorité du Congrès. Le ministre des Finances est obligé de céder en partie au mouvement. Aux impôts, on demandera plus de dix milliards de francs, la moitié des dépenses de guerre de la première année ; et à l’emprunt 8 milliards 200 millions : on élèvera à 40 pour 100 la surtaxe sur les revenus qui dépassent un million de dollars L’impôt sur les profits de guerre atteindra finalement de 12 à 60 pour 100. Malgré ces concessions, on est lent à souscrire à l’emprunt : le New-York Times, du 15 mai, s’alarme de l’insuffisance des souscriptions, et en conclut que le pays n’a pas encore l’esprit de guerre : la Tribune du 17 mai déclare que le gouvernement s’en inquiète.

Ces inquiétudes sont vaines. Sans doute, le taux de l’intérêt trop bas, 3 l/2 pour 100, établi pour ne pas jeter le désarroi dans les valeurs de chemins de fer qui rapportent 4 pour 100, ralentit la réponse ; sans doute, le peuple américain, qui ignore les emprunts d’État, s’en méfie d’abord. Mais, à la dernière minute, il se décide, et l’emprunt est couvert. Et d’emprunt en emprunt on voit affluer plus généreusement et plus rapidement l’or du peuple : chaque emprunt réussit mieux que le précédent, et un plus grand nombre de souscripteurs populaires s’y associent ; à cette progression on peut mesurer le croissant enthousiasme des États-Unis pour la guerre. Très vite d’ailleurs on se rend compte de l’énormité des crédits qu’il faudra ouvrir. Dès le mois de juillet, on estime que la première année de guerre coulera le milliards de dollars ; le sénateur Smoot déclare, le 24 juillet, que déjà la note de guerre s’élève à 9 milliards 226 millions de dollars. Mais ces chiffres n’alarment pas la riche nation qui s’en enorgueillit. Après tout, ces 15 milliards ne sont qu’un tiers des revenus nationaux. Les sacrifices de l’Angleterre qui atteignent 30 pour 100 de la fortune nationale sont autrement vastes, et plus vastes encore proportionnellement les sacrifices de la France. On ne lésinera pas. On prêtera aux Alliés toutes les sommes dont ils auront besoin. Les avances qu’ils ont reçues montent déjà, le 27 août, à plus de 2 milliards de dollars, environ 12 milliards de francs en tout [1]. Et M. Mac Adoo propose en août d’émettre pour 11 milliards et demi de dollars d’obligations nouvelles ; le 6 septembre, l’émission est votée à l’unanimité. On est fier de ces chiffres et de cette unanimité. Le World du 29 août fait remarquer que les États-Unis au bout de deux ans huit mois de guerre auront dépensé 26 milliards de dollars, deux fois ce que l’Angleterre a dépensé dans le même temps. Aucun chiffre n’effraie plus. A la fin de septembre, devant les 3 000 délégués réunis à Atlantic City pour la convention de l’Association des Banquiers, Mr. Mac Adoo dit : « Les ressources des banques nationales et des banques d’État sont de 37 milliards de dollars. Au début de la guerre de Sécession, lorsqu’elles étaient de 1 milliard et demi de dollars, le gouvernement a emprunté 3 milliards de dollars, soit le double. En observant la même progression, nous pourrions emprunter 74 milliards de dollars. » Les Alliés peuvent se rassurer. Aucun crédit ne sera refusé pour conduire la guerre avec le maximum d’efficacité.


