De la Situation politique de la France

La bibliothèque libre.
De la Situation politique de la France
Revue des Deux Mondes2e période, tome 53 (p. 898-926).
DE
LA SITUATION POLITIQUE
DE LA FRANCE

À cette époque de l’année, les événemens qui doivent influer sur celle qui va suivre sont accomplis, ou du moins ils sont assez avancés pour qu’on puisse juger de la situation politique qu’ils ont produite ou modifiée. Sauf les droits de l’imprévu, les faits connus suffisent en quelque sorte pour orienter le gouvernement et lui tracer sa marche. Ce qu’il considère du dedans, la presse le regarde du dehors, et il n’est pas besoin d’être dans la confidence du pouvoir pour se former une opinion sur ses devoirs et ses intérêts. Que ne se persuade-t-il aussi qu’il n’est pas besoin d’être de son parti, ni même de ses amis, pour apprécier et ces mêmes intérêts et ces mêmes devoirs sans haine comme sans passion, et rechercher sincèrement ce que réclame l’état des affaires du pays! Rien de plus pénible pour un écrivain loyal que de ne pouvoir dire ce qu’il pense sans être soupçonné de cacher ce qu’il souhaite, que de passer, en cherchant la vérité politique, pour ne songer qu’à satisfaire de vieux ressentimens par des conseils perfides. Et pourquoi donc n’y aurait-il pas des hommes que touchent avant tout la vérité et la patrie ?

Que dire dans l’intérêt de l’une et de l’autre, que dire de la situation du gouvernement? On s’est habitué à la faire dépendre principalement des événemens du dehors. On a cru depuis douze ans que là surtout était le champ où se mouvaient la pensée et la volonté souveraines; on s’est imaginé que des desseins et des entreprises qui dépassent nos frontières étaient toujours probables, et peut-être cette préoccupation a-t-elle trop détourné notre attention de ce qui nous entoure et nous serre de plus près. Depuis que les élections de l’an passé lui ont ouvert une ère nouvelle, la France peut songer davantage à elle-même. Son opinion a pris plus de poids et d’influence; elle ne doit même considérer les événemens extérieurs que dans leur réaction sur ses affaires et ses dispositions propres. D’ailleurs, parmi ces événemens, un seul jusqu’à ces derniers temps a rempli la scène, et il a jeté de nouvelles lumières sur notre avenir. La prolongation de la gigantesque lutte américaine nous laisse où elle nous a trouvés. Nos expéditions lointaines, celle même du Mexique, n’ont rien amené de nouveau, et ne nous suggèrent que le désir d’en alléger les charges et d’en abréger les suites. Une seule chose, l’affaire du Danemark, a eu la triple importance d’une guerre, d’une conquête et d’une révolution. Malgré le peu de part que nous y avons prise, le dénoûment pourrait annoncer et préparer un certain changement dans la direction de nos affaires. C’est de ce point de vue que nous envisagerons la situation de notre gouvernement en Europe, pour en venir à l’examen de sa situation en France.


I.

La question danoise n’a jamais eu le don d’émouvoir les masses, et le gouvernement, d’accord en cela avec le public, s’est gardé de l’en inquiéter en manifestant qu’il s’en inquiétât beaucoup lui-même. Sans doute il en était plus occupé qu’il ne le voulait paraître. Nous concevons en tout cas sa retenue; il devait peu parler, n’ayant pas le projet de beaucoup agir, et le système qu’il a suivi, système de réserve et d’abstention, ne pouvait être bruyant. Ce n’est pas le seul qu’on pût suivre, mais il a ses avantages, et il serait oiseux de l’attaquer, quand même on en aurait préféré un différent. Au moins était-il en accord avec les dispositions du pays, nullement porté en ce moment aux entreprises du dehors. Cependant on conçoit plus dans cette circonstance l’abstention que l’indifférence. La question du Danemark était d’un haut intérêt, même pour nous, une de celles qui, mal résolues, portaient le plus naturellement et peut-être le plus légitimement la guerre dans son sein. Je ne dis point qu’on aurait eu raison de l’en faire sortir; tout compte fait, la paix est préférable. Toutefois il n’est nullement prouvé que la guerre fût le terme nécessaire d’une intervention plus active, et précisément parce qu’il en pouvait naître une collision générale, on l’aurait évitée; mais il faut, pour bien apprécier le présent, revenir un moment sur le passé. On a dit que la question qui a failli troubler le monde se réduisait à savoir si l’on écrirait Schleswig ou Slesvig. Celle de ces deux orthographes qui est correcte décide de la nationalité. Avec la première, ce petit pays est allemand ; avec la seconde, il est danois. Mais sous cette querelle de mots se cachaient des questions plus graves tant pour le droit que pour le fait. Elles semblaient pourtant résolues tout d’abord par une circonstance décisive : le Holstein faisait partie du cercle germanique ; à ce titre, le roi de Danemark était membre de la confédération. Le Slesvig au contraire ne figurait point au nombre des états confédérés. Il appartenait donc à la royauté danoise dans sa pleine indépendance. Elle y jouissait de toute son autonomie. L’Allemagne ou la diète pouvait dans une certaine mesure, et cette mesure a été bien dépassée, se mêler du régime intérieur du Holstein. Quant au Slesvig, elle n’avait rien à y voir. Toute ingérence dans ses affaires était une ingérence étrangère. L’expression de Slesvig-Holstein est donc un mensonge ; l’unité qu’elle semble affirmer est une fiction imaginée pour les besoins de la cause.

Cette manière fort simple de trancher la question ne serait pas fausse. Cependant l’affaire passe pour des plus compliquées. Je le crois bien : pour justifier des ambitions qu’on dissimule, on a tout dénaturé, tout confondu ; on a rendu fédéral ce qui était international, international ce qui était municipal, diplomatique ce qui était constitutionnel, et prêté des argumens révolutionnaires à des vues de réaction et d’absolutisme. De là cette complication, cette obscurité qui a contribué à distraire les esprits d’une affaire qu’ils ont trouvée trop difficile à comprendre pour s’y intéresser. Bien comprise, elle serait pourtant intéressante. Je me suis souvent représenté M. Thiers se chargeant de l’expliquer devant une assemblée dans un de ces exposés vastes et lumineux que lui seul sait faire. On en verrait sortir dans tout leur jour l’évidence du droit et la gravité du fait. D’un pareil travail, ce n’est ni le lieu ni le moment ; mais il faut caractériser l’affaire dans ses traits principaux pour établir les conséquences que nous en voulons tirer dans l’intérêt français.

Le Danemark est un des anciens états de l’Europe. Il resta purement scandinave jusqu’au milieu du XVe siècle. Il possédait la Suède et la Norvège, l’une dont il a été séparé en 1523, l’autre qu’il n’a perdue qu’en 1815 ; mais c’est en 1448 que l’élément germanique y a pénétré, la couronne ayant passé dans la maison allemande d’Oldenbourg. Christiern Ier, le premier roi de cette dynastie, réunit à ses nouveaux états deux domaines féodaux, le duché de Slesvig et le duché, alors comté, de Holstein, qui forment d’ailleurs la base ou le tronc de la presqu’île du Jutland. Les géographes appellent même le Slesvig le Jutland méridional. Or le Jutland, avec diverses îles, dont la plus considérable est Seeland, constitue le Danemark proprement dit.

En devenant plus allemand, le Danemark devint plus féodal ; le joug de l’aristocratie s’appesantit. La royauté voulut le secouer pour son compte. Elle perdit la Suède dans ces luttes, mais y gagna le pouvoir absolu, l’hérédité, et cette popularité comparative que la féodalité a value dans tant de contrées au despotisme monarchique.

Ce despotisme, qui ne prit sa forme régulière que sous Frédéric III, en 1660, ère favorite de la monarchie administrative, alla toujours se modérant pendant la période suivante. Les deux duchés eurent leur part de cette transformation des états danois ; seulement la loi fondamentale, lex regia, en déclarant la couronne héréditaire, la réserva aux descendans mâles de Frédéric III, et à leur défaut aux femmes de sa race, tandis que les duchés restèrent ouverts exclusivement par droit de primogéniture aux représentans mâles des autres branches de la maison d’Oldenbourg. Tel était l’état des choses à la fin du XVIIe siècle, lorsqu’en 1721 des lettres patentes annexèrent plus étroitement le Slesvig au Danemark. Cette incorporation purement politique, et qui n’enlevait pas au Slesvig son administration locale, ses libertés provinciales, fut reconnue et garantie en 1727 par la France et l’Angleterre, même, dit-on, par la Prusse, acceptée par les princes de la maison d’Oldenbourg, immédiatement par la branche de Sonderbourg, qui comprend celle d’Augustenbourg et celle de Glucksbourg, en 1773 seulement par la branche de Gottorp, qui, ayant gagné à la loterie des événemens l’empire de Russie, voulut bien se contenter en Allemagne du vieux duché d’Oldenbourg.

Ainsi constitué, le royaume de Danemark continua de tenir un certain rang en Europe jusqu’en 1807, qu’il perdit sa flotte, et en 1815, qu’il perdit la Norvège pour n’avoir point aussi bien mérité que la Suède de la coalition contre la France. On le força de prendre en dédommagement la Poméranie, qu’il échangea avec la Prusse contre une somme d’argent et le duché de Lauenbourg. Depuis cette époque, cette vieille monarchie s’est recommandée par un bon gouvernement, par des progrès politiques, mieux accueillis, il est vrai, des classes moyennes que de l’aristocratie, mieux compris de l’esprit Scandinave que de l’esprit germanique. À des états provinciaux établis en 1831 ont succédé en 1848 des états-généraux formés de cinquante-deux délégués, élus moitié par le Danemark, moitié par les duchés, et auxquels le roi en ajoutait huit, choisis suivant la même règle d’égalité. Ces assemblées, qui parlaient à volonté danois ou allemand, n’avaient pas tous les droits du parlement d’Angleterre, mais elles possédaient des pouvoirs réels, surtout en matière de finances. La liberté de fait était établie. Tout cela était l’ouvrage du roi Frédéric VII.

