De la Philosophie du dix-huitième siècle

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DE
LA PHILOSOPHIE
DU DIX-HUITIÈME SIÈCLE

I. Mémoires pour servir à l’histoire de la Philosophie au dix-huitième siècle, par Ph. Damiron.
II. Essai sur la Révolution française, par M. P. Lanfrey.



La philosophie du XVIIIe siècle n’est pas en faveur. C’est obéir à la mode que d’en parler comme d’une vieillerie qui n’a plus cours. Le dédain est tellement de mise quand il s’agit d’elle, qu’elle subit tous les jours ce dernier des affronts, le mépris des sots. Plus d’un qui l’outrage sur parole en effet ne s’inquiète guère de la connaître et ne se doute pas qu’il lui doit le peu qu’il pense, que les trois quarts de ses idées lui viennent de l’école qu’il répudie. Enfin l’abandon est si général, que le temps doit approcher où la philosophie du XVIIIe siècle reprendra crédit.

Dans les temps modernes, il n’y a pas d’ostracisme pour les idées. Elles montent ou descendent, elles ne disparaissent pas. L’esprit humain ne renonce à rien; mais il a tout un assortiment de doctrines, et il en change. Trois fois, de nos jours, on a vu s’élever contre Voltaire et ses contemporains ces orages de l’opinion. Au déclin de la première république, puis au début de la restauration, le même vent a grondé. A deux reprises, des intérêts et des passions semblables ont fait entendre les mêmes déclamations. A deux reprises, on a cru le procès fini, et à chaque époque les accusateurs victorieux ont réussi à ramener le public du côté des accusés. La réaction n’a pas manqué d’enfanter une réaction contraire. Aujourd’hui le retour des mêmes dédains, — ou des mêmes calculs, — ne paraît pas réservé à de beaucoup plus durables succès. L’anathème recommande tout ce qu’il flétrit. Aussi n’est-il pas besoin de penser exactement comme un proscrit pour le défendre. Quelques leçons de métaphysique que l’on ait reçues, fût-on loin de croire que Locke et Condillac aient épuisé la science de l’esprit humain, on se sent, pourvu qu’on aime l’équité, peu de penchant pour leurs aveugles ennemis. On se sent intéressé par ceux qui les osent défendre. Quoi qu’ils disent, ils semblent protester à juste titre. Contre une philosophie d’ailleurs, toute agression qui ne vient pas de la philosophie même est sans droit, et la repousser, fût-ce pour défendre une erreur, c’est en quelque manière servir la vérité. Lorsqu’un jeune écrivain a entrepris, il y a quelques années, de soutenir la cause délaissée, et de justifier au point de vue philosophique la France d’avant 1789, aucun dissentiment ne pouvait empêcher un esprit impartial d’applaudir à sa courageuse sincérité, et de souhaiter à M. Lanfrey un succès égal à son talent.

Ce n’était pourtant pas tout à fait l’œuvre d’un sage. Il y aurait plus de sagesse encore, et, pour tout dire, il serait plus philosophique de s’élever au-dessus des deux partis, de rejeter les proscriptions aveugles, mais d’éviter les retours téméraires, et sans épouser ni condamner en masse des systèmes contestables, de les étudier avec calme, de les juger froidement, d’en expliquer l’origine, d’en caractériser les auteurs, et, tant par l’analyse de leurs écrits que par le récit de leur vie, de les remettre à leur place dans l’histoire de la société moderne et de l’esprit humain. Cette tâche allait admirablement à un philosophe persévérant et modéré, qui a consacré ses jours à la science et à la vérité. M. Damiron a, pendant près de trente ans, enseigné, avec l’accent d’une conviction pénétrante, avec une sorte d’onction sévère, aux jeunes générations qui se succédaient autour de lui une philosophie irréprochable, et donné les principes comme les modèles d’une critique armée par la raison contre le préjugé, le doute et l’illusion. En même temps qu’il résumait ses doctrines dans une suite d’ouvrages spéciaux, il s’est attaché à étudier et à décrire les diverses époques de la philosophie française. Celle qui date des débuts de ce siècle a d’abord été l’objet d’un livre remarquable qui a commencé sa réputation ; puis, remontant aux origines des écoles modernes, il a tracé les portraits des contemporains et des adversaires français de notre Descartes. C’était tout un tableau d’un côté du XVIIe siècle. Le XVIIIe lui restait à peindre; réunissant une série de mémoires biographiques et critiques, il vient de publier deux volumes où sont appréciés plusieurs écrivains de cet âge, aujourd’hui plus connus par leurs noms que par leurs ouvrages. Quoiqu’à leur sujet il aborde les plus grandes questions, nous ne dirons pas qu’il ait embrassé leur temps tout entier. Il ne nous dispense pas de recourir à ses devanciers, soit de relire l’excellent ouvrage de M. de Barante, soit de reprendre les remarquables essais de M. Bersot, mais les parties qu’il a traitées le sont d’une manière définitive. Hommes et doctrines, il a tout jugé, et il ne nous laisse rien à apprendre sur tout le second ordre de la philosophie d’une importante époque.

Au premier abord, on peut se demander s’il était bien nécessaire de s’occuper de quelques-uns de ces dii minorum gentium de l’Olympe philosophique. Qui lit aujourd’hui d’Argens ou Lamettrie? Helvétius même est fort négligé. On sait quelques vers des Saisons de Saint-Lambert; mais ses écrits moraux sont comme s’ils n’existaient pas. Quant à d’Holbach, Naigeon, Sylvain Maréchal, Lalande et Robinet, leurs noms ont à peine survécu. Cependant, à l’intrépidité qu’ils portent dans l’aveu d’opinions qui se dissimulent mieux à présent, on reconnaît des hommes qui se sentaient sûrs du public et ne pensaient avoir à ménager que le pouvoir. Leurs négations dédaigneuses décourageaient jusqu’au doute, et la tranquillité d’esprit avec laquelle ils se plaçaient en dehors des plus anciennes croyances de l’humanité a du faire envie à plus d’un lecteur et provoquer l’imitation. Un langage qui semble clair parce qu’il a peu de nuances rend accessibles à tous des doctrines qui généralement accommodent assez les intelligences vulgaires. Aussi ces écrivains me paraissent-ils mieux caractériser leur époque peut-être que de plus éminens. Ils ont pu réussir par la médiocrité même; ils ont pu ne pas exercer une moindre influence que leurs maîtres; certainement ils en ont exercé une plus mauvaise. Ce qui manque d’originalité paraît volontiers plausible; on trouve un air de sens commun à ce qui est grossièrement dit, et ce n’est guère par l’élévation et la délicatesse du langage qu’on persuade la multitude. Il faut outrer les pensées pour se rendre populaire, et les hommes supérieurs voient d’ordinaire trop de choses à la fois pour se montrer exclusifs. Le génie s’élève au-dessus de ses propres erreurs; il les corrige ou les rachète en même temps qu’il les propage. Il n’en est pas de même des esprits du second rang : ils aggravent presque toujours ce qu’ils empruntent, mais ils le popularisent en l’exagérant. Leurs ouvrages méritent donc attention comme symptômes ou causes d’un certain état des esprits, et M. Damiron est loin d’avoir perdu son temps en se consacrant à la tâche assez pénible d’analyser des compositions parfois médiocres, presque toujours oubliées, mais qui ont eu leur importance et produit leur effet. Il a pu indiquer en les étudiant la situation intellectuelle et morale dans laquelle la société française avait été laissée par le règne de Louis XIV. Il a pu faire voir de quels maux nos pères cherchaient à tout prix à se guérir en montrant à quels remèdes violons, à quels hasardeux conseils ils étaient forcés d’avoir recours.

