De la Vérité dans le Roman moderne

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DE LA VÉRITÉ
DANS LE ROMAN

Silas Marner, by George Eliot, Blackwood, Edinburgh and London.

Il y a quatre ou cinq ans à peine, un petit volume où étaient retracées, dans une série de courts et spirituels récits, les joies modestes, les misères cachées et les privations incessantes des ministres de campagne, recevait du public anglais un favorable accueil. Ces Scènes de la Vie cléricale étaient un début littéraire, un début heureux, mais qui n’autorisait pas de bien hautes espérances[1]. Encouragé par ce premier succès, l’auteur inconnu de cet agréable ouvrage publia presque aussitôt un roman assez étendu, où tout trahissait une de ces œuvres faites avec amour, qui ont longtemps occupé toutes les pensées de l’écrivain, qui ont été pendant des années son secret, sa consolation et sa joie, où il a mis d’autant plus volontiers une partie de son âme, que la publication a toujours été pour lui une espérance plutôt qu’une certitude. Le succès fut éclatant ; plusieurs éditions enlevées en quelques mois, les éloges unanimes de la critique, une ardente curiosité acharnée à soulever le voile dont se couvrait l’auteur, des contrefaçons et des imitations de toute nature, une continuation audacieusement publiée par un spéculateur pour abuser de l’admiration et de la crédulité générales, tout contribua à faire d’Adam Bede un événement[2]. George Eliot prit place du premier coup parmi les meilleurs romanciers de l’Angleterre. L’année suivante (1860) vit paraître le Moulin dans la Prairie[3], et cette année encore le retour du printemps a ramené George Eliot devant le public avec un troisième roman, Silas Marner.

L’annonce seule de Silas Marner avait éveillé nos inquiétudes. Ce n’était pas sans appréhension que nous voyions la femme distinguée qui se cache sous le nom de George Eliot céder à l’enivrement du succès, et se mettre volontairement au rang de ces écrivains trop féconds auxquels une avide importunité arrache tous les ans un nouveau roman pour les premiers jours de la saison. Faut-il dire que nos craintes ont été dépassées, que Silas Marner est au-dessous de l’œuvre qui l’a précédé, et qui est elle-même inférieure à Adam Bede ? Au fond, qui pourrait être surpris d’un tel échec ? L’esprit humain n’engendre pas aussi régulièrement des œuvres que l’arbre donne ses fruits ou le champ sa moisson ; il a besoin d’être fécondé par la méditation et le travail. Ici tout porte les marques de la précipitation : rien n’est mûri, ni le plan, ni les détails ; rien n’est agencé avec ce soin auquel se reconnaît un auteur qui a le respect de lui-même et du public ; le talent n’éclate plus que par intervalles. Sans le nom dont il est signé, Silas Marner n’aurait peut-être éveillé ni l’attention ni les sévérités de la critique, et pourtant il le mérite, on va en juger.

Est-ce à dire que George Eliot soit épuisé, et qu’il n’y ait plus rien à attendre d’un écrivain si bien doué ? Le nombre est grand, on le sait, des auteurs dont le premier livre est demeuré le meilleur et à vrai dire l’unique ouvrage. Rien n’autorise pourtant à penser qu’il en doive être ainsi de George Eliot. Adam Bede accuse des qualités trop éminentes et un talent trop vigoureux pour que l’auteur ne retrouve pas le succès aux conditions auxquelles il l’a déjà obtenu, c’est-à-dire avec une œuvre méditée et mûrie, et en se dérobant aux tentations et aux dangers d’une production trop hâtive. George Eliot se relèvera donc, dès qu’il le voudra, d’une chute qu’on pourrait presque regarder comme volontaire. C’est cette conviction qui inspire et qui autorise la sévérité de notre jugement, et la sincérité est ici un devoir d’autant plus impérieux qu’à côté des défauts qui s’expliquent par la précipitation du travail, Silas Marner en a d’autres qui sont le résultat d’un système et d’une sorte de parti-pris.

George Eliot paraît vouloir prendre parmi les romanciers de son pays la place que Crabbe occupe parmi les poètes : il appartient à l’école des écrivains qu’on appelle réalistes, par un barbarisme que l’usage semble consacrer. Lorsque la muse laborieuse de Crabbe se renfermait dans le cadre étroit des scènes rustiques, le vieux chantre du Village obéissait aux tendances naturelles de son esprit, fortifiées par les habitudes de toute sa vie et par le milieu borné au sein duquel s’écoulait son existence monotone. Il n’avait point d’haleine pour un vol plus élevé. George Eliot, dont l’esprit a plus de force, de portée et d’étendue, se sacrifie à un système. Il a une poétique à lui : c’est de propos délibéré qu’il prend ses héros dans la foule, qu’il les dépouille ou croit les dépouiller de tout ce qui les pourrait distinguer du vulgaire. Il leur assigne le rôle que le chœur remplit dans la tragédie antique, celui d’exprimer les aspirations et les idées des masses. Sa prétention est de présenter fidèlement les hommes et les choses dans leur généralité, et il accuse les autres écrivains de peindre tout au plus des exceptions. Les règles de cette poétique nouvelle se trouvent toutes tracées dans Adam Bede, où elles revêtent la forme d’un appel à la sympathie en faveur des humbles et des petits de ce monde.


« Il est nécessaire, dit l’auteur, que nous nous souvenions de leur existence, de crainte que nous ne les laissions en dehors de notre religion et de notre philosophie, et que nous ne construisions d’orgueilleuses théories qui ne soient bonnes que pour un monde d’âmes extrêmes. Que l’art donc nous fasse toujours souvenir d’eux ; qu’il y ait toujours parmi nous des hommes qui se dévouent avec sympathie à la fidèle représentation des choses ordinaires de la vie, qui sachent trouver la beauté dans les choses ordinaires, et qui soient heureux de montrer avec quelle tendresse la lumière du ciel tombe sur elles ! Il y a peu de prophètes dans le monde, peu de femmes d’une beauté accomplie, peu de héros. Je ne puis consentir à donner tout mon amour et tout mon respect à de telles raretés ; j’éprouve le besoin de réserver la meilleure portion de ces sentimens pour mes compagnons de tous les jours. »


La conclusion logique de ce raisonnement captieux serait que tout ce qui dépasse la ligne commune est en dehors de l’art, en tant que l’art est la représentation de la vérité et de la nature. C’est donc sous l’empire d’une théorie et en s’écartant de la réalité que la majorité des écrivains prennent en dehors de la vie de tous les jours les héros et les incidens de leurs œuvres. Sous prétexte de charité universelle et de sympathie pour les masses, nous voici en présence d’une doctrine littéraire bien arrêtée. Il convient de la discuter ; peut-être nous donnera-t-elle la clé de quelques-uns des défauts de l’écrivain qui l’a promulguée.

Bannissons toute métaphysique pour que George Eliot ne nous accuse point de lui opposer une pure théorie : tenons-nous-en aux faits de tous les jours. Je suppose que vous vous trouviez loin de la ville, en pleine campagne, par une belle soirée ; prêtez l’oreille : un vent léger passe sur les blés et gémit dans les feuilles, des milliers d’insectes confondent leurs bourdonnemens et leurs cris ; aucun son accusé et distinct n’arrive jusqu’à vous : bientôt cependant de ces mille bruits se dégage une vague harmonie qui n’est ni sans charme ni sans grandeur. Direz-vous que c’est la vraie, la seule musique ? Mais que la voix du rossignol vienne à s’élever, tous les autres bruits disparaissent aussitôt : ce n’est pas qu’ils aient cessé, c’est que l’oreille ne les perçoit plus, tout entière au chant qui la ravit, et le rossignol s’est déjà tu, qu’elle croit entendre encore ou qu’elle cherche à ressaisir sa plainte amoureuse. Donnerez-vous tort à votre oreille ? Donnerez-vous tort aussi à vos yeux si, en face d’une forêt qui s’étend jusqu’à l’horizon, votre regard s’arrête invinciblement sur le groupe d’arbres le plus élevé, et finit par n’en plus voir d’autre ? Nos sens, trop bornés pour saisir une multitude d’objets à la fois, divisent ce qu’ils ne peuvent embrasser, et tout ce qui se détache de la masse commune les attire irrésistiblement. Il en est des yeux de l’esprit comme de ceux du corps. Lorsqu’un prédicateur s’adresse à la foule et veut lui inspirer ou l’amour de la vertu ou la haine du vice, tracera-t-il le portrait d’un homme ordinaire avec ce mélange de qualités et de défauts qui est le lot habituel de l’humanité ? Ce n’est point une théorie, c’est l’instinct même de l’orateur qui le conduira à choisir pour modèle l’angélique pureté du Christ, ou à invoquer comme exemple la vie de quelque grand coupable. Le bien et le mal, où qu’ils se rencontrent, ne perdent rien, l’un de son mérite, l’autre de sa laideur ; mais plus les traits sont saillans et fortement accusés, plus l’esprit les saisit et les retient aisément.

