De la critique philosophique

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De la critique philosophique
Revue des Deux Mondes, période initialetome 13 (p. 381-399).

DE LA CRITIQUE


PHILOSOPHIQUE.




I. Mélanges Philosophiques et Religieux, par M. Bordas-Demoulin.[1]

II. Les Évangiles, Traduction nouvelle avec des notes et des réflexions,

par M. F. Lamennais.[2]




La critique philosophique a été fondée par Aristote. À la puissance de l’invention métaphysique, le maître d’Alexandre joignait un jugement non moins étendu que sûr : aussi a-t-il laissé en toute matière des principes, des règles et des décisions qu’il faut encore aujourd’hui accepter ou contredire, mais dont il est impossible de ne pas tenir compte. Leibnitz, il y a deux siècles, restaura la critique philosophique ; Descartes n’en eut pas le loisir : il se jeta rapidement dans le dogmatisme, après avoir critiqué la science officielle de son époque dans quelques pages d’une immortelle ironie. Pendant que Leibnitz faisait de l’histoire et de l’érudition comme des auxiliaires de sa propre métaphysique, Bayle dressait le plus piquant inventaire des opinions humaines, dans l’unique dessein de former des doutes. À ses yeux, la plus grande des erreurs était la certitude. Dans sa laborieuse vie, Bayle n’oublia jamais l’entraînement qui, vers l’âge de vingt ans, l’avait poussé à quitter la foi protestante de ses pères pour embrasser la religion catholique, à laquelle il renonça dix-sept mois après. Le souvenir de ces deux abjurations si brusques et si rapprochées lui inspira pour tout dogmatisme un invincible éloignement. Désormais Bayle ne se passionna ni pour Rome ni pour Genève ; il n’afficha de préférence pour aucun philosophe, il fut le plus ingénieux des sceptiques, et aussi le plus docte, car, s’il doutait de tout, c’était après avoir tout approfondi.

Ce que Bayle redoutait si fort, ce que notre siècle semble ne plus comprendre, la passion dans les choses de la pensée, Voltaire l’eut au plus haut point. Il imprima à la critique philosophique une animation qu’avant lui on ne connaissait pas : voilà son originalité. D’autres, sans même invoquer Aristote et Leibnitz, eurent un esprit non moins universel. Ce n’est pas comme adversaire du christianisme que Voltaire est nouveau ; Celse, Porphyre, Julien, l’empereur Frédéric II, Spinoza, lui ont enlevé sur ce point la gloire de l’initiative. Par quel endroit a-t-il donc été si puissant ? Par la conviction ardente dont il était pénétré et qu’il savait faire passer dans l’ame des autres. Art, littérature, histoire, philosophie, religion, sur tous ces sujets Voltaire a des opinions, des préférences, des jugemens, des théories qu’il ne sacrifiera à aucun intérêt. Sans doute il ne s’est pas refusé, dans sa longue et militante carrière, les ressources de la tactique et les finesses d’une adroite diplomatie. Seulement il mettait cette habileté au service de ses passions littéraires et philosophiques. C’était pour elles qu’il voulait triompher, et non pas sans elles. Aujourd’hui ce n’est plus cela ; nous avons de grands poètes qui se moquent presque de la poésie, du moins ils congédient la Muse et lui ferment sur le nez la porte des deux chambres. Tout ce qui peut devenir un embarras dans la poursuite du but qu’on veut atteindre est prudemment écarté ; on jette à la mer ce dont on se faisait gloire dans d’autres temps. Enfin l’écrivain semble préoccupé surtout de ce qui peut être utile à lui-même. Il est un contemporain de Voltaire, un autre grand critique, auquel ces dispositions de notre temps arracheraient, s’il en pouvait être témoin, des exclamations pathétiques. En face de tant de calculs, quelle ne serait pas la colère de Diderot, lui qui servait avec tant de vivacité toutes les causes qu’il trouvait justes, et dont l’impétuosité effrayait jusqu’à Voltaire ! Tête encyclopédique, ame de feu, Diderot embrassa tout, les sciences, la connaissance théorique des arts, des métiers, les lettres, la philosophie. Dans le drame et le roman, il fut novateur, et il se montra original dans la critique philosophique, surtout par les applications qu’il en sut faire. Quand il critique les mauvais peintres de son époque, quand il loue un petit nombre de tableaux que nous goûtons encore, quand il exalte Richardson et Sedaine, on sent un métaphysicien, un moraliste qui demande les causes de son admiration et de son blâme à de profondes études sur l’ame humaine.

C’est ce que comprit vite l’Allemagne, et le génie philosophique de Diderot, s’il ne créa pas Lessing, du moins l’excita puissamment. Entre ces deux hommes que d’analogies intéressantes ! Qui ressemble plus à Diderot que l’auteur du Laocoon et d'Émilia Galotti ? Sur ce point, au surplus, nous n’en sommes point réduits aux conjectures. Lorsque Lessing, à Hambourg, écrivit la Dramaturgie, on eût pu croire souvent que c’était Diderot qui tenait la plume, si l’on n’eût pas parfois rencontré son autorité invoquée, et son mérite noblement reconnu. Ainsi le pays de Boileau, de Rollin, de Le Batteux, avait aussi l’honneur de l’innovation dans la critique : il n’est pas rare à notre nation de se contredire pour se compléter. Parfois la même époque, les mêmes hommes traversent, en philosophie, en politique, les points de vue les plus opposés pour saisir l’ensemble. Cependant tous ces mouvemens amènent des résultats dont profitent les autres peuples. Avec un peu de justice, le monde conviendra que la légèreté française est bonne à quelque chose.

Au moment où Lessing disparaissait, une philosophie nouvelle pointait en Allemagne. A travers les phases diverses que depuis un demi-siècle cette philosophie a parcourues, elle a eu l’ambition de tout expliquer, de tout régler, soit qu’avec Kant et Fichte elle rapportât tout à l’homme, soit qu’avec Schelling et Hegel elle vît dans l’univers et dans l’histoire comme une éclatante expansion de l’unité divine. Aussi nous lui devons de fortes et brillantes théories sur les diverses applications de l’activité humaine, notamment sur le droit et sur l’art. Ici nous sommes dans la partie spéculative de la critique philosophique ; ici les abstractions règnent, et la puissance métaphysique qui les enchaîne condescend rarement à appeler les faits en témoignage de la vérité des principes qu’elle établit.