Personne alors ne se défiait de la raison et ne doutait que son règne ne fut arrivé. Les idées les plus risquées n’inspiraient aucun scrupule, et toute licence était donnée au bon plaisir de l’intelligence. Ces auteurs, que certes nous ne plaçons point pour la plupart à un rang fort élevé, ont en général sur leurs censeurs actuels l’avantage de bien penser de l’esprit humain et d’en beaucoup attendre. Ils n’écrivent point pour décourager ceux qui réfléchissent. Moins intimidés que nos contemporains, ils veulent pénétrer jusqu’à la vérité, et au lieu de tourner autour de la place, ils donnent l’assaut. C’est un contraste étrange que celui qui nous frappe au spectacle du XVIIIe siècle. La philosophie manque souvent de grandeur, et l’esprit humain ne s’est jamais senti si grand. La doctrine est sans élévation, et les desseins sont sublimes. La science s’abaisse, et l’homme se redresse. Ces obscurs promoteurs d’un matérialisme vulgaire, que M. Damiron nous fait si bien connaître, sont remplis d’enthousiasme pour l’humanité qu’ils dégradent, et pleins de foi dans les triomphes de la pensée, de cette pensée à laquelle ils arrachent sa dignité et jusqu’à son existence. Ces disparates n’échappent point à M. Damiron, et par momens elles désarment sa rigueur. Ce n’est pas cependant qu’il subordonne ses jugemens à aucun intérêt de circonstance : il ne tient compte que de sa raison. Assez véritablement philosophe pour prendre philosophiquement la philosophie même, il cherche le vrai, et il le dit, le vrai dût-il la compromettre. Sa tranquille sagesse ne s’inquiète de plaire ni de nuire à personne, et pourvu qu’il ait parlé comme il pense, il est content. Aussi tel lecteur pourra-t-il le trouver sévère lorsqu’il n’est que désintéressé, et d’autres le soupçonneront d’inconséquence, parce qu’en condamnant les doctrines il absout les intentions, parce qu’au milieu d’erreurs funestes il signale une louable tendance, parce qu’il professe un attachement fidèle aux conquêtes du siècle dont il réprouve les systèmes. Nous le louerons, nous, d’une impartialité qui ne méconnaît pas le bien à cause du mal; c’est l’indispensable mérite d’un bon juge. Seulement peut-être regretterons-nous qu’en notant les écarts d’une métaphysique qui, mutilant l’intelligence, est parvenue à ébranler les principes de la religion et même de la morale, il n’ait pas complètement expliqué comment le temps qui l’a produite a tant fait pour l’humanité, comment les vérités les plus précieuses pour l’ordre social ont pu naître au sein des erreurs de l’esprit de système. Peut-être enfin souhaiterions-nous qu’il se fût attaché davantage à montrer comment on peut contester la philosophie du XVIIIe siècle et professer l’esprit de 1789, approuver ainsi dans son ensemble le second ouvrage de M. Lanfrey et n’admettre qu’avec réserve les conclusions du premier. Ce n’est point là, il est vrai, une question de pure philosophie, et M. Damiron n’était pas obligé de traiter un autre sujet que le sien; aussi est-ce un regret, non une critique, que nous exprimons. Il nous aurait plu de voir un esprit étendu et pénétrant s’exercer contre une difficulté qui arrête quelquefois. M. Bersot, dont la philosophie ne s’abstient pas de la politique, a éclairé ces points obscurs de plus d’une réflexion lumineuse, et il ne sera pas sans doute hors de propos d’y revenir après lui.

Pour amoindrir la difficulté, je ne voudrais pas atténuer les faits, ni rapetisser les hommes. Le goût, la manière d’écrire a tellement changé, qu’il serait aisé maintenant de refuser toute valeur à des écrivains qu’on ne lit guère, de les déclarer indignes même d’une réfutation. Et cependant M. Damiron, qui s’est mesuré avec eux, les a rencontrés souvent au cœur des problèmes; pour opposer ses principes aux leurs, il lui a fallu prendre toute la peine qu’exigent ces hautes controverses. Il a eu besoin de toute la fermeté de ses convictions, de toutes les ressources de son talent. Il n’est pas peut-être un seul des examens auxquels il s’est livré qui ne se termine par une excellente défense des vérités philosophiques; mais cette défense était difficile autant qu’elle était nécessaire. Elle exigeait un dialecticien autant qu’un moraliste, car M. Damiron n’use point des procédés cavaliers du comte de Maistre. Il s’interdit la satire outrageante, et ne borne pas sa polémique à séduire les uns par l’étonnement, à intimider les autres par l’invective. Il voudrait convaincre ceux qu’il réfute et remplacer ce qu’il détruit : seule manière de discuter digne d’un philosophe. D’ailleurs, quand même on croirait pouvoir l’emporter à moins, quand on se contenterait d’accabler d’un mépris superbe des adversaires suspects, on ne pourrait confondre dans la foule et il faudrait toujours distinguer d’Alembert, Diderot, et même le baron d’Holbach, tous personnages dont on ne peut parler que sérieusement.