Aristote n’avait point encore tracé les règles du drame, lorsqu’au sein de la démocratie la plus intolérante qui fut jamais et chez le peuple le plus jaloux de ses droits, les poètes athéniens ne mettaient sur la scène que des filles de rois. Antigone, Iphigénie, Andromaque, avec leur long cortège de douleurs : n’était-ce point cependant, à cette époque de luttes impitoyables, un événement de tous les jours que de voir des filles arrachées du sein maternel, des femmes emmenées du toit conjugal, et condamnées à toutes les humiliations et à toutes les rigueurs de la servitude ? L’esclavage était-il donc moins rude et la pauvreté moins féconde en souffrances pour une simple fille d’Athènes ou de Mégare ? Non sans doute : mais le mot seul de royauté entraîne avec lui les idées d’illustration, de richesse, de puissance, c’est-à-dire de tout ce qui paraît à la foule une condition assurée de bonheur, et le contraste éclatant entre le sort que leur naissance promettait à ces filles de rois et la destinée qui leur était échue frappait fortement les imaginations : il remplissait à demi la tâche du poète.

C’est un contraste analogue que cherchaient Richardson et Bernardin de Saint-Pierre lorsqu’ils attribuaient libéralement à des héroïnes plébéiennes l’innocence, la beauté, la grâce, tous les charmes et toutes les vertus qui peuvent captiver les cœurs. Il leur semblait que plus Clarisse et Virginie seraient charmantes et dignes de tous les bonheurs, plus leur infortune serait grande et surtout imméritée, et plus aussi l’émotion naîtrait naturellement du tableau de leur fin tragique. Quel est le lecteur dont les larmes n’aient pas donné raison à ces deux écrivains ? Si ceux-ci n’ont point failli aux règles de l’art, ont-ils donc manqué à la vérité ? George Eliot le pense sans doute, lorsqu’il ne se contente pas de faire d’Adam Bede un ouvrier et de Dinah Morris une fille de fermier, lorsqu’il se défend soigneusement de leur attribuer aucune qualité remarquable de cœur ou d’esprit. L’insistance qu’il met à répéter à tout propos que Dinah Morris est une femme comme une autre, qu’Adam Bede est un homme de tous les jours, ni meilleur ni pire que tous ceux qu’on rencontre à chaque pas, montre à quel point il craint d’être infidèle à ses propres règles. Est-il sûr cependant de ne les avoir pas violées ? Combien d’hommes, ouvriers ou non, supporteraient avec la même vertu les épreuves auxquelles Adam Bede est soumis ? Combien de femmes, quelque vive que soit leur foi, peuvent, comme Dinah Morris, haranguer une foule et la remuer par leur éloquence ? George Eliot dira que, dans la vie de ses personnages, ce sont là des accidens qui ne détruisent pas l’harmonie des caractères ; il faudrait prouver que ces sortes d’accidens peuvent surprendre tout le monde. Qu’importe d’ailleurs, au point de vue de l’art, que l’éminence morale d’un personnage soit accidentelle ou continue, si l’on admet que cette éminence soit un des élémens de l’émotion produite ? La vérité littéraire est d’accord avec la vérité humaine. À tout instant de la vie, ne voyons-nous pas le premier venu d’entre nous, le véritable homme de tous les jours, se transfigurer momentanément sous l’influence d’une émotion profonde ou d’un sentiment vrai ? Et c’est précisément parce que, sous l’empire d’une douleur sincère, l’homme foudroyé par le malheur cesse d’être l’individu que nous avons vu hier et que nous reverrons demain, que l’éloquence spontanée de sa parole et de sa physionomie nous frappe, nous attache et nous émeut. L’art fait-il autre chose que reproduire ces scènes de tous les jours ?

Que George Eliot ne parle donc point d’âme extrême ni de personnages exceptionnels : ce n’est là qu’une querelle de mots. Grands et petits, faibles et forts sont égaux devant le lecteur ; mais si vos héros n’ont rien de particulièrement aimable, pourquoi les aimerai-je ? Si leurs infortunes, pour la grandeur ou l’injustice, ou pour le courage avec lequel elles sont supportées, n’ont rien qui dépasse ce que je vois tous les jours autour de moi, comment espérez-vous m’apitoyer ? George Eliot ne se trompe pas moins lorsqu’en demandant que des écrivains « se dévouent à la représentation fidèle des choses ordinaires de la vie, » il semble attribuer une influence quelconque aux caractères extérieurs des choses ou à la condition des personnages. Les écrivains ont toujours eu liberté entière à cet égard, et rien n’est plus indifférent au point de vue de l’émotion littéraire.

Il y a deux mille ans qu’un grand poète indiquait d’un seul mot la source de cette émotion. « Voulez-vous que je pleure ? disait Horace. Commencez par pleurer. » Si je ne puis me défendre d’être remué profondément en présence d’une grande et sincère douleur, en face d’un fils qui pleure sa mère ou d’une mère privée de son enfant, c’est que ma mémoire me rappelle ce que j’ai ressenti ou qu’une intuition rapide m’enseigne ce que j’éprouverais en pareil cas ; c’est que je me substitue par la pensée à ce fils ou à cette mère qui pleure, et dans cette identification passagère ma poitrine se serre et mon cœur se brise. Poètes ou romanciers qui voulez m’arracher des larmes, identifiez-vous à votre tour avec vos personnages, et, quels qu’ils soient, grands ou petits, rois ou paysans, mettez dans leur bouche le langage du cœur, afin que dans leurs douleurs je croie reconnaître ou deviner les miennes.

La sympathie, telle est la source de l’émotion littéraire, et le canevas de l’art est uniquement le cœur humain. Peu importent donc les temps, les lieux, les conditions ; la nature humaine est partout et toujours la même, obéissant aux mêmes passions, se réjouissant des mêmes joies, s’affligeant des mêmes douleurs. Nous admirons comme un triomphe de la science moderne cette puissance merveilleuse de l’électricité, qui peut au même moment, en vingt endroits, faire exécuter à vingt horloges le même mouvement. L’art a de tout temps accompli le même prodige dans l’ordre moral ; il n’arrache pas à un cœur un cri de détresse ou de joie sans que ce cri ne trouve un écho dans toute poitrine humaine. Quel que soit le but final qu’ils se proposent, l’orateur et l’écrivain n’ont qu’un seul objet immédiat : c’est de faire passer chez autrui une émotion ressentie ou retracée par eux. Ils n’y réussissent qu’à la condition de toucher juste : de là deux écueils dans les œuvres d’imagination, où l’auteur est obligé d’emprunter la voix de ses personnages et se cache derrière ses propres créations. Certains écrivains veulent s’emparer tout d’abord du lecteur : ils revêtent les personnages interprètes de leur pensée de toutes les couleurs qui peuvent séduire ou frapper l’imagination ; ils les font à l’image du type idéal qui est au fond de leur esprit, et dans cette recherche de la beauté ou de la grandeur morale, ils dépassent la nature. Il arrive alors infailliblement que le lecteur se désintéresse bien vite de personnages qu’il juge en dehors des lois comme des conditions de l’humanité, et qui ne sont plus à ses yeux que des êtres de fantaisie ; son cœur ne bat plus à l’unisson du leur et refuse de se reconnaître en des sentimens qui ne sont pas de ce monde. Quel souci prendrai-je des préventions, des rivalités et des passions qui se soulèvent contre Grandisson ? Ne suis-je pas certain d’avance que rien ne prévaudra sur l’inaltérable perfection de celui-ci ? M’inquiéterai-je davantage des épreuves et des persécutions infligées à Paméla ? Ne sais-je pas qu’elles demeureront toutes au-dessous de sa fermeté et de sa résignation ? Ma curiosité s’alanguit avec mes appréhensions, et toute sympathie s’éteint insensiblement en mon cœur. La crainte de cet écueil jette une partie des écrivains dans un autre danger. Ceux-là se défendent de toute conception idéale ; ils veulent à tout prix demeurer dans les limites de la nature et de la vérité ; ils s’imposent la loi de peindre uniquement ce qui est et de le peindre tel que nous le voyons, c’est-à-dire avec le mélange du mal et du bien, et cette affectation de la vérité les conduit par une pente rapide à exagérer l’importance des caractères extérieurs et des accessoires, à décrire pour l’amour de la description et à représenter avec une insupportable fidélité ce qui ne mérite pas de fixer notre attention, et ce qui ne l’obtient pas en effet.