C’est sans doute pour l’esprit un noble emploi de ses facultés que la contemplation des idées les plus générales considérées en elles-mêmes et isolées des faits qui souvent ne les traduisent qu’en les défigurant. Toutefois cet emploi ne convient qu’à un petit nombre d’intelligences ; en outre, il finirait par être stérile, si d’autres esprits n’entreprenaient d’éclairer la pratique au flambeau de ces mêmes idées. La médecine, rédigée en aphorismes sous la plume d’un Boërhaave, ou érigée en système par Brown, par Broussais, plait à notre raison comme une belle théorie, mais elle ne peut prouver sa puissance qu’assise au lit du malade. La critique philosophique, appliquée aux productions de la pensée et de l’art, est, pour ainsi parler, une sorte de clinique morale : elle constate les faiblesses, les infirmités, les maladies de l’intelligence. A des œuvres mal conçues ou débilement exécutées, à des productions d’une stérilité ambitieuse et dont un faux éclat ne peut déguiser le néant, elle oppose tout ce que l’étude de la nature humaine lui a appris. De ce contraste sortent d’excellentes leçons. Les auteurs, il est vrai, font souvent comme les malades qui crient lorsqu’on touche leurs plaies, et cependant ils sont plus heureux que ces derniers, car leur guérison dépend d’eux-mêmes ; mais, hélas ! s’il est difficile au médecin de guérir les autres, peut-être l’auteur, averti par la critique, a-t-il plus de peine encore à connaître son état et à s’amender. Les cures littéraires sont les plus rares de toutes.

À ce compte, la critique serait presque inutile ? Non ; si elle persuade peu celui auquel elle s’adresse directement, elle produit sur d’autres une impression salutaire ; elle éclaire, elle met en garde contre eux-mêmes les esprits qui se préparent à produire, et elle donne à tous, lecteurs et écrivains, de judicieuses indications pour saisir et goûter ce qui est vrai, ce qui est beau. Seulement, la critique n’aura cette puissance que si l’on croit à l’intégrité de ses arrêts. Si elle se met servilement à la suite d’une opinion, d’une théorie, au lieu de les dominer toutes ; si, à l’égard des personnes, elle a l’air d’une flatterie ou d’une vengeance, elle porte elle-même à l’autorité qu’elle ambitionne une irréparable atteinte.

Critiquer, c’est juger et donner de ses jugemens des raisons victorieuses. L’indépendance du caractère, la force et la justesse de l’esprit, l’élévation et la fécondité des doctrines, peuvent seules fonder le crédit de la critique philosophique. Dans quelle mesure ces qualités indispensables nous sont-elles offertes par les Mélanges philosophiques et religieux de M. Bordas-Demoulin ? Nos lecteurs connaissent déjà M. Demoulin, dont l’institut a couronné l’ouvrage sur le cartésianisme ; ils n’ont peut-être pas oublié les mérites et les défauts de cet écrivain, plein à la fois de conscience et d’illusions, qui, non content de l’honneur de commenter puissamment Descartes, revendiquait la gloire de l’avoir découvert et révélé. Nous avons montré aussi comment M. Bordas-Demoulin aspirait au rôle de métaphysicien créateur[3]. Cette prétention au génie, nous avons dû la rabattre et la réduire au talent.

Aujourd’hui l’auteur du Cartésianisme se produit surtout comme platonicien. La première partie de ses Mélanges nous offre une courte et synthétique histoire de la philosophie dont Platon est le centre. Avant Platon, suivant M. Bordas-Demoulin, il n’y avait pas de philosophie. Pythagore d’une part, l’école d’Élée de l’autre, n’ont fait que préparer les voies à la science de Socrate et de Platon. Ce qu’est l’église pour la foi, l’école de Platon l’est pour la raison ; elles portent la vérité et la conservent pure chacune dans son ordre. Armé de ce principe, M. Bordas-Demoulin ne voit plus, dans la suite de l’histoire de la philosophie depuis Platon, qu’une triple déviation par une triple altération de la théorie des idées. Nous rencontrons d’abord la déviation du panthéisme, où figurent en première ligne Zénon de Cittium, Sénèque et Malebranche. La déviation de l’idéalisme vient ensuite, et les coupables sont l’école écossaise, Kant, Fichte, M. Maine de Biran. Enfin, pour déviation dernière, nous avons le matérialisme, dont Locke et Bentham sont les principaux représentans. La vérité aura donc été souvent absente des écoles de la philosophie ? Sans doute, et cette conséquence ne trouble pas M. Demoulin. Il avoue qu’à la différence de l’église, qui subsiste continuellement, l’école de Platon périt quelquefois, et abandonne l’esprit humain à tous les égaremens des autres systèmes. « Quand l’esprit humain les a épuisés, l’école de Platon ressuscite et le rend à lui-même : c’est ce qu’on a vu aux époques de Plotin et de saint Augustin, de Descartes, de Bossuet et de Leibnitz, et c’est ce qu’on verra encore. » Que les philosophes contemporains se tiennent pour avertis : voici un platonicien vengeur qui viendra bientôt sur les idoles renversées relever les autels du vrai Dieu.

Avec Platon, M. Bordas-Demoulin se croit prémuni contre toute erreur. Par la doctrine de Platon, on ne peut aller au matérialisme, puisqu’on reconnaît la nature de l’ame et celle de Dieu dans des idées essentiellement spirituelles. Le panthéisme n’est pas plus à craindre, quand on croit avec Platon que l’ame a des idées propres et qu’elles lui constituent une substance, ce qui ne permet pas de réduire l’ame à une modification de la substance divine. Enfin on ne saurait tomber ni dans l’idéalisme, ni dans le scepticisme, lorsqu’on prend pour fondement la connaissance même de la substance de l’ame et de la substance de Dieu. Fortifié par cette manière de comprendre Platon, M. Bordas-Demoulin combat vivement l’éclectisme, qui, à ses yeux, n’est point un système, mais l’accouplement de trois systèmes ennemis. Il reconnaît que l’éclectisme a contribué à relever en France l’histoire de la philosophie, mais il soutient que, comme système, il est impuissant à réunir les parties de la vérité qu’il prétend éparses. Peut-être nous est-il permis de remarquer que, si ces critiques sont justes, elles ne sont pas tout-à-fait nouvelles.