Ce ne sera pas contesté pour d’Alembert. En philosophie, d’AIembert est un sceptique, mais il l’est, comme il est toute chose, avec sincérité et avec fermeté. Ce géomètre éminent, si familiarisé avec la certitude par la démonstration, ne savait déduire de toutes les hautes questions de l’ordre moral qu’un doute raisonné et tranquille qui semblait défier toute controverse. En cela différent de la plupart des mathématiciens ses prédécesseurs, il a fait école parmi ceux qui l’ont suivi. Le scepticisme, hormis sur les sciences, est devenu à son exemple le refuge des savans. On sait qu’à partir de l’avènement de deux hommes de génie, Lavoisier et Laplace, les sciences ont pris en France un éclatant essor. Témoin de leurs derniers succès, nous ne pouvons parler qu’avec admiration de ce que pendant quarante ans elles ont fait pour l’honneur de notre pays : elles sont peut-être la plus solide gloire intellectuelle de l’ère de la révolution française; mais on sait également que nos maîtres en ce genre étaient pour la plupart animés d’un esprit d’incrédulité dénigrante pour toute science métaphysique. Tout ce qui n’était ni calcul ni observation était alors taxé d’imagination pure. Le monde n’était plus qu’un système de mécanique, et d’une grande idée du grand Newton sortaient des conséquences dont Newton se fût effrayé. On peut dire que c’est d’Alembert qui a ouvert la marche, et s’il n’a point par là rendu grand service à l’esprit humain, du moins a-t-il fait acte de puissance. Une défiance assez dédaigneuse pour ce qui échappe aux formules de l’analyse ou aux instrumens de l’expérience est le produit net de sa philosophie, et quoiqu’il abordât les questions d’un autre ordre avec une intelligence peu commune, il a enseigné à les écarter pour s’en défaire; il a persuadé à ses successeurs que pour un savant les nier était plus digne que les approfondir. Il reste encore trop de disciples de d’Alembert pour qu’il soit permis de ne pas tenir compte de son passage dans le monde de la pensée; puis ne s’élève-t-il pas au-dessus de la foule par un autre et meilleur côté? Sa vie au moins est celle d’un philosophe. Il a la simplicité, la dignité, la fidélité, la fierté; il ne sait pas s’abaisser pour plaire. Ses attachemens sont rares, mais vrais, et il aime mieux passer pour froid que compromettre la vérité en de vaines louanges; on peut ne point l’aimer, mais on ne saurait parler de lui sans respect, et sa biographie, dénuée même des travaux qui l’ont illustré, le placerait encore dans cette élite d’honnêtes gens où l’on voudrait voir la renommée choisir tous ses favoris.

L’image de Diderot ne se présente pas dans nos souvenirs avec le même calme et la même pureté. Son cœur est plus sensible et son caractère plus aimable; mais il a plus de ces entraînans défauts que son temps aimait à absoudre et à imiter. La mobilité féconde de son esprit ne suffit pas pour le classer au rang des maîtres, et avec toute sa richesse et toute sa vivacité, il n’a presque rien produit d’exquis ni d’achevé hors deux ou trois contes qui sont charmans. Il n’est pas un penseur assez éminent pour se passer de bien écrire, il n’est pas un assez bon écrivain pour se dispenser d’avoir raison; mais c’est un grand agitateur. Il pousse les esprits devant lui dans la carrière. Non content de les exciter de la voix, il leur ôte tous les freins; il ne guide pas, il aiguillonne, et ses coursiers désunis passent la borne, et s’égarent en courant. Aussi croit-on reconnaître son influence partout où l’on voit du mouvement et du désordre. En tout genre, mais surtout dans la critique des beaux-arts, il a quelque chose de l’esprit des Allemands. Avec une direction souvent différente, sa manière est souvent la même, et depuis Lessing jusqu’à nos jours, l’esthétique germanique rappelle Diderot, si elle ne l’imite pas.

Quant au baron d’Holbach, j’avouerai que je n’ai pas lu le Système de la Nature, et je ne prévois pas que je le lise jamais. Pourtant ce que j’en sais me porte à croire que c’est après tout le meilleur traité d’athéisme qui existe chez les modernes. Voltaire, à très bonne intention, l’a fort décrié, et grâce à lui, d’Holbach a perdu des lecteurs; mais Voltaire n’a pas empêché que le Système de la Nature ne prît une certaine autorité de par le monde. Les athées de la Grande-Bretagne et de l’Amérique en font grand cas et le traduisent. Lord Brougham, qui l’a énergiquement réfuté, en parle avec une estime relative[1]. Enfin la pensée générale du livre s’est retrouvée d’une manière assez inattendue dans les transformations dernières de la philosophie allemande, et plus d’un disciple de Hegel a été forcé de se contenter des argumens qui charmaient en 1780 quelques salons de Paris pour prêter des conclusions positives à la dialectique transcendante de l’idéalisme absolu.

Cette dernière circonstance donne de l’à-propos à l’ouvrage de M. Damiron. En réfutant les erreurs d’une autre époque, il combat certains écarts de la nôtre. La France envoyait autrefois à Potsdam des paradoxes que la Prusse lui renvoie. La philosophie du dernier siècle, dans ceux du moins chez qui M. Damiron l’a poursuivie, respire, on n’en peut disconvenir, un air d’athéisme. Il faut bien prononcer ce mot si grave pour n’être pas au-dessous de la vérité. Le scepticisme de d’Alembert ne va pas jusqu’à la négation de Dieu, mais il ne la prohibe pas formellement. Quant aux autres, si la Divinité n’est pas toujours mise à néant dans leurs écrits, de telles difficultés y sont élevées sur sa nature ou sur son action que l’être nécessaire y devient problématique; du moins son existence y est-elle donnée comme indifférente à l’humanité. On dirait, en explorant cette partie du monde philosophique, que ce que Platon nommait l’idée du divin a fui les intelligences de la terre pour remonter aux cieux.