LE RAVITAILLEMENT DES ALLIÉS ET LES RESTRICTIONS

L’autre aide capitale, le ravitaillement des Alliés, sera accordée avec une égale générosité. Dès la déclaration de guerre le Président a montré à tous le devoir d’éviter le gaspillage, la nécessité des restrictions, et de l’intensification générale de toutes les productions. Mr. Hoover, dont la popularité aux États-Unis est énorme, sera nommé dictateur des vivres, maître suprême du ravitaillement de tous les Alliés. La situation est d’ailleurs grave. Au début d’avril, le ministère de l’Agriculture publie le bulletin agricole le plus alarmiste qui ait jamais paru (Chicago Tribune du 8 avril). Le blé d’hiver donnera moins des deux tiers de la récolte habituelle. Le blé de printemps a souffert des gelées. Partout les surfaces ensemencées ont diminué. La moitié des neuf millions d’acres de blé du Kansas ne sont pas cultivés. Les plus grands États producteurs du Middle West sont dans le même cas. Le Sud a planté en coton d’énormes espaces autrefois livrés au maïs. Le cheptel a baissé de 40 pour 100 dans l’Illinois, de 30 pour 100 dans l’Iowa. L’avenir n’est pas moins .sombre dans d’autres États. Une crise terrible sévit au Texas. Or, le ravitaillement des Alliés exige l’envoi de 100 millions d’hectolitres de blé, et de formidables quantités d’autres matières alimentaires. La presse reconnaît l’extrême gravité de la situation. « La Démocratie défendue par l’épée sera sauvée par la charrue, » dit le Cleveland Pain Dealer du 12 avril ; et la Chicago Tribune : « Les Alliés ne vaincront pas, s’ils meurent de faim ! Nous devons les nourrir. C’est la question primordiale, celle de la défaite ou de la victoire, celle de la vie ou de la mort. » Le 15 avril, le Président lance une proclamation où il déclare que « le sort de la guerre et de la nation est entre les mains des fermiers. » La Chicago Tribune pose à chaque gouverneur d’État par télégramme l’impérieuse question : « Que fait votre État pour augmenter la production des céréales ? » et publie d’énormes manchettes : « Mangez moins et maigrissez ! » On dénonce tous ceux qui laissent leurs terres sans culture : le rapport 90 de la direction de l’Agriculture de l’État de New-York donne une liste de fermes à louer ou à vendre dans ce seul État, qui s’étend sur 189 pages. Les villes instituent des jardins communaux. On s’attaque au problème le plus grave de tous, celui de la main-d’œuvre. Il faut lever « la grande armée de la charrue. » Le ministre de l’Intérieur, Lane, propose d’organiser dans chaque région un « régiment agricole. » Le Sénat vote un crédit de dix millions de dollars pour l’achat d’engrais chimiques. On demande que nulle matière alimentaire ne puisse plus être employée à la fabrication des boissons fermentées. On augmentera les moyens de transports, surtout en allongeant la distance moyenne parcourue par chaque locomotive. On diminuera les envois aux neutres, car on vient de découvrir que par eux on continue à ravitailler l’Allemagne ; rien que pour les céréales les exportations aux neutres avaient passé de 6 millions d’hectolitres en 1911 à 25 millions en 1916. La loi Lever, votée en juin, grâce à l’intervention personnelle du Président, donne à Mr. Hoover pleins pouvoirs. La presse germanophile a beau crier à la dictature, à l’inquisition, à la tyrannie présidentielle, et soulever le Congrès contre toutes les mesures prises, surtout celles qui concernent la prohibition des boissons alcooliques. Elle a beau dire que c’est un régime prussien ou socialiste qu’on tente d’introduire, et que l’on étendra peu à peu à l’acier, au cuivre, au coton, à tout ; si bien que toutes les libertés économiques sont menacées, et qu’il faut à tout prix les défendre. Rien n’y fait ; et peu à peu les mesures les plus radicales sont adoptées.

Je ne connais rien de plus touchant, point de preuve meilleure de la volonté de guerre réelle des États-Unis que leur magnifique acceptation de toutes ces restrictions, et de celles que, librement, ils s’imposent.

