De la Renaissance des études religieuses en France

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DE LA RENAISSANCE
DES
ETUDES RELIGIEUSES
EN FRANCE

Le livre de Job, traduit de l’hébreu ; étude sur l’âge et le caractère du poème, par M. E. Renan, de l’Institut ; Paris 1859.



À mesure que le XIXe siècle descend la pente des années, les traits par lesquels il se distingue des siècles précédens semblent se préciser et prendre pour l’observateur attentif des contours plus faciles à déterminer. Il ne faut pas trop s’étonner de ce qu’ayant dépassé déjà le milieu de ce siècle, nous n’osions encore lui assigner un caractère propre qu’avec beaucoup d’hésitation. Ne devra-t-on pas d’ailleurs, selon toute vraisemblance, indiquer quelque jour l’hésitation même comme une de ses dispositions fondamentales : hésitation sous une foule de rapports, hésitation en religion, en philosophie, en politique, en morale, en littérature, partout, excepté en industrie ? Sur ce dernier terrain, le siècle marche avec une décision vraiment imposante, bien que, même dans ce domaine, l’hésitation reparaisse dès qu’on veut passer aux théories générales. De cette peine que nous semblons éprouver à nous prononcer, à prendre un parti, à marcher en avant vers un but clairement défini, vient cette série de compromis et de demi-mesures qui constitue jusqu’à présent l’histoire de notre siècle dans ses progrès souvent avortés et dans ses réactions à peine avouées. Le langage lui-même n’a-t-il pas subi l’empreinte de cette disposition générale ? Est-ce uniquement le mauvais goût, l’oubli des grands modèles ou l’impuissance de les imiter qui ôte si souvent à nos productions littéraires cet admirable cachet de précision et de sécurité qui était, à un degré si remarquable, l’apanage de nos écrivains d’autrefois ? L’absence de cette précieuse qualité ne tient-elle pas en grande partie à ce que, faute d’une conviction bien arrêtée, on s’étudie à multiplier sous sa plume ces nuances et ces clairs-obscurs qui permettent à l’écrivain moderne d’espérer que, s’il se trompe, il ne se trompe pas tout à fait ? On dirait que toutes les fois que nous affirmons, nous nous y prenons de manière que la négation puisse rentrer par une porte de derrière dans notre affirmation même. Pour ne pas être injuste envers notre siècle, il faut ajouter que l’expérience de la vie rend naturellement les hommes prudens et circonspects, et qu’au XIXe siècle nous sommes vieux d’expériences de tout genre, qui sont loin d’avoir toujours été heureuses.

Mais il est une raison plus puissante encore qui explique cet état présent des esprits, et qui nous fait un devoir de ne parler qu’avec circonspection de ce que notre siècle est en réalité, de ce qu’il fait et de ce qu’il vaut : c’est qu’en 1859 nous sommes encore au commencement de la période morale qui s’appellera dans l’histoire le XIXe siècle. Nous oublions souvent, sous l’influence d’une illusion facile à comprendre, que l’histoire réelle n’est pas du tout soumise à notre calendrier. Il n’y a qu’un parallélisme inexact entre notre division abstraite de l’histoire par siècles et la division qui résulte des choses elles-mêmes en dehors de leur date. Le XVIe siècle, par exemple, ne finit pas le 31 décembre 1599 ; il se prolonge pendant toute la durée du règne de Henri IV. Le couteau de Ravaillac, en empêchant ce prince de prévenir la guerre de trente ans, fait même qu’en réalité le XVIIe siècle ne commence qu’avec le traité de Westphalie. Alors seulement on peut être certain que, des deux grandes puissances religieuses qui se sont disputé l’Europe au XVIe siècle, aucune n’est encore capable d’absorber l’autre, et que l’obligation de vivre côte à côte est devenue inévitable. Si l’on adopte ce point de vue, le XVIIe siècle français sera aussi court que brillant ; il finit avant le roi qui lui doit sa gloire : il nous semble qu’il finit le 2 décembre 1688, le jour où Jacques II aborde en France, victime de la lutte qu’il a engagée contre les libertés de l’Angleterre, et venant chercher un refuge à l’ombre d’un trône qui fut pour lui un funeste idéal. À cette date, les grandes œuvres littéraires et philosophiques du siècle sont terminées pour la plupart. Il n’a plus grand’chose à apprendre au monde, et pour la première fois l’Europe assiste au spectacle nouveau d’une révolution victorieuse élevant sur le trône une dynastie qui n’a d’autre mandat que de maintenir les libertés nationales. Si l’on se rend compte de l’importance illimitée qu’a eue pour toute l’Europe la révolution anglaise de 1688, si l’on se rappelle que le XVIIIe siècle français, tout original et fécond qu’il ait été, plonge cependant par ses racines dans la société anglaise qui sortit de cette révolution, on ne trouvera rien d’arbitraire dans la date indiquée. Au fond, le XVIIIe siècle est révolutionnaire dès son aurore, et il conserve jusqu’à la fin son caractère originel. Nous le faisons commencer à bon droit avec le moment où l’esprit moderne, jusque-là confiné en Hollande, triomphe, à la face du monde, chez le peuple le mieux préparé par son passé à l’incarner dans ses institutions.

Par la même raison qui nous fait dire que le XVIIe siècle fut très court, nous dirons que le XVIIIe fut très long. La révolution française, qui est son point culminant, n’arrive qu’à la fin, et ce serait une grande erreur de croire qu’elle se termine avec l’empire. À part l’affermissement irrévocable de certaines réformes civiles et égalitaires qui lui doivent leur consécration définitive sur le sol national, on ne peut pas admettre que Napoléon ait clos la révolution. En 1815, on dirait au contraire qu’un doigt mystérieux a rayé de l’histoire tout ce qui s’est passé entre 92 et l’invasion. L’antagonisme des deux tendances qui se partagent le pays est identique de tous points à celui qui le divisait le jour de l’ouverture des états-généraux. Le tiers-état recommence contre la noblesse et le clergé une lutte acharnée, dans laquelle le trône n’est toléré par lui qu’à la condition d’être son allié. Il y a de part et d’autre quelques expériences de plus, il y a la peur de certains excès, et encore ne s’en douterait-on pas toujours ; il y a enfin dans le monde quelques nouveau-venus encore isolés et certains pressentimens d’une autre philosophie, d’une autre littérature, d’une autre poésie. Surtout ce qui est nouveau, c’est que le spiritualisme ressuscite, au moins à l’état de tendance, marquant son réveil principalement dans la littérature par cet amour de l’infini que le XVIIIe siècle connut si peu. Ce sont néanmoins les germes à peine éclos de plantes futures cachées sous les grands végétaux qui couvrent encore le sol. En réalité, de 1815 à 1830, c’est le XVIIIe siècle qui combat le XVIIe ; c’est l’esprit de Voltaire, de Montesquieu, de Rousseau, continuant de poursuivre l’esprit de Bossuet et de Louis XIV. 1830 est la victoire du XVIIIe siècle sur le XVIIe, victoire pleine de ménagemens de la part du vainqueur. En cela se montre le fruit d’une expérience douloureusement achetée. On songe moins à extirper le XVIIe siècle politique et religieux qu’à faciliter la transition qui lui permettra de passer insensiblement dans les formes nouvelles. On compte, pour en arriver là, sur le jeu régulier d’institutions libérales modérées, et il est de fait que, pendant la carrière de dix-huit ans qu’a parcourue la monarchie de 1830, le XIXe siècle a commencé à se former et à vivre pour lui-même. Naturellement il résulte de la situation donnée que cette formation lente et graduelle ne présente pas à l’observateur de date précise qui puisse servir positivement de limite historique. Il est certain que si le régime inauguré en 1830 eût continué de prévaloir, le développement particulier du XIXe siècle se fût opéré de cette manière insensible qui ressemble à la croissance d’un corps vivant. Sans que nous ayons de jugement à émettre sur l’avantage ou le désavantage qui en est résulté, 1848 est venu, non pas donner son point de départ au XIXe siècle, qui était déjà en voie de formation, mais modifier profondément les conditions de son développement. En remettant en question beaucoup de choses que l’on croyait acquises, la révolution de février et ses conséquences, qu’il était facile de prévoir, nous ramènent en quelque sorte à un second commencement du XIXe siècle.

À mesure que nous nous sommes rapprochés du moment actuel, nous avons de plus en plus resserré nos observations dans les limites de la France : non pas que notre thèse soit fausse si nous sortons de ce pays ; mais il faudrait, pour l’appliquer à l’Europe entière, l’élargir et la modifier, et chez nous elle s’appuie sur des faits plus frappans. Nous sommes donc en France au commencement du XIXe siècle, bien que le cadran de l’histoire marque 1859, et il serait désirable que cette manière de comprendre la situation fût celle aussi de la jeunesse actuelle, à qui les découragemens de la génération précédente finiraient peut-être par persuader que l’inaction passive est la sagesse, l’espérance joyeuse la folie. Nos pères nous avaient beaucoup promis, ils nous ont peu laissé. Ne les accusons pas : peut-être ne pouvaient-ils pas faire davantage, peut-être leurs tristesses viennent-elles de ce qu’ils avaient placé leur idéal trop haut pour leurs forces et les nôtres. Sachons-leur gré de ce qu’ils ont voulu faire, et pour nous, regardons en avant. Nous avons à poursuivre leur œuvre commencée en profitant de leurs expériences. Et puis il est des terres nouvelles à l’horizon lointain, il est des cordes inconnues sur la lyre de l’humanité qui n’ont pas encore été touchées parmi nous, si ce n’est peut-être par quelques virtuoses solitaires, et dont les premières vibrations produisent des sons d’une ampleur et d’une beauté ravissantes. Que ceux qui ont des oreilles pour entendre entendent !