Il y a donc ici une question de mesure, et le goût en effet n’est donné aux grands écrivains que pour leur faire découvrir instinctivement les limites qu’il ne faut dépasser ni dans un sens ni dans l’autre. Aussi nous garderons-nous de faire deux parts de la vérité littéraire, d’en attribuer une aux idéalistes et l’autre aux réalistes, en conseillant d’emprunter aux uns et aux autres. La vérité est une dans les choses de goût comme dans les matières de raisonnement, et ce qui caractérise les maîtres, c’est de la rencontrer presque à coup sûr et de s’y tenir. Les deux systèmes, ou, pour mieux dire, les deux défauts qu’on a baptisés de noms allemands pour en faire les drapeaux de deux écoles, ne commencent à exister qu’à l’instant où la juste limite est franchie, et où l’écrivain dévie du droit chemin. Tous deux reçoivent inévitablement leur châtiment. Si les œuvres d’une école laissent bientôt languir et s’éteindre la sympathie, souvent les œuvres de l’autre ne réussissent même pas à la faire naître, et d’un côté comme de l’autre le but de l’art est manqué.

S’il faut cependant choisir, notre préférence est tout entière pour les écrivains dont le seul tort est de vouloir satisfaire cette inclination vers le grand et le beau, qui n’est pas seulement un des besoins de la nature humaine, qui en est aussi l’honneur. Les Grecs ont dit, à la louange d’un peintre, que les oiseaux venaient becqueter un de ses tableaux où des raisins étaient représentés. C’est assurément le triomphe le plus complet que le réalisme puisse souhaiter. J’imagine pourtant que si ce tableau venait à être retrouvé, il nous toucherait médiocrement ; après le premier mouvement de curiosité et un hommage rendu à une imitation si parfaite, il nous laisserait aussi indifférens que tant d’autres tableaux où des objets matériels sont reproduits avec une fidélité et un talent d’exécution remarquables. Qui pourrait au contraire voir la Source de M. Ingres et n’en pas garder un souvenir toujours présent ? Assurément ce n’est pas une fille d’Ève que cette jeune nymphe à la chevelure d’or, dont une main retient à peine l’urne d’où s’échappe un filet d’eau limpide, et qui ne semble pas toucher l’arbre contre lequel elle s’appuie. Quel âge lui donnerez-vous ? Ce n’est pas une jeune fille, et ce n’est pas non plus un enfant. Fortifiez un peu ces membres trop frêles, colorez ces chairs et laissez-y deviner un sang jeune prêt à gonfler ces seins que vous rattacherez plus fermement à la poitrine, mettez une étincelle dans ces yeux, et vous aurez la créature la plus séduisante que puisse rêver le désir ; mais combien vous regretterez aussitôt ces contours délicats et purs, ces chairs d’une finesse transparente, cette grâce virginale, cette fleur d’innocence si chaste en sa pudique nudité, et ce long regard qui vous suit où que vous alliez ! Pour qu’on devine en elle la déesse, il n’est pas même besoin qu’elle fasse un pas. Reprochera qui voudra à l’artiste de n’avoir rien donné d’humain à cette création de son pinceau, il sera absous de tous ceux chez qui la vue de son tableau éveille ce frémissement intérieur que produit la sensation du beau.

Crabbe a vécu assez pour voir sa renommée disparaître dans la gloire des Byron, des Moore, des Wordsworth et des Tennyson. On ne s’explique aujourd’hui la grande réputation de Crabbe et l’accueil fait à ses premiers ouvrages qu’en essayant de lire les poètes anglais du XVIIIe siècle. Après ces longs poèmes didactiques où les descriptions succèdent aux descriptions, où les mêmes comparaisons et les mêmes images reviennent sans cesse avec le même luxe de métaphores, sans que rien tranche jamais sur cette rhétorique savante et sur l’irréprochable élégance de la versification, on comprend quel soulagement, quelle impression de délivrance le public dut éprouver à rencontrer ces petits tableaux rustiques, d’une versification plus sobre et plus ferme, où brillaient du moins quelques éclairs de sensibilité. Si, séduit par une première lecture, vous voulez aller jusqu’au bout des œuvres de Crabbe, l’étroitesse et l’uniformité du cadre, le cercle un peu restreint des idées, l’exactitude laborieuse de l’observation, la surabondance et la minutie des détails ne tardent pas à trahir la sécheresse et la stérilité de l’imagination, et vous vous lassez de cette reproduction trop servile des misères et des petitesses de la réalité. George Eliot, que nous avons déjà rapproché de Crabbe, doit aussi une partie de son succès à ses devanciers. Depuis vingt-cinq ans qu’une légion de bas-bleus faméliques et l’interminable tribu des Trollope sont en possession d’approvisionner les cabinets de lecture d’outre-Manche, chaque printemps voit éclore, aussi régulièrement que les lilas, de prétendues peintures de la vie anglaise, où les mêmes lords, dans les mêmes bals, dans les mêmes manoirs, débitent aux mêmes ladies les mêmes pauvretés, où la même mère intrigante, chargée de trois filles à pourvoir, tend ses filets autour des célibataires, où le même officier sans fortune fait la chasse aux héritières et se rabat sur une veuve ridicule, mais bien rentée, et où le même duc cacochyme et fantasque meurt tout à point pour laisser à son arrière-petit-cousin le titre et la fortune nécessaires au dénoûment. Ces œuvres insipides, où l’on ne trouve ni style, ni observation, ni intérêt, ont fait la fortune des spirituels persiflages de Thackeray ; elles ont fait accepter jusqu’à M. Charles Reade, dont les livres distillent l’ennui, et auprès d’elles la moindre production de George Eliot est un chef-d’œuvre. George Eliot a en effet toutes les qualités dont ces faiseurs de romans sont dépourvus, et pour se rendre compte de ce qui lui manque, il faut le comparer à quelque écrivain éminent, à Bulwer ou mieux encore à Dickens. Celui-ci s’est fait aussi, par une prédilection qu’il ne cache pas, le peintre des mœurs populaires : il est bien rare qu’il prenne un de ses personnages au-dessus des classes moyennes, et il ne craint pas de descendre aux derniers degrés de l’échelle sociale. Il multiplie volontiers les figures, et il accumule souvent à profusion les incidens et les péripéties ; on pourrait dire de presque tous ses romans qu’ils sont


Une ample comédie aux cent actes divers.


Mais les moindres personnages ont leur utilité ; ils servent, ou comme opposition, ou comme nuance, à donner plus de relief aux figures principales ; les épisodes, lorsqu’ils ne se rattachent pas étroitement à l’action, ont tout au moins pour objet de faire ressortir un trait de caractère ; tout concourt donc à l’effet général, et il n’est guère de partie qu’on puisse détacher et isoler de l’ensemble. C’est cette puissante unité qui manque à George Eliot : au lieu de présenter une trame unique et solide, chacun des livres de celui-ci a l’air d’un assemblage de chapitres cousus les uns au bout des autres. Cette défaillance d’un conteur si bien doué n’est que la conséquence de ses doctrines littéraires : elle est le résultat du faux système auquel il obéit. Si la reproduction minutieuse de la réalité est le véritable procédé de l’art, tous les détails ont une égale importance et tous méritent d’être traités avec le même soin. Ainsi fait George Eliot, qui consacre autant de pages à une conversation d’ivrognes dans un cabaret qu’aux événemens décisifs de son action. L’expérience enseigne pourtant qu’il est impossible de mettre toutes les figures et tous les épisodes également en relief sans détruire la subordination nécessaire des événemens ou des personnages entre eux, et sans faire disparaître toute impression d’ensemble.