Contre cette volonté unanime, les oppositions politiciennes ne peuvent rien. On repousse les tentatives du Congrès de mettre le contrôle des vivres entre les mains d’un triumvirat, et, « après les plus longues et les plus violentes controverses qu’on eût jamais vues dans les Chambres américaines, » la loi sur le contrôle de l’alimentation est votée le 8 août par le Sénat. Mr. Hoover sera seul « directeur » de l’Alimentation, et ses pouvoirs sont ceux d’un dictateur. Cette loi « était la plus révolutionnaire qui eût jamais été proposée à un Congrès américain » : elle était du pur socialisme d’Etat, combattu, ô paradoxe ! par les socialistes pacifistes, comme par les conservateurs pro-Alliés. alarmés. Les journaux socialistes affirment qu’on est moins libre aux Etats-Unis que dans l’empire des Tsars ; le New York American du 24 août déclare que le Président est à peine plus responsable devant le peuple que le chancelier ou le Kaiser ; qu’il faut avant tout défendre la démocratie américaine contre ses ennemis du dedans. Le sénateur La Follette dit que la loi sur le contrôle des vivres ouvre la porte toute grande à tous les scandales : l’impérialisme et la tyrannie des Etats-Unis sont flagrants : « Osez être neutres, et vous mourrez de faim : » tel est le titre d’un de ses articles ; et les journaux socialistes dénoncent au nom de la démocratie le servage imposé par ces lois et le service obligatoire, qu’inspire un militarisme brutal et outrancier (24 août).

Mais la presse en général réagit avec force contre cette campagne d’opposition : l’exemple du bolchevisme russe lui fournit des arguments. Une fois de plus, la propagande se terre, et change ses batteries de front.


L’ACTION POLITIQUE SUR l’OPINION AMÉRICAINE

Par deux manifestations également habiles et topiques, le Président, d’ailleurs, lui porte un coup terrible. Sa réponse à la note du Vatican (28 août) conciliait les partis démocratiques et pacifistes de tous les pays ; elle réunissait presque tous les suffrages. A Washington on déclarait que M. Wilson venait, avec une habileté consommée, de remporter une victoire politique et diplomatique ; c’était la charte de l’indépendance du monde et non plus seulement des États-Unis qu’il proclamait : elle contenait, disait le représentant Goodwin, « tout l’essentiel des aspirations du monde, condensées en un discours dont chaque mot débordait de logique et de vérité. — « Une fois de plus, » s’écriait le World du 30 août, c la démocratie mondiale est redevable à M. Wilson d’une déclaration qui représente ses aspirations les plus hautes et son idéal le plus noble. » Le Springfield Republican du 31 août déclare que « la note du Président a accompli ce miracle de rapprocher des Américains qui ont éprouvé depuis trois ans des émotions radicalement opposées. » Il cristallisait l’opinion qui peu à peu s’élaborait dans les masses américaines qu’aucune paix durable n’était passible avec « les parjures et les menteurs qui gouvernaient l’Allemagne. Ils étaient hors la loi morale : leurs paroles étaient des mensonges, leurs promesses sans valeur, leurs garanties des pièges pour les imprudents. » (World, 30 août.) Les journaux pacifistes mêmes déclaraient « qu’un échange de vues avec le Kaiser ne serait qu’un répit accordé à un militarisme impénitent. » Quant aux socialistes, ils approuvent le Président d’avoir conseillé la révolte au peuple allemand et préparé ainsi « le grand jour du socialisme universel ! » (New York Call, 30 août.) La répudiation de tout démembrement, et de toute ligue économique égoïste et exclusive, contenue dans la note, rallie l’opinion germano-américaine tout entière. Le Cincinnati Volkablatt, la Freie. Press, l’Illinois Staats Zeitung, la New Jersey Freie Presse, le Pittsburgh Freiheitsfreund , etc., etc.., expriment au Président « leur profonde admiration et gratitude » pour ses « paroles d’or, » « son message sans égal dans l’histoire. » Le New York Staats Zeitung trouve que « le message n’aurait pu être mieux rédigé par un Allemand même, échappé à l’atmosphère locale et devenu citoyen du monde ! » Toute la presse germano-américaine déclare que le Président a merveilleusement répondu à la question tant de fois posée en vain : « Pourquoi nous battons-nous ? » Seules quelques organisations, notamment le <(Conseil du peuple d’Amérique pour la démocratie et la paix, » osaient encore protester. Elles étaient d’ailleurs encouragées par quelques patriotes indignés contre « l’apathie, » « la somnolence » de leurs États : le sénateur Young, de l’Iowa, le gouverneur du Wyoming, des journalistes du Missouri, du Kansas, du North Dakota, le président de la Ligue de Louisiane, qui s’alarmaient de l’indifférence que les populations rurales manifestaient pour la guerre. Mais, à ce propos, le World faisait remarquer (1er septembre) « qu’il ne fallait pas s’en étonner, car le jour n’était pas si éloigné où le peuple américain tout entier, fidèle à ses grandes traditions de haine de la guerre, d’humanitarisme, d’idéalisme chrétien, repoussait la guerre comme une inspiration satanique. » D’ailleurs, la guerre n’était encore ni profondément, ni universellement populaire, avait affirmé le sénateur Harding en plein Sénat le 31 août. Mais la réaction contre les activités de ce Conseil du peuple fut instantanée et violente. Il eut beau déclarer qu’il tiendrait un grand concile sur les marches mêmes du Capitole pour protester contre le « tsar Wilson » : le mouvement croule sous le mépris et l’hostilité de l’immense majorité de la nation. Le Call a beau gémir : « Jusqu’où va la prussianisation des États-Unis ? » Les Industrial Workers of the World ont beau se mobiliser ; rien de grave ne sort de toutes ces agitations. — D’autres événements sensationnels viennent renforcer les sentiments patriotiques. Dans sa réponse au Pape, le Président avait déclaré que les États-Unis ne pouvaient pas « accepter la parole des maîtres de l’Allemagne comme une garantie de quoi que ce soit de durable. » Et presque immédiatement, comme pour justifier sa sévérité, il fait publier par le département d’Etat de nouvelles preuves de la mauvaise foi et de la félonie allemandes. Elles jettent la consternation dans le camp des germanophiles. Ils n’attaquent plus. Ils se contentent de les infirmer du mieux qu’ils peuvent.