Du reste, au point où en sont arrivés aujourd’hui les esprits, il importe assez peu qu’on conteste la valeur systématique de l’éclectisme, puisqu’il se distingue surtout en ce moment par ses mérites historiques. Le passé exploré dans ses espaces les plus lointains et à des profondeurs qui paraissaient inaccessibles, d’obscures et difficiles théories traduites avec une élégante clarté, sont les véritables titres d’une école qui se trouve dans l’heureuse impuissance d’être intolérante, puisque sa force est précisément dans l’amas des richesses qu’elle exhume et qu’elle accumule. Quelques-uns préféreront Aristote à Platon ; pour d’autres, Kant sera trop circonspect, et ils inclineront plutôt à Spinoza. Au milieu de ces divergences, brille toujours un point central et lumineux, le principe de l’indépendance de l’esprit humain. M. Bordas-Demoulin a pour le platonisme une dévotion ardente ; ne nous plaignons pas de cette piété envers l’artiste grec, piété qui pourra l’inspirer éloquemment. M. Demoulin se sépare de l’école régnante. Il s’isole pour mieux se distinguer. Puisse sa solitude être féconde ! L’uniformité nous tue. Bénis soient ceux qui nous apporteront des contrastes et de l’originalité !

L’esquisse d’une histoire générale de la philosophie que M. Bordas-Demoulin nous offre dans ses Mélanges se compose de fragmens rédigés à des époques diverses. Le ton vigoureux de quelques morceaux ne suffit pas pour compenser la faiblesse de l’ensemble, surtout si l’on met un tableau pareil en regard des importans travaux dont s’est enrichie dans notre époque l’érudition philosophique. M. Bordas-Demoulin se tromperait fort s’il pensait que, pour avoir écrit vingt pages sur Platon, il a restauré le platonisme..« Le dieu de Platon, s’écriait Voltaire, est-il dans la matière, en est-il séparé ? O vous qui avez lu Platon attentivement, c’est-à-dire sept ou huit songe-creux cachés dans quelques galetas de l’Europe ! si jamais ces questions viennent jusqu’à vous, je vous supplie d’y répondre. » Aujourd’hui, grace aux travaux de Schleiermacher et de M. Cousin, Platon n’est plus réduit à quelques songe-creux pour admirateurs ; il est lu généralement, il est goûté, il est compris. Toutefois la critique philosophique n’a point encore rendu sur ce grand homme un jugement complet et définitif. Quelle a été vraiment la puissance métaphysique de Platon ? A quel système un, positif, s’est-il enfin arrêté au milieu de toutes les traditions et de toutes les théories accumulées autour de lui ? À ces questions, ni en Allemagne, ni en France, il n’a pas encore été répondu de manière à fermer le débat. Refuser toute originalité métaphysique à Aristote est d’un aveuglement qui met en garde contre tous les arrêts que peut prononcer M. Bordas-Demoulin : aveuglement inexplicable à une époque où la Philosophie première d’Aristote est traduite, commentée, appréciée dans ses développemens historiques. Faut-il rappeler à M. Bordas-Demoulin les publications de MM. Cousin, Barthélemy Saint-Hilaire, Félix Ravaisson et Jules Simon ? Kant est traité avec le même dédain, avec la même insuffisance, par M. Demoulin, qui parait avoir complètement ignoré l’excellente monographie de M. Émile Saisset sur AEnésidème. Il y aurait vu qu’il est impossible maintenant de parler de Kant et de Hume, sans remonter à ce grand sceptique de l’antiquité qui avait eu comme un pressentiment de leurs principales théories. Sur le terrain de l’histoire des systèmes, les éclectiques peuvent exercer contre M. Bordas-Demoulin de sévères représailles.

Voltaire, et surtout Pascal, ont inspiré à l’auteur du Cartésianisme de remarquables pages. Si M. Bordas-Demoulin a senti et peint vivement la passion avec laquelle Voltaire a servi l’humanité, il n’a pas assez mis en relief l’admirable justesse d’esprit dont la nature avait doué celui qui exerça tant d’empire sur son siècle. Cette qualité, élevée à sa plus haute puissance, fait le fonds du génie de Voltaire. Il est peu d’hommes qui aient prononcé autant de jugemens historiques, philosophiques, littéraires, et peu aussi se sont moins trompés. Suivez Voltaire dans tous les instans de sa vie, ne le prenez pas seulement aux heures de recueillement et d’étude, mais saisissez-le à ces momens de liberté, de causerie intime, où l’esprit se délasse en courant sur tous sujets à toute bride : que d’arrêts justes, précis, ingénieux ! Qu’on ouvre sa correspondance : elle abonde en jugemens sur les hommes les plus divers, le cardinal de Richelieu, Tacite, l’Arioste, François Ier, le comte de Chesterfield, Grotius, Boulanger, Montesquieu, Cicéron. Voltaire répand aussi les plus spirituels aperçus sur le théâtre, sur l’histoire, sur la philosophie. Dans une de ses lettres, il rend la plus éclatante justice à Malebranche, et il ajoute : « Si Malebranche avait pu s’arrêter sur le bord de l’abîme, il eût été le plus grand, ou plutôt le seul métaphysicien ; mais il voulut parler au Verbe : il sauta dans l’abîme, et il disparut. » En écrivant à d’Alembert, Voltaire remarque qu’il faut que Benoît Spinoza ait été un esprit bien conciliant, car, dit-il, je vois que tout le monde retombe malgré soi dans les idées de ce mauvais Juif. C’est ainsi que Voltaire suffisait à tout par une raison pénétrante, par un bon sens non moins flexible que vaste, par une sagacité divinatoire.