C’est tout cela que l’Allemagne a appelé de l’oppression. C’est contre un régime qui mettait la minorité allemande, sur le même pied que la majorité danoise que la première a élevé des plaintes également écoutées de la monarchie prussienne et de la démocratie germanique. C’est contre une tyrannie qui forçait les représentans du Holstein, du Slesvig et du Lauenbourg de se réunir à Copenhague dans la même assemblée, en nombre égal, avec les députés du Jutland et de l’archipel baltique, que des sujets de race allemande, profitant du tempérament insurrectionnel de l’année 1848, prirent les armes, soutenus par la Prusse, encouragés par la diète de Francfort, et le duc d’Augustenbourg se jeta dans leurs rangs. Il y eut gouvernement provisoire et guerre civile : il fallut combattre trois ans, mais les Danois furent vainqueurs.

Quel était le grief? Le Danemark était danois, scandinave ou cimbrique, comme on dit aujourd’hui. On lui reprochait de n’être pas gouverné par des Allemands. Il est parfaitement vrai que sur deux millions et demi de sujets, quinze cent mille seulement sont sur le sol purement danois. Les duchés sont la plus riche partie du royaume et séparés de l’île de Seeland par un canal comme l’Angleterre l’est de l’Irlande. Le Slesvig touche au Holstein, qui n’est distingué du territoire de Hambourg que par une frontière idéale, et dont cette grande cité est la vraie capitale commerciale. Le Holstein est essentiellement germanique par sa population, c’est pour cela qu’il compte avec le Lauenbourg dans la confédération. En fallait-il conclure qu’il devait être arraché au Danemark? Pas plus que le duché du Luxembourg ne doit l’être au roi de Hollande. On ne l’a point pensé depuis trois ou quatre cents ans, on ne l’a point pensé en 1815, et ce n’est pas apparemment parce que la couronne danoise a passé d’une famille allemande à une branche plus allemande encore de la maison d’Oldenbourg qu’elle aurait dû perdre un de ses fleurons séculaires.

Que dire alors du Slesvig? Ici la présence d’un élément germanique, ici la prétention de l’Allemagne n’a été reconnue, légalisée par aucun texte du droit public. De fait, l’influence allemande a pu s’accroître depuis longtemps, au moins dans les cantons méridionaux. On estimait que sur une population de 400,000 âmes, 145 parlaient allemand, 135 danois, et le reste indifféremment les deux langues ou le dialecte de la Frise. La grande propriété appartient surtout à des mains allemandes; aussi l’esprit féodal y résiste-t-il plus fortement à l’esprit libéral, et le grand crime du roi Frédéric VII était d’avoir donné les mêmes institutions à tous ses états, et tâché de comprendre les duchés dans la même unité constitutionnelle. Dès 1815, la noblesse du Holstein, qui a des terres en Slesvig, avait demandé l’union des deux duchés, mis à part sous une même constitution locale. À cette époque, la doctrine de leur indivisibilité n’était pas inventée. Le roi opposa l’incorporation de 1721. La prétention qu’il repoussait fut portée devant la diète germanique, qui la rejeta en 1823, et le ministre de Prusse alors la condamna formellement; mais à mesure que les institutions danoises sont devenues plus libérales, la Prusse a changé d’avis. Les professeurs d’histoire se sont mis à l’œuvre; l’université de Kiel a découvert l’identité politique des deux duchés. L’unité germanique s’est, on le sait, comme agrandie, et la Vaterland, la grande patrie teutonique, a voulu compter un état féodal de plus, composé du Holstein, du Slesvig et du Lauenbourg. Au fond, c’était le but de la guerre civile de 1848, c’était le but de la guerre internationale de 1864.

Les démocrates allemands, plus amoureux d’unité encore que de liberté, ce qui arrive quelquefois aux démocrates, sont venus en aide aux ambitions territoriales ou contre-révolutionnaires de certaines grandes puissances, et celles-ci, dans un intérêt de pouvoir, d’agrandissement ou de popularité, ont pu faire campagne en se couvrant d’un prétexte et en flattant une passion empruntés l’un et l’autre à la démocratie. Quelle bonne fortune pour la Prusse par exemple, pour sa politique hégélienne, que d’associer ainsi les contraires, la tendance à l’absolutisme au dedans et à la révolution au dehors! Quoi de plus hégélien en effet! C’est bien l’unité des contradictoires réalisée dans le pour soi, comme dit la formule.

On semble avoir pris l’occasion du changement de dynastie; mais ce changement n’avait aucun trait à la question. Il était au contraire l’accomplissement d’une prévision commune aux principaux cabinets de l’Allemagne. Il y avait longtemps en effet qu’on avait prévu l’extinction de la ligne directe. Si, comme on le dit, la loi salique régnait dans les duchés, elle ne régnait pas en Danemark : une tante du roi, princesse de Hesse, était son héritière; mais plutôt que de laisser par son avènement affaiblir et démembrer une importante monarchie, les cabinets de l’Europe aimèrent mieux accepter sa renonciation, et le traité du 8 mai 1852 appela au trône son petit-fils, frère du prince de Sonderbourg-Glucksbourg, représentant en même temps par son origine paternelle d’une des branches collatérales et successibles de la maison d’Oldenbourg. Cette branche n’était pas la première en ligne; mais celle qui l’était avait pour chef ce duc d’Augustenbourg que sa participation à l’insurrection de 1848 excluait du concours, et qui le reconnut en acceptant une indemnité de quelques millions. Les auteurs du traité, passant par-dessus la tête de plusieurs princes sans héritiers, allèrent choisir le quatrième prince de la maison ducale, et c’est ainsi que du consentement du feu roi, du choix de toutes les grandes puissances, de l’aveu de la Prusse comme de la France, de l’Autriche comme de l’Angleterre, avec l’adhésion de presque toute l’Allemagne et du reste de l’Europe, avec le consentement de tous les représentans de la maison d’Oldenbourg, Christian IX est devenu roi du royaume-uni de Danemark, car il avait été choisi précisément pour en assurer l’intégrité et en maintenir ensemble toutes les parties.

Cet arrangement, un peu artificiel, mais très sage, ne changeait absolument rien à la condition légale, constitutionnelle, internationale, des états divers qui composaient le royaume ; il semblait seulement faire de l’existence intégrale de ce royaume un intérêt de premier ordre, un intérêt universel, un principe du droit public, et du dépositaire futur de cette couronne un client et comme un élu de l’Europe entière. Et en effet il parut un moment le favori du monde politique, à ce point qu’il n’y en avait pour ainsi dire que pour lui. Est-il question de marier le prince de Galles, la fille du nouveau roi de Danemark devient la future reine de la Grande-Bretagne. Un trône devient-il vacant sur les bords de la Méditerranée, c’est le second fils de Christian IX qui va régner sur les Hellènes. Et c’est le même monarque que trois puissances du premier ordre ont laissé attaquer, sans ombre de droit ni de motif, par l’Autriche et la Prusse, et dépouiller par elles de trois parts de ses états ! Pour la moralité, le démembrement du Danemark vaut le partage de la Pologne.

Il fallait rappeler ces faits, si connus qu’ils puissent être, afin de mettre bien en lumière la gravité de ce qui s’est passé, et du parti que les grandes puissances, notamment l’Angleterre et la France, ont cru devoir prendre. Ce parti, encore une fois, nous en concevons et les raisons et les avantages ; nous n’insistons même point sur ce qu’il a pu coûter à la justice et à la fierté des cabinets qui s’y sont résignés. Nous nous bornons à dire que c’était une question ou l’hésitation était permise, et dont la décision pénible n’est pas sans de sérieuses conséquences.

En effet, soyons francs, un seul motif, une seule idée, un seul principe, si l’on veut, a pu être allégué à l’appui du démembrement qui vient de s’opérer sous nos yeux : c’est le principe de la nationalité. La nationalité allemande, la fameuse Vaterland, voilà ce qui a passionné les peuples germaniques et couvert des intérêts et des convoitises qui avaient grand besoin d’un beau nom. C’est aux sentimens que ce nom réveille que les peuples ont cédé et que les gouvernemens ont voulu complaire. Les autres griefs sont frivoles, ou, faiblement fondés en fait, ils sont nuls de droit et ne peuvent être invoqués, à moins que les cabinets ne soient décidés à soutenir que la manière de gouverner d’un monarque agissant dans le cercle de son autonomie est un cas de guerre, et l’expose légitimement à être dépouillé de ses états, non pas même par ses peuples, mais par ses voisins. On reculerait devant cette énormité, si l’on n’avait pour soi cette parole sympathique, la nationalité. Nous ne sommes pas de ceux qui parlent légèrement de ce principe de fraîche date, parvenu si vite à si haute fortune. Malgré sa nouveauté, et quoiqu’il n’ait guère figuré, depuis des siècles, dans les fastes du droit public, quoique même les historiens aient souvent oublié d’en tenir compte dans leurs réflexions sur la formation des divers états européens, la communauté de race et de langue est un fait qui a toujours tenu quelque place, joué quelque rôle latent ou public dans les grands événemens du monde, et nous reconnaissons que ce fait, élevé par les savans contemporains à la dignité d’un principe, a passé de la littérature dans l’opinion, et ne peut plus être négligé par la politique. C’est peut-être une des innombrables conséquences du partage de la Pologne, et une des principales. Cependant il ne faut rien exagérer : l’ethnographie ne peut être devenue la loi de la politique ; la géographie est aussi quelque chose. Les intérêts, les mœurs, les habitudes, les souvenirs, ne contribuent pas moins à constituer les nationalités. Elles sont avant tout des faits historiques. La nationalité polonaise est célèbre et persistante, parce que l’existence plusieurs fois séculaire d’un peuple et d’un gouvernement l’a consacrée, et qu’après tout à l’heure cent ans l’attentat qui l’a mortellement atteinte arrache encore au monde des accens de douleur et d’indignation. On a pu revendiquer la nationalité italienne, parce que vingt siècles ont respecté le nom de l’Italie, et qu’une seule frontière, difficile à franchir, isole entre deux mers une vaste société ralliée par l’unité de la religion, de la langue, de la littérature, de la loi civile et des arts. Les souvenirs des divers états italiens sont ceux de l’Italie entière. Cependant si la question de race était toute la question de nationalité, l’unité italienne deviendrait moins soutenable, comme l’antagonisme de la Russie et de la Pologne deviendrait moins explicable. En revanche, on aurait bien des choses à dire aux maîtres de l’Irlande et du pays de Galles, comme à ceux de la Bretagne, de l’Alsace et du pays basque, et ce n’est pas chose peu étrange que de voir la cause des races embrassée par les détenteurs germains du duché de Posen, de la Hongrie, de la Vénétie. Qui sait s’ils n’auront pas quelque jour à se repentir amèrement de l’emploi d’une arme qui peut si facilement, si justement, être retournée contre eux ? La nationalité ou plutôt l’impatience des populations allemandes de voir se réaliser les rêves du germanisme ne présente donc pas ici de motifs assez sérieux pour balancer les droits acquis, l’autorité d’un gouvernement légitime, l’indépendance d’un pouvoir souverain, l’avantage des progrès constitutionnels, la foi des traités, l’importance pour l’Europe, surtout pour l’Angleterre, la France, la Russie et la Suède, du maintien d’un royaume ami, respecté, préposé depuis longtemps à la garde de l’entrée de la Baltique.