La première de ces communications fut les dépêches envoyées de Buenos-Ayres à Berlin par von Luxbourg, le représentant de l’Allemagne auprès de la République Argentine. Des bateaux argentins avaient été coulés par des sous-marins allemands : aux protestations argentines, Berlin répondit en promettant que pareils faits ne se renouvelleraient pas. Or, ces dépêches, transmises par le représentant de la Suède, conseil- laient à Berlin de continuer à faire couler ces bateaux, mais sans laisser de traces. C’était l’assassinat dans les ténèbres. Le 11 septembre M. Lansing déclare officiellement que le gouvernement américain ne veut tirer vis-à-vis de la Suède aucune conséquence de l’incident : il a voulu simplement « ouvrir les yeux du monde sur les méthodes de l’Allemagne. » Et pour achever d’éclairer la religion des États-Unis, M. Lansing fait publier coup sur coup une série de dépêches de von Bernstorff à son gouvernement pendant la neutralité des États-Unis, et qui la violaient. On a surpris le chiffre allemand : on lit à livre ouvert dans les intrigues de l’ambassadeur.

Le lendemain de cette publication (23 septembre 1917) on livre aux journaux des documents saisis chez Wolff von Igel, chargé après le départ de von Papen de poursuivre son œuvre. Ces documents révèlent une organisation complète de corruption, d’espionnage et d’attentats tendant à paralyser la production des usines de guerre aux États-Unis, d’achat de journalistes et de conférenciers, de propagande contre la Grande-Bretagne et pour brouiller le Mexique avec les États-Unis. On découvre avec stupeur les ramifications de cette abominable campagne jusque dans l’organisme le plus haut et le plus respecté des États-Unis : un juge de la Cour Suprême, Daniel F. Cohalan, Irlando-Américain, organise un débarquement allemand en Irlande, et pousse à l’intensification des raids aériens sur l’Angleterre. D’autres personnalités en vue sont compromises : John Devoy, directeur du Gaelic American ; George S. Viereck, directeur de la revue Viereck’s, qui centralise bombes et explosifs ; Marcus Braun, directeur du Fair Play ; Miss Beveridge qui a reçu 3 000 dollars pour faire une tournée de conférences en faveur de l’Allemagne. Presque en même temps le New York Herald commence ses sensationnelles publications de la correspondance échangée entre Nicolas II et Guillaume II.