Un autre caractère (je ne sais s’il ne choque pas davantage encore) se fait remarquer dans presque tous les écrits de ces sectateurs secondaires du naturalisme philosophique : c’est une liberté singulière en ce qui touche la morale. Il faut encore excepter soigneusement d’Alembert de l’accusation; mais si la pratique du mal n’est pas prêchée en thèse dans la plupart des livres qui nous occupent, on ne saurait y méconnaître un relâchement de principes, un laisser-aller de pensée ou d’expression qui nous surprend fort aujourd’hui. Plus d’un auteur est sur la pente du cynisme. Les actions mêmes répondent quelquefois au langage. Les biographies que M. Damiron est obligé d’écrire embarrassent par momens sa gravité, et parmi les convives du grand Frédéric il se trouve en assez mauvaise compagnie. C’était, à vrai dire, le ton du jour, et les philosophes qui le prenaient ne faisaient guère que se confondre avec leurs adversaires. Le désordre était partout, et l’on ne s’en cachait pas. Par une certaine hardiesse d’esprit, on cherchait peu à opposer le langage à la conduite, et l’on mettait d’accord la théorie et la pratique. Cette affectation, qui est l’opposé de l’hypocrisie, ne vaut guère mieux, et elle donne à une nation fort mauvaise mine; mais Louis XV, après le régent, la portait sur le trône. Son octogénaire précepteur ne l’en avait pas préservé en lui apprenant à détester les philosophes. Le maréchal de Richelieu, qui leur a souvent nui, et Collé, qui les a souvent raillés, ne leur donnaient pas de meilleurs exemples. Le génie même n’échappait pas au commun travers. Il ne s’interdisait pas des ouvrages plus dignes de ses lecteurs que de lui. Le vainqueur de Lissa n’était pas plus sévère que l’auteur de Mérope. La légèreté des mœurs avait amené celle des paroles, et toute contrainte paraissait fondée sur un préjugé.

Mais tout cela était le mal du temps, et le mal du temps venait-il de la philosophie? Pour en être atteinte, en était-elle la source, et faut-il l’accuser d’avoir donné ce qu’elle a reçu? A-t-elle choisi ses principes pour céder ou pour résister au public? Qui de la philosophie ou de la société a tenté l’autre? La philosophie du XVIIIe siècle prétend faire résulter de la sensation toute la connaissance humaine. Je le sais, et je sais aussi tout le mal qu’on peut dire de cette doctrine; je crois l’avoir dit moi-même. Elle peut, développée d’une certaine manière, entraîner à des conséquences métaphysiques assez graves, et le scepticisme en peut sortir. En fait cependant, il n’est pas exact que l’exagération spéculative du rôle de la sensation dans la connaissance conduise nécessairement à la négation de Dieu et de la morale. Les paradoxes de la théorie n’ont point cette irrésistible influence, et ceux qui les admettent sont loin de penser tout ce qu’en peuvent tirer leurs critiques. Faut-il rappeler qu’une partie des docteurs scolastiques a professé la philosophie des sensations? Aristote, qui y incline, inspire plus de confiance à l’église que Platon, qui la repousse. Ce sont des théologiens catholiques qui ont inventé ou commenté le célèbre axiome : Nihil est in intellectu quod non prius fuerit in sensu. On en pourrait montrer l’équivalent chez des saints qui, maniant cette arme, ne s’y sont pas blessés. Au XVIIe siècle, Gassendi a poussé la doctrine aussi loin qu’elle pouvait aller; il l’a même, pour surcroît d’imprudence, accolée à l’ato-misme d’Épicure, et Gassendi est mort comme il a vécu, un prêtre respecté. Si je racontais, ce qui se pourra faire un jour ici même, la vie de Locke, on y verrait la piété et la pureté unies ensemble à la même philosophie qui passe pour l’ennemie de la morale et de la foi. Si donc cette philosophie a produit, selon les temps ou les personnes, des fruits différens, c’est que les conséquences qu’on lui impute ne sont pas inévitables, c’est que des causes individuelles ou sociales entrent pour une bonne part dans les résultats de nos systèmes, et que tout en ce monde ne dépend pas des idées.

N’est-ce pas d’ailleurs calomnier ou la philosophie ou la France du XVIIIe siècle que de défendre ainsi la première? Helvétius et d’Holbach sont-ils donc ses seuls et légitimes interprètes? N’a-t-elle donc enseigné que l’athéisme et la licence? Parmi ceux qui se sont fait un nom, un seul écrivain, Diderot, a plaidé l’athéisme. Le scepticisme de d’Alembert ne l’a pas assez combattu, et le silence de Buffon n’a fait, dit-on, que le dissimuler. Pourtant le même siècle ne leur a-t-il pas suscité des adversaires redoutables? A d’Alembert, qui ne sait pas tirer des mathématiques la preuve des droits souverains de la raison, Montesquieu n’est-il pas là pour demander si, avant qu’on eût tracé de cercle, tous les rayons n’étaient pas égaux, comme pour lui faire entendre que la géométrie relève de la vérité éternelle? Or concevoir une vérité éternelle, c’est s’élever à Dieu même. Si Diderot, après bien des variations, bien des contradictions, en vient à dire brutalement : « Mettez à la place de Dieu une matière sensible en puissance d’abord, et puis en acte, et vous avez tout ce qui est produit dans l’univers, depuis la pierre jusqu’à l’homme, » Rousseau n’est-il pas là pour lui répondre : « Si la matière mue me montre une volonté, la matière mue selon de certaines lois me montre une intelligence...? Agir, comparer, choisir sont des opérations d’un être actif et pensant : donc cet être existe. Où le voyez-vous exister, m’allez-vous dire? Non-seulement dans les cieux qui roulent, dans l’astre qui nous éclaire; non-seulement dans moi-même, mais dans la brebis qui paît, dans l’oiseau qui vole, dans la pierre qui tombe, dans la feuille qu’emporte le vent. » Enfin nulle part plus que dans les corps organisés ne se montre un dessein révélateur d’une sagesse suprême, et l’on sait qu’un ancien disait que les recherches anatomiques sont un hymne à la Divinité... Cet hymne silencieux, on assure que Buffon lui-même ne l’a pas entendu, et il semble en effet que la réserve de son langage tende à substituer à l’idée d’une intelligence souveraine celle de la nature universelle; mais c’est ici que Voltaire s’écrie : « Et si je vous disais qu’il n’y a point de nature, et que dans nous, autour de nous, et à cent mille millions de lieues, tout est art sans exception? »

On pourrait multiplier les citations. On pourrait alléguer le stoïcisme spiritualiste de Vauvenargues. On pourrait montrer le plus fidèle disciple de Locke, l’abbé de Condillac, s’attachant à réfuter Spinoza et à prouver l’immatérialité et la liberté de l’âme humaine. Enfin on trouverait dans Turgot des passages admirables où respire une morale digne de Platon. Puis donc que la philosophie a tenu ce langage, s’il est vrai que son temps ne l’ait pas écouté et qu’il ait suivi des guides moins sûrs et moins habiles, c’est moins la faute de la philosophie que la faute de son temps.