« L’homme est né pour le plaisir, il le sent ; il n’en faut point d’autres preuves. Il suit donc sa raison en se donnant au plaisir. » Qui a tracé ces mots ? Le janséniste Pascal. M. Bordas-Demoulin ne connaissait pas le Discours sur les passions de l’amour, et d’autres fragmens inédits jusqu’à ces derniers temps, lorsqu’il a écrit l’éloge de l’auteur des Pensées, éloge que l’Académie française a couronné en 1842. Cela explique qu’il nous ait représenté Pascal comme un homme tout d’une pièce que rien n’a jamais troublé dans sa foi et dans son dessein de donner des preuves triomphantes de la vérité de la religion chrétienne. « Pascal, dit M. Bordas-Demoulin, retrace les angoisses du doute aussi énergiquement et aussi naturellement que s’il les avait éprouvées, et la paix, le calme, le bonheur de la foi, avec les mêmes transports que s’il venait de les conquérir par des efforts incroyables. Tant il sait bien prendre et l’état où sont, et l’état où il veut voir ceux à qui il s’adresse ! » Ce que M. Bordas-Demoulin nous donne pour un effet de l’art est l’expression de la vérité même. Ces angoisses du doute, Pascal les a éprouvées ; ces efforts incroyables pour conquérir la foi, il les a faits. Il y a long-temps qu’en passant en revue quelques penseurs contemporains, nous signalions le scepticisme de Pascal, son combat pour conquérir la foi, sa douleur de n’en pas goûter tous les charmes ; nous disions que, dans certains momens, il avait l’ame peu chrétienne. Ce qui alors n’était pour nous qu’un pressentiment est devenu une certitude par les publications récentes de MM. Cousin et Faugère. Nous possédons aujourd’hui un Pascal nouveau, non plus celui que nous avaient légué les convenances et les précautions du jansénisme, mais un Pascal d’une naïve authenticité. Quand on étudie avec une attention pieuse l’édition de M. Faugère, ce fac-simile précieux des manuscrits de Pascal, on assiste aux alternatives les plus douloureuses qui aient jamais traversé le génie d’un homme. Tantôt Pascal s’efforce de donner du christianisme une démonstration rationnelle, tantôt il en désespère. Alors il se prend à dire : « Qui blâmera donc les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur créance, eux qui professent une religion dont ils ne peuvent rendre raison ? » Dans un autre moment, il écrit ces lignes : « Comme on rêve souvent qu’on rêve, entassant un songe sur l’autre, il se peut aussi bien faire que cette vie n’est elle-même qu’un songe, sur lequel les autres sont entés, dont nous nous éveillons à la mort, pendant laquelle nous avons aussi peu les principes du vrai et du bien que pendant le sommeil naturel ces différentes pensées qui nous y agitent n’étant peut-être que des illusions pareilles à l’écoulement du temps et aux vaines fantaisies de nos songes. » Puis, enfin, dans un autre instant, Pascal, après avoir relu ces lignes, les a barrées. C’est la conscience de ses tourmens qui le rend si sombre, si amer, quand il parle de la misère de l’homme ; alors il appelle l’homme un cloaque d’incertitude et d’erreur, et, pour sauver l’humanité, sur ce cloaque il plante la croix plutôt avec désespoir qu’avec amour. On comprendra maintenant pourquoi l’appréciation que M. Bordas-Demoulin a faite de Pascal est incomplète : elle n’en est pas moins remarquable par des pages d’une rare vigueur. Le morceau sur les Provinciales mérite surtout d’être signalé ; il y règne un mouvement oratoire tout-à-fait en harmonie avec le ton de ces immortelles petites lettres dont Voltaire a dit que toutes les sortes d’éloquence y étaient renfermées. Il semblerait que par ces mots Voltaire voulait prévenir les éloges académiques.

M. Bordas-Demoulin a une philosophie de l’histoire qu’il est assez difficile de discuter. Il croit au péché originel, et non-seulement il applique ce dogme à l’individu, mais à l’histoire générale du monde. A ses yeux, c’est avec la chute de notre premier père que la marche du genre humain est claire et certaine. Une fois déchu, le genre humain oublie Dieu et s’égare dans l’idolâtrie : toutes les sociétés antiques ne sont qu’une conséquence du péché originel. Par l’effet de la chute, le genre humain, en se multipliant, s’est divisé en une multitude innombrable de peuples différens par le culte, les lois, les mœurs, les intérêts, ayant chacun ses erreurs, ses préjugés, ses folies. Jésus-Christ est venu, et il a relevé le genre humain dans la religion par l’établissement de l’église ; il l’a relevé dans la politique par la révolution française. Aussi tous les peuples vont bientôt, sous le règne de la vérité et de la raison, retourner à l’unité vers laquelle convergent aujourd’hui les nations chrétiennes. Ici nous ne sommes plus en face d’une opinion, d’une théorie philosophique ; nous avons devant nous une croyance intime, un article de foi, et de pareilles choses ne se discutent point. Seulement nous constaterons que le dernier mot de la philosophie nouvelle de M. Bordas-Demoulin est le mysticisme ; nous remarquerons aussi que M. Demoulin, qui attribue à l’église un si grand rôle tant dans le passé que dans l’avenir, a pour le clergé contemporain des paroles d’une sévérité presque haineuse ; il le représente plongé dans l’ignorance et l’aveuglement, étant enfin le seul ennemi réel, dangereux, de l’église et de la religion. Aussi déclare-t-il au clergé que, tant qu’il ne se convertira pas au christianisme social, il compromettra de la manière la plus grave la foi catholique. Ce n’est pas avec M. Bordas-Demoulin que nous voulons agiter la question du christianisme social, car nous apercevons M. de Lamennais, qui s’avance avec un Évangile à la main, Évangile auquel il vient d’ajouter un petit commentaire. Prenons donc ici congé de M. Demoulin, en nous résumant sur la valeur de ses écrits. L’accent de conviction qui les anime toujours, le talent de style qui les distingue souvent, commandent l’estime ; toutefois ni cette sincérité, ni cette distinction littéraire, ne suffisent pour conquérir à M. Demoulin le rang souverain qu’il ambitionne. M. Bordas-Demoulin veut absolument être considéré comme un métaphysicien rénovateur : c’est très bien ; mais qu’il envisage un peu lui-même sa situation, il reconnaîtra qu’au moment où il se déclare contre l’éclectisme, il en fait lui-même, car il amalgame à sa façon Platon, Descartes et Malebranche. M. Bordas-Demoulin se proclame philosophe chrétien, c’est au mieux ; seulement, lorsqu’il parle du clergé en termes violens, lorsqu’il se met à prêcher le christianisme social, il fait cause commune avec les écoles socialistes, il tient le même langage que M. de Lamennais, que cependant il accuse hautement de panthéisme. Dans tout cela, nous ne trouvons rien de bien original. M. Bordas-Demoulin s’est-il bien rendu compte de tous les élémens de sa pensée ? A-t-il bien mesuré ses forces, sondé ses reins ? Il est légitime d’entreprendre de prouver aux autres toute la puissance dont on se croit doué : on a le droit de remplir tout son mérite, comme on disait au XVIIe siècle, mais il ne faut pas le dépasser.