Tout a été dit sur ce dernier point, et ce n’est pas à l’Angleterre qu’il importerait de remontrer l’intérêt que toutes les marines ont à ne rien changer légèrement aux règles et aux forces qui dominent sur le littoral de ces détroits célèbres. La France, qui se croit plus indifférente à ces questions, doit cependant les considérer des mêmes yeux, et elle a plus que l’Angleterre à se préoccuper de toute extension du corps germanique. Si jamais tous les contingens fédéraux devaient être appelés aux armes, ce ne pourrait être que contre elle ou contre la Russie, et il n’y a pas d’apparence que ce soit de longtemps contre la Russie. Il y a enfin pour nous un point plus important. Ce n’est pas flatter notre patriotisme ou exagérer nos forces que de dire qu’aucune armée n’est au-dessus de la nôtre, et que notre marine est la seconde de l’Europe. C’est assez pour constituer notre supériorité sur chaque puissance continentale prise séparément. Il serait trop long de développer ici le rôle auxiliaire, mais considérable, que la marine est désormais appelée à jouer dans presque toute guerre territoriale; mais il est certain qu’à force militaire égale celui de deux états belligérans qui dispose de la flotte la plus redoutable a toutes les chances de son côté. Nous ne saurions donc voir avec indifférence les efforts que font notoirement depuis quinze années les états germaniques pour devenir des puissances maritimes. Or on ne peut méconnaître que le désir de s’emparer du port de Kiel a été pour beaucoup dans les ambitions récentes de l’Allemagne. Kiel est une place maritime d’une véritable importance, et dont la rade a pu recevoir notre escadre du nord pendant la guerre de Grimée. Sans doute un port de guerre sur une mer souvent fermée comme la Baltique n’est pas une position de premier ordre; mais que celui-ci appartienne à la Prusse ou à quelque autre puissance confédérée, ce n’en est pas moins le commencement d’un nouvel état de choses dont la France est essentiellement intéressée à prévenir le développement.

Plus d’une raison pouvait donc nous faire prendre à cœur l’affaire du Danemark; entre l’abstention et l’intervention, la balance pouvait être au moins égale. Nous ne disons pas que l’intervention fût commandée; cependant elle aurait eu pour elle le droit et l’intérêt. On n’a pu y renoncer sans regrets. C’est un sacrifice qu’en Angleterre comme en France on a fait à l’intérêt supérieur de la paix du monde, et ce sacrifice a été, il faut le dire, approuvé par l’opinion publique; mais personne n’a le droit de prétendre que ce ne fût pas un grand sacrifice.

D’où vient donc que des puissances du premier ordre, que des cabinets auxquels on ne refuse ni l’habileté ni l’énergie, se sont laissé amener ou plutôt pousser, d’échec en échec, de retraite en retraite, à l’abandon de leurs droits, de leurs engagemens, de leurs intérêts? D’un plus grand et plus dominant intérêt qui pèse en ce moment plus que tous les autres sur les déterminations des gouvernemens et des peuples, l’intérêt de la paix du monde. Il faut bien le savoir en effet, malgré les questions contestées qui peuvent encore troubler notre sécurité, malgré des conflits encore subsistans, et quoique dans ces quinze dernières années la guerre ait plus souvent rallumé ses feux que dans les trente précédentes, jamais l’esprit pacifique n’a été plus général, plus exigeant; jamais plus de motifs économiques, politiques et moraux ne sont venus en aide à cet amour naturel du repos et de la concorde qui accompagne une grande prospérité. Cet esprit pacifique circule pour ainsi dire dans les veines de la société moderne. Il lutte le plus souvent avec avantage contre les causes d’agitation et de rivalité qui peuvent l’alarmer, et il triomphera souvent, longtemps peut-être, de toutes les inquiétudes qui assombrissent l’avenir du monde.

Ceci n’est en aucun pays aussi vrai qu’en Angleterre, et là est la cause principale qui explique les variations, les incertitudes, et finalement les disgrâces de la politique du cabinet. Lord Palmerston n’a jamais passé pour manquer de résolution. La hardiesse a toujours été le trait distinctif de lord Russell : un mot célèbre et piquant de Sydney Smith a défini sa témérité. Cependant tous deux se sont laissé engager et comme entraîner dans une marche qu’ils ont en d’autres temps reprochée à d’autres. Ils ont consenti presque sciemment à promettre sans tenir, à parler sans agir, à menacer sans frapper. L’Angleterre sans doute avait déjà passé par de telles épreuves. Elle a cédé souvent dans ses démêlés avec l’Amérique. Dans l’affaire de la Pologne, elle s’est exposée à un échec. Épouser publiquement une cause, remontrer à une grande puissance ses devoirs, lui reprocher des fautes, la dénoncer au monde par voie diplomatique, l’accabler de tous les griefs d’un peuple opprimé, encourager ainsi et soutenir ce peuple en étant cependant décidé à ne lui accorder qu’une sympathie stérile, c’est un rôle que la nécessité peut quelquefois imposer à une puissance du premier ordre; mais c’est un rôle pénible, dangereux, humiliant même, et qui finit par n’être pas irréprochable, car on excite par là des espérances et on les trompe; on enhardit ceux qu’on refuse à la fin de défendre; on les abandonne au moment où l’on vient d’aggraver leurs périls et leurs maux. Il est cruel de le dire, toute tentative diplomatique en faveur de la Pologne a pour effet presque inévitable de la rendre plus malheureuse et d’affaiblir ceux qui la protègent. On en était là quand il a fallu que l’Angleterre prît un parti pour le Danemark. Il n’était pas tentant de recommencer. Comment faire cependant? Impossible de passer sous silence une si grosse affaire, impossible de laisser sans mot dire mettre en pièces un traité solennel et une vieille monarchie. Il fallait bien réclamer, s’indigner, multiplier les représentations et les remontrances. Or quand on fait de ces choses, si l’on annonçait tout d’abord qu’on n’est pas décidé à les soutenir, ce serait comme si on ne les faisait pas. On ne l’annonce donc point, on laisse des doutes planer sur l’avenir. Ces doutes, on les partage; on se dit que, s’il le faut, si les circonstances s’aggravent, on saura prendre un grand parti, on se souviendra qu’on a des soldats et des vaisseaux. En attendant, on en fait souvenir les autres. C’est ainsi qu’on a persuadé peut-être sans le vouloir au malheureux Danemark qu’il ne serait point abandonné. Les voyageurs sont unanimes à dire que les Danois ont persisté jusqu’au dernier moment à espérer des défenseurs; mais, hélas! les Allemands n’en ont rien cru, et l’aventureux homme d’état à qui les événemens ont donné l’occasion de procurer à la politique prétentieuse, subtile, incohérente et insidieuse de la Prusse un succès longtemps attendu, souvent manqué et toujours odieux, M. de Bismark, a compris de bonne heure qu’il pouvait braver l’Angleterre, et qu’après tout elle ne ferait que murmurer. Apparemment il a compris que lord Palmerston suivrait l’opinion publique, et que l’opinion publique n’exigerait pas la guerre. On pouvait cependant s’y tromper. L’opinion anglaise était en soi contradictoire; elle était, elle est encore vivement danoise et absolument pacifique. C’est ainsi qu’elle a rendu possible, qu’elle a préparé, voulu même ce qui est arrivé, et qu’elle en est mécontente. Elle préfère la paix par goût, même par système; mais le prix auquel elle l’achète l’importune, et elle ne se sent pas fière d’avoir été si raisonnable. Lord Palmerston, qui sent comme elle et peut-être plus vivement, allègue des motifs divers. Il dit souvent que l’Angleterre ne pouvait agir seule, et il rappelle, sans trop s’en plaindre, que la France a décliné toute coopération active. Puis il confie à ses amis, qui le répètent, qu’au fond il s’attendait à la guerre, croyant que l’Angleterre la voudrait au moment suprême, et que c’est elle qui n’a pas voulu. Peut-être dit-il vrai, et s’est-il toujours dans sa pensée intime reposé sur son pays de la décision; mais il est rare qu’une nation prenne une telle initiative, il n’est pas d’un grand gouvernement de la lui laisser prendre. C’est à lui de vouloir pour elle, et dans cette occasion la nation aurait suivi le cabinet. Oui, l’Angleterre est comme passionnée pour la paix. Jamais des intérêts plus grands et plus impérieux ne l’y ont attachée. En sus de ses intérêts, ses idées l’éloignent de la guerre. Tout le pays n’est pas de l’école de Manchester, mais les théories de l’école de Manchester ont beaucoup gagné dans les esprits, et c’est un point de doctrine aujourd’hui que de regarder la guerre non-seulement comme un fléau, mais comme une duperie. Deux ministres, dont l’un n’est pas moins que M. Gladstone, penchent vers cette politique, et c’est ce que ne doivent pas ignorer ceux qui auront désormais à traiter avec les Anglais. Il n’en est pas moins vrai que dans la question danoise ces dispositions placides étaient balancées par d’autres intérêts, par des sentimens de justice, de commisération, d’indignation, et qu’il dépendait du gouvernement d’enlever l’opinion publique dans le sens de l’action et même de l’intervention armée. Un pouvoir plus jeune, ayant plus d’avenir, plus d’appui dans la couronne et dans le parlement, aurait d’un mot décidé le pays, et il ne faut pas trop dire qu’on ne pouvait s’engager seul. D’abord il n’est pas sûr qu’on ne pût décider la France et obtenir tôt ou tard sa coopération. Puis ce concours était-il indispensable? Quelle occasion de montrer la grandeur et, pour ainsi parler, l’originalité de la puissance britannique! Un vaste pays comme l’Allemagne, vulnérable au nord par Hambourg et par Lubeck, au midi par Trieste et Venise, peut être mis à de cruelles extrémités par une force telle que la marine anglaise, sans pouvoir d’aucune manière ni se défendre ni se venger. D’ailleurs pourquoi se placer dans ces hypothèses extrêmes? L’amour excessif de la paix l’a fait croire trop menacée; la résolution d’agir pouvait suffire pour dispenser de l’action. Que la Grande-Bretagne donnât dès le début la certitude qu’elle saurait au besoin déployer son pavillon, et le cours des événemens était changé. L’énergie de l’Angleterre, au lieu d’amener la guerre, empêchait la guerre odieuse que la Prusse et l’Autriche viennent de terminer par une spoliation. Malheureusement l’industrialisme économique ne comprend pas cette politique, et lord Palmerston la désapprend sur ses vieux jours.