Qu’on ne nous oppose pas que de vaines abstractions ne sont rien pour la conscience, et que le théisme est peu de chose s’il n’est lié à la morale même. Rousseau a dit : « Si la Divinité n’est pas, il n’y a que le méchant qui raisonne, le bon n’est qu’un insensé. » Et ses livres sont remplis du développement de cette idée. Nul n’a peint sous de plus terribles traits les ravages de l’athéisme[2]. Voltaire annonce un autre Dieu que le Dieu d’une aride métaphysique lorsqu’il écrit : « N’attendre de Dieu ni châtiment ni récompense, c’est être véritablement athée... Dès lors tous les liens de la société sont rompus, tous les crimes secrets inondent la terre, comme les sauterelles à peine d’abord aperçues viennent ravager la campagne... Un roi athée est plus dangereux qu’un Ravaillac fanatique. » Je le répète, c’est Voltaire qui parle ainsi.

Heureux ceux qui échappent aux erreurs de leur temps! heureux ceux qui savent séparer le mal du bien et résister à l’entraînement universel! Comme la terre que nous habitons, la société au sein de laquelle la naissance nous a placés est emportée par un mouvement qui se dérobe à nos yeux et que nous suivons à notre insu. Nous sommes sur une pente qui semble marcher avec nous, et la foule ne sait ni s’y diriger ni s’y tenir. Ceux qui se défendent de la puissance de l’exemple sont justement regardés comme au-dessus de leur siècle, et, presque toujours méconnus par lui, ils n’obtiennent justice que de la postérité. La rareté d’un tel mérite est l’excuse de ceux qui ne l’ont pas, et quoique l’excuse soit insuffisante, quoique le devoir de la raison soit de lutter contre tout préjugé puissant, il faut bien trouver un peu d’indulgence pour ceux qui ont pensé et qui ont vécu suivant l’opinion commune. Cette reine du monde donne par avance des lettres de grâce à ceux qui n’auront agi que de son exprès commandement, et nul ne peut répondre qu’il eût fait beaucoup mieux que ses pères. Cependant il y a en tout temps des exceptions, il y a toujours une élite, et c’est dans l’élite que toute âme honnête doit aspirer à se placer.

Qu’on juge ainsi de la philosophie qui nous occupe. Elle a eu les défauts de son époque. Elle les a gagnés, même en les combattant, et elle ne les a pas assez combattus. Les temps modernes sont de grands sécularisateurs. Par eux, tout est sorti de l’ombre du sanctuaire, de l’obscurité des écoles, de la solitude des sages, pour se produire au grand jour et sur la place publique. Le savoir et la méditation ont cessé d’être un étroit privilège. Beaucoup de causes, dont la plus puissante est l’imprimerie, ont depuis trois cents ans travaillé à reculer les frontières de la république des lettres, et la philosophie cessant d’être une doctrine d’initiés, la société en est devenue confidente et juge à la fois, mais jamais plus visiblement qu’au temps où Voltaire a parlé de tout à tout le monde et tenté d’agrandir à la mesure de son génie le domaine du sens commun. Du moment que la philosophie passait ainsi dans le commerce, il devenait de plus en plus difficile qu’elle réussît à éluder les influences contemporaines, et qu’elle maintînt sa hauteur et son indépendance en renonçant à son isolement. Il se peut, et j’inclinerais à le croire, qu’à la rigueur ce ne fut pas là le rôle de la science philosophique. On peut regretter pour elle un ordre de choses où, moins active et moins connue, elle gardait mieux sa dignité en exerçant moins de puissance. On peut regretter les temps, s’ils ont existé jamais, où, comme la poésie religieuse, elle haïssait le vulgaire profane et le tenait à distance. Bien qu’elle ait certainement fleuri dans les démocraties, elle s’est rarement, dans l’antiquité du moins, montrée démocratique. Celui-là même qui s’est glorifié de l’avoir fait descendre du ciel sur la terre ne l’a jamais mêlée à la foule, et il est mort héroïquement pour avoir soutenu la sagesse impopulaire. Le grand Socrate a respecté les lois et bravé les idées de son pays. Il a tout immolé aux volontés d’Athènes, tout, excepté sa pensée. Or peut-être le martyre vaut-il mieux à la philosophie que la puissance, et n’est-elle à son rang que cachée ou persécutée. Je la vénère assez pour ne pas la plaindre de ses disgrâces, et elle est assez grande pour être malheureuse.

Mais quoi qu’on puisse rêver en ce genre, les sociétés modernes pensent autrement. Depuis l’instant où elles ont rallumé le flambeau qui les éclaire, elles veulent qu’il luise pour tout le monde, et elles ont par degrés marché à la diffusion, à la vulgarisation de toutes choses. Renonçons à ramener le fleuve vers sa source et à persuader aux peuples qu’ils ont tort de vouloir tout entendre et tout savoir. Il faut se résigner et trouver bon que la presse ait fait à la science et à la pensée une condition nouvelle. On ne peut empêcher les grands faits historiques de s’être accomplis. C’est l’histoire qui a légué à la philosophie le milieu social dans lequel elle s’est développée parmi nous, et de l’ancien régime est née celle qui devait renverser l’ancien régime.