L’effet de ces révélations fut énorme... La pacifiste Evening Post elle-même finit par dire que si les dépêches Bernstorff avaient été connues en 1916, il aurait fallu alors déclarer la guerre à l’Allemagne. :


L’OPINION AMÉRICAINE ACCEPTE LA GUERRE TOTALE

Sous le coup de ces révélations successives, peu à peu tous les esprits abandonnent la distinction jusqu’alors si populaire entre le gouvernement et le peuple allemands. De plus en plus on se rend compte qu’ils sont solidaires, et que seule la victoire totale peut assurer une paix durable. Le torpillage de l’Antilles, la sauvagerie des sous-marins qui bombardent les canots de sauvetage, viennent exaspérer encore l’indignation populaire. Même Viereck’s (24 octobre) avoue qu’il est de plus en plus difficile de garder vis-à-vis de l’Allemagne une attitude d’impartialité. Et bientôt le désastre de Caporetto, en révélant le danger de la propagande pacifiste et la force de l’Allemagne, augmente encore la conviction qu’il faut à tout prix combattre les grèves, le défaitisme et la sédition sous toutes ses formes, et exalter l’esprit de guerre. Il faut réagir, ne point tolérer les encouragements aux grèves, l’activité des meneurs, inspirée par les germanophiles. Contre la croissante « terreur intellectuelle, » comme l’appelle la New Republic, qui pèse sur la presse pacifiste, on a beau protester, le Gouvernement, sans égard pour ces protestations qui viennent même de ses amis, se montre de plus en plus rigoureux : il interdit l’Illinois Staats Zeitung, la New Jersey Freie Zeitung : en pleine période électorale il supprime deux journaux de New York, entame des procès contre le Milwaukee Leader, le New York Call : la poste refuse de transmettre nombre de journaux hostiles à la poursuite de la guerre. Des Universités révoquent des professeurs pacifistes, notamment Columbia MM. Cattell et Dana, et l’Université de Minnesota un autre. C’est la liberté de la parole après la liberté de la presse qui subit des atteintes jusqu’alors inconnues aux États-Unis. Et cependant l’immense majorité de la presse approuve.

Même Morris Hillquit, chef des socialistes pacifistes, et Meyer London, nient qu’ils songent à amener une paix séparée favorable à l’Allemagne. On évolue de plus en plus vers la conception qu’il faut faire la guerre non seulement à l’Allemagne, mais à tous ses Alliés, et se rapprocher davantage de l’Entente. De plus en plus on tend à admettre les revendications françaises sur l’Alsace-Lorraine, si longtemps contestées. Graduellement la lumière totale se fait. On voit de mieux en mieux que l’on ne peut restreindre la participation américaine aux fins étroites où l’on voulait d’abord l’enfermer : elle doit être complète et poussée jusqu’au bout, en tous sens.

Le message si net du Président, du 4 décembre, affirme avec une énergie nouvelle « qu’il faut écraser, ou du moins si elle n’est pas entièrement détruite, exclure du commerce d’amitié des nations, cette chose intolérable dont les maîtres de l’Allemagne nous ont fait voir la face hideuse, cette menace de l’intrigue combinée avec la force... Notre tâche présente et immédiate est de vaincre ; et rien ne nous en détournera avant qu’elle ne soit accomplie. »