Le christianisme s’est établi par la parole, et il est presque récent, si on le compare aux religions qui l’ont précédé, et dont l’origine se perd dans les obscurités de l’histoire primitive du genre humain. Jésus n’a point écrit, mais il a parlé, il a enseigné. Ses paroles furent recueillies, interprétées, et il y eut une grande variété dans ces relations, dans ces commentaires. Cette variété nous est attestée par saint Luc, au début de son Évangile : « Comme beaucoup de personnes, πολλοί, ont entrepris d’écrire l’histoire des choses qui ont été accomplies parmi nous, je veux aussi, mon cher Théophile, après m’être exactement informé de tous ces faits, vous en développer la suite… » Cette multiplicité de relations[4] était tout ensemble la cause et l’effet d’une anarchie de croyances et d’idées dont triomphaient les ennemis de la religion naissante. Celse remarquait avec joie ces discordes des chrétiens : « Ils se combattent les uns les autres, disait-il ; ils n’ont plus rien de commun que le nom, et sont divisés dans tout le reste. » Cependant peu à peu, par la force des choses, il se forma au sein du christianisme une majorité, grossissant tous les jours, qui tomba d’accord sur la nature des dogmes et la valeur des écrits. Saint Jean, dont l’autorité était si grande, approuva expressément, au rapport d’Eusèbe[5], les trois Évangiles de Mathieu, de Marc et de Luc, et, s’il se détermina à prendre la plume, ce fut surtout pour ajouter aux écrits de ces trois évangélistes le récit qu’ils avaient omis des choses que Jésus avait faites au début de sa prédication. Voilà les quatre Évangiles : ils prévalurent sur tous les autres, non par le vote solennel d’un concile, mais par le consentement successif de toutes les églises.

Les quatre Évangiles devinrent donc un livre canonique et sacré dont l’église eut la garde, la clé. A côté du texte se plaça nécessairement une autorité souveraine qui l’expliqua. Autrement, comment la religion chrétienne se fût-elle emparée du monde ? Saint Augustin a dit que, sans l’église, il ne croirait pas à l’Évangile : c’était en deux mots donner les raisons de la puissance de la religion catholique. L’église s’est portée garante infaillible de l’authenticité et du sens vrai des Évangiles. Elle a affirmé aux peuples que les Évangiles contenaient effectivement la parole de Dieu, et elle leur a enseigné comment il fallait entendre cette parole. Alors tout était dans l’ordre, et la foi avait toutes ses sûretés : entre un livre divin et un interprète impeccable, elle ne pouvait s’égarer.

L’autorité de l’église ne fut jamais plus grande que sur les ruines de l’empire romain et au berceau des sociétés modernes. Seule alors elle avait la vie morale, et son joug était porté avec amour. Mais, quand les sociétés modernes furent séparées par plusieurs siècles de la chute définitive du monde antique et de l’invasion des conquérans barbares, quand elles commencèrent à s’organiser, la même activité d’esprit qui élevait les communes entre la royauté et la noblesse se tourna vers les choses spéculatives, vers la science et la religion. Deux ordres d’idées commencèrent alors, destinés à de grands développemens la philosophie et les hérésies.

Pour ne parler en ce moment que des hérétiques, il est remarquable avec quelle passion éclata au XIIe siècle la révolte contre l’église. C’est surtout contre le privilège d’interpréter l’Évangile que les coups les plus violens sont dirigés. « Que nous veut le clergé ? s’écriaient Pierre Valdo et ses disciples, qui prirent le nom de Vaudois. Est-ce que tous les chrétiens ne sont pas prêtres ? Tous n’ont-ils pas le droit d’expliquer l’Évangile ? » C’était là le point capital, et ces hérétiques avaient au moins le mérite de commencer par le commencement. Au surplus, ils n’étaient point en peine de prouver leur thèse. Ils disaient que l’église avait perdu toute autorité légitime depuis qu’elle possédait des biens temporels. Le vrai signe auquel devaient se reconnaître les chrétiens était la pauvreté : l’enseignement de l’Évangile appartenait donc de plein droit aux pauvres. Deux siècles après, Wiclef reproduisait les mêmes attaques. Selon lui, l’église primitive avait été pendant mille ans pure dans sa doctrine, irréprochable dans sa discipline. Malheureusement la fin du Xe siècle vit l’accomplissement d’une prédiction de l’Apocalypse, qui, entre autres choses, avait annoncé que le grand dragon renfermé dans l’abîme pour mille ans serait enfin déchaîné. Une fois libre, le grand dragon remua la queue, et de cette queue sortirent tous les ordres religieux qui envahirent le monde chrétien. Aussitôt la foi, les mœurs, furent corrompues, et l’Évangile n’eut plus que d’indignes interprètes. Pour Wiclef, la pauvreté fut aussi le premier devoir du christianisme. Quand Luther eut établi que l’Écriture était la règle de la foi, et que chaque chrétien pouvait juger du sens des livres saints, d’autres vinrent bientôt renchérir sur cette doctrine. Dieu, en effet, disaient les anabaptistes, n’a-t-il pas déclaré dans l’Écriture qu’il accordait ce qu’on lui demandait ? Eh bien ! demandons-lui qu’il nous inspire, et le Saint-Esprit nous répondra. C’est à l’aide de ces inspirations que Muncer haranguait le peuple en Allemagne et l’engageait à conquérir l’égalité des biens. Il faut, disait-il, que les hommes vivent ensemble comme des frères, sans aucune marque de subordination ni de prééminence : voilà la véritable condition du chrétien. Dans le XVIIe siècle, l’Angleterre eut ses indépendans, ses antinomiens, ses millénaires, et d’autres sectaires encore, qui tous cherchaient le Seigneur à leur façon, suivant leurs caprices ; ils commentaient l’Évangile au gré de leurs passions.