I

Parmi les phénomènes qui contribuent à donner au XIXe siècle français cette physionomie distincte qui en fait à beaucoup d’égards un siècle de renaissance, il faut citer en première ligne le réveil des études religieuses. J’emploie à dessein le mot d’études. Il ne s’agit pas ici en effet d’un de ces mouvemens si fréquens dans l’histoire des religions, produits passagers d’un retour aveugle vers le passé ou d’un accès fiévreux de réforme, qui n’ont souvent d’autre raison d’être que le mécontentement du présent. Ne reposant au fond que sur la négation, quelque dogmatiques qu’elles soient d’ordinaire, ces réactions ne sauraient prétendre à une durée bien longue. Elles disparaissent ou se transforment dès que l’humeur particulière ou le tour d’esprit qui leur avait donné naissance s’est évanoui lui-même ou modifié. Des études au contraire supposent que l’on prend au sérieux l’objet dont on s’occupe, et à tant de preuves douteuses de ce retour religieux dont le catholicisme est si fier, nous préférons ce simple fait que des livres tels que ceux de MM. Quinet, de Rémusat, Renan, aient pu trouver faveur en France. Un tel phénomène eût semblé d’une médiocre importance au XVIIIe siècle. Le vice de la philosophie dominante alors fut de méconnaître que la religion a droit de cité dans l’âme. « Dis-moi si tu adores et ce que tu adores, et je te dirai qui tu es, » voilà la vérité. Ce retour aux études religieuses marque donc un intérêt nouveau pour la religion, car on n’étudie vraiment que ce qui intéresse. Ce n’est pas cependant la résurrection pure et simple d’un passé religieux quelconque. La religion en soi est indépendante des formes historiques dont elle s’est tour à tour revêtue et dépouillée. Elle est essentiellement le lien par lequel l’homme se sent en rapport avec l’infini. Elle est le pont qui unit le monde du fini, du contingent, du relatif, sur lequel nos pieds reposent, à ce monde supérieur de l’éternel et de l’absolu au bord duquel nous sommes, dont nous respirons par momens certaines émanations mystérieuses, et dont l’existence s’impose à nous aussi irrésistiblement que sa consistance se dérobe à nos définitions, au point qu’il est possible d’adorer l’inconnu, qu’on ne sait pas encore comment nommer. Or le XVIIIe siècle a cru et passionnément cru au fini, au monde actuel, à l’humanité visible. Il a eu aussi son généreux idéal ; il a rêvé le bonheur parfait de l’homme dans les conditions de l’existence terrestre ; il n’a reculé devant rien, pas même devant le crime, pour le lui procurer. Malheureusement il n’a pas senti le souffle de l’invisible. De toutes les directions possibles de l’âme, le mysticisme est celle qu’il a le moins comprise. Excepté chez Rousseau, qui à cet égard est en pleine réaction contre les tendances purement négatives de son temps, le XVIIIe siècle a enveloppé dans le même dédain religion, Évangile, judaïsme, catholicisme, protestantisme, mythologie, et mis le tout au rebut sous le nom de superstition. L’homme le plus religieux, s’il est éclairé, doit reconnaître la grandeur, la légitimité relative, les bienfaits réels du XVIIIe siècle ; mais il ne peut s’empêcher de voir dans cette incapacité religieuse la cause première de ses erreurs et surtout de son impuissance.

Est-ce un caprice du goût, le simple désir de faire revenir une mode ancienne de l’esprit qui dirige de nouveau les recherches de la science indépendante vers les religions et les choses religieuses ? Le caprice n’a jamais produit des études sérieuses. Il y a toute une philosophie en germe dans ce mouvement de la science contemporaine, ou, si l’on veut, il est le résultat d’une philosophie en voie de transformation. C’est ce que nous voudrions faire bien comprendre, en avertissant d’avance qu’ici surtout on expose, on constate bien plus qu’on ne cherche à démontrer.

Il est un fait placé aujourd’hui au-dessus de toute discussion : c’est que, depuis la révocation de l’édit de Nantes, l’esprit français a été dans les études religieuses d’une grande stérilité. La France a semblé s’en consoler fort gaiement ; mais l’observateur attentif voit, dans cette espèce de sécheresse épicurienne et bourgeoise dont par momens nous sommes tentés d’être fiers, une des causes qui ont le plus contribué à faire perdre à la France dans le reste de l’Europe une partie de son influence et de sa considération. Cet amoindrissement du rôle religieux de la France est d’autant plus fâcheux qu’avant le fatal événement qui l’a amené, notre pays marchait dans cette branche de connaissances à la tête des nations chrétiennes. L’émulation, engendrée par la rivalité de deux églises sur le sol national, provoquait constamment les recherches et alimentait l’érudition religieuse de la classe instruite. Sans doute les études souffraient de leur origine, et, poursuivies surtout dans un intérêt de polémique, elles dégénéraient trop souvent en plaidoyers où l’amour pur de la vérité n’était pas toujours le fil directeur de la pensée. Pourtant l’esprit critique se formait peu à peu au sein des deux églises. Richard Simon chez les catholiques, les deux Cappelle et Blondel chez les protestans, ouvraient la lice ; Bayle enfin professait à Sedan. Il est à croire que si les choses eussent suivi leur cours naturel, le sceptre de la critique à la fois religieuse et indépendante eût été au moins partagé entre la France et l’Allemagne. Malheureusement la France se désaccoutuma de penser sur les choses religieuses. Les hommes les plus pieux furent les premiers à s’en défendre, les autres en conclurent que les choses religieuses n’étaient pas du domaine de la pensée scientifique. De là date dans les esprits et dans la pratique cette séparation tranchée entre le naturel et le surnaturel, le profane et le sacré, les vérités rationnelles et les vérités révélées, séparation qui était auparavant peu sensible dans l’application, et dont le rôle depuis lors a été si grand dans notre littérature et notre politique. De là cette manière encore aujourd’hui si répandue de considérer une religion quelconque comme un enseignement qui s’impose au nom de l’autorité surnaturelle, et se trouve par son principe l’adversaire-né de la libre recherche. Cet antagonisme, une fois accepté des deux côtés comme l’état normal et naturel des choses, eut pour résultat, d’abord une lutte passionnée entre les deux grandes puissances, puis, et conformément au système qui triompha en politique, une indifférence polie et souvent affectée qui cachait tout le contraire d’une réconciliation. Il n’y a pas encore longtemps que la philosophie dominante parmi nous se retranchait systématiquement dans cette position, si commode pour un moment, si insoutenable à la longue, pour refuser de répondre aux questions les plus importantes que l’esprit humain se puisse poser. En cela, l’éclectisme, pour lequel on est souvent bien ingrat aujourd’hui, est un véritable enfant de ce XVIIIe siècle qu’il a tant combattu.

Quelque désireux que nous soyons de penser que l’Europe nous écoute et nous admire toujours, il faut bien nous l’avouer : les peuples qui marchent avec nous vers l’avenir et dans les mains desquels se trouvent, comme dans les nôtres, la direction de l’histoire, l’Allemagne du nord, l’Angleterre, la jeune Amérique, sont avides de connaissances religieuses, et ce n’est pas chez nous qu’elles vont les chercher. Qu’on parcoure une liste récente de publications allemandes ou anglaises, et l’on verra que les œuvres religieuses ou théologiques l’emportent toujours en nombre et en importance sur les autres, sans que celles-ci se trouvent pour cela dans une condition désavantageuse, si nous les comparons aux livres analogues qui se publient chez nous. Si l’on continue de nous lire à l’étranger, nous devons ce privilège à de vieilles habitudes, à notre langue, toujours aimée malgré tout le mal qu’on en dit, à nos grands classiques et au mérite exceptionnel de quelques œuvres contemporaines. Puis nous sommes très amusans. Nous fournissons aux lecteurs du monde entier des récréations inépuisables. On serait même encore bien plus avide, dans les familles allemandes et anglaises, de nos romans et de nos pièces de théâtre, si le sens moral y était toujours à la hauteur de l’esprit. Mais, encore une fois, cette influence de notre littérature s’arrête à la surface. Les hommes graves, les hommes qui donnent autour d’eux le ton et la direction de la pensée, ne nous lisent presque pas, et la littérature française d’aujourd’hui, recherchée à titre de délassement, est rarement prise au sérieux. Qu’il y ait de l’injustice et des préventions mal fondées dans cette indifférence à l’égard de nos travaux scientifiques, je suis loin de le contester ; mais le fait est là, et il n’en faut pas chercher la cause ailleurs que dans le silence gardé par l’esprit français sur les questions les plus débattues et les plus étudiées du monde civilisé. Ce ne sont pas seulement les théologiens de profession qui ont pris l’habitude de se passer de nous, c’est aussi cette foule de penseurs et d’hommes éclairés qui éprouvent le besoin d’avoir des opinions religieuses, sans être théologiens, à peu près comme nous avons tous notre hygiène sans que nous regardions comme nécessaire d’avoir pour cela notre diplôme d’études médicales. On ne saurait croire combien de fois cette peur affectée de toucher du bout du doigt à une question religieuse, quand on parle d’histoire, de sciences naturelles, de physiologie, de philosophie même, on ne saurait croire, dis-je, combien cette réserve, qui paraissait à nos savans le comble de la sagesse pratique, qui leur semblait dictée par le bon goût, les convenances, la méthode scientifique, a provoqué le dédain ou l’impatience de nos lecteurs étrangers. Que de fois nos théories historiques en ont souffert ! que de fois l’absence de ce génie critique provenant d’études prolongées sur les peuples et les sociétés disparues, et réclamant ce tact particulier qu’on a si justement appelé le sens de l’antiquité, a fait du tort à nos appréciations ! Qu’on ne se récrie pas sur l’importance exagérée que j’attribuerais à une lacune qui, à première vue, doit paraître fort peu sensible dans les œuvres purement littéraires ou scientifiques telles que nous les entendons : il n’est pas du tout nécessaire d’aborder directement les questions religieuses pour qu’elle se fasse sentir. Il serait souvent très difficile de noter les livres, d’indiquer les études, les recherches, les théories physiques ou littéraires qui en souffrent. C’est un certain tour d’esprit, une tendance vers les choses infinies, vers l’absolu, qui fait défaut, et dont l’absence est ressentie souvent sans que l’on s’en rende compte. Il faut bien qu’il en soit ainsi, car il y a eu évidemment pendant une période assez longue un manque d’affinité entre notre esprit scientifique et celui des nations étrangères, et par suite une impuissance marquée de notre part à imprimer notre cachet, comme nous le faisions au siècle dernier, sur la pensée scientifique du monde contemporain. Qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, le fait est que dans le domaine des sciences c’est l’esprit allemand qui est l’envahisseur chez tous les peuples civilisés, et nous sommes parmi les envahis.

N’avons-nous donc que des regrets et des plaintes à faire entendre ? Non certes, et c’est en cela précisément que consiste l’importance du retour de l’esprit français vers les études religieuses. Il dépend de nous en effet de reconquérir par cette voie un ascendant que nous avons perdu. Il suffit pour cela qu’un certain nombre des écrivains français les plus distingués continuent de consacrer à l’étude des religions et des faits qui s’y rattachent leurs méditations et leurs recherches, et que, par leur intermédiaire, le public éclairé, mieux informé de ce que sont en elles-mêmes les choses religieuses, abjure enfin ce malheureux point de vue du XVIIIe siècle, dépassé ailleurs depuis longtemps. Que l’on se rassure : il ne s’agit nullement de revenir à celui du XVIIe, qui ne l’est pas moins. Il s’agit de revenir à la saine tradition de l’Europe moderne et chrétienne, également éloignée et de la sauvage intolérance du moyen âge et de l’indifférence peu raisonnée des temps qu’on appelle chez nous civilisés.