On ne peut donc lui dissimuler ni à lui, ni à son pays, qui ont fini par s’approuver mutuellement, que l’année 1864 ne comptera point dans leurs glorieuses années. Prendre au début un ton de fierté et même de menace, puis reculer toujours et finir par tout abandonner, on sait comment s’appelle une telle conduite. Pour le fond des choses, nous avons fait les mêmes concessions; mais du moins avons-nous évité un fâcheux contraste entre le commencement et la fin, entre le langage et la conduite. Dès l’origine, nous nous sommes posés en spectateurs désintéressés, et, j’en conviendrai, l’indifférence du public répondait à cette politique. Les vœux de la France encourageaient notre cabinet à l’inaction. Il aurait dû en effet beaucoup réfléchir avant de faire sortir la guerre d’une question qui pouvait en receler les germes.

Cependant était-il à propos de confier à toute l’Europe qu’on n’irait pas jusque-là, et d’encourager par une froideur calculée une presse complaisante à tromper le public sur la gravité des événemens? En restituant aux choses toute leur importance, en prenant à cœur les intérêts du bon droit et de l’équilibre européen, n’aurait-on pas atteint le but et sauvé la paix générale sans la faire payer au Danemark et à la justice? Dès l’origine, nous n’avons accordé aux vues de l’Angleterre qu’une approbation abstraite, lui témoignant sous toutes les formes qu’en partageant ses opinions nous ne partagions nullement ses espérances. On voulait bien faire comme elle des représentations, mais on en tenait le succès pour impossible. Plaider une cause en la déclarant d’avance perdue est le moyen certain de la perdre; consentir à des démarches dont on proclame en même temps l’inutilité, c’est les rendre inutiles en effet. Le négociateur français avait raison de penser que notre campagne diplomatique pour la Pologne ne nous avait pas si bien profité que nous dussions en recommencer une semblable. Il s’est montré constamment préoccupé de la crainte de s’exposer au même dégoût[1]. Reste à savoir si les situations, si les chances étaient les mêmes, si ce qui était faute dans un cas devait l’être nécessairement dans un autre, s’il était, en un mot, aussi vain de s’entremettre pour le Danemark que pour la Pologne.

Le côté désolant de toute assistance prêtée aux infortunes des Polonais, c’est qu’elle est nécessairement impuissante, si elle n’est armée. Ce qu’on réclame n’est possible que par la guerre. On n’a point prouvé qu’il en fût de même pour le Danemark. La France et l’Angleterre, réclamant au début, de concert avec la Suède et la Russie, l’exécution et le respect d’un traité signé, il y a dix ans, en vue des circonstances mêmes qui se produisaient, n’admettant pas même que les puissances qui l’avaient signé avec elles pussent biaiser sur le principe qu’elles y avaient proclamé, auraient pu dominer la situation et amener d’autorité une solution conciliatoire. Au mois de septembre de l’an dernier, lord Russell proposait de faire souvenir l’Autriche, la Prusse et la diète fédérale que tout acte de leur part tendant à affaiblir l’intégrité et l’indépendance du Danemark serait une violation du traité du 8 mai 1852. Pourquoi ce terrain a-t-il été abandonné? Il y a tout à craindre, a dit M. Drouyn de Lhuys, qu’une telle notification n’amenât que des réponses évasives, à moins que les puissances qui l’auraient faite ne fussent décidées à aller plus loin. Le cabinet anglais est-il décidé à aller plus loin? Le cabinet anglais ne répond que par une question : la France est-elle décidée à soutenir le traité, oui ou non? — Avant de m’engager à le soutenir, c’est-à-dire à prendre les armes au besoin, il faut, repart notre ministre, que je voie plus clair devant moi. — Le gouvernement de la reine, reprend l’ambassadeur, aurait un sincère désir d’agir de concert avec le gouvernement impérial; il pense que leur accord pourrait prévenir la guerre. Ce serait chose bien fâcheuse que le dissentiment qui s’est élevé quant aux mérites d’un congrès général dût produire une scission qui portât chaque gouvernement à suivre une ligne à part. — Notre ministre répondit que nous ne refuserions pas de prendre part à une conférence. Tout cela se passait au commencement de janvier, et le 9 lord Russell, dans une dépêche assez nette, paraissait mettre toute la difficulté qui l’arrêtait au compte de la France. Remarquez qu’il ne nous proposait encore qu’une démarche diplomatique commune; mais il ne renonce pas, et il propose la coopération. — S’agit-il de diplomatie, réplique M. Drouyn de Lhuys, c’est déjà fait. S’agit-il d’employer la force, il ne dit pas oui, il ne dit pas non. Toutefois il préférerait la modification du traité à une guerre incertaine. — Mais il s’agit d’empêcher un démembrement, objecte lord Russell; la coopération devrait donc aller, s’il le fallait, jusqu’à donner une assistance matérielle à la résistance du Danemark (24 janvier). — À ce moment, on lui répond : 1° que le gouvernement impérial a toujours eu grand égard aux sentimens et aux aspirations des nationalités, qu’il voit l’Allemagne tendre évidemment à une étroite connexion avec le Holstein et le Slesvig, qu’il éprouverait donc de la répugnance pour toute conduite qui l’obligerait à s’opposer par les armes aux souhaits de l’Allemagne; 2° que d’ailleurs la guerre serait une entreprise comparativement aisée pour l’Angleterre, puisqu’elle serait purement maritime; qu’il n’en serait pas de même pour la France, dont le sol touche le sol allemand, et qu’on a soupçonnée en Europe de projets d’agrandissement sur les bords du Rhin. Conclusion : le gouvernement impérial réservait son entière liberté[2].

C’est à ce moment que l’idée d’un concert d’action tant morale que matérielle entre les deux puissances qui décidaient ainsi du salut du Danemark paraît avoir été abandonnée. Nous ignorons si, comme on le dit, les explications verbales ont été plus loin que les explications écrites ; mais, à entendre chacune des deux puissances sur le compte de l’autre, aucune n’était ardente à s’engager. Chacune ne paraissait pas fâchée d’être dispensée de la nécessité d’agir par le refus ou l’indécision de l’autre, et les deux cabinets aiment encore à établir, sans pour cela s’adresser de mutuels reproches, que, s’ils se sont abstenus, c’est qu’ils ne se sont pas réciproquement trouvés en mesure ou en résolution d’accepter toutes les conditions et toutes les conséquences d’une action commune. Aussi lord Russell est-il bientôt entré dans le système des concessions; les principes ont été abandonnés, des fractionnemens de territoires, des démembremens partiels ont été conseillés ou prescrits au Danemark, et le droit public a commencé à recevoir chaque jour de nouvelles blessures de la main de ceux qui s’étaient chargés de le défendre. Le ministre français, réduisant notre rôle à une assistance bénévole aux réunions de la conférence, a dit plus que jamais qu’elle n’aboutirait pas, et n’a point tardé à laisser le champ libre aux grandes puissances allemandes. « Cédez, a-t-il dit au Danemark. Même quand le Slesvig serait incorporé à la confédération germanique, nous ne ferons pas d’opposition sérieuse; vous ne devez pas compter sur nous dans cette question[3]. »

L’avortement de la conférence avait présagé ce dernier mot. Lorsqu’on fit les procès-verbaux de ces tristes et stériles discussions où chaque interlocuteur, presque sans exception, paraît tantôt si peu soucieux d’arriver à un résultat, tantôt si convaincu qu’aucun résultat ne peut être obtenu, on ressent tout ce qu’il en a dû coûter aux représentans de grands empires pour s’astreindre à traverser les banalités fastidieuses d’un dialogue inutile, en faisant constamment retraite devant des objections sophistiques, en abandonnant toutes les positions les unes après les autres, en renonçant successivement aux prétentions les plus modestes, en entassant les concessions sur les concessions sans aucun espoir d’en arracher une, et avec la certitude d’assurer enfin un triomphe à l’iniquité et à la mauvaise foi. Peu de documens sont plus propres à donner raison aux contempteurs de la diplomatie, et ceux qui se plaisent à relever avec exagération la part de ruse et de mensonge qu’admet le maniement des grandes affaires auront une pièce de plus à citer. Peut-être sera-t-elle un jour, cette pièce accusatrice, rétorquée avec une force redoutable contre les puissances qui, en y consignant l’expression par trop naïve de leurs arrière-pensées et de leurs calculs, auront perdu d’avance le droit de réclamer en d’autres occasions la foi des traités, la loyauté du langage, tous les principes du droit public.