C’est donc une chose peu nouvelle qu’un commentaire radical de l’Évangile. Que d’esprits ont cédé à la tentation de donner à leurs théories, à leurs sentimens politiques, une consécration empruntée aux croyances religieuses ! Il y a quelques années, M. Buchez réimprimait, dans une édition populaire qui ne coûtait que dix sous, la traduction des Évangiles par Le Maistre de Sacy, et il la faisait précéder d’une introduction on il concentrait toute la doctrine politique de son école. — La France, disait-il en substance, est une nationalité. Toute nationalité est un but d’activité sociale, et tout but d’activité sociale est un devoir. Or, le but d’activité de la France, sa nationalité, son devoir, signifient une seule et même chose : la réalisation progressive de la fraternité universelle. Maintenant, qui peut imposer un devoir aux hommes, si ce n’est Dieu lui-même ? Tout devoir reconnu par les hommes suppose nécessairement que Dieu leur a manifesté sa volonté. Tout homme qui admet le devoir ne peut pas refuser de croire que Dieu ait pris un corps semblable au nôtre, et qu’il nous ait lui-même enseigné en quoi consistait sa volonté tant par sa parole que par ses actes. C’est ce qu’a fait Dieu il y a dix-huit cents ans. Il a pris un corps, et il a prêché aux hommes le devoir. Cette prédication, c’est l’Évangile. Tout est social dans l’Évangile, parce que tout y est fondé sur la loi de la fraternité universelle. La France est fille de l’Évangile, et toutes les sociétés européennes sont filles de la France. La révolution française ne demande et n’essaie rien que l’Évangile n’ait prescrit, et dont le catholicisme n’ait donné l’exemple. L’Évangile nous enseigne toutes les vérités de l’ordre social, et le royaume de Jésus-Christ est de ce monde aussi bien que de l’autre. Jésus-Christ a agi et il a parlé pour l’avenir, dont il a été le rédempteur et l’organisateur. La génération actuelle commence d’appliquer les dernières conséquences politiques et civiles de l’Évangile, qui appelle tous les peuples à la fraternité, à l’égalité, à la liberté. — Tel est le fond des soixante pages que M. Buchez a écrites en guise de préface aux Évangiles ; telle est la doctrine que M. de Lamennais reprend aujourd’hui en sous-œuvre avec quelques différences et avec des développemens dont il faut apprécier la valeur.

Ce retour à l’Évangile peut surprendre de la part de M. de Lamennais, qui a rompu si ouvertement non-seulement avec le catholicisme, mais avec le christianisme. L’auteur de l'Esquisse d’une Philosophie, des Discussions critiques, des Amschaspands et Darvands, est-il revenu à penser que l’Évangile est un livre sacré parce qu’il renferme la parole même de Dieu ? Pour lui, les dogmes du christianisme sont-ils redevenus vrais et divins ? Non, car M. de Lamennais nous déclare aujourd’hui que le Christ n’a point dogmatisé, qu’il a laissé une liberté entière à la spéculation, au travail perpétuel de la pensée d’où naît la science ; qu’il n’exige pas la foi à des « solutions doctrinales de questions qu’enveloppe l’éternel problème de la nature et de son auteur. » Le Christ est venu fonder la société sur la règle immuable du droit et du devoir : voilà tout ce qu’il importe de connaître. Mais le nouveau commentateur des Évangiles n’y songe point. Comment pouvons-nous savoir si les Évangiles contiennent véritablement la règle immuable du droit et du devoir, sans connaître l’éternel problème de la nature et de son auteur ? Pour sonder ce problème, il y a deux voies : la foi et la science. Or, M. de Lamennais prétend aujourd’hui isoler l’Évangile de l’une et de l’autre. M. Buchez a été plus logique quand il a imaginé, avant M. de Lamennais, de se servir de la parole de Jésus-Christ dans des desseins politiques. Il s’est déclaré catholique fervent, il a proclamé sa foi dans la divinité du Christ, il a jeté l’anathème contre l’arianisme : ce langage est ferme, décidé ; il porte avec lui ses raisons. Écoutons maintenant M. de Lamennais obligé de s’expliquer sur l’Évangile de saint Jean : « La doctrine du Verbe, répandue dans le monde grec sous une forme philosophique, avait pénétré chez les Juifs, et peut-être s’y était développée d’elle-même, car elle a des racines naturelles dans l’esprit. » Voilà un peut-être admirable ! M. de Lamennais nous dit aussi qu’on trouve dans l’Évangile de saint Jean quelques-uns des premiers fondemens du système dogmatique complété par saint Paul et duquel est sortie la philosophie chrétienne. Que faut-il penser de ce système, de cette philosophie ? Ne pressons pas trop M. de Lamennais sur ces questions, car il nous appellerait faux docteur et pharisien.

L’auteur du Livre du Peuple et des Amschaspands, cherchant un nouveau cadre pour ses prédications démocratiques, a donné cette fois la préférence à l’Évangile sur ses propres inventions, et c’est sous la forme d’un commentaire attaché à chaque chapitre qu’il s’est remis à prêcher ce que nous avons appelé, il y a quelques années, le radicalisme évangélique. Cette fois, il n’occupe plus lui-même le devant de la scène en prophète ou en poète : il s’est mis derrière le Christ, dont il interprète les paroles, dont il travaille à se faire un complice dans sa haine contre la société. « Les temps approchent, s’écrie le commentateur ; un sourd murmure annonce la délivrance ; on entend de tous côtés comme le craquement de fers qui se brisent ; les puissans troublés se sentent défaillir ; les faibles relèvent la tête ; un dernier combat va se livrer. » Pourquoi ce dernier combat ? Pour établir sur la terre le règne de Jésus ? Mais le Christ n’a-t-il pas dit que son royaume n’était pas de la terre, et qu’il ne régnerait qu’au ciel ? Non, c’est une erreur, c’est une doctrine abominable. Le royaume de Jésus est de ce monde, c’est l’avenir, c’est la société nouvelle que les bons doivent établir sur les ruines de la société présente. « Qu’ont aujourd’hui les peuples pour se couvrir, que des lambeaux ? Qu’ils jettent là ces haillons, au lieu d’y coudre follement le drap neuf. Qu’au lieu d’un vain travail d’impossible réparation, d’un travail dont l’unique effet serait d’agrandir la rupture, ils imitent le père céleste, qui, lorsque l’hiver a passé sur ce qu’avait vivifié le soleil, renouvelle le vêtement de la terre. » Quand le Christ a prêché la liberté, l’égalité, les peuples n’ont pas compris sa parole, ou bien, assoupis dans leur misère, ils ont manqué de ce qui seul assure le triomphe, le courage de vaincre et celui de mourir. Aujourd’hui le salut est proche. Qu’est-ce que le salut annoncé par l’Évangile, suivant M. de Lamennais ? Le salut, c’est le développement de la vérité et de l’amour dans le monde. Or, qu’est-ce que le monde dans la pensée et le langage de Jésus ? C’est l’assemblée des enfans de Satan, des hommes d’iniquité, c’est la société corrompue à laquelle Jésus est venu en substituer une autre fondée sur des maximes entièrement opposées. Aujourd’hui tout est corrompu, tout, sauf le peuple, chez lequel il faut chercher toutes les sympathies, tous les dévouemens, tous les héroïques sacrifices. Aussi est-ce au peuple que Jésus s’adresse ; c’est le peuple qui a fondé son règne dans le monde, et c’est par le peuple que naîtra l’ère nouvelle. Comme le monde actuel n’est guère qu’une vaste organisation du mal, le règne du bien, le règne de Dieu, ne peut s’établir que par une destruction préalable et complète. Ce monde, c’est la cité de désolation, il faut qu’elle tombe, et le jour des vengeances divines viendra, lorsqu’on ne l’attendra point. Hélas ! pourquoi M. de Lamennais, au moment de prendre la plume pour commenter l’Évangile, ne s’est-il pas rappelé cette belle parole de Pascal : « Le style de l’Évangile est admirable en tant de manières, et entre autres en ne mettant jamais aucune invective contre les bourreaux et ennemis de Jésus-Christ. »