Déjà la littérature contemporaine de la France a été enrichie de travaux d’un mérite supérieur dans cet ordre de recherches. Les œuvres philosophiques et religieuses de M. Edgar Quinet ouvrirent une voie de recherches restée jusque-là inféconde. Ce ne sont ni les applaudissemens ni le succès littéraire qui leur ont manqué lorsqu’elles ont paru. Pourtant il est douteux qu’on les ait encore estimées généralement à leur vraie valeur. La poésie du style, l’élévation généreuse de la pensée, le libéralisme ardent de l’écrivain, ont plus fait pour lui concilier les chaudes sympathies de la jeunesse que les mérites plus cachés résultant d’une érudition puisée aux meilleures sources, élaborée par un esprit d’élite. Combien de points de vue et d’aperçus qui semblent tout nouveaux à notre public d’aujourd’hui sont déjà pressentis et même développés dans le Génie des Religions et les autres œuvres de l’éminent écrivain ! Ceux qui suivent d’un œil attentif la marche des idées religieuses dans la France contemporaine doivent certainement décerner à M. Quinet l’honneur d’avoir plus contribué qu’aucun autre à imprimer une direction nouvelle à l’esprit français en matière d’études religieuses[1]. Déjà les travaux de nos orientalistes ont conquis une réputation méritée et facilité les abords de la science. En ce moment, les œuvres de MM. Guigniaut, Maury, Michel Nicolas, Munk, Colani, Renan, continuent avec un grand bonheur l’édifice commencé. Évidemment, pour les questions religieuses, le temps du silence respectueux est passé. Les ouvrages philosophiques de ces dernières années se distinguent surtout des ouvrages antérieurs par la large part qui est faite à l’élément religieux de l’âme humaine. On a vu des recueils périodiques, des feuilles quotidiennes même, s’ouvrir de plus en plus à des travaux inspirés par le même intérêt. Qu’il me soit permis de citer quelques noms encore, MM. Montégut, E. Laboulaye, le regrettable M. Rigault. Le recueil où j’écris n’a pas été sans contribuer pour une grande part à ce renouvellement de la science religieuse nationale. Les travaux de M. de Rémusat, entre autres, sont une des meilleures preuves de ce mouvement fécond, et la sympathique attention qu’ils ont éveillée en dehors des frontières pourrait démontrer aux plus incrédules que les écrivains français savent se faire écouter de tous, et même mieux que d’autres, quand ils parlent des choses religieuses en connaissance de cause, avec l’indépendance et la largeur d’un esprit vraiment philosophique.

Tout en reconnaissant ce qui nous a manqué pendant longtemps, il semble donc opportun d’indiquer ce que nous sommes aujourd’hui en voie d’acquérir. J’ai bien des fois entendu dire de l’autre côté du Rhin : « Si la France savait et si l’Allemagne pouvait ! » En fait, nous avons été trop longtemps détournés des études religieuses ; nous ne pouvons reconquérir le terrain perdu qu’à force de labeurs et à la condition de subir une espèce de torture intellectuelle sous la discipline d’écrivains étrangers qui ne parlent pas notre langue et pensent encore bien moins nos idées. Néanmoins, lorsqu’une fois il a pu acquérir l’érudition, l’aptitude critique, l’esthétique religieuse, si l’on peut ainsi nommer le talent particulier d’apprécier les choses religieuses de la manière et selon la mesure qui leur conviennent, l’esprit français est le mieux préparé du monde pour en tirer des résultats solides et surtout pour leur donner cette forme attrayante qui est seule capable d’initier aux mystères de ce monde supérieur ceux qui n’en ont pas fait leur étude spéciale. Moins idéaliste que l’esprit allemand, moins positif que l’esprit anglais, amoureux de la mesure, mais aussi de la beauté, ne pouvant consentir à séparer la science de l’art, l’esprit français sera le conquérant du monde toutes les fois que le fond vaudra la forme, que le travail aura précédé l’art. Le moment actuel est d’autant plus favorable que l’Allemagne, encore très active, si nous la comparons à nous, passe par une période relative d’inaction, si nous la comparons à elle-même. Quant au monde anglais, il ne fait, à vrai dire, que commencer l’étude indépendante des choses religieuses, et il le fait presque uniquement sous la direction de l’esprit allemand. Il y a donc opportunité sans nul doute à rechercher de plus près quelles causes ont retenu l’esprit français si longtemps éloigné du domaine des études religieuses, et quelles idées nouvelles il apporte en rentrant dans ce monde qui lui est trop longtemps resté presque étranger. Après s’être arrêtée sur ce tableau général, notre attention pourra se porter avec plus de fruit sur une des œuvres récentes qui nous paraissent le mieux caractériser la nouvelle critique religieuse.


II

J’ai dit que notre stérilité en fait de science religieuse tenait à ce point de vue, datant de la fin du XVIIe siècle, qui établit une barrière infranchissable entre le sacré et le profane, le surnaturel et le naturel, le divin et l’humain, la foi et la science. De là résultait en effet, pour les amis de la libre pensée, ou l’inimitié, ou l’indifférence en face de tout ce qui se présentait avec les couleurs du surnaturel. Le déisme, qui fut la religion philosophique du XVIIIe siècle, s’en accommodait fort bien, et, soit que les adversaires de la religion traditionnelle niassent toute révélation en reléguant l’Être suprême fort loin par-delà les nuages, soit que les apologistes du christianisme s’imaginassent qu’ils avaient rempli leur tâche en démontrant qu’une révélation était nécessaire à l’homme, et que des miracles suffisamment attestés prouvaient que le christianisme seul était cette révélation nécessaire, tout le monde était d’accord sur un principe important : c’est que les choses divines sont le contraire des choses humaines, que le miracle, ou l’interruption brusque et irrationnelle de l’ordre universel, est le caractère essentiel de toute religion révélée, le signe auquel on doit reconnaître un acte vraiment divin. Des deux côtés en effet, Dieu et le monde étaient deux êtres séparés l’un de l’autre, opposés l’un à l’autre, et sans rapport intime en temps ordinaire. Toute manifestation de Dieu dans le monde était donc une rupture, une négation momentanée de l’ordre du monde. Ce n’était pas la règle, c’était l’exception qui révélait Dieu. Par un singulier mélange d’idées, on n’en parlait pas moins de l’infinité, de la toute-puissance, de l’immensité de Dieu, et chez les plus pieux la Providence, abstraction vaguement définie, tenait la place de ces légions d’anges et d’esprits bienheureux qui, dans les siècles de foi naïve, servaient à la communication incessante, et partant naturelle, entre le Créateur et la création. En réalité, le siècle de la philosophie avait accentué le surnaturel bien plus fortement que les siècles antérieurs. Le surnaturel perd son cachet spécial pour ceux qui se croient toujours et partout sous son empire. Le miracle exige, pour être compris comme miracle, que l’on connaisse bien ce qui n’est pas miraculeux. Devant le flambeau des sciences naturelles, il semblait donc que Dieu se retirât dans un lointain toujours plus inaccessible. Toute loi nouvelle constatée, tout fait merveilleux expliqué paraissait une conquête de l’homme sur le domaine divin, et ainsi la contradiction posée d’avance entre la foi et la science s’aggravait tous les jours des progrès de celle-ci.

On aperçoit tout d’abord qu’une telle conception des rapports de Dieu et du monde excluait la possibilité de toute recherche sérieusement scientifique appliquée aux religions. En revanche, dès que le monde et Dieu ne sont plus, comme le déisme se les représentait, opposés l’un à l’autre et se limitant mutuellement, du moment qu’ils sont dans un état de pénétration mutuelle et en quelque sorte de parallélisme continu, le problème religieux change de face. Et voilà précisément le point de vue prédominant de la pensée moderne. La révolution opérée dans les esprits se manifeste clairement dans ce fait, qu’aujourd’hui l’écueil de la pensée religieuse est le panthéisme, et non plus le déisme comme autrefois. Le monde, tel qu’il nous apparaît dans ses deux grandes divisions de la matière et de l’esprit, se développe parallèlement à la pensée absolue, dont il est l’épanouissement dans l’espace et dans le temps. Il est cette pensée exprimée, rendue sensible ; il est la parole, ou, pour parler plus précisément, la vibration de la parole infinie. Voilà la pensée philosophique dont on retrouve les traces dans toutes les sciences, et vers laquelle le XVIIIe siècle marchait sans le savoir. Quel est le but de toute science ? Déterminer les lois qui régissent les phénomènes. Le XVIIIe siècle avait cru pouvoir se passer de Dieu, comme d’une hypothèse inutile, en substituant à son action immédiate, telle que la comprenaient les siècles de foi enfantine, celle de la loi abstraite. Croyans et incrédules étaient d’accord pour distinguer radicalement la loi naturelle de l’action de Dieu sur le monde. Ils ne voyaient pas qu’une loi quelconque, se révélant constamment et infailliblement dans un certain genre de phénomènes, pliant à son autorité tout ce qui rentre dans sa sphère d’action, cause intérieure, immédiate, positive, des choses qu’elle détermine, est tout autre chose qu’une abstraction. En réalité, c’est elle qui existe la première, puisque les choses déterminées n’existent que par elle. C’est elle qui est positive, puisque les choses que nous constatons dans le monde et en nous-mêmes lui doivent la forme sans laquelle nous ne pourrions ni les sentir, ni nous les représenter. Or, si la loi est quelque chose, et non pas seulement une abstraction de notre intelligence, il faut ou revenir au polythéisme, et admettre autant de divinités que de lois naturelles, ou les considérer comme le déploiement de la pensée divine dans le temps et dans l’espace. Si donc nous laissons un moment de côté le monde moral, où la liberté humaine exigerait des limitations, il résulte de cette manière de concevoir les rapports du monde avec Dieu que tout ce qui est naturel est aussi divin. Tout n’est pas Dieu, mais Dieu est en tout, parce que tout est en Dieu. Il est, il parle dans la pierre qui tombe, obéissant aux lois de la gravitation, dans le nuage du soir qui s’élève au-dessus du lac, dans l’éclair qui brille et le tonnerre qui gronde, dans l’éclosion de la graine qui meurt pour revivre et dans le cristal qui se forme aux parois de la grotte inconnue, dans la marche des mondes se croisant dans les profondeurs des cieux et dans le coquillage fossile, débris d’une époque de la création. Il est, il se montre dans cette ascension continue des choses, qui tendent à s’élever de la matière brute et chaotique, à travers une série divisible à l’infini de progrès et d’efforts, jusqu’à l’organisme le plus compliqué, jusqu’au monde de l’esprit. Quelle indescriptible poésie résulte de cette conception des choses ! Comme elle ennoblit les phénomènes les plus vulgaires ! Que vient-on nous parler de science irréligieuse ou indifférente ? Est-ce que la vraie science peut être autre chose que religieuse ? Ce n’est pas seulement en dehors et au-dessus des choses qu’il faut chercher Dieu, c’est bien plutôt en dedans et au-dessous. Les naturalistes, les physiciens, les astronomes, les physiologistes, tous ceux en un mot qui cherchent les lois du monde visible interprètent la pensée divine ; ils sont les théologiens de la nature.