Ce défaut de George Eliot devient plus sensible à chaque nouveau roman qui sort de sa plume, parce que les nécessités d’une composition trop rapide viennent encore aggraver une tendance qui aurait besoin d’être combattue. L’auteur ne pourrait suffire à la production excessive qu’il s’impose, s’il mûrissait un plan, tandis qu’en s’abandonnant à l’ingénieuse facilité de son pinceau, en multipliant les figures et les épisodes, il remplit aisément le cadre d’un roman ; mais tout ce qu’il accorde aux accessoires tourne au détriment de l’action principale et contribue à détruire l’effet du livre. Le personnage d’Adam Bede donnait une sorte d’unité au premier ouvrage de George Eliot : si l’honnête ouvrier aime inutilement une des deux héroïnes, il finit par être aimé de l’autre, et il sert de lien entre deux actions distinctes. Dans Silas Marner nous ne trouvons plus ni plan, ni intrigue d’aucune sorte, mais des scènes à peine rattachées les unes aux autres. Nous voilà bien loin des espérances que le premier roman de George Eliot avait fait concevoir, et le regret est accru par le nombre de pages agréables que contient encore cette œuvre si imparfaite. Le style de George Eliot est un peu alambiqué, comme il arrive infailliblement aux écrivains qui se piquent de pénétrer les plus secrets replis du cœur humain et de découvrir des nuances dans les sentimens les plus simples ; mais il est vif, spirituel et parsemé de hardiesses heureuses : il ne présente presque point de traces de ce pédantisme de pensée et d’expression, de cette pesanteur originelle qui sont chez la plupart des auteurs anglais un vice de naissance et comme un cachet de nationalité. On retrouve dans Silas Marner cette finesse d’observation toute féminine qui a trahi le sexe de l’auteur plus sûrement que les indiscrétions de ses amis ; mais ce talent d’analyse morale et cette vigueur de touche qui placent quelques pages d’Adam Bede au rang des plus belles de la langue anglaise n’apparaissent plus qu’à de longs intervalles. L’observation elle-même dégénère et descend souvent jusqu’à la puérilité. Danse-t-on chez le seigneur du village, George Eliot ne se contente pas de montrer les villageois entassés aux portes du salon pour voir danser leurs supérieurs : il se croit obligé de rapporter la conversation de chaque groupe, les remarques auxquelles donnent lieu la toilette, la démarche et l’attitude de chacun des personnages principaux. Il y a de la vérité, dira-t-on, dans ces menus propos : est-ce ce genre de vérité qui peut intéresser le lecteur et qui doit préoccuper l’écrivain ? Les Anglais, il faut le reconnaître, se complaisent volontiers à ces peintures minutieuses ; il semble qu’il n’y ait point de détail assez petit, de circonstance assez insignifiante pour lasser leur patience. Certains critiques d’outre-Manche ont accordé aux scènes de cabaret qui se trouvent dans Silas Marner des éloges qu’il nous est impossible de ratifier. L’auteur réunit autour de la cheminée de l’Arc-en-Ciel une demi-douzaine de villageois dont pas un n’a la moindre part à l’action ; il décrit la façon dont chacun d’eux bourre sa pipe et boit sa bière ; il suppose entre eux une conversation pleine de banalités, telles que peuvent les échanger des gens ignorans et remplis de préjugés, et il s’astreint à reproduire jusqu’aux fautes de langue et aux vices de prononciation qui sont ordinaires aux paysans. Ce calque servile d’une réalité vulgaire n’est pas, à nos yeux, la vérité littéraire ; ce n’est qu’une faute de goût, et quand des hors-d’œuvre du genre de ces scènes d’auberge tiennent dans un livre une place démesurée, ils deviennent une tache, et ils appellent les rigueurs de la critique.

George Eliot a proclamé dans son premier roman qu’il réserve toute sa sympathie pour les déshérités de ce monde. On peut observer à cet égard, dans ses ouvrages, une progression digne de remarque. Adam Bede n’est qu’un ouvrier, mais ce n’est pas un ouvrier ordinaire. Par son habileté dans son état, son intelligence, son instruction, par la considération dont il jouit, il touche à la classe moyenne. Dans le Moulin de la Prairie, George Eliot a mis en scène de rudes et grossiers paysans, non-seulement sans la moindre instruction, mais sans intelligence et sans cœur. Cette fois il prend son héros plus bas encore et en quelque sorte au-dessous de l’humanité : Silas Marner est presque un idiot. C’est un pauvre ouvrier tisserand, d’un esprit borné et d’un cœur confiant, fervent adepte d’une de ces petites sectes qui fourmillent en Angleterre. Ses coreligionnaires l’ont en estime à cause de sa piété et de sa conduite exemplaires ; seulement ils ne s’expliquent point des accès de catalepsie, de longues absences auxquelles il est sujet, que les uns prennent pour une marque de la faveur divine et les autres pour le résultat d’un commerce avec le démon. Silas est pris d’un de ces accès pendant qu’il veille auprès du lit où vient d’expirer un des dignitaires de la secte. Son meilleur ami en profite pour voler la caisse de la communauté et pour tout disposer de telle sorte que les soupçons ne puissent tomber que sur le pauvre tisserand. Quoique tout accuse celui-ci et que les preuves abondent, la secte invoque le Seigneur et lui demande de faire connaître le coupable ; on tire au sort, et le sort désigne Silas. Les principes de la secte lui interdisent de livrer le tisserand à la justice, mais elle le bannit de son sein. Sa fiancée rompt ses engagemens avec lui, et elle épouse presque immédiatement l’ami parjure qui l’a calomnié et perdu. Silas, désespéré, fuit loin de son pays ; il vient s’établir à Raveloe, dans une maison isolée, située en dehors du village, à deux pas d’une carrière abandonnée. C’est ici que commence le roman.

Trahi par l’amitié, trahi par l’amour, trahi même par Dieu, qui semble avoir porté contre lui un faux témoignage, où ce malheureux trouvera-t-il un refuge et une consolation ? Tout lui manque à la fois, et sa seule ressource est de s’absorber tout entier dans le travail manuel qui le fait vivre. Il se refuse à tout commerce avec les hommes ; il ne prie plus : il s’efforce d’étouffer en lui la vie intellectuelle et morale. La solitude, la cessation de tout exercice intellectuel, les privations achèvent d’affaiblir cette intelligence dépourvue de ressort ; l’existence de Silas devient purement animale, il ne tient plus à l’humanité que par une passion unique, qui est née chez lui, par l’avarice, qui remplit seule son esprit. Quand le malheureux sera arrivé à l’abrutissement, l’auteur rallumera chez lui la foi, l’intelligence, l’amour de ses semblables, et le ramènera par degrés à son point de départ. L’instrument de cette rénovation est un petit enfant que Silas adopte et dont l’affection le transforme peu à peu. L’histoire d’une âme, sa dégradation par l’oubli de Dieu et la haine des hommes, sa régénération par l’amour et le dévouement, telle est en dernier résultat la donnée de Silas Marner. Elle est neuve et hardie, mais elle suppose une étude patiente et profonde du cœur humain. George Eliot était capable de la bien remplir : avec sa sagacité pénétrante, son talent d’analyse, la finesse de son intuition psychologique et la puissance de son pinceau, il pouvait faire, en même temps qu’un roman d’un vif intérêt, une œuvre d’une haute portée morale et philosophique. Il ne nous a donné qu’une faible esquisse, qui laisse à peine deviner le beau livre qu’on avait droit d’attendre d’une telle donnée et de l’auteur d’Adam Bede.

Le début est heureux ; c’est une agréable peinture de l’impression produite sur les habitans de Raveloe par le solitaire farouche qui s’est établi à côté d’eux sans que personne sache d’où il est venu, qui possède des secrets merveilleux, puisqu’il a guéri un jour avec des simples une femme abandonnée des médecins, mais qui refuse de faire servir sa science au soulagement de ses semblables, qui repousse tout contact avec les hommes, qui semble n’éprouver aucun des besoins de l’humanité et dont toute l’existence demeure un mystère impénétrable. L’espèce de terreur superstitieuse que Silas inspire aux villageois, les soupçons de sorcellerie dirigés contre lui, les rumeurs causées par un de ses accès de catalepsie, tout cela est heureusement rendu ; mais c’est l’affaire de quelques pages, et quand l’auteur nous introduit dans la chaumière de Silas, quinze années se sont écoulées depuis son arrivée à Raveloe, et l’œuvre de démoralisation est déjà accomplie. Faute de connaître et d’aimer aucun être envers lequel il puisse se montrer généreux, le tisserand a thésaurisé, et la vue fréquente de l’or qu’il amassait a fait naître en lui l’avarice.