L’ame est tristement froissée par ces interprétations violentes données aux enseignemens du Christ. Voilà donc l’Évangile devenu un livre de parti ! L’occasion était belle cependant, puisque M. de Lamennais se tournait encore une fois vers ce sanctuaire d’une religion dont il a été longues années le ministre éloquent et sincère, l’occasion était belle pour demander à ce sanctuaire la paix, le repos, si nécessaires à un cœur brisé par tant de secousses et de combats. La passion a été plus forte, et sous son empire nous voyons aujourd’hui l’auteur de l’Essai sur l’Indifférence dénaturer cet Évangile qu’il avait lu tant de fois avec d’autres pensées. Il est vrai que les mots de foi, d’espérance et d’amour reviennent souvent sous la plume de M. de Lamennais, mais on sait maintenant à quoi s’appliquent ces mots. L’espérance qu’on nous prêche ici, c’est l’espoir d’une subversion générale. Quant à l’amour, c’est la haine de la société actuelle, où triomphe Satan. Il y a de belles et douces paroles, mais le fiel est au fond. L’écrivain nous dit qu’il faut arracher de son cœur les passions mauvaises, et en même temps il nous peint la richesse comme la source de toute corruption, et la pauvreté comme investie du privilège de la vertu. Il semble un moment tomber d’accord avec le Christ, que la vérité doit se propager par l’enseignement, par l’exemple, et non par l’épée ; puis aussitôt après il ajoute : Toutefois il y a des cas où la force doit être opposée à la force. Quels sont ces cas ? Il valait la peine de nous en instruire.

M. de Lamennais revient sans cesse sur la puissance de la foi, qui obtient tout et qui opère tout, car le monde appartient à ceux qui croient ; mais est-il en état de nous dire aujourd’hui à quoi il faut croire, à quoi doit s’appliquer la foi ? Jadis, lorsque M. de Lamennais tonnait contre l’indifférence de son siècle en matière de religion, il insistait sur les miracles, comme sur un des points les plus essentiels de la démonstration qu’il avait entreprise. Il faut, disait-il, ou nier le sens commun, ou avouer les miracles de Jésus-Christ, et avec eux la sainteté, la divinité du christianisme. Il ajoutait que, si on ne voulait pas renverser la base de toute certitude, on devait reconnaître que Jésus-Christ est ressuscité, et qu’il n’existe pas de fait plus certain. Si Jésus-Christ est ressuscité, comme l’avaient prédit les prophètes, il est donc le vrai messie, il est donc le véritable fils de Dieu, il est Dieu, il est Jéhovah. Nier ces conséquences, concluait M. de Lamennais, c’est nier la raison humaine ; donc, autant il est certain qu’il existe une raison humaine, autant il est certain que le christianisme est vrai. Aujourd’hui M. de Lamennais nous déclare que toutes ces questions qu’il tranchait autrefois à l’aide d’un dogmatisme si sûr de lui-même sont oiseuses ; c’est même un des crimes de l’ancien monde de s’en être occupé et de s’en occuper encore. Qu’importent les mystères du souverain être et les secrets de la création ? Vouloir sonder ces problèmes, c’est détourner le christianisme de sa voie véritable, et retarder sur la terre l’avènement du royaume de Dieu. Le peuple n’a que faire de ces choses : qu’il détruise le vieux monde ; cela seul est urgent, essentiel. On n’a jamais avec une plus déplorable franchise sacrifié les idées aux passions, et donné le pas aux mauvais instincts de la nature humaine sur le noble désir de chercher et de posséder la vérité. L’homme est ainsi mutilé dans son essence, dans sa pensée, et celui que les traditions chrétiennes nous représentent comme le Verbe divin, la source de toute science, l’éternelle raison de Dieu, n’est plus qu’un prédicateur de morale populaire craignant de remonter aux principes des choses. Il aura été dans la destinée de M. de Lamennais de défigurer, de dégrader le christianisme, qu’il avait commencé par défendre avec tant d’éclat. Le même homme qui, à la suite des grands docteurs catholiques, à la suite de saint Augustin, de Bossuet, était venu prendre place parmi les plus illustres apologistes de la religion chrétienne, se met à reproduire aujourd’hui tant les hérésies informes du moyen-âge que les fanatiques aberrations qui agitèrent l’Allemagne et l’Angleterre aux XVIe et XVIIe siècles. Est-ce ainsi qu’on prétend imprimer à notre époque une impulsion puissante et nouvelle ? Le talent littéraire dont on trouve le brillant témoignage dans plusieurs pages des Réflexions de M. de Lamennais sur les Évangiles ne saurait empêcher de reconnaître à quelle triste déchéance il a lui-même, de gaieté de cœur, condamné sa pensée.

Assurément le christianisme a une vertu sociale, l’histoire en témoigne, et plus on l’interroge, plus elle confirme la vérité de ces paroles de Montesquieu : « Que, d’un côté, l’on se mette devant les yeux les massacres continuels des rois et des chefs grecs et romains, et, de l’autre, la destruction des peuples et des villes par ces mêmes chefs, Timur et Gengiskan, qui ont dévasté l’Asie, et nous verrons que nous devons au christianisme, et dans le gouvernement un certain droit politique, et dans la guerre un certain droit des gens que la nature humaine ne saurait assez reconnaître[6]. » Comment le christianisme a-t-il accompli ces heureux changemens dans les affaires de ce monde ? En prêchant à tous, aux rois comme aux peuples, aux vainqueurs et aux vaincus, la justice et la charité. Peu à peu le christianisme a pénétré dans les ames, adouci les mœurs, puis les lois ; il a lentement conquis une puissance sociale d’autant plus certaine, qu’il ne s’est identifié avec aucune forme de gouvernement, non plus qu’il ne s’est jamais déclaré incompatible avec aucun pouvoir politique ; voilà le sens de cette parole du Christ que M. de Lamennais déclare aujourd’hui ne pas comprendre : Rendez à César ce qui est à César. Le christianisme ne se révoltait pas contre la domination des empereurs romains, il s’y prenait mieux ; il changeait les cœurs des hommes sur lesquels régnaient les empereurs.