A la fin de 1917, l’opposition germanophile et pacifiste devient donc presque négligeable. La situation russe, la frauduleuse paix de Brest-Litowsk, où l’Allemagne dévoile sa perfidie et son impérialisme, et met la main sur les immenses ressources de la Russie, achèvent la déroute de la presse germanophile. Un nouveau message du Président le 8 janvier clarifie encore la situation. Il y pose avec une grande netteté les conditions de la paix future ; et les quatorze points de ce message rallient l’unanimité des suffrages, même ceux des socialistes et des pacifistes ; même Morris Hillquit, même Meyer London, même la Milwaukee Free Press l’approuvent, et déclarent que, mieux que les déclarations de Lloyd George, ils les satisfont. L’abominable torpillage du Tuscania vient à point exaspérer jusqu’à la frénésie la haine de l’Allemagne et l’esprit de guerre. Le New York Times déclare (11 février 1918) que toutes les hésitations sont définitivement dissipées : l’Amérique entre corps et âme dans la guerre. Et en effet, à partir de ce moment, l’unanimité est absolue. Nulle protestation n’ose plus se produire. De jour en jour augmente la résolution implacable ; elle se transforme bientôt en ardeur brûlante, en un véritable mysticisme belliqueux.


LA PARTICIPATION DE L’AMÉRIQLIE À LA GUERRE

C’est l’offensive du 21 mars et ses conséquences qui surtout allument dans tous les cœurs la flamme inextinguible. Devant la foudroyante avance l’anxiété croît de jour en jour ; bientôt elle devient de l’angoisse, et toute l’Amérique vit suspendue aux terribles nouvelles qui viennent du front. C’était depuis l’entrée en guerre des États-Unis la première fois que l’on se sentait directement atteint : dans le drame on n’était plus spectateur, et ce drame vaut Verdun, les moments culminants de la guerre. A l’unanimité, la presse réclame l’accélération des envois de troupes, des fabrications de munitions, d’aéroplanes ; toutes les grèves cessent comme par enchantement ; et ce pays si orgueilleux, si désireux de ne pas voir confondre son armée avec les troupes alliées, accepte avec joie la nouvelle de l’amalgame consenti par Pershing et approuvé par Wilson. Les États-Unis sont directement menacés : jamais, dans toute leur histoire, dit-on, ils n’ont eu à affronter péril pareil (Public Ledger, 16 et 21 avril). Il n’y a qu’un remède : l’envoi immédiat de masses énormes de troupes américaines, leur entrée immédiate dans la bataille. Il faut augmenter le tonnage consacré au transport des troupes, faire appel à l’Angleterre. Et, en effet, dans l’espace d’un mois le tonnage disponible est triplé : de 80 000, les envois montent à 280 000 et se maintiendront régulièrement à 250 000, — 300 000 hommes par mois Déjà le 8 mai, M. Baker annonce qu’il y a en Europe 500 000 Américains, et M. Daniels qu’avant la fin de l’année il y en aura 1 500 000 ; le sénateur Kahn fait même espérer le chiffre de 2 000 000 d’hommes.

La nouvelle de la participation directe des troupes américaines à la lutte, à Cantigny, à Château-Thierry, provoque une joie indescriptible : les grosses pertes annoncées, une immense émotion. On se rend compte de l’énormité de l’effort et des sacrifices que la guerre impose. Il n’y a plus aux États-Unis une bourgade, un village qui ne se sentent engagées à fond dans la lutte. Et contre les Allemands la haine, le mépris grandissent, atteignent bientôt une violence extraordinaire sous l’excitation des récits que publient les journaux. Des lettres de soldats parviennent de jour en jour plus nombreuses, se répandent, s’impriment : toutes dénoncent l’abominable félonie des troupes allemandes : elles font semblant de se rendre, et tirent ensuite sur les hommes qui les ont épargnées et dépassées. A de tels adversaires, aucune pitié ne doit être accordée : ils ne méritent que l’extermination. Toute l’attitude des hommes est instantanément changée par le contact avec l’Allemand : ils reviennent du front exaspérés contre lui : dans les hôpitaux, les « rest-camps, » il n’y en a pas un qui ne soit pour la guerre à outrance, le châtiment impitoyable, le massacre même ; et les Germano-Américains, j’ai pu le constater par moi-même, sont les plus violents. De douces vieilles dames dans les Y. M. C. A. m’ont dit avec tranquillité : « Il faut effacer l’Allemagne de la carte du monde à coups de bombes. » Pour qui connaît la douceur, l’humanité de ces idéalistes qui, si longtemps, furent des pacifistes, — je le sais pour telle d’entre elles, — rien n’est significatif comme pareille transformation. Pour tous et pour toutes la guerre à outrance devient un devoir sacré : c’est la lutte contre le mal même ; c’est une croisade. Les Allemands sont les ennemis nés de toute l’humanité. Aucun châtiment n’est trop fort pour de tels forbans. Les horreurs qu’ils ont infligées, ils doivent les connaître à leur tour, jusqu’au bout. La vieille loi du talion : œil pour œil, dent pour dent, est la seule loi à leur appliquer. Et du front et des hôpitaux, par les lettres, les récits circonstanciés, les rapatriés, ce sentiment se répand dans de paisibles villages des États-Unis, dans les profondeurs de ce peuple, si doux, si récemment féru d’idées pacifistes et humanitaires. Ces récits disent les dévastations allemandes vues, constatées par des témoins oculaires qui donnent les détails pittoresques, émouvants, concrets, décrivent les atrocités, content d’innombrables anecdotes recueillies parmi les paysans, les citadins délivrés par les « boys » américains, — un fils, un frère, un mari, — et toutes disent l’infamie allemande, l’abjection d’une race qui bombarde les hôpitaux, torpille les bateaux-hôpitaux, prodigue les gaz asphyxiants, les jets de flamme, tous les moyens lâches et barbares que le monde ignorait jusqu’à leur venue, déporte les femmes et les enfants, souille les jeunes filles et les martyrise, scie les arbres fruitiers, détruit jusqu’à la fécondité de la terre, semble vouloir dessécher jusqu’aux racines de la vie des pays qu’elle occupe.