Mais aussi, et par la même raison, l’historien, le moraliste, le théologien, le philosophe, le jurisconsulte, le politique, quiconque étudie les choses de l’esprit avec le désir d’en trouver les lois et d’en systématiser les phénomènes fait l’histoire naturelle de l’esprit humain. Il n’y a ainsi entre les sciences dites morales et politiques et les autres sciences que la différence de l’objet. La méthode, le but, la pensée qui préside au point de départ et celle qui plane sur le point d’arrivée sont ou doivent être les mêmes. Chercher la loi exprimée par une série quelconque de phénomènes physiques ou moraux, c’est chercher Dieu, car c’est chercher ce qui est vrai toujours et partout, c’est désirer l’éternel, c’est tendre vers l’absolu. C’est ainsi que l’on peut concevoir une encyclopédie des connaissances humaines, non pas à l’état de juxtaposition abrupte et sans lien nécessaire, mais comme un organisme logique, parallèle aux divers degrés de l’être et s’élevant avec la succession des phénomènes qui tombent sous nos moyens de perception physique et intellectuelle.

Un tel point de vue peut-il s’appliquer à l’étude des religions ? Nous le croyons sincèrement, et c’est ce qui nous fait désirer plus vivement encore une intervention sérieuse de l’esprit français dans un si riche domaine. Il importe trop d’ailleurs de démontrer comment de telles idées s’appliquent aux études religieuses pour qu’on n’entre pas à ce sujet dans quelques développemens.

La religion est chose de l’esprit. Les religions, c’est-à-dire les formes variées qui ont tour à tour ou conjointement servi d’expression au sentiment religieux, doivent être rangées par conséquent dans la catégorie des phénomènes de l’esprit, et elles réclament une étude à part au même titre que les faits politiques, les législations, les littératures, les philosophies. Un coup d’œil même superficiel suffit pour montrer que l’arbitraire n’a pas plus de place dans ce genre de phénomènes que dans les autres. Le XVIIIe siècle, qui attribuait les religions à l’astuce des prêtres, ou du moins à l’habileté des gouvernans, oubliait de s’enquérir de l’origine des prêtres et de rechercher sur quelle religion préexistante les habiles politiques des temps primitifs avaient pu spéculer pour en venir à leurs fins. C’était une étrange pétition de principes qui tenait, comme beaucoup d’autres erreurs du temps, à l’idée qu’une foi religieuse peut s’implanter du dehors sans être produite par un développement intérieur et antérieur. C’était l’erreur fondamentale du Contrat social, reportée du domaine civil dans le domaine moral. Jamais il n’a été possible de faire une religion ; c’est la religion qui se fait. L’homme est religieux, comme il est,intelligent, comme il est moral, comme il est sociable, non parce qu’on l’a fait religieux, mais parce qu’il l’est devenu, parce qu’il l’est en lui-même. Aussi loin que l’humanité remonte dans ses souvenirs, elle a conscience d’avoir toujours regardé vers l’absolu comme vers l’aimant mystérieux dont elle subit, dont elle recherche l’attraction, lors même qu’elle en a peur.

Oui, l’homme, en s’éveillant sur la terre, a senti naître en lui, du fond le plus caché -de son être, une disposition merveilleuse, celle de s’émouvoir et de se prosterner devant ce qui lui révélait la vie infinie dont la sienne dépend. Aux jours de la première ignorance, il adorait la montagne, la mer, la forêt, tout ce qui lui représentait l’absolu. Plus tard, dominé par un pressentiment obscur de la présence de la Divinité dans tout l’univers, il choisissait le premier objet venu pour en faire son fétiche. Souvent il adorait une force, selon nous, brutale et stupide, mais qui pour lui était prodigieusement intelligente, la force animale dans ses manifestations les plus terribles. C’est dans les religions que l’homme est à la fois et au même instant ridicule et sublime, plus bas que la brute et plus grand que le monde. Insensiblement son point de vue s’éleva. Le jour vint que, ne trouvant plus la montagne, la mer, l’animal, assez supérieurs à lui pour réveiller dans son âme le sens de l’infini, il détourna vers le ciel son encens et ses prières. Cent mythologies sont fondées sur le mariage du ciel et de la terre. Plus tard, l’homme a cherché, sans la trouver encore, l’unité de la nature, et pendant que le Chinois ne concevait rien au-delà du ciel bleu, premier producteur et moteur de l’univers, l’Aryen voyait dans la lumière l’essence incréée qu’il faut bénir de toute son âme et aimer de tout son cœur. Là où une race active et spirituelle s’est trouvée en présence d’une nature sereine, de proportions modérées, précisément adaptée à ses besoins et à ses goûts, l’homme s’est senti le maître, et, sans se séparer encore de cette nature bien-aimée, il est arrivé pourtant à des divinités complètement humaines. L’Hellène s’est adoré lui-même, tel qu’il se rêvait, puissant, beau, sans douleur, sans soucis. Cependant, au milieu de ces races qui rayonnent des hauts plateaux de l’Asie centrale, s’en trouve une qui, du plus loin qu’elle se connaît, a conscience d’avoir vaincu, dépassé la nature et adoré un Fort invisible qui la dominait elle-même dans sa toute-puissance. Le monothéisme surgit au milieu des paganismes comme une colonne granitique au sein d’une épaisse forêt. La distinction radicale de Dieu et du monde devient ainsi le dogme et la vie d’un peuple de plus en plus unique à mesure que l’histoire se déroule. Au bout de quelques siècles, le monothéisme aspire à la souveraineté ; il prétend se substituer à tout le reste, et il ne pourrait faire autrement sans se renier lui-même, car le seul vrai Dieu doit régner partout. Et pourtant il n’y serait pas parvenu, réduit à sa seule force. De leur côté, les races polythéistes ne pouvaient pas se contenter d’un Dieu trop éloigné d’elles après avoir vécu si longtemps dans l’idée contraire. Le monothéisme ne put compter sur la victoire qu’à partir du jour où un homme unique, sorti de ce peuple unique dont nous parlions tout à l’heure, sentit dans son cœur pur que notre Père, qui est aux cieux, était aussi en lui, et devait être en nous tous. La Grèce, qui d’abord ne comprit rien à pareille chose, finit par abandonner ses Apollons et ses Jupiters pour se prosterner devant l’homme-Dieu, et toutes les divinités qui remplissaient le Panthéon durent tomber de leur piédestal, vaincues par le seul Dieu dont l’image manquât parmi elles. Son sanctuaire était le seul où les soldats romains n’eussent pas trouvé de statue à rapporter en triomphe. Voilà pourquoi leur victoire sur les Juifs n’empêcha pas Jehovah d’être plus fort que les césars. Le génie d’Israël était invincible, parce qu’il était insaisissable, et au fond les prophètes et les psalmistes avaient bien raison de proclamer la supériorité du Dieu de Jacob sur tous les autres. L’homme peut se croire plus grand et plus fort que le monde, mais non pas que l’Esprit infini qui le pénètre et le domine absolument.

Mais comment donner en quelques pages une esquisse de ce monde si curieux, si plein de vie, de variété, de pittoresque et de sérieux, de grandeurs et de bizarreries, de poésie et de subtilité raffinée, de boue et d’or, qui s’appelle les religions ? Ce qu’il importe de constater, en s’appuyant de quelques travaux récens, c’est que nulle part l’esprit humain n’est plus intéressant à étudier que dans son développement religieux. Nulle part la pensée n’est plus fortement attirée par l’espoir de découvrir la symétrie interne qui commande et organise le chaos apparent. Et ici en effet, dans les détails comme dans l’ensemble, l’esprit est partout, l’arbitraire nulle part. Tout a un sens, tout a sa raison d’être, tout se rattache d’une manière ou d’une autre à un état déterminé de l’âme que nous devons nous efforcer de ressentir en nous-mêmes, si nous voulons faire de l’histoire. Les cérémonies les plus grotesques en apparence des anciens cultes acquièrent une signification inattendue quand on en sonde l’origine psychologique, et depuis la forme la plus élevée du sacrifice, ce centre de toute religion positive, depuis le sacrifice suprême, qui consiste à immoler son égoïsme et sa sensualité, à donner, quand il le faut, sa propre vie pour faire ce qu’ordonne la conscience, jusqu’à la grossière offrande que présente à son informe idole le sauvage de l’Amérique du Nord, il n’est pas une manifestation de la vie religieuse qui ne soit une révélation de l’esprit obéissant aux tendances supérieures qui le sollicitent.

Les religions sont par conséquent et au même titre que toutes les autres choses de l’esprit (c’est encore un fait établi par la critique nouvelle) l’objet d’une science qui, pour réaliser sa mission, n’a pas à prendre parti d’avance pour ou contre les phénomènes qu’elle étudie, mais simplement à les constater, à les classer, à en déterminer les lois. C’est ici que se révèle la haute importance du point de vue philosophique que nous avons signalé. Une science réelle des religions était impossible tant que l’on se plaçait d’avance sur le terrain d’une religion exclusive, en dehors de laquelle on ne voyait qu’absurdités et mensonges. Elle ne l’était pas moins quand on prétendait la créer avec une arrière-pensée d’hostilité contre les religions en général. Voilà pourquoi les pères de l’église et les historiens de l’école classique comprennent si mal l’antiquité païenne, et pourquoi la science contemporaine ne peut plus que sourire devant les systèmes où le XVIIIe siècle se complut trop longtemps, et dont l’Origine de tous les Cultes de Dupuis est un des spécimens les plus populaires. Désormais on peut parler de la science des religions aussi bien que de la religion de la science ; il y a quelque chose de religieux à chercher le vrai pour l’amour du vrai dans les religions comme dans tout le reste. L’historien et l’observateur ne partent pas de l’état de neutralité absolue qu’on a souvent exigé d’eux. L’homme ne peut ni ne doit être absolument neutre. Il doit toujours vouloir le vrai et le bien : ne pas les vouloir, c’est déjà se décider en sens contraire. Mais quand on sait d’avance qu’il s’agit de trouver par l’étude et l’observation la révélation de la pensée divine dans ce genre de phénomènes comme dans tous les autres, on se défend scrupuleusement de faire intervenir la moindre politique dans ses recherches. Les erreurs, toujours possibles, n’affligent plus du moment qu’elles sont consciencieuses. Lorsqu’on les découvre, on se relève par l’intention droite et religieuse qui leur préexistait. L’essentiel, aux yeux de la conscience, n’est pas tant de connaître Dieu que de le chercher, et chercher Dieu, c’est en un sens l’avoir déjà trouvé, car c’est obéir à la voix intérieure et sacrée qui nous pousse toujours en avant à la conquête de la vérité.