L’attitude et l’argumentation du plénipotentiaire prussien en particulier sont difficiles à qualifier. Le plus froid lecteur ne peut se défendre, à certains passages, d’un étonnement qui touche à l’indignation, et l’on a vraiment besoin, pour l’honneur de la conscience et de la raison, de relire les vives et spirituelles réponses de lord Clarendon, qui, laissant à lord Russell le silence officiel d’une présidence dédaigneuse, a du moins vengé, par les traits acérés d’une logique pressante, la justice et la vérité.

Le rôle de notre représentant dans le sein de la conférence serait trop au-dessous du rang qu’il occupe, si ce rôle n’avait été systématique. On a sans doute tenu à marquer qu’on n’assistait que par complaisance à des efforts dont on n’attendait rien. Cette politique d’indifférence apparente a été diversement expliquée; mais la plupart des explications ne sauraient être admises, par exemple celle-ci : « la France ne voulait pas contrarier le vœu des populations allemandes. » Je sais bien qu’il a été dit quelque chose de cela à lord Russell, à M. de Moltke; notre ministre à la conférence en a parlé une fois. Qui a pu voir là néanmoins autre chose qu’un argument de circonstance pour atténuer des concessions pénibles? Pourquoi le vœu des populations allemandes serait-il plus respectable que celui des populations danoises? D’ailleurs qui ne sent que prendre en considération les tendances du germanisme eût été déserter la cause qu’on avait soutenue jusque-là, donner raison à la Prusse contre l’Angleterre et rétracter le traité de 1852? Lorsque dans la conférence M. de Bernstorf eut la hardiesse, le 18 juin, de demander que les habitans du Slesvig fussent consultés, et que le comte Apponyi, comme forcé et contraint, se joignit à ce vœu en laissant douter si c’était au pays ou à ses représentans qu’il voulait qu’on s’adressât, M. de Brunnow eut un mouvement d’émotion bien naturelle, qui se sent à travers la froideur du procès-verbal, en entendant de la bouche des représentans de l’ancienne sainte-alliance cette proposition étrange de consulter les sujets d’un roi dans le dessein de le déposséder. En tout, si pendant ce temps-là la Russie trahissait le Danemark, son ministre n’était pas dans le secret, et il se montrait pour la juste cause sincère et véhément.

On ne doit pas mettre plus d’importance à cette supposition de l’Angleterre, que la France, mécontente de son refus de réclamer avec elle un congrès général, aurait voulu lui rendre la pareille en laissant échouer tous ses efforts et tomber toutes ses propositions. Pense-t-on que notre cabinet oubliât que l’offre d’un congrès général n’avait pour objet que d’attester son désir de tout terminer à l’amiable, sa disposition aux transactions nécessaires, et de dégager sa responsabilité dans les complications à venir, en mettant à la charge des autres états l’opiniâtreté des prétentions absolues. Proposer à ces prétentions de résoudre en commun des questions insolubles dans l’état des intérêts et des esprits, c’était les obliger, les condamner à la mauvaise grâce de refuser, et ce n’est pas le cabinet français que ce refus devait surprendre. Ce refus était nécessairement entré dans ses vues, et il pouvait regarder comme un succès de voir après un si court intervalle de temps l’Angleterre recourir à lui et déclarer qu’elle ne pouvait agir seule, qu’un concert préalable était nécessaire.

La vérité me paraît donc que la France s’est avant tout préoccupée des conséquences possibles d’une intervention sérieuse dans les affaires du Danemark : elle a vu parmi ces conséquences la chance d’une guerre continentale; elle n’a pas voulu être soupçonnée de la chercher; elle en a repoussé les avantages comme les risques, et n’a pas été fâchée de pouvoir dire que l’Angleterre n’était pas plus décidée à lui garantir les uns qu’à courir les autres jusqu’au bout. Il est certain que si dans cette voie un dénoûment pacifique était peu douteux, il n’était pas infaillible. On ne prend jamais en pareils cas toutes ses sûretés. Lorsqu’on entreprend de faire triompher diplomatiquement un principe de quelque importance, on s’expose toujours à l’obligation de le soutenir par tous les moyens; il peut toujours venir un moment où la force doit se substituer à la parole. Il faut donc admettre à la rigueur la possibilité de la guerre, mais surtout il ne faut pas dire qu’on ne la fera pas. Ce serait se frapper d’impuissance, mettre l’adversaire à l’aise et l’encourager à ne rien céder. Il est vrai encore qu’une guerre dirigée contre l’ambition de la Prusse et de la confédération était une grosse partie pour la France, qui ne pouvait l’entreprendre sans l’espérance d’y gagner tout ce qu’elle y pourrait perdre. Elle aurait donc eu raison de s’assurer que l’Angleterre admettrait pour elle l’éventualité d’un agrandissement territorial, et ce n’était point là une insurmontable difficulté. On ne pouvait craindre, quoi qu’on en ait dit, d’être abandonné par l’Angleterre en pleine exécution dans une affaire où l’on jouait son jeu, où l’on entrait dans sa passion, et je suis de ceux qui pensent qu’il eût été facile aux deux puissances de se mettre d’accord sur les conditions et les résultats d’une coopération belliqueuse au besoin, si l’on avait de part et d’autre fortement voulu la fin et les moyens; mais cette volonté n’existait pas, ou du moins cette volonté n’était pas assez énergique pour lutter dans le public contre l’amour de la paix, contre les craintes inspirées par toute entreprise qui pourrait à la rigueur la compromettre. Voilà pourquoi nous avons négligé une bonne occasion de prouver à l’Angleterre et à lord Palmerston que notre concours peut être efficace, et que toutes les fois que l’Angleterre et la France paraissent séparées ou refroidies, la politique de l’une et de l’autre en est moins libre et moins puissante. Quel était le moment en effet où nos deux cabinets laissaient échapper la chance d’un rapprochement intime et d’un accord utile à l’ordre européen? Le moment où un autre et dangereux rapprochement s’opérait entre trois grandes puissances continentales. Les faits nous montraient l’Autriche et la Russie suspectes de duplicité, l’une dans l’affaire de la Pologne, l’autre dans l’affaire du Danemark. Leurs dissentimens récens étaient oubliés, ajournés. On revenait peu à peu à cette politique unitaire dont la sainte-alliance a été la plus haute expression. Elle a en effet reparu, cette vieille tendance de l’Europe à isoler la France. On a tout au moins coalisé contre elle des défiances qui se trahissent plus qu’elles ne s’avouent. Nous revenons à cette situation bien connue, où le cercle européen se ferme et laisse en dehors la France et l’Angleterre, qui s’affaiblissent aussitôt, si elles ne s’entendent pas. Cette situation, on l’empêchait de se produire ou du moins on en annulait en partie les effets, si l’Angleterre et la France avaient posé une main ferme sur le timon de l’Europe. Pourquoi ne l’a-t-on pas fait? Encore une fois, les risques ont paru plus grands que les avantages, et l’on a cédé à une influence à laquelle il est rarement sage et facile de se dérober. C’est celle dont nous tenions à constater l’existence et la force : c’est l’influence de l’opinion générale, c’est celle de l’esprit pacifique, c’est le vent qui souffle dans les deux pays.

En France, non-seulement tous les intérêts, mais tous les partis veulent la paix, au premier rang les amis les plus éprouvés du gouvernement. Partisans exclusifs des idées d’ordre, de prospérité, de stabilité, ils ne l’ont jamais vu sans inquiétude s’embarquer dans les entreprises extérieures, et, convaincus qu’il en a assez fait pour établir sa liberté d’action, ils ne lui demandent que de répondre à leur confiance et à la défiance de ses adversaires par des preuves chaque jour répétées de sagesse et de modération. Jamais pour eux il ne montrera trop de prudence. Quant à ceux qui n’ont pas tout approuvé depuis douze ans, à ceux qui souhaitent que la politique se modifie, ils ne peuvent attendre que de la tranquillité générale les progrès de l’esprit public et le perfectionnement des institutions. La nation est unanime dans ses vœux pour la paix durable. Elle aime à voir son gouvernement renoncer aux chances d’un hasardeux agrandissement, et puisque le cours des événemens le ramène à une situation presque normale pour nous, une Europe continentale absolutiste de tendance, réactionnaire par goût, en face d’une France soupçonnée de représenter sous toutes ses formes la révolution perturbatrice, qu’au moins notre pays soit en effet le représentant de la civilisation libérale. Et nous dirons au gouvernement : Vous voilà seul ; que votre première alliée soit la liberté publique. Reformez dans l’Occident, avec l’Angleterre, avec l’Italie, l’alliance des états libres; mais pour cela commencez vous-même par en être un.

II.