« Peu à peu les guinées, les couronnes et les demi-couronnes formèrent un tas, et Marner prit de moins en moins pour ses besoins, essayant de résoudre le problème d’entretenir chez lui, au moindre prix possible, la force de travailler seize heures par jour. N’a-t-on pas vu des malheureux condamnés à la solitude d’une prison prendre plaisir à mesurer le temps à l’aide de lignes droites tracées sur un mur, si bien que la répartition de ces lignes en figures symétriques devenait une préoccupation absorbante ? Ne trompons-nous pas l’oisiveté ou la fatigue de l’attente en reproduisant quelque mouvement ou quelque bruit machinal, et cette répétition ne devient-elle pas un besoin, c’est-à-dire un commencement d’habitude ? Cela doit nous aider à comprendre comment l’amour d’entasser devient une passion absorbante chez des hommes dont l’esprit, quand ils ont commencé à thésauriser, n’attachait à cet acte aucune pensée d’avenir. Marner souhaitait voir ses piles de guinées se multiplier assez pour être mises en carré, puis pour former un carré plus grand, et chaque guinée gagnée, en lui apportant une satisfaction, enfantait un nouveau désir. Le monde était devenu pour lui une énigme incompréhensible et désespérante, et s’il eût été d’une nature moins concentrée, il aurait pu s’asseoir à son métier et tisser, tisser toujours, l’œil fixé sur sa trame ou sur l’extrémité de sa navette, jusqu’à oublier et le problème de sa destinée et tout ce qui n’aurait pas été sensation immédiate ; mais l’argent était venu qui distribuait le tissage en périodes, et cet argent non-seulement s’accroissait, mais demeurait toujours avec l’artisan. Silas commença donc à croire que cet argent le connaissait comme le connaissait son métier, et rien ne l’eût déterminé à changer ces pièces dont la figure lui était familière pour d’autres dont la face lui eût été inconnue. Il les maniait, il les comptait, et la contemplation de la forme et de la couleur des guinées apaisait comme une soif qui s’allumait en lui ; mais ce n’était que le soir, après sa tâche terminée, qu’il les tirait de leur cachette pour se donner la joie de leur compagnie… Marner vécut ainsi, année après année, dans cette solitude, ses guinées croissant en nombre et sa vie se rétrécissant et s’endurcissant de jour en jour, jusqu’à n’être plus qu’une oscillation entre un désir et une satisfaction qui tous deux ne se rapportaient à aucun être vivant. Sa vie s’était réduite aux seules opérations de tisser et de thésauriser, sans aucune pensée ultérieure à l’accomplissement de laquelle ces opérations tendissent. Chose étrange, sa figure et son corps se déformèrent et se plièrent à des habitudes machinales en rapport avec les objets de son existence, si bien qu’il produisait l’effet d’une anse ou d’un bout de tuyau, qui ne sont en rien séparés de l’ustensile auquel ils appartiennent. Ses grands yeux à fleur de tête, où se lisaient autrefois la confiance et la rêverie, ne semblaient plus avoir été faits que pour voir quelque chose d’imperceptible qu’ils cherchaient partout. Il s’était tellement flétri, il était si jaune, que, quoiqu’il n’eût pas quarante ans, les enfans ne l’appelaient plus que le « vieux Marner. »


L’existence de Marner est devenue tout animale ; la vie morale est comme suspendue chez lui : elle ne s’éveille que pendant de courts instans, lorsque le tisserand se retrouve en présence de son trésor.


« Tout le long des journées, il était assis à son métier, l’oreille pleine de son battement monotone, l’œil attaché sur le tissu uniforme que produisait lentement sa navette, et ses muscles se mouvaient avec une telle régularité que suspendre cette action était pour lui une contrainte aussi pénible que de retenir sa respiration. Mais avec le soir revenait le bonheur : à la nuit, il fermait ses volets, verrouillait sa porte et retirait son or de sa cachette. Comme les guinées brillaient au sortir des noires poches de cuir qu’il avait faites pour les renfermer ! C’étaient les guinées qu’il aimait le mieux ; mais il n’aurait pas voulu changer l’argent, les couronnes et les demi-couronnes, qui étaient le fruit de ses gains, qui avaient été conquises par son travail : il les aimait toutes. Il les mettait en tas devant lui, il y baignait ses mains ; puis il les comptait et les disposait en piles régulières dont il tâtait entre ses doigts et son pouce les contours arrondis, puis il pensait avec amour aux guinées à demi gagnées par la toile qui était en train, comme à des enfans dont la naissance est attendue ; il songeait aux guinées qu’il voyait s’acheminer lentement avec les années à venir pendant tout le cours de sa vie, qui s’étendait bien loin devant lui, et dont le terme lui était caché par d’innombrables journées de tissage. Aussi sa pensée demeurait-elle avec son métier et avec son or, lorsqu’il traversait les champs pour aller chercher ou reporter son ouvrage ; ses pas ne s’égaraient jamais le long des haies ou bien au bord des fossés à la recherche des herbes qui lui étaient autrefois familières : celles-ci appartenaient, elles aussi, à ce passé avec lequel sa vie avait rompu. »

Comment ramener dans cette âme flétrie les vertus que le désespoir d’abord et l’avarice ensuite en ont bannies : la foi, l’amour des hommes, la confiance, le dévouement ? Une crise violente, en produisant une révolution dans l’existence du tisserand, peut seule rendre possible un pareil changement. Et quelle crise plus terrible imagineriez-vous que celle qui séparera brusquement Silas Marner de son trésor ? Le tisserand est volé un soir d’hiver, tandis qu’il va chercher au village une bande de toile pour son métier. La fatale découverte est un coup de foudre pour l’avare, et dans la peinture de cette scène George Eliot se retrouve tout entier.


« Il mit sa chandelle à terre sans le moindre soupçon, auprès de son métier, écarta le sable sans remarquer aucune trace et leva les briques. La vue du trou vide fit battre violemment son cœur, mais la pensée que son or ne fût plus là ne pouvait lui venir du premier coup ; ce fut d’abord la peur, puis un ardent effort pour chasser cette peur. Il passa sa main tremblante tout autour du trou, essayant de croire à une illusion de ses yeux, puis il approcha la lumière du trou, qu’il examina curieusement en tremblant de plus en plus. Le tremblement devint si fort que Marner laissa échapper la chandelle et porta les mains à sa tête afin de raffermir son corps et de pouvoir penser. Avait-il changé son or de place, la veille au soir, par une résolution soudaine, et ne s’en souvenait-il plus ? Un homme qui tombe dans une eau profonde cherche un point d’appui momentané même dans les pierres le long desquelles il glisse, et Silas, en agissant comme s’il ajoutait foi à de fausses espérances, reculait l’instant du désespoir. Il chercha dans tous les coins, il défit son lit, le secoua et le retourna ; il fouilla le four en briques où il mettait ses baguettes à tisser. Quand il eut fureté partout, il revint s’agenouiller auprès du trou et le tâta dans tous les sens. Il ne lui restait plus de refuge où il pût s’abriter un instant contre la terrible vérité.

« Si, il lui en restait un, qui se présente toujours quand la pensée s’affaisse sous une douleur écrasante : c’était cette attente de l’impossible, cette croyance à des illusions, qui se distinguent de la folie parce qu’elles peuvent être dissipées par les faits extérieurs. Silas se releva tremblant et regarda sur la table : son or y était peut-être, après tout ! La table était nue. Alors il se retourna et regarda derrière lui, puis tout autour de son logement, ouvrant de grands yeux, comme si les poches de cuir pouvaient se montrer tout à coup où il les avait déjà vainement cherchées. Il distinguait tout ce qui se trouvait dans sa chaumière ; son or n’y était pas.