Ainsi, au dualisme superficiel qui mettait à part une seule religion et reléguait tout le reste dans le domaine des ténèbres, ou qui opposait l’un à l’autre, comme le jour à la nuit, le monde de la raison et celui des religions, se substitue l’idée du développement, et par suite d’une subordination mutuelle des religions l’une à l’autre plutôt que d’une opposition radicale. Sans doute chaque degré nouveau d’un développement spirituel nie le degré antérieur ; mais il plonge en lui par ses racines, il le suppose, il n’existe que par lui. Le monothéisme n’acquiert sa valeur et la conscience de lui-même qu’en se dégageant du polythéisme environnant ; les dieux humains de la Grèce sont à la fois la négation et la plus haute expression des divinités purement physiques des premiers Pélasges. Abolir en ce sens, c’est accomplir. L’humanité apparaît dans son histoire comme un homme qui a dû passer par toutes les phases de l’enfance, de l’adolescence, de la première jeunesse, qui touche à peine à sa maturité. L’homme fait aurait honte de lui-même, s’il reprenait les jouets de son enfance, s’il recommençait à balbutier, et cependant il sait bien que c’est en jouant, en balbutiant, que son esprit a développé ses forces naissantes. Quel charme ont pour nous les souvenirs d’enfance ! Eh bien ! qu’il s’agisse de l’espèce ou de l’individu, ce charme a sa raison d’être et sa légitimité. Chaque chose a son temps et son lieu, et le seul blâme que l’on soit en droit d’émettre dans l’histoire des religions tombe sur les amis obstinés du passé, qui ont voulu arrêter le vaisseau lorsque le souffle d’en haut gonflait ses voiles, et que l’ordre était déjà donné pour le grand départ.

L’opposition du surnaturel et du naturel, qui était à la base des notions religieuses du siècle dernier, n’a en définitive pas de sens. Si l’ordre normal et régulier des choses est une révélation de Dieu, il est indifférent pour l’homme religieux que les phénomènes de la religion soient ou non rattachés à une action directe et immédiate de Dieu. Les deux conceptions se recouvrent et se supposent : l’une est plus scientifique, l’autre plus populaire ; l’une a sa place dans le livre et dans l’intelligence, l’autre dans le cœur pieux et la prière ; mais il serait tout simplement absurde de nier l’une par l’autre.

Par exemple, la philosophie incrédule du siècle dernier eût regardé comme une grande victoire, l’apologie croyante eût regardé comme une assertion dangereuse la thèse, aujourd’hui démontrée, que le monothéisme ne fut pas exclusivement l’apanage du peuple d’Israël dans l’antiquité, et que, sans qu’il puisse être question pour eux de révélations miraculeuses, plusieurs autres peuples sémitiques y sont arrivés en vertu du développement spontané d’une tendance particulière à cette race. L’histoire religieuse de nos jours constate le fait, l’exprime comme je viens de le dire et en conclut tranquillement que cette race, dont l’exemplaire le plus parfait est le peuple d’Israël, portait en elle-même la religion universelle de l’avenir. Il est donc vrai qu’Abraham est le père de la foi, que Jehovah est le vrai Dieu, l’esprit absolu que l’humanité doit un jour adorer.

Autrefois l’apologie forgeait des armes qu’elle croyait irrésistibles en opposant les rapides conquêtes du christianisme dans le monde grec et romain aux obstacles de tout genre qu’il avait à vaincre. C’était dans l’espoir de démontrer que le miracle seul pouvait être cause d’une religion dont la victoire était miraculeuse. La philosophie anti-chrétienne cherchait à ébranler l’argumentation, faisait de Julien un grand génie, et de Constantin le véritable fondateur de l’église. Une étude plus impartiale a montré que le christianisme répondait trop bien à l’état des esprits, tels que les avaient faits la conquête romaine, l’anéantissement des nationalités, la philosophie du passé, les tristesses du présent, pour qu’il ne les attirât pas par la seule force de sa morale et de ses doctrines, et il faut en conclure que, dans le développement de l’humanité, le Christ est venu à son heure. C’est précisément ce qui montre le mieux la légitimité de son entreprise dans l’histoire. Cela ne signifie pas sans doute qu’en religion tout soit également divin. Ce qui est divin, c’est le développement lui-même et sa loi intérieure. Le contraire du divin, ce que l’on pourrait appeler l’humain et le terrestre, ce sont les obstacles que l’homme, sous sa responsabilité, oppose au développement normal et libre de la pensée religieuse, ce sont les paresses intéressées qui le retardent, ce sont les défaillances de l’esprit qui perd le sens religieux, et n’éprouve plus pour les choses religieuses que de l’indifférence ou du mépris.

Il en faut dire autant, dans les études historiques, des nombreux récits qui rentrent dans la catégorie des récits miraculeux. Il est dorénavant impossible de se passionner pour ou contre eux. On ne peut plus dire que le contraire des lois de la nature soit la preuve de la présence et de l’action de Dieu. L’intérêt apologétique ou anti-religieux que l’on attachait auparavant à les maintenir ou à les nier a disparu. Un fait merveilleux est raconté. Est-il réel ? est-il fictif ? est-il légendaire ? est-il un fait ordinaire transformé en fait exceptionnel par des yeux ou des mémoires enthousiastes ? La réponse à toutes ces questions est du ressort de la critique historique. En tout cas, ce récit est un irrécusable témoin de la situation d’esprit dans laquelle se trouvaient ceux qui l’ont propagé et ceux qui l’ont admis. Quelque système d’explication qu’on adopte, ce qui est certain, c’est que Dieu se cherche et se trouve partout ailleurs que dans l’interruption brusque et arbitraire de sa volonté permanente. Les lois sont désormais d’autant plus divines qu’elles sont plus immuables. Il est permis d’espérer que les amis et les adversaires des religions traditionnelles finiront par le comprendre, et ne se combattront plus pour un fantôme sans réalité.

Ce serait s’écarter beaucoup trop du cadre de cette étude que d’indiquer les puissantes raisons que peuvent alléguer les amis du christianisme moderne pour démontrer combien cette manière de concevoir les choses religieuses est profondément chrétienne, combien elle est conforme à la pensée originale qui a présidé à l’apparition du christianisme dans l’histoire. Ce serait pourtant le seul moyen d’obvier à plus d’une objection qui ne manquera pas de s’élever contre une telle idée dans le camp religieux et dans le camp philosophique. Il est à présumer qu’aux uns tout ce qui vient d’être dit paraîtra confiner à l’incrédulité la plus radicale, que les autres y verront une tentative mal justifiée de repeindre les édifices gothiques avec des couleurs empruntées à une philosophie toute récente. Telle est d’ailleurs une des conditions les plus ordinaires du progrès de la pensée dans les choses spirituelles. Toujours le point de vue supérieur qui s’élève du sein de l’antagonisme précédent est accusé d’impiété par les uns, de superstition par les autres.


III

S’il est parmi nos écrivains d’aujourd’hui un vaillant précurseur de la renaissance que nous appelons de tous nos vœux, un homme qui, par sa libre et pénétrante érudition, par ses facultés d’artiste, par l’indépendance ordinaire de ses jugemens, soit capable d’élever le niveau de nos connaissances religieuses, et de venger la science française des dédains injustes dont elle était depuis trop longtemps l’objet à l’étranger, c’est certainement M. E. Renan. Mieux que personne, il a prouvé que l’esprit français, bien loin d’être inconciliable avec les études critiques et théologiques, dans le sens supérieur de ce dernier mot, est doué au contraire d’une merveilleuse aptitude pour les poursuivre et en populariser les résultats, pourvu qu’il veuille sérieusement s’en donner la peine. La condition indispensable de la réussite est, nous l’avons dit, le labor improbus, et sur les sujets religieux nous sommes devenus paresseux ; mais comme on est récompensé de ses peines lorsqu’ayant franchi les préliminaires et les redoutables épreuves de l’initiation aux mystères de l’antiquité religieuse, on se trouve en présence du Dieu dont on cherchait la face, et cela, non plus dans les ténèbres d’une crypte souterraine, mais en pleine lumière et sous l’inspiration directe de sa parole révélatrice ! M. E. Renan a légitimé parmi nous la renaissance de la critique religieuse, qui naquit au XVIIe siècle sur le sol français, et dont les fondemens à peine jetés furent si tôt abandonnés. La souplesse du toucher, la sûreté du coup d’œil, ces qualités qui font l’artiste en critique et qui sont si nécessaires à une science qui est aussi un art, ces qualités qui se développent par l’exercice, mais qu’à parler rigoureusement on n’acquiert pas, il les possède à un degré supérieur. J’ai vu chez nos voisins d’outre-Rhin de vieux critiques endurcis au métier, qui toute leur vie avaient cultivé la science pour la science, qui avaient consacré à l’érudition leurs jours et leurs nuits, avec cette persévérance de bénédictin que rien n’effraie, je les ai vus lire et relire avec un enthousiasme juvénile l’Histoire comparée des langues sémitiques, les Études d’Histoire religieuse, le traité sur l’Origine du langage, et surtout le Livre de Job, sur lequel nous désirons appeler particulièrement l’attention. Au milieu de la réaction piétiste qui naguère encore menaçait d’étouffer en Allemagne la précieuse indépendance que trois siècles de réformation semblaient avoir garantie pour jamais, c’était pour eux une joie sans pareille d’entendre cette voix jeune et ferme qui, dans ce beau langage français si admiré dans leur jeunesse, reprenait le chant interrompu des mélodies antiques, et mariait dans une suave harmonie les accens de la poésie à ceux de l’histoire.

Deux mots ont été employés pour exprimer la direction de M. Renan : critique et rationalisme. Sans les accepter d’une manière absolue, il est un côté par lequel l’homme vraiment religieux doit en saluer l’avènement avec joie. Et d’abord, en ce qui concerne la critique, c’est sans contredit l’absence de cette qualité, qui s’est le plus opposée parmi nous aux progrès des sciences historiques, principalement en matière religieuse. La critique des monumens littéraires et religieux de l’antiquité est l’instrument nécessaire de la science religieuse, et il n’y a pas très longtemps qu’on le manie avec une certaine habileté. Les démentis catégoriques infligés par la critique à une foule de traditions reçues de confiance jusqu’à ces derniers temps révoltent d’ordinaire les esprits qui n’y sont pas préparés. On n’aime pas à penser qu’on a été si longtemps sous l’empire d’une illusion. L’influence littéraire du XVIIe siècle, qui aima passionnément l’antiquité, mais ne connut guère que la Grèce et Rome, et encore ne les comprit qu’à la condition de s’y retrouver lui-même et de les transformer à son image, est tout ce qu’on peut imaginer de plus contraire à la juste appréciation qui assure les résultats critiques. Ceux-ci en effet supposent que les méthodes, la manière de sentir et d’agir de l’antiquité différaient profondément des nôtres. Les personnes placées à ce point de vue arriéré s’imaginent que la beauté, la valeur religieuse des livres antiques sont intéressées à ce qu’on ne relève dans le texte aucune incorrection, dans la cosmologie aucune contradiction avec l’astronomie et la géologie des modernes. Il est encore des esprits fort distingués par le savoir et le talent qui disent tout haut que si l’Iliade et l’Odyssée n’ont pas été intégralement composées par un homme dont on ne connaît guère que le nom, elles perdent à leurs yeux la plus grande partie de leur beauté poétique ; que si le Pentateuque n’est pas sorti de la main de Moïse, dont il raconte la mort, il a perdu sa valeur religieuse. Est-ce donc que la valeur et la beauté des choses tiennent au titre qui les désigne ? Quel que soit le travail de la critique moderne sur les deux poèmes immortels d’Homère, pourra-t-elle jamais faire qu’ils ne soient pas d’une beauté classique à l’abri de toute attaque[2] ? Nous dirons la même chose du Pentateuque, des Évangiles, de tous les livres de la Bible. Rien de plus faux que d’attribuer à la critique le pouvoir de « déchirer, comme l’on dit, l’une après l’autre toutes les pages du recueil inspiré. » Les pages de la Bible ne se laissent pas déchirer comme cela. Le contenu divin persiste à travers toutes les hypothèses sur la rédaction et la formation du texte, car il en est indépendant, et quand même toute la Bible serait anonyme, elle serait toujours le livre religieux par excellence de l’humanité. Sans doute la critique, ainsi que toutes les sciences, si nous exceptons les mathématiques, a ses aberrations et ses extravagances. Les aberrations passent, servent d’exemple, quelquefois d’amusement, et la science marche. Il faut savoir regarder les choses de haut et de loin, puis laisser au temps et à l’opinion, — deux choses qui vont vite aujourd’hui, — le soin de concilier dans les esprits ce qui est déjà concilié en soi-même. C’est encore une autre profonde parole, bien souvent oubliée par les admirateurs aussi bien que par les détracteurs de celui qui l’a prononcée, que « le vrai scribe est semblable au père de famille qui tire de son trésor les choses nouvelles et les choses vieilles. »