Nous écrivions il y a plus d’un an : « Le gouvernement donnera-t-il l’exemple, assez nouveau en France, de se transformer à propos? C’est à cette épreuve que l’attendent les plus clairvoyans de ses amis et de ses ennemis[4]. » Cette question que posaient pour nous les élections, la dernière session la pose plus clairement encore. La nouvelle chambre a été vue à l’œuvre. Quoiqu’elle soit loin d’avoir satisfait à tous les vœux de l’opposition, les plus aveugles des hommes d’état pourraient seuls l’assimiler aux deux premières assemblées de l’empire. A l’exception de ceux qui n’ont que du zèle et que leur dévouement même empêche de bien servir, il y a en dehors de l’opposition un large centre qui sans doute craint avant tout les révolutions, mais qui souhaite avec plus ou moins d’impatience, plus ou moins de mystère, plus ou moins de hardiesse, une certaine modification dans l’organisation et dans la marche des pouvoirs. Là sont ceux à qui l’intérêt même de l’ordre et de la stabilité fait désirer que ces pouvoirs se contiennent les uns les autres; de la liberté politique, ils aiment surtout ce droit de contrôle et de surveillance qui oblige l’administration publique à la sagesse et à la modération. Ce qu’ils ne pourraient souffrir, c’est un ministre de l’intérieur agité et tracassier, un ministre des finances imprévoyant et prodigue. Tous n’admettent pas également que pour éviter les perturbations, qu’également ils redoutent, le meilleur préservatif soit le développement régulier d’un régime franchement constitutionnel; mais les plus éclairés commencent à en être persuadés, et, marchant tous vers un but commun, tous doivent avec un peu de temps s’entendre de plus en plus sur les moyens. L’opposition est numériquement faible dans le corps législatif, mais certaines idées de t’opposition y sont plus fortes qu’elle, et dans le pays elles gagnent chaque jour du terrain. Comme le gouvernement a joui jusqu’ici et jouit encore d’une absolue liberté d’action, ce qui se passe autour de lui en prend plus d’importance. Tout est naturel et nécessaire dans ce qui lui arrive. Il a seul agi; aucune politique n’a entravé la sienne. La situation des affaires est donc son ouvrage et celui du temps.

Le fait qui la domine depuis une année, le réveil de l’esprit libéral dans toutes ses nuances, a pour principal caractère une incontestable spontanéité. Il y a eu un temps où l’on pouvait dire les manifestations de l’opinion provoquées par les manœuvres des partis, par l’influence de la presse. Les gouvernemens se sont plaints sans cesse qu’on leur débauchât la France. Ils méconnaissaient jusqu’à la sincérité de l’esprit public, et les apparences se prêtaient à leurs soupçons. La liberté politique était alors vivante, tout au moins celle de la presse. Les partis, pleins d’espoir et d’entrain, se livraient ouvertement à une activité bruyante; ils menaçaient à haute voix. On pouvait donc leur imputer l’influence dont ils tiraient vanité, imaginer qu’ils avaient tout fait, puisqu’ils se disaient en mesure de tout faire. Ainsi s’expliquent tant de déclamations contre leur funeste industrie. Ainsi la presse, cette éternelle accusée, à qui l’on s’en prend de tout, même des fautes qu’on a commises, était traitée de conspiratrice publique qui subornait l’opinion même, créait le mécontentement en le simulant, et fabriquait une autre France que la véritable.

Rien de pareil aujourd’hui. La France se meut dans le réseau à mailles serrées d’une administration sans responsabilité; le droit de réunion est mis au néant; contenue par la crainte de l’arbitraire, la presse ne prête aux partis qu’une voix intimidée. L’opposition, il y a peu de temps, osait à peine s’avouer. Il y a un peu plus d’un an, la vie politique semblait comme engourdie; on marchait vers les élections sans paraître y penser. On savait bien qu’une heure viendrait où l’opinion libérale se relèverait; on pouvait pronostiquer que le réveil serait subit et surprendrait ceux-là mêmes qui le désiraient le plus. On n’en aurait osé dire davantage. La durée entière d’une législature semblait nous séparer encore du moment où se ranimerait la vie électorale, où la vérité des opinions se substituerait à la fiction de l’unanimité. Le fait est venu plus vite qu’il n’était attendu. Il est né du sein de la nation, et non des partis. Pris au dépourvu, désarmés, distraits, ce sont les partis qui se sont trouvés le moins prêts; ils ont manqué au public plus que le public ne leur a manqué. L’opinion cherchait les candidatures plus que les candidatures ne cherchaient l’opinion. Ce grand changement étonna la France et l’Europe. L’une se retrouvait enfin, et l’autre la reconnaissait cette France, vieil objet de tant d’espérances et de craintes, cette France qui ne peut remuer sans inquiéter le monde.

Ce sont là des faits si clairs et si certains qu’on n’y insisterait pas, s’il n’était des esprits intéressés à les nier, décidés à les ignorer. Le pouvoir est toujours assailli d’aveugles volontaires, d’optimistes entêtés qui ne voient pas ce qui les contrarie et le flattent de leurs illusions. Aussi est-ce presque toujours faire injure à un gouvernement que de le juger par ses défenseurs. Leur complaisance n’est pas la preuve de son infatuation. Les amis d’un gouvernement se classent toujours en trois catégories, les violens, les timides, les sages. Je n’ai jamais fait aucun cas des premiers; mais il faut souvent ménager les seconds, et aider les derniers à devenir les maîtres. Voyons comment ces trois opinions apprécient l’état des choses. Pour la première, tous les contradicteurs sont des ennemis mortels. Qu’avec les idées libérales reparaissent les hommes libéraux, c’est le signe d’une machination des anciens partis. Toute élection un peu notable dans le sens de l’opposition, se réduisît-elle à une tentative, est un scandale et une offense. Plus encore peut-être que les habitudes de police, les habitudes de conspiration sont un détestable guide en politique : les unes comme les autres portent à tout interpréter par un complot. Avec cette manière de comprendre, on ne varie guère sur la conduite à tenir : toujours comprimer, se défendre à outrance, sauver l’état à tout bout de champ, et confondre à chaque instant des ennemis sans cesse renaissans par le déploiement énergique de l’autorité. Quel prince ne les a connus, ces alarmistes téméraires qui ne comprennent et ne prêchent que la force, et pour qui la force unique est la violence? N’attendons pas de ceux-là une saine appréciation des événemens. Il faut un esprit plus large et plus libre pour gouverner une transition difficile ; les faits ne se laissent point manier par ceux qu’ils mettent en colère. Un dévouement irrité est le pire des conseillers; un flatteur de sang-froid vaudrait encore mieux.

Mais si les prophètes de coups d’état ne manquent pas, leurs prédictions nous trouvent peu crédules, et ce n’est pas là ce que nous redoutons. D’autres opinions, plus répandues dans le monde officiel, auraient, selon nous, plus de chances de se faire écouter. Chez quelques-uns, l’aspect nouveau des affaires n’a provoqué et développé qu’un seul sentiment, la peur. C’est triste à dire, mais nul sentiment n’a plus que celui-là contribué à nos fautes depuis 1848. Je parle de cette peur raisonnée, l’opposé du courage d’esprit, et qui peut atteindre ceux même qui ne trembleraient pas à la vue du danger. C’est cette crainte des gens honnêtes, qui, compliquée de ressentiment et de lassitude, enfante toutes les réactions et leurs imprévoyantes complaisances. Autour du pouvoir, comme loin de lui, elle n’a que trop égaré l’instinct conservateur et perverti les idées d’ordre et d’autorité. Pour ceux qu’elle domine, tout symptôme d’une renaissance d’esprit libéral annonce la victoire de l’esprit révolutionnaire; chaque battement du cœur de la nation évoque devant eux un spectre redouté. Pour ajourner le danger d’une lutte nouvelle avec l’anarchie, ils aimeraient mieux le rendre plus probable et plus grave en refusant à l’opinion les satisfactions qui l’apaisent. Tout ce qui leur rappelle que la démocratie française ne peut être éternellement tenue dans une tutelle silencieuse leur est insupportable. Ils savent bien que l’avenir ne pourra toujours reproduire le présent; mais ils voudraient n’y point penser : c’est pour eux créer les périls que de les signaler. Et ce n’est pas dans le monde des courtisans et des fonctionnaires seulement que se rencontre cette terreur rétrospective; les plaintes et les prédictions qu’elle inspire se font entendre de plus d’un côté. Elle n’est pas rare dans les rangs les plus élevés de la société et même des partis. Ceux qui, par leur importance, leurs loisirs, leur fortune, devraient, étant les plus responsables, se montrer les plus actifs et prendre le plus résolument la charge de veiller aux destinées de la société, sont trop souvent les plus découragés, les plus las de la vie publique, les plus incapables d’y rentrer. C’est parmi eux, contens ou mécontens, amis empressés ou juges sévères du gouvernement, que s’est le plus manifestée cette tendance déplorable à désespérer du salut public, pour peu qu’il repose dans leurs mains.

Il serait bien temps cependant de comprendre qu’il n’y a ni bon sens ni prudence à se fâcher contre l’inévitable, et que pour conjurer un péril il faut faire autre chose que de le craindre. Enfin, puisque les gens s’alarment, il y a quelque chose de changé dans la situation, et, puisqu’ils s’en aperçoivent, ne voient-ils pas que ce changement décisif, c’est qu’une défection lente encore, mais qui ne peut que s’accélérer, a commencé dans le sein du parti conservateur, et que, remontant de degré en degré toute l’échelle sociale, elle tend à changer peu à peu les satisfaits en dissidens, puis en opposans, et à réduire tôt ou tard les premiers à l’état de minorité S’ils attendent ce moment pour aviser, ils arriveront trop tard, et ils pourront revoir ce qu’ils appréhendent, faute d’avoir suivi le mouvement pour le bien diriger. Le souvenir de l’année 48 les obsède, ils s’indignent au moindre incident qui le réveille; mais ne savent-ils pas que nous vivons sous la loi du suffrage universel, et n’ont-ils pas eux-mêmes applaudi à la fondation d’un gouvernement qui se fait gloire de l’avoir pour base? N’ont-ils pas eux-mêmes profité de l’action collective de ce puissant mécanisme populaire, et ont-ils pu penser un moment que l’établissement du suffrage universel dût être l’abdication définitive de la démocratie? Et la démocratie peut-elle se mouvoir et prévaloir sans qu’il se forme un ou plusieurs partis démocratiques? Tout ami des institutions actuelles, quiconque les a seulement acceptées, a accepté avec elles la certitude d’un ébranlement légal et naturel de la masse sociale, et il y aurait puérilité à s’épouvanter de ce qu’on a voulu, de ce qu’on a préparé. Comment peut-on avoir approché seulement du gouvernement impérial sans entendre de toutes parts, et même du haut du trône, prédire qu’il faudrait un jour compter avec la démocratie? Or la démocratie ne sait que deux mots : liberté, égalité. Préparez-vous donc à les entendre répéter, et au lieu de vous boucher les oreilles, pensez plutôt aux moyens de faire que la liberté ne soit pas l’anarchie et l’égalité le nivellement.

