De la dignité et de l’accroissement des sciences (trad. La Salle)/Livre 2/Chapitre 5

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De la dignité et de l’accroissement des sciences
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres de François Bacon, chancelier d’AngleterreImprimerie L. N. Frantin ; Ant. Aug. Renouard, libraireTome premier (p. 296-299).
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CHAPITRE V.


De la dignité et de la difficulté de l’histoire civile


Suit l’histoire civile, qui par son importance et son autorité, tient le premier rang parmi les écrits humains ; car c’est à sa foi que sont commis les exemples de nos ancêtres, les vicissitudes des choses, les fondemens de la prudence civile, et même le nom et la réputation des hommes. À l’importance de l’entreprise se joint la difficulté, qui n’est pas moindre. En effet, reporter son esprit dans le passé, et le rendre, pour ainsi dire, antique ; observer et scruter les mouvemens des siècles, les caractères des personnages, les vacillations dans les conseils, les conduits souterreins des actions (semblables à autant d’aqueducs), les vrais motifs cachés sous les prétextes, les secrets d’état ; découvrir, dis-je, toutes ces choses, et les rapporter avec autant de liberté que de sincérité ; et par l’éclat d’une diction lumineuse, les mettre, pour ainsi dire, sous les yeux du lecteur, c’est un travail immense et délicat, qui demande autant de jugement que d’activité : pour peu sur-tout que l’on considère que tous les événemens très anciens sont incertains, et que ce n’est pas sans danger qu’on écrit l’histoire des temps plus modernes. Aussi ce genre d’histoire est-il tout environné de défauts. La plupart n’écrivent que des relations pauvres et populaires, qui sont l’opprobre de l’histoire ; d’autres cousent à la hâte de petites relations et de petits commentaires, dont ils forment un tissu tout plein d’inégalités ; d’autres encore effleurent tout, et ne s’attachent qu’au gros des événemens ; d’autres, au contraire, vont courant après les plus minutieux détails, et qui n’influent point sur le fond des actions. Quelques-uns, trop amoureux de leur propre esprit, controuvent audacieusement des faits ; mais d’autres n’impriment pas tant aux choses l’image de leur esprit, que celle de leurs passions, ne perdant jamais de vue l’intérêt de leur parti et témoins peu fidèles des événemens. Il en est qui mêlent par-tout, bon gré malgré, dans leurs livres, les réflexions politiques dans lesquelles ils se complaisent, se jetant dans toutes sortes de digressions, et interrompant à tout propos le fil de la narration. D’autres qui manquent de sens et ne savent pas s’arrêter, entassent discours sur discours, harangues sur harangues, et se perdent dans des narrations sans fin : ensorte qu’il est constant qu’on ne trouve rien de plus rare parmi les écrits humains, qu’une histoire bien faite et accomplie en tous ses points. Mais notre but pour le moment est de faire la distribution des parties de l’histoire civile, pour marquer les choses omises, et non une censure, pour relever les défauts. Continuons à chercher les différens genres de divisions de l’histoire civile : en proposant ainsi différentes distributions, nous confondrons moins les espèces, que si nous affections de suivre minutieusement toutes les ramifications d’une seule.