« Il porta de nouveau à sa tête ses mains tremblantes et poussa un cri aigu et inarticulé, le cri du désespoir. Il demeura ensuite immobile quelques instans ; mais le cri qu’il avait jeté avait allégé un peu le poids écrasant de cette réalité qui le rendait fou. Il se tourna vers son métier et se traîna en chancelant jusqu’au siège sur lequel il se plaçait pour travailler, cherchant instinctivement ce meuble comme la preuve la plus irréfragable qu’il n’était pas le jouet d’une illusion. Et maintenant que toute lueur d’espérance était évanouie et que le premier choc de la certitude était passé, l’idée d’un vol vint se présenter à son esprit : Silas l’adopta avec empressement, parce qu’un voleur pouvait être découvert et contraint de restituer l’argent. Cette pensée lui rendit quelque force, et il s’élança de son métier vers la porte. »


C’est en vain que le tisserand met tout le village dans la confidence de son malheur, et que des recherches sont faites : aucun indice ne vient trahir le voleur. Le reste d’énergie que l’amour de l’or entretenait chez Marner a disparu avec ses écus ; son existence est désormais sans but, et un sombre désespoir s’empare de lui. Cependant il n’est plus aussi seul : le malheur qui lui est arrivé, en livrant le secret de son existence, en mettant fin à la croyance de ses relations avec le démon, a fait tomber la crainte superstitieuse dont il était l’objet ; cet être faible et timide n’inspire plus que la compassion : on se hasarde à le visiter, à lui offrir des consolations, à lui donner le conseil de se rapprocher de ses semblables et de visiter Dieu dans son temple. Vienne maintenant l’ange consolateur qui ranimera ce cœur desséché et le rouvrira à l’amour des hommes : le terrain sera tout préparé autour de lui, et les premières avances de Silas à ses voisins trouveront un accueil empressé. Cet ange de miséricorde, c’est un enfant, c’est une petite fille de deux ans à peine. Des paysans narquois ont dit au tisserand qu’il ferait bien de guetter le son des cloches la nuit de Noël, parce que son or pourrait bien revenir avec leur joyeux tintement. Le pauvre homme a pris le conseil au sérieux : il a passé la soirée sur sa porte malgré la neige qui tombe en abondance, et quand, saisi par le froid, il veut rentrer chez lui, il est pris d’un de ses accès de catalepsie.


« Quand Marner revint à lui, il continua l’acte dans l’accomplissement duquel il avait été arrêté ; il referma sa porte sans se douter de l’interruption qu’avait éprouvée sa pensée et sans avoir conscience d’aucun événement intermédiaire, sinon qu’il était nuit noire et qu’il avait froid et faim. Il crut être demeuré trop longtemps à la porte. Il alla vers la cheminée, où les deux bûches s’étaient écartées l’une de l’autre et ne jetaient plus qu’une faible lueur rougeâtre ; il s’assit au coin du feu, et il se baissait pour rapprocher les tisons, quand ses yeux affaiblis crurent apercevoir de l’or répandu à terre devant le foyer. De l’or ! son or, rapporté aussi mystérieusement qu’il lui avait été enlevé ! Le cœur lui battit violemment, et pendant quelques instans il fut hors d’état d’allonger la main pour saisir le trésor qui lui était rendu. Le tas d’or semblait reluire et s’agrandir sous son regard inquiet. Il se pencha pourtant et étendit la main ; mais, au lieu du métal poli aux contours résistans, ses doigts rencontrèrent des boucles souples et tièdes. Confondu d’étonnement, Silas se mit à genoux et baissa la tête pour voir de plus près cette merveille : c’était un enfant endormi, un gros et bel enfant à la tête couverte de soyeuses boucles d’or. Comment cet enfant était-il venu là à son insu, puisque lui-même n’avait pas mis le pied dehors ? »


D’où vient en effet cet enfant que le ciel envoie à Marner pour remplacer le trésor qui lui a été dérobé ? Godfrey Cass, le fils aîné du principal propriétaire de Raveloe, a épousé, dans l’entraînement d’une folle passion, une fille d’auberge. Ce mariage, qu’il a tenu secret, menace de faire le malheur de sa vie. Non-seulement sa passion s’est éteinte, mais Godfrey aime maintenant Nancy Lammeter, que son père lui destine, et dont il se sait aimé. Il tremble continuellement que la découverte de son mariage ne lui coûte le cœur de Nancy et la succession de son père, car l’irascible vieillard ne manquera pas de le déshériter. Molly, la femme abandonnée, a juré de se venger ; elle a attendu le jour de Noël, parce qu’elle sait que ce jour-là un bal réunit chez le père de Godfrey tous les propriétaires des environs. C’est là, en présence de tous, qu’elle ira revendiquer ses droits. Elle se met donc en route à pied malgré la neige qui tombe, emportant avec elle sa petite fille ; mais la malheureuse, vaincue par une habitude funeste, a cherché dans l’ivresse la force d’accomplir son dessein. Tout près d’arriver, elle se sent défaillir, et quand elle veut se reposer, elle est vaincue par le froid et le sommeil, et s’endort pour ne plus se réveiller. La neige a cessé de tomber, et l’enfant, que Molly ne retient plus, est attiré par une lumière vers laquelle elle se dirige. Cette lumière est celle du foyer de Silas, et l’enfant entre pendant que le tisserand est cloué par la catalepsie près de sa porte entr’ouverte.

Cependant le bruit se répand dans le bal qu’une femme a été trouvée morte dans la neige, et qu’un petit enfant qu’elle avait avec elle a été recueilli par le tisserand. Godfrey Cass devine la vérité, et la première pensée qui traverse son esprit, c’est la crainte que sa femme ne soit pas morte. La remarque est horrible ; nous ne voulons pas cependant chicaner George Eliot sur ce point, quoiqu’il nous ait dépeint Godfrey comme un homme faible et indécis, mais honnête et bon. La mort de sa femme, c’est la fin de ses inquiétudes et de ses chagrins, c’est la possibilité d’épouser Nancy, et il a été tellement torturé, que le sentiment de la délivrance peut à la rigueur être le premier qui s’éveille en lui. Il veut savoir à quoi s’en tenir, il s’esquive, et, sans même songer à quitter ses souliers de bal, il accompagne le médecin chez Marner. Le mouvement est naturel et vrai ; nous en dirons autant du combat que se livrent dans l’esprit de Godfrey, pendant cette course à travers la neige, l’appréhension d’un devoir pénible, mais impérieux à remplir, et ses espérances amoureuses, qui renaissent invinciblement. Nous nous arrêtons là, et nous refusons de suivre George Eliot plus loin.

Quel spectacle nous donne-t-il en effet ? Les premières paroles du médecin ont rassuré Godfrey : Molly est bien morte. Godfrey se contente de jeter un regard sur le cadavre de sa femme, et quant à son enfant, qui est sur les genoux du tisserand, il se borne à glisser une demi-guinée dans la main de Silas, en lui disant que c’est « pour acheter des effets à cette pauvre petite. » Cela fait, il rentre paisiblement au logis, le cœur léger. Voyez plutôt.


« Godfrey reparut au salon avec de nouvelles chaussures, et, puisqu’il faut dire la vérité, avec un sentiment de soulagement et de joie contre la force duquel aucune pensée pénible ne pouvait lutter. Ne pourrait-il pas maintenant, chaque fois que l’occasion s’en présenterait, dire les choses les plus tendres à Nancy Lammeter, lui promettre et se promettre à lui-même d’être tout ce qu’elle pourrait désirer qu’il fût ? Il n’y avait point de danger que la morte fût reconnue. Et quant à leur acte de mariage, il était enseveli bien loin dans un registre que personne n’irait ouvrir. »


Accepterons-nous comme vraie cette horrible scène ? Quel homme est donc ce Godfrey ? Ici nous nous retrouvons en présence du système de George Eliot. Godfrey est aimé de Nancy, et pour que l’amour de celle-ci soit explicable, il faut que l’homme qui en est l’objet soit tout au moins bon et honnête ; mais prenons garde de lui accorder ces qualités à un trop haut degré : il tournerait au héros, il dépasserait cette commune mesure qui est, aux yeux de l’auteur, l’indispensable condition de la vérité. Un bon mouvement, un sentiment généreux, grandiraient trop Godfrey, et l’on nous répète à chaque instant que l’amant de Nancy est un homme comme les autres, qu’il a de bons instincts, mais qu’il a toutes les faiblesses de l’humanité. Un auteur est maître de donner à un personnage les vertus et les vices qu’il lui plaît, mais on a le droit de lui demander d’être conséquent avec lui-même.