Aujourd’hui le christianisme est de plus en plus provoqué, par l’esprit et les besoins de notre siècle, à exercer sur les sociétés une influence heureuse. Il y a partout en Europe de grandes misères à soulager, il y a de vieilles lois dont il faut corriger la rigueur, il y a des lois nouvelles à promulguer sous l’inspiration de la charité chrétienne. En ce sens, le christianisme deviendra, nous l’espérons, de plus en plus social ; mais il cesserait de l’être, ou plutôt il deviendrait menaçant pour les sociétés et les gouvernemens, s’il dégénérait en un radicalisme fanatique, d’autant plus redoutable qu’il usurperait l’autorité de la religion. L’Évangile, livre sans pareil, livre plein de mystères et de charme, divin pour les croyans, merveilleux pour tous, peut, s’il est arbitrairement interprété par l’aveuglement ou l’habile passion d’un sectaire, devenir un livre dangereux, car il peut conduire soit à un mysticisme sans limites, soit à une démagogie sans frein. Pour que l’Évangile ne porte que des fruits salutaires et bons, il faut que l’interprétation en soit faite aux peuples par des dépositaires reconnus et autorisés des traditions et des doctrines du christianisme. Ces dépositaires forment un corps, qui est l’église. La nécessité politique d’une église, les conditions auxquelles elle peut prévaloir, ont été admirablement comprises et satisfaites par le catholicisme. La réforme comptait à peine quelques années d’existence, qu’elle rédigeait des confessions et formait des églises en dehors desquelles il n’y avait plus pour elle de vérité religieuse. L’Évangile sans église serait comme un code sans magistrature, sans jurisconsultes, et que l’ignorance, l’intérêt privé, interpréteraient à leur fantaisie.

En toute chose, la confusion dans les idées non-seulement offusque la raison, mais elle a des effets funestes : ici elle complique et dénature les théories et les sentimens politiques par une sorte de fanatisme religieux. C’est pourquoi nous avons souvent insisté sur l’origine toute philosophique de la révolution française. Le christianisme a parlé aux hommes avec l’autorité d’une révélation ; la liberté moderne, fille de la pensée, s’identifie avec tous les développemens de la raison humaine. La révolution française et le christianisme sont les deux plus grandes époques de l’histoire dans la sphère des croyances et des idées, et il importe de ne pas confondre la nature et les origines de ces deux mouvemens. Quand on reconnaît la filiation toute rationnelle de la révolution française, on comprend les phases qu’elle a traversées, les formes qu’elle a prises, les transactions auxquelles elle a dû souscrire avec quelques grandes institutions du passé ; on ne s’étonne point qu’elle ait été servie par les talens les plus divers, qu’elle ait réuni sous ses drapeaux les généraux à côté des tribuns, les diplomates à côté des penseurs ; on embrasse toute son étendue, on conçoit son habile flexibilité, et jusqu’à la sagesse qui lui prescrit des haltes. Que si, au contraire, on représente la révolution française comme une explosion de niveleurs chrétiens décidés à tout détruire, pour mieux préparer le sol où doit s’élever la cité de Dieu, nous tombons dans un chaos déplorable qu’on pare du beau nom d’égalité ; les passions les plus mauvaises se donnent carrière ; tous les signes d’une grande civilisation, la richesse, l’éclat des arts, le talent, la hiérarchie sociale, sont dénoncés, sont proscrits comme autant d’attentats à la fraternité humaine ; la société enfin est maudite, excommuniée, car elle est l’empire du mal.

Ces déplorables théories répandent dans beaucoup d’esprits le dégoût et l’épouvante : comment s’en étonner ? Il arrive même à plusieurs, sous cette impression, de conclure que la plus forte digue contre ces théories est l’immobilité complète des institutions et des lois : ici on commence à s’abuser. L’inaction n’a jamais triomphé du mal. La meilleure manière de conjurer les dangers qu’entraînent avec elles les idées fausses est de montrer le bien qu’on peut accomplir en pratiquant d’autres idées. Il y a des hommes qui se font de la misère du peuple un argument pour leurs opinions subversives ; voici un écrivain éloquent et célèbre qui s’arme de l’Évangile pour exercer sur les ames plus de persuasion et d’empire : ne sont-ce pas là des signes, des avertissemens dont les pouvoirs politiques doivent tenir compte ? Loin de prendre l’inertie pour attitude, les pouvoirs politiques doivent prouver par leurs actes qu’ils n’entendent pas laisser aux partis extrêmes le privilège de la charité et du dévouement envers les classes laborieuses. N’y a-t-il pas pour soulager les misères véritables des remèdes possibles ? Aux utopistes qui promettent au genre humain un bonheur chimérique n’y a-t-il pas à opposer des idées simples, fortes et pratiques, sur la condition des travailleurs, sur les rapports des fabricans et des ouvriers, sur l’éducation des enfans du peuple ? En un mot, il faut combattre l’erreur par l’action et par la pensée. L’action appartient au gouvernement, c’est-à-dire à la royauté et aux chambres qui, placées dans une sphère supérieure, ne peuvent avoir d’autre but que la satisfaction des intérêts vraiment généraux et légitimes. Le rôle des écrivains est plus modeste. Quand les idées sont faussées, ils les redressent ; si l’histoire est méconnue, travestie, ils la rétablissent : ils dissipent enfin les illusions, les mensonges, que répandent des systèmes erronés, en rappelant les lois de la nature humaine, ses conditions, ses limites. Ce n’est pas là un des moindres devoirs de la critique philosophique.


LERMINIER.

  1. Un vol. in-8, librairie de Ladrange, quai des Augustins.
  2. Un vol. in-18, librairie de Pagnerre, rue de Seine.
  3. Le Cartésianisme et l’Eclectisme. — Revue des Deux Mondes du 15 décembre 1843.
  4. Voyez, pour les fragmens des évangiles apocryphes, les collections de Grabe et de Fabricius.
  5. Histoire de l’Église, liv. III, chap. 24
  6. Esprit des Lois, liv. XXIV, chap. 3.