Une indignation sans bornes se répand. Toutes ces abominations auxquelles on ne voulait pas croire sont donc vraies ? L’abjection de l’Allemagne n’a donc pas été exagérée ? Et voilà quatre ans que cela dure ! — Et peu à peu, toute l’atrocité de cette guerre, toute la barbarie de cette race immonde, se révèlent aux plus incrédules. Avec pareille race, aucune compromission n’est possible. L’écrasement seul peut la réduire. Et on l’écrasera comme une bête enragée.

Nulle part, pas même, en Serbie, pas même en France, en Belgique, dans les terres qui ont tout subi, la volonté d’en finir pour toujours avec cette Allemagne abhorrée n’est plus forte.

Les hésitations, les incertitudes, les doutes d’autrefois semblent quelque rêve auquel on ne peut plus croire. L’unanimité est complète. L’ardeur guerrière grandit littéralement de jour en jour. Elle est encore stimulée par les « drives » de la Croix-Rouge, de l’Y. M. C. A., des Knights of Columbus, de toutes les organisations charitables que la guerre a fait naître : toutes collaborent à la même fin avec la propagande intensive en faveur des emprunts. L’action s’infiltre partout, dans le moindre village, le moindre atelier, les bureaux, les magasins, les théâtres : nul ne lui échappe. Il n’y a pas une cellule de l’organisme américain qu’elle n’atteigne et ne pénètre et n’associe au commun effort, n’enflamme d’une même ardeur. L’innombrable sollicitation permanente et urgente assaille sans trêve les cerveaux : c’est la présence réelle de la guerre qu’elle y installe : l’obsession grandit et cherche issue, les images, les excitations, les activités de guerre multipliées entretiennent la fièvre, le grandissant fanatisme qui se transmet comme une contagion ; et comme tout sentiment collectif et contagieux, toute obsession de masses, ce mouvement prend un caractère mystique et une ferveur religieuse. Profondément, ces démocrates croient au droit sacré de tout homme à la liberté, à la dignité et à la fierté humaines, qui sont l’héritage de chaque homme dans leur libre pays ; et c’est pour cette religion qu’ils combattent. Cette lutte est leur lutte, cette guerre est leur affaire, puisque l’Allemagne a porté une main sacrilège sur leur arche sainte. Ils reconnaissent aujourd’hui qu’entre deux principes qui s’excluent, le débat est ouvert : l’un des deux doit périr ; ils savent bien lequel : ils s’en portent garants. Et leur volonté est plus forte de sa longue gestation, des résistances qu’elle a vaincues et qui l’ont aguerrie et exaspérée. Elle a épuisé toutes les possibilités de solutions autres : une seule subsiste, elle s’impose.