Est-il possible de dire que la conduite de Godfrey soit en rapport avec le caractère que George Eliot lui attribue ? Les cœurs les plus durs se sentent fléchir devant la mort : quel est l’homme qui peut se défendre de toute émotion en présence du cadavre même d’un indifférent, même d’un inconnu ? Et Godfrey, qu’on nous dit faible et irrésolu, mais honnête et bon, contemplera froidement le cadavre de sa femme, et il ne lui échappera pas même une larme qu’il pourrait mettre, après tout, sur le compte de la compassion ? Dites-nous, si vous voulez, qu’au milieu de sa douleur et de ses remords il sent se glisser dans un des replis cachés de son cœur un furtif sentiment de délivrance ; dites-nous que, même en présence de la mort, il comprime faiblement le réveil soudain de ses espérances : nous admettrons ce combat d’impressions, ce mélange de bonnes et de mauvaises pensées, comme le lot de la triste humanité. C’est l’alliage que La Rochefoucauld et les moralistes de son école savent découvrir dans l’or des plus pures vertus ; mais nous ne saurions aller plus loin. Il n’est pas possible que, devant le corps inanimé d’une jeune et belle créature, d’une femme qu’il a aimée assez pour lui donner son nom au risque de ruiner son propre avenir, qu’il a trahie, abandonnée, vouée à la misère, et dont la mort est indirectement son ouvrage, ce jeune homme conserve l’impassibilité froide d’un assassin de profession devant sa victime. Il n’est pas possible que le passé tout entier ne revienne pas d’un seul coup à sa mémoire et ne lui arrache pas quelques larmes furtives, ou tout au moins une parole de douleur et de pitié. Godfrey pouvait haïr sa femme lorsqu’elle était un obstacle à son bonheur ; c’est parce qu’il est libre désormais qu’il peut, qu’il doit même être compatissant. Que dire maintenant du père, qui n’a ni une inquiétude ni une caresse pour son enfant, échappé par miracle à la mort la plus affreuse, qui l’abandonne aux soins d’un ouvrier indigent et presque idiot, et qui se justifie de laisser en partant une misérable aumône ? Godfrey quitte, l’esprit léger, cette chaumière, où la mort est entrée par sa faute et où la misère attend son enfant ; il s’en remet des funérailles de sa femme sur la paroisse, et de l’éducation de sa fille sur la charité d’un pauvre artisan ; il n’a qu’une préoccupation, c’est de retourner au bal revendiquer la contredanse qui lui a été promise. Il y reparaît, à le cœur plein de soulagement et de joie. » Et vous nous dites que ce jeune homme est honnête et bon, vous nous dites que c’est un homme comme tous les autres ! C’est une calomnie contre l’humanité. Vous craignez d’exagérer en accordant à vos personnages les vertus les plus vulgaires et l’éphémère étincelle d’un bon sentiment : croyez-vous être plus fidèle à la vérité en ne leur laissant rien d’humain ? Vous appréhendez de faire des héros : êtes-vous bien sûr de ne pas faire des monstres ?

Nous voici au cœur de l’action, et déjà l’on croit deviner tout ce qui va suivre. Le dévouement de Marner, qui, malgré sa pauvreté, se charge d’une enfant aux besoins de laquelle la paroisse devrait pourvoir, achève de réconcilier les habitans de Raveloe avec l’avare. On loue celui-ci, on l’encourage, on lui vient en aide, et ces échanges de bons offices font tomber graduellement ses préventions contre l’humanité. Silas travaillait pour amasser, il travaille avec plus d’acharnement encore pour sa fille d’adoption. À aimer et à être aimé, il sentira revivre en son cœur les affections et les joies du passé ; l’œuvre de quinze années de solitude et de désespoir s’effacera graduellement, et cette régénération d’une âme sera amenée et justifiée par une série de scènes où se déploient à leur aise la finesse d’observation et le talent de George Eliot… Hélas ! cette seconde partie du roman n’existe que dans l’imagination du lecteur ; ne la cherchez pas dans Silas Marner, vous ne l’y trouveriez pas. On vous montre bien le tisserand faisant son apprentissage de père nourricier ; mais quand vous tournez la page, l’éducation est finie. Eppie a dix-huit ans et elle est recherchée en mariage par le fils de sa marraine ; Silas, rajeuni, est devenu un des habitans considérés de Raveloe ; il est exact aux offices et il songe à établir l’orpheline qu’il a élevée. Cela ne devrait pas être une préoccupation pour lui, puisque Eppie a un père qui est riche ; mais l’honnête et bon Godfrey s’est contenté d’accorder à Silas les petites faveurs qu’un propriétaire indulgent ne refuse pas à un locataire exact et laborieux. Godfrey a épousé Nancy ; il est le modèle des maris et des paroissiens ; il n’a point d’enfans. Qui donc l’empêche de s’occuper de sa fille ? Eppie est belle, intelligente et vertueuse ; elle serait la joie de cet intérieur où l’absence d’enfans laisse un vide. Godfrey a songé à une adoption ; il en a parlé une fois ou deux à Nancy, sans même oser désigner Eppie ; il s’est arrêté à la première objection de sa femme. C’est au bout de quinze années, c’est lorsque Nancy, qui se reproche sa stérilité comme un tort envers son mari, aborde elle-même ce sujet, que Godfrey prend sur lui de tout raconter à sa femme. Le parti de Nancy est pris immédiatement ; il faut adopter Eppie pour lui rendre tous ses droits, et malgré l’heure avancée les deux époux se dirigent incontinent vers la chaumière de Marner.

Cette brusque démarche place Eppie entre deux pères, dont l’un la revendique au nom de la nature et l’autre au nom des services rendus ; mais il n’y a aucune lutte dans l’esprit de la jeune fille, ni aucune hésitation de sa part. Si dès le premier instant Marner est bien décidé à ne pas se séparer d’Eppie, celle-ci n’est pas moins ferme dans sa résolution de ne pas quitter son père nourricier. Godfrey veut continuer à garder son secret ; il est convaincu que des offres brillantes éblouiront le tisserand et la jeune fille ; il aborde donc directement la question d’adoption, et il demande à Marner de lui céder Eppie comme on proposerait une bonne affaire. Il reçoit la réponse que tout autre que lui aurait prévue de la part de gens ayant un peu de délicatesse et de cœur : Silas laisse à Eppie toute liberté de se prononcer, et la jeune fille refuse net. Godfrey se décide aussitôt à révéler le secret de la naissance d’Eppie. Dès lors Marner et lui ergotent tour à tour sur les droits de la nature et les droits de l’adoption. Dans cette lutte, le tisserand a trop d’avantages : il ferme trop aisément la bouche à son adversaire en lui objectant sa conduite le jour de la mort de Molly et un abandon de quinze années. Une pareille discussion n’est pas faite pour ébranler la résolution de la jeune fille, objet et spectatrice de ce débat. Il est manifeste que George Eliot ne croit pas à la voix du sang, et il faut reconnaître que rien dans les paroles et dans la conduite de Godfrey n’est de nature à faire parler cette voix dans le cœur d’Eppie. Quel homme, il est vrai, aurait agi comme ce Godfrey ? Depuis quinze ans, il songe à une adoption, et il n’a rien fait pour y préparer une seule des trois personnes dont cette adoption doit bouleverser l’existence. Quoi de plus facile, avec sa fortune, que de se créer sur Marner les droits d’un bienfaiteur ? quoi de plus simple que d’attirer de bonne heure dans sa maison cette enfant que tous les habitans de Raveloe comblent de caresses à cause de sa gentillesse, et de faire naître une certaine affection entre Nancy et sa future fille d’adoption ? Le jour où il aurait parlé, où il aurait demandé à Eppie de venir prendre au foyer paternel la place que sa naissance lui destinait, il aurait eu quelque droit d’attendre une réponse favorable. Un combat entre la reconnaissance et le devoir aurait pu s’élever dans le cœur de la jeune fille ; ce déchirement intérieur aurait rendu dramatique une scène qui reste constamment froide, et donné lieu à une de ces peintures qui sont favorables au talent de George Eliot. Quel effet au contraire peut produire sur Eppie cette révélation tardive, si péniblement arrachée à l’irrésolution et à l’orgueil ? Si du moins Godfrey lui tenait le langage d’un père, si, le pénible aveu une fois fait, il laissait éclater cette affection longtemps contenue, s’il savait trouver quelques-uns de ces mots émouvans qu’un sentiment sincère et puissant amène si naturellement sur des lèvres convaincues, le doute entrerait peut-être dans l’esprit d’Eppie ; mais Godfrey ne s’adresse qu’à Marner, et voici les argumens qu’il emploie : « J’aurais cru, Marner, que votre affection pour Eppie vous aurait fait envisager avec joie tout ce qui pourrait tourner à son bien, dût-il même vous en coûter un léger sacrifice. Vous devriez vous rappeler que vous ne vivrez pas toujours, et qu’Eppie arrive à un âge où son sort peut être prochainement fixé d’une façon bien différente de ce qu’il serait sous le toit de son père ; elle peut épouser quelque malheureux ouvrier, et alors, quoi que je puisse faire pour elle, je ne pourrai lui donner une position. Vous vous mettez en travers de son bonheur, et quoiqu’il me coûte de vous blesser après ce que vous avez fait et ce que j’ai négligé de faire, je crois de mon devoir d’insister pour prendre soin de ma fille. Je veux faire mon devoir. »

