De la démocratie en Amérique/Édition 1848/Tome 4/Troisième partie/Chapitre 7

La bibliothèque libre.
Pagnerre éditeur Voir et modifier les données sur Wikidata (p. 53-57).


CHAPITRE VII.


Influence de la démocratie sur les salaires.


Séparateur


La plupart des remarques que j’ai faites ci-devant, en parlant des serviteurs et des maîtres, peuvent s’appliquer aux maîtres et aux ouvriers.

À mesure que les règles de la hiérarchie sociale sont moins observées, tandis que les grands s’abaissent, que les petits s’élèvent et que la pauvreté aussi bien que la richesse cesse d’être héréditaire, on voit décroître chaque jour la distance de fait et d’opinion qui séparait l’ouvrier du maître.

L’ouvrier conçoit une idée plus élevée de ses droits, de son avenir, de lui-même ; une nouvelle ambition, de nouveaux désirs le remplissent, de nouveaux besoins l’assiègent. À tout moment il jette des regards pleins de convoitise sur les profits de celui qui l’emploie ; afin d’arriver à les partager, il s’efforce de mettre son travail à plus haut prix, et il finit d’ordinaire par y réussir.

Dans les pays démocratiques, comme ailleurs, la plupart des industries sont conduites à peu de frais par des hommes que la richesse et les lumières ne placent point au-dessus du commun niveau de ceux qu’ils emploient. Ces entrepreneurs d’industrie sont très-nombreux ; leurs intérêts diffèrent ; ils ne sauraient donc aisément s’entendre entre eux et combiner leurs efforts.

D’un autre côté, les ouvriers ont presque tous quelques ressources assurées qui leur permettent de refuser leurs services lorsqu’on ne veut point leur accorder ce qu’ils considèrent comme la juste rétribution du travail.

Dans la lutte continuelle que ces deux classes se livrent pour les salaires, les forces sont donc partagées, les succès alternatifs.

Il est même à croire qu’à la longue l’intérêt des ouvriers doit prévaloir ; car les salaires élevés qu’ils ont déjà obtenus les rendent chaque jour moins dépendants de leurs maîtres, et, à mesure qu’ils sont plus indépendants, ils peuvent plus aisément obtenir l’élévation des salaires.

Je prendrai pour exemple l’industrie qui de notre temps est encore la plus suivie parmi nous, ainsi que chez presque toutes les nations du monde : la culture des terres.

En France, la plupart de ceux qui louent leurs services pour cultiver le sol en possèdent eux-mêmes quelques parcelles qui, à la rigueur, leur permettent de subsister sans travailler pour autrui. Lorsque ceux-là viennent offrir leurs bras au grand propriétaire ou au fermier voisin, et qu’on refuse de leur accorder un certain salaire, ils se retirent sur leur petit domaine, et attendent qu’une autre occasion se présente.

Je pense qu’en prenant les choses dans leur ensemble, on peut dire que l’élévation lente et progressive des salaires est une des lois générales qui régissent les sociétés démocratiques. À mesure que les conditions deviennent plus égales, les salaires s’élèvent, et à mesure que les salaires sont plus hauts, les conditions deviennent plus égales.

Mais, de nos jours, une grande et malheureuse exception se rencontre.

J’ai montré, dans un chapitre précédent, comment l’aristocratie, chassée de la société politique, s’était retirée dans certaines parties du monde industriel, et y avait établi sous une autre forme son empire.

Ceci influe puissamment sur le taux des salaires.

Comme il faut être déjà très-riche pour entreprendre les grandes industries dont je parle, le nombre de ceux qui les entreprennent est fort petit. Étant peu nombreux, ils peuvent aisément se liguer entre eux, et fixer au travail le prix qu’il leur plaît.

Leurs ouvriers sont, au contraire, en très-grand nombre, et la quantité s’en accroît sans cesse ; car il arrive de temps à autre des prospérités extraordinaires durant lesquelles les salaires s’élèvent outre mesure et attirent dans les manufactures les populations environnantes. Or, une fois que les hommes sont entrés dans cette carrière, nous avons vu qu’ils n’en sauraient sortir, parce qu’ils ne tardent pas à y contracter des habitudes de corps et d’esprit qui les rendent impropres à tout autre labeur. Ces hommes ont en général peu de lumières, d’industrie et de ressources ; ils sont donc presque à la merci de leur maître. Lorsqu’une concurrence, ou d’autres circonstances fortuites, fait décroître les gains de celui-ci, il peut restreindre leurs salaires presque à son gré, et reprendre aisément sur eux ce que la fortune lui enlève.

Refusent-ils le travail d’un commun accord : le maître, qui est un homme riche, peut attendre aisément, sans se ruiner, que la nécessité les lui ramène ; mais eux, il leur faut travailler tous les jours pour ne pas mourir ; car ils n’ont guère d’autre propriété que leurs bras. L’oppression les a dès longtemps appauvris, et ils sont plus faciles à opprimer à mesure qu’ils deviennent plus pauvres. C’est un cercle vicieux dont ils ne sauraient aucunement sortir.

On ne doit donc point s’étonner si les salaires, après s’être élevés quelquefois tout à coup, baissent ici d’une manière permanente, tandis que dans les autres professions le prix du travail, qui ne croît en général que peu à peu, s’augmente sans cesse.

Cet état de dépendance et de misère dans lequel se trouve de notre temps une partie de la population industrielle est un fait exceptionnel et contraire à tout ce qui l’environne ; mais, pour cette raison même, il n’en est pas de plus grave, ni qui mérite mieux d’attirer l’attention particulière du législateur  ; car il est difficile, lorsque la société entière se remue, de tenir une classe immobile, et, quand le plus grand nombre s’ouvre sans cesse de nouveaux chemins vers la fortune, de faire que quelques uns supportent en paix leurs besoins et leurs désirs.