Je ne suis insensible à aucune gloire nationale. J’admire les points brillans de notre histoire : Richelieu est un grand politique, Condé un grand capitaine, Bossuet un grand orateur; mais ils n’en ont pas moins laissé après eux une France qui allait à une révolution. Un mouvement qui date de la fin du moyen âge emporte les sociétés modernes, et tous les panégyriques du passé n’empêcheront pas que ce mouvement n’ait tendu à un renouvellement universel. Le moyen âge a si bien fait que tout ce qui s’est appelé renaissance, émancipation, progrès, civilisation, n’a été qu’une longue réaction contre lui. Pouvoirs, institutions, lois, systèmes, presque tout a été considéré comme autant de jougs à briser. L’esprit nouveau du monde a été un esprit d’indépendance qui tantôt par un lent travail, tantôt par de brusques efforts, allait changer la face du monde, et tour à tour réformateur ou révolutionnaire, il a passé de la religion à la politique, des arts aux sciences, de la législation à l’industrie. Aussi le ton général a-t-il été constamment critique et agressif. L’attaque a pu être mesurée, détournée, secrète; des haltes, des trêves ont pu la suspendre : il y a eu des momens soit de lassitude, soit de confiance, où une satisfaction apparente a semblé tout pacifier; mais le fond a subsisté, et les hostilités n’ont été jamais qu’interrompues. Prenez pour exemple la littérature. Quand a-t-elle cessé d’être animée d’un esprit d’opposition? Les écrivains flatteurs de Louis XIV attaquaient eux-mêmes ce que Louis XIV aimait. La noblesse et l’église sortaient assez maltraitées des satires de Despréaux; la monarchie absolue n’avait point à se louer de La Bruyère; les prédicateurs dénonçaient la cour à la nation, et le grand roi lui-même, qu’il disgraciât l’auteur du Télémaque ou qu’il protégeât l’auteur de Tartuffe, travaillait pour la révolution française, car la révolution était au terme de toutes choses. Toutes les voies y menaient. L’esprit d’opposition est plus facile à comprimer qu’à modérer, et quand il est général, on ne le comprime point. Le pouvoir cède ou résiste; mais en cédant il encourage, en résistant il irrite. Bientôt tout s’envenime ou s’exagère, et la passion descend jusqu’à la ruse pour miner le pouvoir, que la raison d’état conduit à l’hypocrisie, et qui offense sans imposer.

Tel devait être le résultat du gouvernement tant vanté du XVIIe siècle. Il devait laisser la société sans respect pour l’autorité et sans contentement d’elle-même. La civilisation moderne, issue de la licence effrénée du moyen âge, pouvait malaisément porter les insignes d’une sévère morale. Sans doute la société s’est régularisée de siècle en siècle, et les désordres les plus grossiers, les vices les plus audacieux ont disparu avec le temps. La cour de Louis XV même valait mieux que celle des Valois; mais la faiblesse diminuait peu à peu les caractères, la légèreté amollissait les mœurs; les institutions ne protégeaient ni la force des uns, ni la dignité des autres. La défense des traditions, qu’on aurait voulu rendre sacrées, les compromettait par une évidente mauvaise foi, par les artifices trop clairs d’une misérable politique. Ainsi tout paraissait odieux ou dérisoire dans les appuis d’un régime en déclin. Pour les sages eux-mêmes, l’ordre existant ne semblait plus fondé que sur de scandaleuses fictions, et l’auteur des Lettres persanes nous a appris comment le plus éclairé, le plus pénétrant et le plus modéré des observateurs pouvait juger la société et son gouvernement il y a cent trente ans. Juste peine des fautes du passé, on attaqua tout sans choix ni mesure; le dégoût engendra l’injustice, le déchaînement répondit à l’oppression. Quand le respect se perd, soyez sûr que le respectable s’est perdu le premier.

Ainsi s’expliquent certains excès de la raison moderne. Ainsi encore se motivent, sans être par là justifiées, les erreurs de la philosophie. Elle fut du temps et du pays. Elle eut les torts d’une opposition fondée, mais passionnée. Il n’y a point de parfaite intelligence sans une certaine impartialité, et les hommes ne sortent guère d’un excès que par un autre. Néanmoins, tandis que la philosophie, entraînée par une opposition légitime, se jetait dans une extrémité ou prenait le ton du jour, elle propageait aussi les principes de sociabilité qui peuvent seuls ennoblir notre passage sur la terre. Tandis que quelques-uns de ses adeptes ardens à tout abattre refusaient à la nature le principe même de l’ordre, à l’homme la plus haute de ses idées, à la morale sa sanction la plus auguste, à l’esthétique la beauté qui ne périt pas, la philosophie générale relevait l’homme abaissé par leurs sophismes à la hauteur d’un être raisonnable et libre, qui ne peut être gouverné que par la raison dans la liberté. C’est elle en un mot qui préparait l’ère de 1789.

Oui, la société formée par ces maîtres si décriés aujourd’hui a produit la noble génération dont nous avons vu s’éteindre les derniers restes. Ces disciples d’une école tant outragée, où sont donc leurs pareils en générosité, en indépendance, en désintéressement, en courage? On répudie les doctrines sensualistes; on se vante de croyances contraires; on ne peut assez maudire les principes dissolvans qui ont tout perdu. Le ton a changé; il est plus retenu, plus correct; on baisse timidement les yeux aux citations des livres imprimés il y a cent ans. On admire l’ascétisme du moyen âge, et l’on rougit de la renaissance : sainte réaction dont on est tout fier ! Jamais pourtant le sensualisme pratique n’a exercé plus d’empire; jamais le calcul n’a été plus impudemment préféré au raisonnement; jamais la force plus honorée, la fortune plus glorifiée. Les intérêts positifs, devenus l’objet d’un véritable enthousiasme, ont remplacé les droits de l’homme, et depuis que tout le monde fait fi du matérialisme du XVIIIe siècle, on est plus matérialiste que lui.

L’inconséquence tient une grande place dans le monde, et il se pourrait qu’elle ne dût jamais être entièrement bannie des choses humaines. Du moins le danger des principes absolus développés avec une logique inflexible semble-t-il indiquer, soit dans la nature de la vérité, soit dans la nature de l’esprit humain, une certaine impossibilité d’assujettir la réalité aux formes rigoureuses de l’intelligence. L’incomplet de nos conceptions les plus étendues se trahit toujours par quelque endroit. Il ne faut donc pas s’étonner ni s’indigner outre mesure, quand l’inconséquence se laisse apercevoir, soit dans les croyances, soit dans les lois, soit dans les actions des hommes. Elle est comme le complément obligé et quelquefois le correctif utile de l’insuffisance ou de la fausseté de nos principes, ou plutôt de ce que nous appelons ainsi. L’erreur serait grande d’en conclure qu’il n’y a pas de principes; mais il est vrai que nos idées générales, sous leur expression la plus correcte, peuvent rarement être suivies au fil de la déduction comme des définitions mathématiques. La difficulté de rédiger d’une manière inattaquable les plus simples et les plus évidentes maximes de la morale est une preuve familière de cette infirmité de notre raison. Tout le monde convient que les règles de droit qui constituent la pure justice, le summum jus, doivent souvent être interprétées, c’est-à-dire modifiées par la délicatesse, le sentiment, l’honneur, par des idées enfin qui ne sont pas celles de la justice même.