La participation du peuple aux emprunts successifs montre à elle seule les progrès de l’Idée : au premier, cinq millions de citoyens ont souscrit ; au deuxième, dix ; au troisième, dix-sept ; au quatrième, vingt et un : il n’y a plus aux États-Unis une seule famille qui n’y ait participé. L’émulation est telle dans les usines que sur cent ouvriers, il y a cent souscripteurs ; chacun veut dépasser l’autre ; d’énormes panneaux portent chaque jour de paie l’étiage des souscriptions nouvelles, atelier par atelier, et le niveau monte, monte, monte toujours. De même pour la Croix-Rouge : chaque ville, chaque région selon sa richesse fut prévenue qu’on en attendait tant de dollars, et chacune mettait tout son orgueil a dépasser l’énorme somme fixée, et la dépassait. D’Etat en Etat, comme une flamme, se propageait l’ardente émulation : la Croix-Rouge demandait cent millions de dollars, elle en obtint cent quatre-vingts, plus d’un milliard de francs. Par millions, les affiches ingénieuses, émouvantes, belles, multipliaient les appels : voici une infirmière qui, parmi l’éclatement des obus, soulève un bout de brancard et vous dit : « Prenez donc votre bout ! » — Ailleurs, trois médaillons contiennent les portraits des trois premiers soldats américains tués à la guerre : Hay, Enright, Gresham ; au-dessous : « Donnez jusqu’à la victoire. N’où t-ils pas donné jusqu’à la mort ? » — Dans les usines, un soldat sort de sa tranchée : « Il risque sa vie pour vous ; ne voulez-vous pas donner un jour de travail pour l’aider ? « — Ailleurs : « Si vous saviez que le salaire d’un jour peut sauver une vie, ne donneriez-vous pas le salaire d’un jour par mois ? » — Ailleurs encore : « Pensez à ce que vous pouvez donner, puis doublez-le. Une vie peut en dépendre. Oseriez-vous ne pas le faire ? » Et l’on donne, l’on donne toujours. Et chacun devient un associé dans l’entreprise commune, y a un gage. Tout le prodigieux génie de réclame américain trouve enfin une issue noble à son incomparable activité, et ne semble plus avoir d’autre obsession que la guerre. Avec le succès, les efforts, l’action permanente et grandissante, la contagion se répand toujours plus intense. L’Amérique n’a plus d’autre pensée que de donner, de se dévouer, de vaincre. C’est la ruée de tout un peuple vers une lumière éblouissante qui l’aveugle à tout ce qui n’est pas la guerre : c’est une ferveur mystique, un sublime soulèvement de passions généreuses, le besoin de mourir pour une cause. Autrefois, pour libérer un tombeau vide et un sol sacré, des millions d’hommes sont partis à travers l’immensité des espaces dangereux, d’un même cœur, d’un même amour, à la mort bienheureuse. Aujourd’hui, sur des mers plus périlleuses encore, à travers des espaces plus vastes, l’Amérique envoie ses enfants vers un but idéal encore moins tangible que ce tombeau, pour une foi qui ouvre les portes non du ciel, mais d’un avenir humain de jours meilleurs. Sur cette terre de France sanctifiée par le martyre, ils vont, eux aussi, combattre des païens, les infidèles qui, aujourd’hui, nient, non la religion d’un groupe, mais la commune religion de toute l’humanité, toutes les piétés, toutes les saintes traditions de douceur, de bonté, de loyauté dont l’homme vit.

— N’a-t-on pas raison de dire que cette guerre est devenue une croisade, et que les Américains sont des croisés ?


EMILE HOVELACQUE.

  1. 1 milliard 5 millions de dollars à l’Angleterre : 539 millions à la France ; 200 millions à l’Italie ; 275 millions à la Russie ; 53 400 000 à la Belgique ; 3 millions à la Serbie (Commercial Chronicle, 25 août 1917).