Ceux qui ne comprennent point cela ne sauraient être les conseillers que nous souhaiterions au pouvoir. Heureusement il peut trouver autour de lui de meilleurs appréciateurs de sa situation et de ses intérêts. Au sein de l’ancienne majorité, il se détache un nombre respectable de députés qui pensent que la stabilité même du gouvernement réclame une politique différente de celle du passé, que l’appui donné au gouvernement doit être plus indépendant et plus discuté, et que l’unique moyen d’arrêter les progrès de l’opposition et de ramener les esprits aux institutions actuelles est de les montrer conciliables avec le développement des libertés publiques, et surtout avec un contrôle plus direct et plus efficace de l’action de l’administration. Ces hommes consciencieux ont pu, en d’autres temps, faire aux intérêts de l’ordre, à la force du pouvoir, des concessions que nous ne leur aurions certes point conseillées; mais ils marchent avec le temps, discernent les besoins nouveaux, et forment le noyau d’un parti conservateur indépendant, au milieu duquel tôt ou tard un pouvoir bien inspiré devra se placer.

Rien ne manque donc à l’état des esprits pour caractériser un moment de transition où des élémens divers fermentent à la fois, où des forces et des tendances différentes, opposées même, se prononcent en même temps, et par une sourde lutte présagent un changement prochain. Plans de colère et de violence, entêtemens désespérés, terreurs profondes, doutes judicieux, désirs d’amendement, besoins d’indépendance, rapprochemens politiques, puis hors de là une vaste opposition très variée dans ses origines et dont le front très étendu s’étend chaque jour davantage, réunion de partis qui n’ont point assez de cohésion pour prétendre au pouvoir, mais qui ont en commun assez de vœux et de griefs pour exercer une influence et mettre le pouvoir en demeure de la désarmer ou de l’affaiblir en lui enlevant ses justes sujets de plainte : voilà les traits principaux d’une situation nouvelle, telle qu’elle doit apparaître à des hommes de gouvernement. C’est ainsi qu’elle ressort des discours mémorables de l’homme d’état qui sera l’honneur de notre époque. Du sein d’une opposition plus sévère que malveillante, c’est en effet pour les hommes de gouvernement, pour les amis éclairés du pouvoir, pour les membres les plus modérés et les plus consciencieux de l’ancienne majorité, que M. Thiers a constamment parlé. Sans affaiblir le fond de sa pensée, sans rien abandonner de la dignité de sa position, il s’est appliqué à faire entendre un langage que pût écouter sans offense tout pouvoir qui se gouverne par la sagesse plus que par la vanité. Il a rempli avec autant d’art que de franchise ce devoir de tout adversaire loyal : n’exiger du gouvernement dans l’opposition que ce qu’on lui conseillerait dans le pouvoir.

Nous écrivons sous l’empire des lois, nous connaissons les institutions qui nous régissent, et notre pensée n’en dépasse point le cercle. Nous savons (comment l’ignorer?) que pour qu’une direction nouvelle soit salutairement imprimée à nos affaires, pour que d’utiles réformes soient introduites dans notre organisation politique, pour que le mouvement des esprits se continue sans secousse et que les dissidences ne deviennent pas des collisions, il suffirait de persuader une seule intelligence, de déterminer une seule volonté. Placé si loin de cette intelligence, de cette volonté souveraine, nous paraîtrions présomptueux, presque téméraire, d’aspirer à nous en faire entendre; mais ne peut-il pas s’élever du sein de tant d’opinions moins suspectes une voix respectueuse, flatteuse même, mais libre et sensée, qui sache exprimer les pensées que voici : « Après des jours de tempêtes, le trouble général des idées, des intérêts, des passions, a fait prévaloir sur toute autre nécessité la nécessité de l’ordre. L’établissement d’un pouvoir qui prétendît surtout à la force est devenu possible. Il s’est établi par la dictature, et grâce à l’entraînement d’une idée dominante, grâce à la popularité d’un grand nom, le suffrage démocratique a donné un titre et ouvert un champ à un gouvernement dont la création pendant près de quarante années aurait paru la plus chimérique des tentatives. Ce gouvernement s’est affermi par la tranquillité et la prospérité publiques, par la guerre et la victoire; démentant de sombres prédictions, il a su faire halte dans la guerre comme il avait su ne pas s’endormir dans la paix. Il lui reste à donner le même exemple dans la politique intérieure, l’exemple de s’arrêter quand il le faut, d’éviter les extrémités et de changer à temps. »

Voilà ce que d’autres auraient droit de dire au prince lui-même. Il nous convient à nous, spectateur indépendant, exempt de ressentiment comme de gratitude, de tenir un langage plus froid et plus général. Depuis le commencement de la révolution française, la faute des gouvernemens a été plus d’une fois de méconnaître les signes des temps, de persister sans opportunité et de s’obstiner à outrance dans les maximes et les procédés qui, après avoir eu leur jour, commençaient à perdre la mesure et l’à-propos. Toujours esclaves de leurs antécédens, dupes d’une seule idée, abusant de leur principe, exagérant leur manière, ils ont tous, Louis XVI comme Napoléon, la Convention comme Charles X, pensé follement que ce qui avait été bon, tolérable ou possible un temps l’était à jamais, que rien ne s’usait de ce qui avait réussi, qu’on pouvait accroître et prolonger sans terme la tension de la même corde, et compter sur l’uniformité invariable des circonstances et des opinions. Vingt naufrages ont signalé cet écueil, et plus d’un navire peut s’y briser encore. Tout pouvoir, quel qu’il soit, est placé dans le courant qui y conduit. Ce devrait être une sagesse facile, et c’est une sagesse rare que d’éviter cet entêtement ou cette infatuation qui a égaré tant de gouvernemens, différens de forme et d’origine. A tous il faut répéter sans cesse : Réformez-vous à propos. Apparemment c’est une résolution qui coûte beaucoup à prendre en France, peut-être à cause du rôle immense que l’amour-propre y joue dans la politique. Que d’hommes d’état y eussent été des hommes du premier ordre, si on leur avait ôté la vanité !

« Soit, peut-on nous dire, l’opinion se modifie, et les circonstances avec elle; mais faut-il donc leur obéir à commandement, si le changement qu’elles paraissent réclamer est en soi imprudent et nuisible? Une certaine manière de gouverner a réussi un temps; il plaît au caprice public de la trouver surannée. Est-ce une raison d’y renoncer et de tenter des nouveautés suspectes? Céder au vent est-il tout l’art du pilote? La résistance n’est-elle pas quelquefois habile, et doit-on essayer du mal parce que le bien paraît vieilli? » Nous sommes ainsi ramenés à la question fondamentale, à l’option entre les deux politiques, la libérale et l’autre.

Voyons donc si la première est en elle-même une politique de perdition. Que demanderait-elle de si monstrueux? Par exemple, l’abandon définitif de la loi extraordinaire de sûreté générale. Née de l’attentat d’Orsini, qu’elle n’eût pas empêché, cette loi a été l’accompagnement de la retraite de M. Billault, rappelé depuis et avec tant de confiance et pour une si haute fortune si promptement perdue. Elle allait de pair avec le ministère inattendu et si profondément oublié du général Espinasse. Assurément ce n’est pas aux amis du gouvernement de prétendre qu’après douze ou quinze ans d’existence, après s’être si souvent prévalu des témoignages de l’assentiment national, il ait besoin des mesures préventives dont on se passait avant lui, et que le code d’instruction criminelle ne lui puisse suffire. Ce qui donne à la force un air de faiblesse, au risque de la rendre odieuse, ne peut être une prérogative qui vaille ce qu’elle coûte.

Après les discussions auxquelles a donné lieu la vérification des pouvoirs, les difficultés que vont présenter désormais les élections politiques ne permettent plus de persévérer dans les doctrines et les pratiques électorales qui ne pouvaient convenir qu’à des temps où les suffrages n’étaient pas disputés, où les populations consentaient à recevoir de l’administration la désignation de ceux à qui elles devaient leur confiance. Le temps des élections sans conteste est passé, et le prestige des candidatures officielles a fort diminué. A mesure que l’élection devient plus sérieuse et plus débattue, on cesse de pouvoir aisément maîtriser le suffrage universel en opposant l’esprit municipal à l’esprit public. Les lois actuelles qui permettraient de transformer un intérêt politique en affaire de localité ne peuvent plus être interprétées comme elles l’ont été, ni maintenues sans amendemens qui les complètent et les rectifient. Il deviendrait trop dangereux de paraître biaiser avec le suffrage universel, et l’élection populaire, ce plébiscite périodique, sera chaque jour une épreuve plus franche et plus critique. Les vœux de la France sont en ce moment si raisonnables et si modestes que celui qui oserait les satisfaire recruterait largement des alliés à sa cause. Un pouvoir libérateur réunirait à tous ceux qui le défendent dans l’intérêt de l’ordre tous ceux qui compteraient sur lui dans l’intérêt de la liberté. L’autorité publique n’a qu’à changer son point d’appui dans les élections pour voir se grossir d’elle-même la majorité qu’elle désire. On comprend même l’inquiétude des esprits sévères qui la voient déjà maîtresse de regagner à trop bon marché tout le terrain qu’elle risque de perdre. La France libérale ne mettra pas son adhésion à un aussi haut prix qu’elle le devrait peut-être.