Cette part légitime de l’inconséquence est en pratique fort accrue par nos erreurs et nos passions, et sans excuser les disparates étranges auxquelles parfois elles nous entraînent, il faut se résigner à les accepter, quand on les rencontre, et quand les suites n’en sont pas de tout point funestes. L’histoire nous montre partout le spectacle des contradictions humaines; quoiqu’elles aient déparé les meilleures causes, il faut leur pardonner lorsque du moins elles ne les ont pas perdues. L’expérience de la vie atteste qu’aucune entreprise ne saurait être conduite à bonne fin, s’il fallait pour agir ramener à une lucidité et à une concordance parfaites les idées et les sentimens de ceux dont on réclame le concours. La diversité des motifs n’est point un obstacle à la communauté d’action, et il n’est pas nécessaire de s’entendre sur tout pour se concerter et marcher ensemble au même but. Ces discordances partielles, ces variations et ces contrastes entre les hommes, cette incohérence même de pensées et d’affections dans chaque individu n’en sont pas moins de véritables infirmités : c’est par là souvent que le mal fait irruption dans le bien; c’est par là que peuvent être mis en péril l’honneur ou le succès des meilleurs desseins, des plus nobles doctrines, et c’est à cette misère de notre condition que doivent s’en prendre particulièrement les hommes de ce temps-ci, tant de fois réserves à voir la vérité compromise par l’erreur, la justice par la violence, et nos entreprises, semblables aux poèmes que condamne Horace, terminer par des extrémités hideuses le corps d’une femme à la beauté de déesse.

Avant d’appliquer ces idées à la philosophie et à la révolution, citons un exemple assez frappant de cette singulière faculté, parfois utile, souvent funeste, que l’humanité possède, d’associer les contraires et d’agir avec une entière sécurité d’esprit en sens inverse de ses principes. Tout le monde sait qu’il existe une interprétation rigoureuse du dogme du péché originel qui détruit à la fois toute ombre de vertu naturelle et de libre arbitre. Le calvinisme est accusé d’arriver à cette extrémité, et dans toutes les sectes du christianisme on désigne des écoles suspectes de la même tendance. On veut que, par opposition à Pelage, saint Augustin ait incliné en ce sens, et saint Thomas d’Aquin a encouru le même soupçon. Quoi qu’on pense néanmoins du fond de la doctrine et de ses rapports avec l’essence du christianisme, il semble présumable qu’une croyance fondée sur la corruption intégrale et absolue de l’humanité, sur la chute irrémédiable de la raison et de la volonté, devrait conduire ceux qui la professent, quand ils regardent à la politique, à prendre parti pour le pouvoir absolu. Toute liberté publique suppose un certain empire naturel de la raison. Toute liberté publique admet que le bien est plus puissant que le mal. Si l’homme est tel que le décrit le pessimisme des gomaristes et de leurs pareils, il n’est ni digne ni capable d’être à un degré quelconque livré à lui-même, et la discipline du couvent le plus strict est encore trop douce pour cette créature de révolte et de désordre. Et cependant voyons les faits : les peuples protestans, qu’ils prennent pour maître Luther ou Calvin, tendent à quelque négation du libre arbitre; sont-ils pour cela des peuples épris de la tyrannie? Ce n’est pas généralement sur le sol où ils habitent que fleurit la servitude. Leurs sectes les plus zélées sont loin de s’être armées pour le despotisme. Les presbytériens n’étaient pas des absolutistes; les puritains ont combattu pour la liberté, première secte peut-être qui ait conçu quelque juste idée de la liberté de conscience. En un mot, par une dissonance qui d’abord étonne, les adversaires du libre arbitre, en y comprenant les jansénistes, calvinistes en cela, appartiennent généralement à la portion libérale de la famille humaine. On n’en saurait dire autant de leurs adversaires dogmatiques, témoins les jésuites. De tous les chrétiens, les jésuites sont peut-être ceux qui pensent le plus de bien de la nature humaine, à les juger par leur théologie, et qui semblent en penser le plus de mal, à les prendre par leur politique. On pourrait expliquer ces contradictions au moins apparentes, et faire voir comment tantôt des idées, tantôt des circonstances également étrangères, sont venues tempérer l’âpreté de certains dogmes, fléchir la rigueur de certains esprits, ou former un amalgame neutre d’élémens opposés. Un accord relatif peut s’établir entre des principes d’action fort divers dans l’unité individuelle de la nature humaine. Cette recherche toutefois nous entraînerait trop loin, et il faudrait ici pénétrer tous les secrets de l’histoire. Qu’il suffise d’éclairer la question par ce grand et heureux exemple d’une spécieuse inconséquence qui a fait l’honneur des premières sociétés du monde.

Une observation analogue naîtrait à propos de la philosophie qui a précédé et inspiré la révolution. Prenons que la doctrine psychologique, qui dérive toute pensée de la sensation comme d’une source unique, ait pour conséquence, ainsi qu’on l’allègue, de réduire à l’évidence des sens toute certitude, à l’expérience externe toute méthode; qu’ainsi Dieu et l’âme ne soient plus que des hypothèses, sinon des chimères, et qu’enfin l’homme soit uniquement conduit par le plaisir, et la morale uniquement fondée sur l’utilité. Telle est en effet, ou du moins telle peut être la portée du sensualisme matérialiste. Or, parvenue à ce point, on défierait la logique la plus subtile d’extraire de tels antécédens l’idée de droit. Alléguerait-on que la justice est dans l’intérêt général? Il ne s’ensuivrait pas rigoureusement que la justice fût obligatoire, ni aucun de ses principes inviolable. Qu’importe l’intérêt général à l’individu, dès que son intérêt propre est intact? Le libéralisme est appuyé sur les droits de l’humanité; il ne s’impose qu’au nom de la justice. Il se réclama des vérités éternelles, ou, suivant l’admirable expression de Turgot. la résistance à l’oppression est une ligue avec Dieu même; mais l’homme du sensualisme matérialiste, l’homme machine, comme on disait, est une créature sans dignité, et comme telle il n’a rien à prétendre, s’il n’est en mesure de se faire craindre. Sans doute les libertés publiques tournent au profit de la communauté, et, pour ce motif, elle est intéressée à les obtenir. Nul cependant n’est tenu par aucune loi morale de les lui concéder, et elles n’iront qu’à l’homme assez fort pour les prendre. Le nombre et sa force, voilà en définitive l’unique titre comme le seul instrument des révolutions. Ainsi la théorie philosophique que nous supposons ne saurait rien légitimer; pour elle, les mots de tyrannie et de liberté ne désignent que des faits indifférens en principe. Ne connaissant que des intérêts déterminés par des besoins et des volontés déterminées par des passions, elle n’a rien à la lettre de sacré. Et que peut-elle dire aux puissans de la terre pour leur persuader de sacrifier leurs intérêts et leurs passions?