Cherchons maintenant à saisir la nouvelle critique religieuse dans l’application même de ses procédés ; le Livre de Job nous offre une occasion favorable à cet examen. Il serait difficile de désigner dans l’Ancien Testament un livre mieux fait pour répandre dans le public éclairé le goût des connaissances religieuses que le Livre de Job, ce curieux poème, légué à l’humanité par un Sémite inconnu, séparé de nous par quelque chose comme deux mille six cents ans. C’est un livre canonique, ce qui lui assure d’avance l’intérêt particulier de tous ceux qui voient dans la Bible la source et la règle de leur foi. C’est un livre hébreu et des beaux temps de la littérature hébraïque : le philologue et l’historien doivent donc en tenir grand compte comme d’un témoin authentique de la langue et de la pensée d’Israël. En même temps il s’élève au-dessus du judaïsme proprement dit ; il est l’organe de la race dite sémitique plutôt que celui d’une fraction déterminée de cette race : il faut par conséquent le ranger parmi les preuves irrécusables sur lesquelles s’appuie l’ethnologie comparée pour affirmer que la race sémitique fut, non tout entière, mais dans sa tendance originelle et dans ses rameaux les plus purs de tout alliage, une race virtuellement monothéiste, et qu’elle constitue par cela même l’arbre vivant sur lequel doit un jour mûrir le fruit de la religion universelle. C’est surtout un livre de transition, et ce caractère très marqué doit spécialement lui concilier l’intérêt de l’historien : il signale un moment de transformation profonde dans les idées religieuses et morales de la race d’où il est sorti. Il est en rupture ouverte avec des croyances auparavant générales dans cette race et consacrées dans mainte partie antérieure de la Bible, en même temps qu’il contient les germes d’où surgiront plus tard de nouveaux développemens de la conscience religieuse. À ce titre, il tient une place très importante dans l’histoire de la formation du dogme hébraïque ; il milite par sa seule existence contre l’idée fausse que la Bible soit un tout homogène et systématisé, présentant d’un bout à l’autre une seule et même doctrine. Au lettré, il offre un des plus brillans spécimens de cette poésie sémitique, à la fois lyrique et sententieuse, riche en couleurs et puritaine de formes, qui exhale pour nous un parfum si prononcé et si bon à respirer de vigueur et de simplicité antiques. Enfin il traite de la douleur, ce problème de tous les jours j et pour que le Livre de Job cessât d’être un des monumens les plus recherchés de la haute antiquité, il faudrait que la souffrance disparût de la terre. C’est assez dire qu’il compte parmi les livres éternels.

L’auteur est complètement inconnu, et ceux qui craignent que la valeur des livres antiques ne dépende de l’authenticité que la tradition leur assigne peuvent se convaincre que des livres tenus pour anonymes par tout le monde n’y perdent absolument rien de leur mérite intrinsèque. Quel malheur si, par exemple, la tradition avait consacré l’inacceptable hypothèse qui a désigné Moïse comme l’auteur possible de ce beau livre ! On aurait cru le respect de la Bible intéressé au maintien de cette assertion. On eût accusé les critiques révoltés par l’absurdité d’une pareille thèse de « déchirer » sans vergogne les plus belles pages de l’Ancien Testament. Heureusement nous sommes d’avance émancipés de la servitude, nous pouvons prêter l’oreille à cette voix sonore, au timbre plein d’ampleur et de puissance qui vient nous trouver du fond du vieil Orient, sans qu’il soit nécessaire de savoir auparavant le nom du chantre inspiré. Nous pouvons surtout écouter le critique qui nous introduit sous cette tente hospitalière, et, sans nous arrêter au livre lui-même, parler des procédés nouveaux d’interprétation et de critique qui lui sont aujourd’hui appliqués. C’est l’introduction plutôt que la traduction même qui va nous occuper[3].

L’étude sur l’âge et le caractère du livre de Job, qui précède la traduction de M. Renan, réclame une attention toute particulière. Après avoir mûrement pesé les indices qui peuvent fixer le jugement de la critique sur la date approximative de ce beau poème, il s’est décidé pour l’opinion qui compte aujourd’hui dans la science le plus grand nombre de partisans, et qui fait dater ce livre du VIIIe siècle avant notre ère, lorsque durait encore l’école, philosophique presqu’autant que religieuse, dont la sagesse gnomique de Salomon paraît avoir été le point de départ. Ainsi s’expliqueraient certains passages d’Isaïe, lequel florissait Vers 750, qui présentent une grande analogie avec quelques fragmens du Livre de Job, et surtout plusieurs versets de Jérémie[4], qui sont évidemment l’écho affaibli des plaintes du patriarche arabe. Le style et l’esprit du poème s’opposent, d’autre part, de la manière la plus absolue à ce qu’on recule la date de la composition au-delà de cette époque.

Parmi les idées qui font leur apparition dans le Livre de Job, il faut compter avant tout celle du génie du mal, Satan. C’est la première fois que ce mot apparaît dans la littérature biblique. Pendant des siècles, les tribus monothéistes ignorèrent l’existence et le nom de Satan, bien qu’elles semblent avoir toujours cru que parmi les esprits qui environnaient le trône du Très-Haut, il y en avait qu’on pouvait considérer comme des exécuteurs de la justice divine. C’est encore un germe que le Livre de Job sème pour l’avenir. Certes il faut laisser le temps de grandir à ce jeune Satan qui est encore ici à la fleur de l’âge. Il y a loin d’un être céleste, encore mêlé parmi les fils de Dieu, ayant ses entrées en cour divine, conversant familièrement avec Jehovah, il y a loin du Satan de Job au Satan des temps ultérieurs, résidant au fin fond des enfers, chef des anges déchus, révolté contre Dieu depuis la création, et passant son éternité à faire le mal. Il faut que le Satan de Job grandisse encore deux ou trois siècles. Alors il trouvera dans un certain Ahriman, son frère aîné, un allié et un modèle dont il ne profitera que trop. Avec le mauvais orgueil du mal, il reculera l’origine de sa méchanceté jusqu’aux premiers jours du monde, et il aura le talent de persuader que c’était lui qui, sous la peau du serpent du paradis, tentait notre mère commune. Lui aussi sera dieu, dieu d’enfer et du mal. Les déserts, les lieux souterrains, — les animaux équivoques qui semblent engendrés par les ténèbres, le hibou, la chauve-souris, la taupe, le crapaud ; — ces maladies effrayantes et dont l’antiquité ne savait pas découvrir la cause, le mutisme, l’épilepsie, la folie ; — les tentations qui viennent on ne sait d’où, qui paralysent les volontés les plus fermes, ternissent les âmes les plus pures, se jouent des résolutions les mieux prises, ces mauvaises pensées, ces impures convoitises qui montent au cerveau, qui donnent le vertige aux plus robustes, — voilà quelles seront ses demeures, voilà ses favoris et ses œuvres. Dans les premiers siècles de l’église et pendant presque tout le moyen-âge, on croit à Satan au moins autant qu’à Dieu. Les anciennes divinités locales détrônées par le christianisme se transforment presque partout en suppôts de la majesté infernale. Le baptême est avant tout considéré comme un exorcisme. La rédemption elle-même, ce dogme fondamental du christianisme, n’est guère comprise que comme un combat du Christ contre Satan, à qui l’homme appartenait de droit depuis la première faute, et encore n’est-on pas bien sûr que ce soit à force ouverte, et non par ruse, que le Christ a vaincu. Ce qui prouve la place énorme que tenait Satan dans les imaginations du moyen-âge, c’est que les contes les plus populaires et les plus goûtés sont ceux qui le représentent bafoué ou berné par des hommes qui ont été plus malicieux encore que lui. On n’aime à traiter comme cela que les gens dont on a très peur, et vraiment Satanas, qui avait latinisé son nom sémitique, fut alors le roi de ce monde. Pourtant, au XIIe siècle, sa royauté absolue subit un premier échec. On substitua à cette idée de la rédemption que nous venons d’esquisser une théorie beaucoup plus savante qui enseignait que l’œuvre de notre salut s’était accomplie tout entière entre le Christ et Dieu le père, dont il fallait satisfaire la justice, et, grâce à la théologie d’Anselme, il fut interdit au diable de prétendre à nous posséder de jure. Puis on étudia un peu mieux la nature et l’histoire. On s’aperçut peu à peu qu’on avait considéré souvent comme diabolique ce qui n’était que la manifestation de lois constantes rentrant dans l’ordre divin des choses. Que dis-je ? on dut se convaincre qu’on avait pris maintes fois pour les traces de Satan ce qu’on aurait dû bénir comme les marques de la Providence. Vinrent ensuite les grandes découvertes géographiques et astronomiques. Il fut désormais impossible de croire au ciel fermé, à l’enfer situé aux antipodes, à un Dieu localisé. Si Dieu pénètre l’univers entier de sa présence et de sa volonté, quelle place reste-t-il pour Satan ?… Et c’est ainsi que s’en alla tout doucement l’édifice dont l’ombre sinistre épouvanta tour à tour Perses, Sémites et chrétiens. Ainsi perdit sa couronne ce roi redouté, qui n’apparut jamais qu’à ceux qui croyaient en lui. Une triste aventure marqua l’un de ses derniers voyages sur la terre. Passant un jour, — il y a de ceci un peu plus de trois siècles, — devant un vieux donjon d’Allemagne, il s’avisa d’entrer dans une chambre où un jeune moine travaillait diligemment à la traduction de la Bible. Avec sa sagacité éprouvée, le vieux Satan jugea sur-le-champ que cette entreprise était préjudiciable aux intérêts de sa politique, et il s’efforça d’en détourner le moine par ses grimaces ; mais celui-ci, sans se déconcerter, lui lança son encrier à la figure. Satan poussa un grand cri et disparut. Depuis lors il ne s’est plus montré que rarement, à la dérobée, cachant sous son manteau la tache indélébile. Luther a donc trouvé le bon moyen, le véritable exorcisme. Contre Satan, l’encre a bien plus fait que l’eau bénite.