Un pareil langage doit froisser Eppie jusqu’au fond de l’âme ; il n’est pas une des paroles de Godfrey qui ne blesse chez elle un sentiment. Est-ce de sang-froid qu’elle peut entendre accuser les intentions et le cœur de son père nourricier par l’homme qui, après avoir abandonné sa mère, l’a laissée elle-même, toute sa vie, aux prises avec les épreuves de la pauvreté, sans lui donner une seule marque d’intérêt ? Parce que ce père oublieux, fatigué du vide de sa maison, s’en est venu brusquement, après quinze ans d’abandon, la marchander, et que, voyant ses offres repoussées, il se décide à confesser une paternité dont il rougit, même en s’en faisant un titre, faut-il que, pour le suivre, elle quitte l’homme simple et bon qui s’est dévoué pour elle pendant tant d’années, et qui tremble et pleure à la seule pensée d’être séparé d’elle ? Faut-il qu’elle sacrifie son amour pour Aaron et cette humble union dans laquelle elle a placé toutes ses espérances de bonheur ? L’auteur nous dit que les révélations de Godfrey n’excitent chez Eppie que de la répulsion pour le père qui se découvre à elle et pour le sort qui lui est offert. Le mot de répulsion est peut-être excessif ; mais assurément personne ne peut être surpris de la réponse de la jeune fille lorsqu’elle est mise de nouveau en demeure de choisir. « Je ne puis me persuader que j’aie eu un autre père que lui, s’écria impétueusement Eppie, tandis que les larmes s’amassaient dans ses yeux. J’ai toujours rêvé une petite maison où il occuperait son coin, où je ferais le ménage et où j’aurais soin de lui ; je ne puis me faire à l’idée d’un autre intérieur. Je n’ai pas été élevée pour faire une belle dame, et cette pensée ne peut m’entrer dans la tête. J’aime les ouvriers, et leurs maisons, et leurs façons de vivre. Et, ajouta-t-elle en fondant en larmes, j’ai promis d’épouser un ouvrier qui vivra avec le père et qui m’aidera à prendre soin de lui. »

C’est précisément parce que cette réponse d’Eppie est trop facile à prévoir et trop certaine qu’une des situations les plus fortes qu’on puisse imaginer n’aboutit pas à faire naître l’émotion, et qu’une scène qui pouvait aisément devenir dramatique ne réussit pas à soutenir la curiosité du lecteur. L’œuvre porte encore ici la peine d’une fausse conception. Avec le caractère, la conduite et le langage que George Eliot prête à Godfrey, l’issue de la lutte entre le père par le sang et le père par l’affection ne peut pas être douteuse un instant et n’éveille point par conséquent l’intérêt. Nous n’avons pas à craindre que le bonheur du pauvre tisserand soit détruit par sa fille adoptive, et quant à Godfrey, qui n’inspire par lui-même aucune sympathie, l’effet que peuvent avoir sur un père de cette trempe les refus d’Eppie ne saurait nous causer la moindre inquiétude. Godfrey en définitive renonce à faire valoir ses droits ; il accepte la résistance de sa fille comme le châtiment de sa conduite passée. « J’ai voulu, dit-il à sa femme, passer pour n’avoir point d’enfant, lorsque j’en avais un ; maintenant c’est malgré moi que je passerai pour n’en point avoir. » Et il se console en payant les frais de la noce d’Eppie et en se promettant de ne pas l’oublier dans son testament. Qui blâmerait Eppie de s’être peu souciée d’un pareil père ?

Voilà tout ce roman, qui aurait pu être aisément un beau livre, si le sujet avait été creusé plus profondément, et si la méditation et le travail avaient donné à l’idée-mère son développement légitime ; mais comment s’astreindre à mûrir un plan, comment demeurer sévère pour soi-même lorsqu’on est arrivé du premier coup à la renommée, lorsque les sollicitations vous pressent de toutes parts et que le succès est assuré d’avance ? On se laisse aller à cet enivrement, comme si cette faiblesse ne devait pas s’expier ; on écrit au courant de la plume, et on produit des livres qui ne se soutiennent, comme Silas Marner que par l’agrément des détails, et qui, malgré de belles pages, laissent prise à trop d’objections. Quel est le devoir de la critique en présence de ces œuvres ébauchées, qui ne sont souvent qu’un acheminement à des échecs complets ? Adam Bede a été justement loué ici même, et l’on a pu voir si nous étions disposé à contester un seul des éloges qui ont été accordés à cet heureux début de George Eliot. Nous persistons à regarder l’auteur d’Adam Bede comme l’un des écrivains les mieux doués de l’Angleterre, et les facultés éminentes qu’accusait son premier ouvrage ne nous paraissent pas au fond s’être affaiblies ; seulement nous commençons à craindre qu’elles ne soient entravées et faussées dans leur développement par un fâcheux esprit de système. Ce n’est ni sans hésitation ni sans regret que nous nous montrons rigoureux pour Silas Marner ; mais il n’est pas possible de taire la vérité à qui peut l’entendre avec profit. Lorsqu’un grand écrivain se survit à lui-même, lorsque, malgré le poids des années, il refuse de déposer la plume et enfante des productions indignes de sa renommée, il peut être permis à la critique de garder le silence devant un mal sans remède, pour ne point affliger une illustre vieillesse par d’inutiles sévérités. Faut-il en agir de même envers l’écrivain qui, dans toute la force de l’âge et du talent, ne déchoit que parce qu’il s’abandonne lui-même ? Faut-il absoudre par le silence des fautes volontaires ? Ou, lorsqu’un esprit bien doué, plus jaloux de produire que de bien faire, dissipe prématurément dans les hasards de l’improvisation des facultés précieuses, que le travail féconderait et fortifierait, ne convient-il pas de lui rappeler ce qu’il doit au public et à sa propre gloire ? Cette intervention de la critique n’est-elle pas surtout nécessaire, si un écrivain éminent prête l’appui et l’autorité de son talent à ces fausses doctrines sur la vérité en littérature dont il ressent tout le premier la funeste influence ? Lui montrer que son système, comme les divinités malfaisantes de la Grèce antique, flétrit tout ce qu’il touche, et qu’il ne peut se retrouver vraiment tout entier qu’en devenant infidèle à ses propres théories, n’est-ce pas lui rendre, ainsi qu’au public, un signalé service ? Voilà le devoir que nous avons essayé de remplir vis-à-vis de George Eliot, à cause même de la sympathie que son talent nous inspire : nous aurions été moins sévère, si nous avions eu une idée moins haute de l’auteur d’Adam Bede, et de ce qu’on a le droit d’attendre de sa plume le jour où il consultera les intérêts de sa gloire et brisera les chaînes qu’il s’est forgées.


Cucheval-Clarigny----
  1. Voyez, sur les Scènes de la Vie cléricale, la Revue du 15 mai 1858.
  2. Voyez, sur Adam Bede, la Revue du 15 juin 1859.
  3. Dorlcote-Mill (réduction critique de ce roman) a paru dans la Revue du 15 juin 1860.