La pierre d’achoppement, c’est toujours la liberté de la presse. Aussi vivement souhaitée que fortement redoutée, elle est un de ces biens qui passionnent et qui troublent, et dont on dirait volontiers avec un ancien : Nec possum cum te vivere nec sine te. Cependant, si l’on veut y réfléchir, il est impossible de se flatter que le présent régime de la presse puisse être éternel. Ce reste d’une époque de dictature ne saurait être le droit commun et définitif de la civilisation moderne. Passez la frontière, vous vous trouverez, au-delà de Quiévrain, dans un pays où des partis irréconciliables se disputent le pouvoir avec une violence outrageante ; vous traverserez de grandes villes riches en libertés locales, exemptes des liens d’une impérieuse centralisation, où la densité d’une population pressée rapproche la richesse et la pauvreté, les lumières et l’ignorance, la ferveur cléricale et le scepticisme laïque, le capital et le travail. Là des masses ouvrières reçoivent de toutes mains cent feuilles à bon marché dont aucune surveillance arbitraire et préventive n’intimide et ne tempère la vive rédaction. Je ne demanderai pas pourquoi la France ne supporterait pas ce que supporte la Belgique. La liberté comme en Belgique est un vœu d’un autre temps qui effraierait un bon nombre de ceux qui l’ont inventé. Ne recherchons pas davantage comment au lendemain de révolutions multipliées un royaume de formation récente, le royaume d’Italie, peut concilier une tranquillité parfaite avec une liberté d’écrire digne de l’Angleterre, et laisse s’exhaler à l’air libre la flamme des passions patriotiques. Laissons-nous dire par nos adversaires, s’ils le veulent, que les Italiens sont plus sages que les Français, et les Belges plus intelligens; mais répétons cette simple question : Cernés que nous sommes sur toutes nos frontières par tant d’exemples de franchises constitutionnelles, devons-nous à tout jamais rester sous le régime des avertissemens, de la suppression administrative et de l’autorisation préalable? Et si les liens de la législation actuelle de la presse doivent être desserrés un jour, à qui convient-il mieux qu’au pouvoir d’en prendre l’initiative, et quel moment plus favorable qu’un temps de calme et d’attente où le gouvernement, conservant toute sa liberté d’agir, n’a encore de concessions à faire qu’à sa propre sagesse, et non aux injonctions de la nécessité ? Est-ce à nous de rappeler aux serviteurs de l’empire sur quelles larges bases il s’appuie, quels souvenirs le protègent contre toute agression téméraire, quels motifs lui ont toujours fait regarder la démocratie comme son alliée naturelle? Qu’ils nous le disent, craindraient-ils la France ?

Non, vous le savez bien, les libertés ne sont périlleuses qu’alors qu’elles ont été exigées avant d’être obtenues. Celui qui n’a pas été maître de les refuser ne peut se faire un titre à la reconnaissance de les avoir accordées. On s’autorisera contre lui de sa faiblesse même, et il n’aura fait qu’armer peut-être des ennemis. Franchement vous n’en êtes pas là. Vos plus grands ennemis sont loin de le croire, et s’ils écoutaient l’inimitié plus que le patriotisme, ce qu’ils pourraient le plus désirer, ce serait de vous laisser traîner par le temps, dans l’imprévoyance et l’inaction, à cette situation extrême où tout devient faute, la générosité comme la rigueur, la justice comme l’oppression. On a parlé de pessimisme : vous pouvez jouer le jeu du pessimisme, si vous tardez trop longtemps.

Le point, dit-on, dont la concession offre le plus de difficulté, c’est la responsabilité des ministres. À ce mot, on croit déjà voir apparaître le monstre tant redouté, le gouvernement parlementaire. Quoi! la France serait menacée du régime que se donnent successivement tous les grands états de l’Europe ! Mais parce que les ministres viendraient eux-mêmes discuter leurs actes devant le corps législatif, parce que cette assemblée, munie d’un droit de contrôle et d’amendement plus étendu, voterait les dépenses de l’état suivant une spécialité mieux définie, le gouvernement parlementaire ne serait pas encore institué; ce qu’on appelle ainsi dépend moins de certains articles de législation politique que de l’état des esprits et de l’usage que chaque pouvoir entend faire de ses prérogatives. Pourquoi, parce que la chambre élective serait mise dans un contact plus direct avec la puissance exécutive, pourquoi, parce que les affaires seraient plus franchement et plus utilement débattues, l’assemblée serait-elle plus disposée à entraver l’action légitime du gouvernement? La majorité serait-elle changée pour cela? De confiante, deviendrait-elle défiante? Cesserait-elle de voir les choses comme elle les voit? Nourrirait-elle envers l’empire et son chef d’autres sentimens? Cette majorité, dira-t-on, n’est pas éternelle. Si elle doit changer, qu’y pourront les institutions actuelles? Tant que les chambres sont modérées, bienveillantes, déférentes, la plénitude des droits constitutionnels ne leur donnera pas un autre esprit. Satisfaites d’un rôle plus digne et plus efficace, elles s’uniront au contraire plus intimement et plus librement au gouvernement, dont elles sont autant l’appui que le frein. Si les élections ultérieures, en le composant d’autres élémens, doivent animer le corps législatif de sentimens nouveaux, si la jalousie d’influence doit s’emparer de lui, son organisation actuelle, loin de le contenir, ne fera que l’irriter; elle lui donnera tous les moyens, non pas, comme on le craint tant, de discuter le gouvernement, mais de paralyser son action, de le frapper d’interdit, sans moyen constitutionnel de rétablir l’harmonie entre des pouvoirs qui ne sauraient ni se pénétrer ni s’entendre. Ce qu’on craint apparemment, c’est l’opposition systématique. Eh bien! que l’opposition systématique s’introduise et domine nos assemblées telles qu’elles sont constituées, aussitôt s’engage un conflit sans solution et sans terme. Converti à l’opposition systématique, le sénat accueille et soutient toutes les pétitions; il déclare inconstitutionnels tous les projets de loi. Inspiré du même esprit, le corps législatif vote une adresse hostile, rejette tout, lois et budgets, et tout gouvernement devient impossible. Pour de pareilles extrémités, la constitution n’a pas de remèdes, comme il y en a dans le système représentatif largement établi. Pourquoi donc se placer dans ces cas extrêmes? S’ils vous menacent, ils vous menaceraient d’autant plus que des refus de liberté raisonnable auraient davantage blessé, irrité l’opinion. Une nation dont on se défie trop ne tarde pas à se défier à son tour: mais aujourd’hui qui oserait dire qu’ambitieuse et impatiente la chambre élective n’attende qu’un signal pour usurper toute l’autorité, et quand sera-t-il plus à propos d’établir entre les pouvoirs la nécessité légale du concours qu’alors que le concours des intentions existe pleinement?

On ne ferait après tout que régulariser ce qui peut se produire au premier jour, ce qui même ne saurait manquer de survenir dans un temps peu éloigné. La responsabilité de fait peut d’un moment à l’autre tomber de tout son poids sur la tête des ministres avec ou sans portefeuille. Est-ce qu’il ne peut pas arriver qu’un ministre indispose tellement la chambre par sa façon d’administrer qu’elle le témoigne par ses délibérations? Pense-t-on que, si M. le duc de Persigny fût demeuré au ministère de l’intérieur, certaines adhésions eussent été aussi faciles à obtenir? Et si le ministre d’état, orateur et représentant du gouvernement, lui qui parle pour tout le conseil absolument comme un principal ministre dans l’ordre constitutionnel, venait à mécontenter, à fatiguer l’assemblée, n’en résulterait-il pas des froissemens, des embarras, et peut-être des collisions qui obligeraient la couronne à aviser? Que la bonne fortune de l’empereur lui envoie un ministre d’état d’un grand talent et d’un mâle caractère, ne deviendrait-il pas l’homme nécessaire, et pourrait-il être arbitrairement écarté? Un tel homme n’exercerait-il pas une influence inévitable sur les ministres à départemens, et pourraient-ils, en matière importante, faire ce qu’il ne consentirait pas à défendre? Déjà le choix de ce défenseur général de l’état peut-il être livré au bon plaisir? Quand le poste a été créé, pouvait-il être donné à un autre que M. Billault? Et lorsque M. Billault mourut, M. Rouher avait-il beaucoup de rivaux qui pussent lui disputer la place? Nous ne sommes donc pas si loin de la responsabilité ministérielle, en tant qu’elle peut influer sur le choix du prince, car elle n’a pas sous ce rapport d’autre effet que d’obliger moralement sa prudence à choisir les principaux représentans de son autorité en vue de l’état des affaires, de la disposition des chambres et de l’esprit public. Est-ce donc là un grand malheur, et qui peut trouver nécessaire ou utile qu’il en soit autrement?

Telles sont cependant les réformes indispensables auxquelles l’opposition borne ses vœux. On pourrait certes prétendre davantage, et nous avons connu de meilleures espérances; mais il faut régler ses désirs sur sa fortune, et dans la situation des esprits je suis persuadé qu’une réforme contenue dans ces limites satisferait de nombreuses exigences, affermirait le pouvoir qui l’aurait consentie, et lui assurerait plus de stabilité et de repos que le maintien absolu du système établi. Il y a trois politiques : une politique de réaction, une politique de statu quo, une politique de réforme et de progrès. Celle-ci est la moins dangereuse, comme elle est à coup sûr la plus honorable. Ce n’est pas d’hier que ceux qui craignent le plus les révolutions y tendent, et que le conseil qui doit les éviter est donné par ceux qui les craignent le moins. Nous n’en doutons pas, quant à nous, la révolution française ne peut être terminée que par le triomphe égal et simultané de tous ses principes, et ce n’est pas une gloire commune qui écherra au gouvernement destiné par la Providence à réaliser sous une forme durable l’alliance de tous les droits que 1789 a mis dans le monde. Cette gloire, voilà longtemps que la France la met au concours et l’offre à qui saura la ravir. Ce prix ne sera-t-il donc jamais remporté?


CHARLES DE REMUSAT.

  1. Voyez la dépêche de M. Grey du 18 septembre 1863 et celles de lord Cowley des (?) et 27 janvier 1864.
  2. Tout ce récit est dans les termes des dépêches publiées.
  3. Dépêche de M. de Moltke, juillet 1864.
  4. Revue du 15 juillet 1863.