M. Renan a consacré quelques pages bien éloquentes de son introduction à reprendre pour le compte de la raison moderne le problème éternel agité dans le livre de Job : « Pourquoi la douleur ? D’où vient le contraste entre ce qui doit être et ce qui est ? Pourquoi ces contradictions de la destinée ? » Il faut bien l’avouer avec le traducteur, sur tout cela nous ne sommes guère plus avancés que le philosophe du désert. Ce n’est pas que le trésor de la pensée religieuse ne se soit enrichi depuis lors de plus d’une perle précieuse. Il est certain que de nos jours, sans sortir du domaine strictement religieux, un homme frappé comme Job envisagerait tout autrement ses malheurs. L’idée de l’épreuve et du résultat salutaire de la souffrance, celle de l’éducation de l’âme par la douleur, ont pris une extension et une clarté que Job et ses amis ne soupçonnent pas encore. Nous avons surtout cette espérance d’un monde meilleur où vont se réunir les lignes qui divergent ici-bas, soleil mystérieux dont nous n’entrevoyons que l’aurore, mais que rien ne peut plus voiler à l’âme depuis qu’elle a été élevée à cette hauteur morale où l’immortalité est l’évidence. Sur ce point encore, nous avons besoin d’ajouter quelques réflexions.

Certes ce n’est pas sans surprise que, dans un grand poème religieux consacré à la douleur, nous ne découvrons pas une seule trace de l’espérance d’une vie à venir, où toute larme doit être essuyée et toute noble aspiration satisfaite. Un moment, un seul, la pensée de Job, sous le fouet de la douleur et de l’indignation, atteint presque à cette hauteur. Il affirme, avec une énergie saisissante, « qu’enfin son vengeur apparaîtra, sur la terre, » et que, « privé de sa chair, il verra Dieu. » Cependant ce passage, où l’on a vu plus tard bien autre chose que ce qui y est, n’est qu’un éclair dans la nuit. Évidemment l’auteur lui-même n’a pas eu conscience des contrées immenses sur lesquelles il projetait une lueur passagère, car la discussion retombe tout le long du poème dans les horizons bornés du sémitisme antique. À dire vrai, la foi en une vie future, consciente et personnelle, n’a pris naissance qu’assez tard au sein du peuple d’Israël, et nullement sous la forme philosophique que nous nous sommes habitués à lui donner. C’est à la famille et à la tribu que le Sémite des anciens temps attribuait l’immortalité. Plus tard ce fut à la nation. Aucun peuple n’a poussé aussi loin que le peuple d’Israël cette foi en sa survivance au-delà de tous les tombeaux. Ce peuple-là n’a jamais cru qu’il mourrait. Il se sentait en possession d’une idée qui ne permet pas de mourir à ceux qui la portent, et il a affirmé sa résurrection avec la plus indomptable opiniâtreté à la face de tous ses destructeurs. L’espérance d’un Messie, sur laquelle le livre de Job se tait encore de la manière la plus absolue, a été provoquée précisément par ce contraste entre l’idée et le fait, contraste créé par la singulière destinée d’un peuple qui rêvait l’empire du monde et devait être consécutivement le jouet de toutes les grandes puissances. Il fallait que le peuple survécût et réalisât la destinée à laquelle il se sentait appelé ; voilà le sentiment qui anima toutes les prophéties consolatrices. Le royaume de Dieu devait s’établir sur la terre entière, et les fils de Jacob en être les seigneurs spirituels et temporels. Depuis surtout que leur existence nationale leur parut liée à celle d’une royauté dont le règne glorieux de David, encore embelli par le prestige de l’éloignement, était devenu le type populaire, les Israélites conclurent du royaume de Dieu qui devait s’établir au roi divin qui devait venir et reprendre l’œuvre à peine ébauchée de David et de Salomon. Il est évident que l’énergie et le caractère absorbant de cette foi dans la destinée du peuple retardèrent plus qu’ils n’avancèrent la croyance en l’immortalité des individus. Ce fut seulement lorsque le sentiment de la vie et des droits de l’individu eut emprunté aux malheurs nationaux une consistance auparavant inconnue, après qu’une douloureuse expérience eut montré que l’individu devait encore vivre et bien vivre lors même que la nation n’était plus, ce fut seulement après la captivité babylonienne que la croyance en une autre vie prit corps dans la religion d’Israël. Naturellement une telle croyance ne fut pas le fruit de raisonnemens abstraits qui auraient été et ont toujours été incapables de la fonder. Née d’un sentiment vivace et parfaitement légitime, elle se greffa d’elle-même sur les autres croyances qui dès les plus anciens temps avaient cherché à définir l’état d’outre-tombe. Pendant que le corps retournait à la terre d’où il avait été tiré, l’âme se rendait dans un lieu souterrain où s’accumulait successivement l’humanité défunte, et y dormait d’un sommeil égal pour tous, méchans et bons, mais qui pourtant, il faut le remarquer, n’était pas l’anéantissement et laissait toujours subsister la possibilité du réveil.

Plus tard, le peuple juif, parvenu à la notion distincte de l’individualité, sentit que l’établissement du règne messianique ne pouvait pas favoriser uniquement une seule génération des descendans de Jacob, que la promesse antique avait été faite à Abraham et à toute sa postérité, et qu’il y aurait contradiction à combler de bénédictions les derniers arrivés, à l’exclusion de leurs aînés, qui avaient enduré les douleurs du long enfantement. La croyance devint donc générale que, lors des temps messianiques, les âmes quitteraient leurs demeures souterraines et reprendraient leurs corps d’autrefois pour participer aux triomphes de la race élue. La vie éternelle, la rémunération, le jugement divin qui devait récompenser les bons et frapper de peines terribles les ennemis anciens et nouveaux d’Israël et même les membres indignes du peuple, se rattachèrent sur-le-champ à la foi en la résurrection, et ce fut sous cette forme toute naïve, tout enfantine, que la vie future fut comprise à l’époque où le christianisme apparut.

Le christianisme n’opposa pas une théorie nouvelle à l’ancienne : rien qui ressemble moins à ce que nous appelons une philosophie que la doctrine chrétienne primitive. Il déposa, pour employer une expression biblique, dans les vieilles outres un vin nouveau qui ne pouvait manquer de les faire éclater tôt ou tard. Ce fut le vin généreux du spiritualisme et de la pureté morale, qui tendait naturellement à expulser tout ce qui était charnel et égoïste dans l’ancienne conception. Le christianisme en soi ignore la mort ; comme le Dieu qu’il prêche, il veut que l’homme agisse toujours. Plus d’un enseignement de son fondateur implique la continuité sans interruption de l’existence personnelle après la mort. Cependant, comme il ne fit jamais de cette question un texte de controverse directe, comme les formes de sa pensée, ne dépassaient pas en général celles de la doctrine populaire, l’église commença par adopter la tradition de la synagogue. D’ailleurs l’attente, longtemps entretenue, du très prochain retour du Christ ressuscité et de la rénovation immédiate et radicale de toute chose empêcha même la pensée des premiers chrétiens de s’arrêter sur ce côté de la question. Ils se croyaient tous à la veille du jugement dernier. Qu’importaient quelques jours de sommeil ? Ce fut seulement quand ces quelques jours furent devenus des années que l’on arriva généralement à penser qu’immédiatement après la mort chaque individu recueillait ce qu’il avait semé. Encore la dogmatique traditionnelle continua-t-elle de maintenir l’idée d’un jugement universel et d’une résurrection générale à la fin des temps, sans s’apercevoir qu’il y avait là un mélange de deux conceptions originairement différentes.

Quoi qu’il en soit, il ressort de l’histoire du dogme de la vie future que, sous toutes ses formes, depuis la plus grossière jusqu’à la plus spirituelle, il plonge par ses racines dans le sentiment que la destinée de l’homme n’est pas accomplie pendant la vie présente, et que les tendances fondamentales de son être supposent une prolongation indéfinie de son existence personnelle. L’homme se sent fait pour une autre vie, comme la graine qui germe sous terre, si elle avait conscience d’elle-même, se sentirait faite pour percer le sol qui la recouvre et s’épanouir en plein air. Ce n’est pas une démonstration que cette manière de se représenter la destinée, c’est une intuition à laquelle l’homme arrive dès qu’il atteint un certain point de son développement religieux et moral. Voilà pourquoi le raisonnement sert à très peu de chose pour la fonder et la maintenir. L’évidence de l’immortalité n’existe que pour l’homme capable de sentir que, par son âme, il tend à l’infini, de se dire qu’étant personnellement l’objet de l’amour éternel, sa vie personnelle est entée sur celle de Dieu. C’est donc une vérité de l’ordre moral qui ne peut être certaine que proportionnellement au degré de développement moral de celui qui l’examine. Cette persuasion a, si j’ose m’exprimer ainsi, ses hauts et ses bas dans l’existence actuelle, et dépend le plus souvent de la disposition du cœur. L’entraînement fatal qui a souvent conduit de nobles âmes à la nier provient de ce qu’elles ont demandé au raisonnement des certitudes qu’il ne peut pas donner. Voilà pourquoi le véritable révélateur est le génie religieux et moral. Chacun de nous est doué dans sa conscience d’un organe que l’on pourrait comparer au télescope avec lequel nos regards plongent dans l’immensité des cieux. Combien peu savent mettre l’instrument au point, et ne voient que brouillards là où de plus forts contemplent le ciel étincelant ! Il est un heureux mot dans la préface de M. Renan : il parle de vérités « qui n’ont leur prix que quand elles sont le fruit d’un cœur pur. » Mais aussi il en résulte que nous pouvons, que nous devons même emprunter les yeux de ceux dont la vue est plus perçante que la nôtre, parce que leur œil intérieur est plus sain, pour profiter de ce qu’ils voient dans ces régions mystérieuses où nous n’apercevons que des formes indécises. Rappelons-nous le beau tableau d’Ary Scheffer sur Dante et Béatrix. Il symbolise admirablement l’idée vraie de la révélation. Illuminé par les rayons émanant de l’idéal, Dante contemple Béatrix, qui voit Dieu.