Voilà, dans le domaine de la spéculation, le faible de cette philosophie. Comment se fait-il donc qu’en France, et partout comme en France, elle ait d’ordinaire accompagné ou même inspiré les efforts du libéralisme? Par quelle louable inconséquence l’adversaire des notions nécessaires et des principes invariables a-t-il été presque en tout lieu l’avocat d’une politique qui n’est justifiée que si elle a pour elle l’absolue vérité? C’est que le libéralisme ne peut triompher que par l’abandon des vieilles doctrines d’autorité, qui ont trop pesé sur l’espèce humaine. C’est que l’esprit de réforme est l’antagoniste naturel de ces doctrines, et qu’il a inauguré contre elle l’indépendance de la raison. Or la philosophie du XVIIIe siècle n’a été que l’expression hyperbolique de l’individualisme raisonneur secouant toutes les conventions traditionnelles, toutes les maximes officielles. Elle a porté à son dernier terme la prétention pour chacun d’être soi. Par là, elle a été un grand déploiement de la liberté d’intelligence; par là, elle est fondamentalement libérale. Le pouvoir absolu, formant une constante alliance avec les préjugés du passé, s’est fait une ennemie de leur grande adversaire, et il a réussi à ranger du côté de l’attaque une métaphysique d’empirisme qui aurait pu tout aussi bien servir le machiavélisme de la résistance. Hobbes en effet me paraît tout autant dans le vrai de la philosophie des sensations, quand il préconise le pouvoir absolu et transforme toutes les lois en conventions arbitraires, que ces matérialistes généreux qui rappellent le peuple à la liberté et la législation à l’éternelle justice. Seulement ceux-ci, au prix de quelque tour de logique, rachètent dans l’application les fautes de la spéculation. Le sentiment moral qui les anime détourne leurs principes à la cause de le vérité, et les relève par des conséquences qu’ils ne devaient point naturellement porter. Une doctrine tout empirique enfante des vérités de raison et de justice éternelle,

Miraturque novos fructus et non sua poma ;


faute heureuse, si ce fut une faute. Que la logique en gémisse si elle veut, honneur et reconnaissance à qui, même en raisonnant mal, aura servi l’humanité! La métaphysique, importante dans les écoles, l’est beaucoup moins dans les partis. Qui ne voudrait, au prix des erreurs de Locke, égaler sa vie, répéter ses services, rappeler ses vertus? J’ignore si le duc de La Rochefoucauld de 89 n’avait pas la philosophie de Condorcet : serait-ce une raison pour moins honorer sa mémoire, pour moins envier sa renommée, pour contester à sa mort tragique les poétiques louanges de Klopstock? Il se peut que Malesherbes lui-même pensât plutôt d’après Locke que d’après Leibnitz : cesserait-il pour cela d’être une des plus pures gloires de l’humanité? Qu’importent les théories de Bailly à la touchante majesté de ses derniers momens? Il n’est aucun de nous qui n’ait pu jadis rencontrer dans le monde quelqu’un de ces hommes d’un autre âge, qui avaient vu naître la révolution, qui avaient servi sa cause, combattu ses fautes, lutté contre ses injustices, sans renier jamais ses principes, conservant au milieu de toutes les épreuves un courage et une foi inaltérables, supérieurs aux menaces comme aux séductions de la toute-puissance, prêts à sceller de leur sang les vérités immortelles qu’avait proclamées leur jeunesse, — et convaincus d’ailleurs qu’après Voltaire et Rousseau il ne restait rien à faire à l’esprit humain.

Conclurons-nous que l’erreur spéculative est indifférente? Ce serait trop d’abnégation pour la métaphysique. En tombant dans certains esprits dénués de discernement ou de modération, en se mariant aux passions de certaines âmes ardentes ou vulgaires, des erreurs de principes peuvent se développer en systèmes qui serviraient d’apologie à la violence ou à l’iniquité. Il y a quelque affinité entre les doctrines qui comptent les intérêts au lieu de peser les droits, qui estiment la volonté plus que la raison, qui placent la justice du côté du grand nombre, et cette politique déréglée qui a cru trop souvent sauver la révolution en violant ses principes, et qui, poussant la liberté jusqu’à la licence, rouvre la porte à la tyrannie. Ce n’est donc pas seulement par un platonique amour pour la vérité qu’il faut la replacer au sommet de la science. Relever la philosophie des atteintes d’une fausse méthode ou d’un excès de polémique, ce n’est pas seulement travailler pour l’idéal, c’est affermir le point d’appui, éclairer la route, assurer la marche de tous ceux qui portent des idées générales dans les affaires du monde, et qui croient qu’en politique comme ailleurs, au-dessus de l’art est la science, au-dessus du fait le droit. Ainsi, puisqu’on peut, sans trahir la révolution française, juger la philosophie du XVIIIe siècle, on peut, en la corrigeant par une meilleure philosophie, servir encore la révolution même et réconcilier l’utile avec le vrai.


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Free Enquirer’s family library, New-York 183C. — Lord Brougham, Disc, on Nat. Theol., not. IV.
  2. « Cette commode philosophie des heureux et des riches qui font leur paradis en ce monde ne saurait être longtemps celle de la multitude victime de leurs passions, et qui, faute de bonheur en cette vie, a besoin d’y trouver au moins l’espérance et les consolations que cette barbare doctrine leur ôte. Des hommes nourris dès l’enfance dans une intolérante impiété poussée Jusqu’au fanatisme, dans un libertinage sans crainte et sans honte, une jeunesse sans discipline, des femmes sans mœurs, des peuples sans foi, des rois sans loi, sans supérieur qu’ils craignent et délivrés de toute espèce de frein, tous les devoirs de la conscience anéantis, l’amour de la patrie et l’attachement au prince éteints dans tous les cœurs; enfin nul autre lien social que la force : on peut prévoir aisément, ce me semble, ce qui doit bientôt résulter de tout cela. » (Rousseau, troisième Dialogue.)