On a élevé diverses objections contre la croyance à l’immortalité de l’âme. Ne nous embarrassons pas des présomptueuses négations du matérialisme. Incapable d’expliquer réellement la vie organique et même, si l’on y réfléchit, le moindre changement chimique, de quel droit dicterait-il des lois à la vie spirituelle ? Il est un ordre d’objections plus respectables. Il est, par exemple, un point de vue stoïque, auquel on ne saurait refuser une grandeur réelle, qui prétend que l’homme doit faire son devoir, quoi qu’il arrive, sans se préoccuper de l’avenir, pour apporter son grain de sable à l’édifice du bien universel : ouvrier intelligent et moral, mais qui n’a pas plus de droit à durer, une fois sa tâche remplie, que le polype qui a contribué à former un continent. De quel droit l’homme va-t-il anticiper sur les desseins de la puissance créatrice, parce que, selon sa faible intelligence, les choses d’ici-bas ne lui conviennent pas et qu’il désirerait un monde meilleur ? N’est-ce pas prendre pour une réalité l’objet incertain de vœux purement égoïstes ? — Cela signifie seulement qu’il peut y avoir une manière grossière de saisir l’espérance de l’immortalité, comme il y a des manières grossières de comprendre la vie présente. Plus d’une fois, je l’avoue, les argumens mis en avant pour étayer cette espérance ont été entachés de défauts graves ; mais la preuve que l’égoïsme n’est pas la racine dernière de cette espérance, c’est que chacun de nous peut en faire abstraction pour lui-même sans qu’elle lui paraisse moins nécessaire pour les autres. Oui, je puis, moi, indigne et chétif membre de la famille humaine, je puis croire un instant ma personnalité trop indifférente à l’ordre général de l’univers pour stipuler que ma destinée doit dépasser mon existence actuelle, et pourtant affirmer encore qu’il n’en peut pas être de même pour beaucoup d’autres. Peut-être Job n’a-t-il plus rien à espérer depuis que sa fortune lui a été rendue au triple[5] ; mais que quatre clous suffisent pour anéantir le juste persécuté dont l’esprit vivait en Dieu, voilà ce qui est impossible à croire. Quand même je n’aurais rien à en espérer pour moi-même, je réclamerais encore à grands cris de la sagesse éternelle une autre manière de gouverner le monde. Et il m’importerait peu à ce point de vue que l’œuvre du crucifié se multipliât féconde et bienfaisante après lui. Plus j’en jouirais moi-même, plus je verrais avec indignation la pierre de son sépulcre. Non ; la preuve que la vie personnelle se prolonge au-delà de la tombe, c’est que nous voyons commencer une foule de choses, inséparables de la personne, qui doivent se terminer ailleurs, à moins que la raison souveraine, qui nous apparaît si parfaite, si fidèle à elle-même dans toutes les choses visibles, ne devienne une fantaisie capricieuse dès qu’on arrive aux choses de l’esprit.

Je ne me dissimule pas que j’aborde ici un terrain sur lequel l’ouvrage que j’ai pris pour type d’une œuvre de critique religieuse renouvelée ne s’avance qu’avec une circonspection extrême. La fin de l’introduction souffre à mon avis du silence gardé sur l’immortalité individuelle et consciente. Pourtant je ne crois point que M. Renan ait dit ici son dernier mot. Il y a dans ses autres écrits et même dans l’introduction dont nous parlons plus d’un passage qui nous autoriserait, ce me semble, à lui reprocher d’être incomplet plutôt que d’être négatif. Au surplus, nous avons quitté comme lui le domaine proprement dit de la critique pour entrer dans celui de l’enseignement direct, et pour en revenir au problème qui fait l’intérêt proprement dit du Livre de Job, il faut reconnaître avec M. Renan que si la douleur est devenue plus facile à supporter dans beaucoup de cas, elle n’est pas encore expliquée. « Le peu qui se révèle à l’homme du plan de l’univers se réduit à quelques courbes et à quelques nervures, dont on ne voit pas bien la loi fondamentale et qui vont se réunir à la hauteur de l’infini. » Ceci est parfaitement juste et admirablement dit, et nous pouvons l’opposer à ceux qui, sous prétexte que nous ignorons beaucoup, veulent que nous ne sachions rien, comme à ceux qui croient que nous savons tout, parce que nous connaissons un peu. Seulement n’oublions pas que c’est belle et grande chose que de pouvoir affirmer la réunion dans l’infini des lignes les plus divergentes. Constatons aussi les pas nouveaux que deux mille ans ont permis à l’humanité de faire dans son voyage le long de l’éternité. Nous avons depuis lors doublé plus d’un cap. Que sera la terre promise ? Nous n’en savons rien encore, mais il y a des vigies qui ont déjà crié : « Terre à l’horizon ! »

La solution proposée par l’auteur inconnu du Livre de Job est donc aussi vraie aujourd’hui que de son temps. Se soumettre à la puissance insondable et souverainement sage qui a disposé les choses dans l’ordre où nous les voyons, voilà le devoir. N’accuser que notre ignorance, quand il nous semble que le chaos et l’arbitraire prennent dans notre destinée la place de la raison suprême qui pénètre tout le reste, voilà la sagesse. Dans quelque position que l’on se trouve maintenir sa confiance et son énergie, se demander quelle est l’obligation morale correspondant à la situation donnée, et l’accomplir courageusement, sans s’abandonner aux craintes lâches et aux lamentations puériles, voilà la vertu.

Ce qui est certain pourtant, c’est que nous voyons l’adversité et la souffrance en général avec d’autres yeux que Job et ses amis. Si nous ne pouvons encore la soumettre à notre raison de manière à la comprendre et à l’approuver dans toutes ses manifestations, nous sommes tout près de sentir qu’elle fait partie de l’harmonie universelle comme élément nécessaire du perfectionnement des êtres moraux. Il suffit, pour comprendre ceci, de réfléchir quelques instans à ce que serait le monde sans la douleur. Le soleil du monde moral ne s’est-il pas levé sur la terre le jour où pour la première fois un être humain a senti que quelque chose le mordait au cœur, quoique ses sens fussent flattés ? S’imagine-t-on la vertu toujours heureuse, toujours facile et douce ? Quel renversement d’idées et de mots ! Ou bien voudrait-on que du moins la souffrance ne fût le partage que des coupables, et que la vieille théorie sémitique fût la vérité ? Autre déraison : il faudrait alors acquiescer à la morale professée par Satan dans le Livre de Job, et se condamner à ne plus distinguer la vertu de la spéculation. Ne découronnons pas l’humanité, n’estimons pas à vil prix les plus belles perles de son diadème. Assurément la nature est bien belle, et l’on se plonge avec ravissement dans ses abîmes de poésie, de grandeur et de grâce. Assurément l’art et la science, ces deux muses, ces deux divines sœurs, ont le droit d’exiger notre amour et de nous faire tomber à genoux devant leur ineffable beauté. Et pourtant il est quelque chose de plus beau encore que la nature, de plus beau que l’art, de plus beau que la science, c’est l’homme plus fort que la douleur et affirmant sa supériorité sur le sort. Ce qui est beau de la beauté suprême, c’est la résignation courageuse et l’espérance indestructible, c’est le devoir accompli malgré les révoltes de la chair, au prix du bras qu’on se coupe et de l’œil qu’on s’arrache, c’est l’homme calomnié, méconnu, qui conserve sa joie en marchant vers le but que sa conscience lui montre. Sans la douleur, sans l’adversité imméritée, inique, irrationnelle, nous serions privés de l’élite de l’humanité ; la terre aurait perdu son sel. Sans la douleur, nous n’aurions ni martyrs, ni vrais poètes. Sans la douleur, nous n’aurions pas le Christ. En vérité, nous pouvons désormais abandonner la question aux disputes de la métaphysique : tout ce que nous savons, c’est que sans la douleur le monde serait privé de ce qui fait sa beauté la plus haute.

Nous croyons avoir montré le vrai caractère de la renaissance religieuse qui se continue en France après avoir commencé en Allemagne et en Angleterre. On dirait que le XIXe siècle est appelé à reproduire les traits les plus caractéristiques de cette époque de préparation qui ouvrit la barrière de l’histoire moderne. Le XVe siècle, comme le nôtre, fut un siècle de transformation politique et sociale. Ce fut aussi un siècle d’inventions changeant la face du monde et préparant le règne de l’esprit par l’asservissement de la matière. Nous avons la vapeur, il eut l’imprimerie ; nous avons la télégraphie électrique, il eut la boussole ; nous avons les chemins de fer, il eut les postes. Nous avons découvert et colonisé l’Australie, nous démolissons les vieilles murailles en Chine et au Japon ; il découvrit et colonisa les Indes et l’Amérique. Nous avons retrouvé le sanscrit et les vieilles langues de l’Asie ; il retrouva le grec et l’hébreu. Et ce qui achève la ressemblance, c’est qu’alors comme aujourd’hui des voix nouvelles se faisaient entendre au septentrion et au midi, à l’orient et à l’occident, qui prophétisaient les temps nouveaux. Le souffle de l’Esprit agitait les âmes, et l’on se mettait à étudier avec une curiosité ardente les monumens des âges inspirés, on en savourait les beautés toujours jeunes dans leur vénérable vieillesse, on avait en quelque sorte un sens nouveau pour comprendre l’antiquité, et l’on y puisait de l’énergie pour le présent, de la confiance pour l’avenir. Au fond du cœur de tous était le sentiment qui faisait dire à Ulrich de Hutten, contemplant tout joyeux le beau printemps du XVIe siècle : « Les études fleurissent, les esprits se réveillent, c’est un plaisir de vivre ! »


ALBERT REVILLE.

  1. Qu’on veuille bien se rappeler que nous parlons toujours d’études. Avant M. Quinet, il est certainement des œuvres remarquables à plus d’un titre, par exemple, l’ouvrage de Benjamin Constant sur la Religion, livre peu lu aujourd’hui et dont l’influence n’a pas été très sensible. On prépare une réimpression des œuvres religieuses de Samuel Vincent, de Nîmes, l’ancien adversaire de Lamennais, et dont les vues profondes seront mieux appréciées aujourd’hui qu’il y a trente ans, où on ne le comprenait guère. Le Génie du Christianisme a été le signal de la réaction littéraire contre le XVIIIe siècle, en ce qu’il a réveillé le sens de l’infini et le goût des beautés religieuses ; mais sans contredit cet immense succès n’était possible que dans une société où la connaissance des religions était peu répandue.
  2. Je ne puis me défendre de citer ici le judicieux et concluant travail publié sur les poèmes homériques par M. À Pictet, dans la Bibliothèque universelle de Genève, décembre 1855.
  3. Quant à la traduction, un mot toutefois. Le traducteur s’était posé deux conditions : « être aussi littéral que possible, être français. » Pour remplir la seconde de ces conditions, il avait à lutter contre de grandes difficultés, qu’il a heureusement surmontées. La version de M. Renan est du français le plus pur, et pourtant c’est bien l’esprit du vieux sémitisme qui parle notre langue académique. La mélodie du désert a été transposée en vue de nos habitudes musicales, et ce n’en est pas moins le chant un peu monotone, mais grave et fort, toujours plus beau à mesure qu’on l’écoute, produisant des effets grandioses avec les moyens les plus simples, le chant de la douleur imméritée qui s’élève du sein de la nature silencieuse et vient apporter ses notes déchirantes aux pieds du Créateur.
  4. Jérémie, XX, 14 et suiv.
  5. Et ses chers enfans perdus, ont-ils été réellement remplacés par leurs successeurs ? dirait le sentiment moderne. Dans la facilité même avec laquelle l’auteur du poème accepte cette compensation que Dieu accorde à son héros, nous trouvons une preuve nouvelle du peu d’importance que l’ancien Sémite attachait à l’individu dès que la famille ou la tribu n’était plus intéressée à sa conservation.