De la dignité et de l’accroissement des sciences (trad. La Salle)/Livre 2/Exemple 2

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De la dignité et de l’accroissement des sciences
Traduction par Antoine de La Salle.
Œuvres de François Bacon, chancelier d’AngleterreImprimerie L. N. Frantin ; Ant. Aug. Renouard, libraireTome premier (p. 376-389).

Second exemple de la philosophie selon les paraboles antiques, en politique. De la guerre figurée par la fable de Persée.

La fable rapporte que Persée étant né en orient, fut envoyé par Pallas pour couper la tête à Méduse, vrai fléau pour un grand nombre de peuples situés à l’occident, et vers les extrémités de l’Ibérie. Ce monstre, d’ailleurs cruel et barbare, avoit de plus un air féroce et si terrible, qu’à son seul aspect, les hommes étoient changés en pierre. Méduse étoit une des Gorgones ; mais la seule d’entr’elles qui fût mortelle, les autres n’étant nullement passives. On feint donc que Persée se préparant à ce grand exploit, emprunta de trois dieux des armes et des dons ; savoir : de Mercure, des ailes ; mais des aîles au talon, et non aux épaules ; de Pluton un casque ; de Pallas, un bouclier et un miroir. Cependant, muni d’un si grand appareil, il n’alla pas d’abord droit à Méduse, mais se détournant de sa route, il alla trouver les Grées. Celles-ci étoient sœurs utérines des Gorgones. Dès leur naissance, elles portoient des cheveux blancs, et ressembloient à de petites vieilles. Elles n’avoient à elles trois qu’un seul œil et qu’une seule dent, que chacune d’elles prenoit à son tour, lorsqu’elle voulait sortir, et qu’en rentrant elle déposoit. Elles prêtèrent donc à Persée cet œil et cette dent. Alors enfin se voyant suffisamment armé pour son dessein, il alla droit à Méduse, à grandes journées, et comme en volant. Il la trouva endormie : cependant il n’osa s’exposer à ses regards directs, craignant que par hazard elle ne s’éveillât. Mais tournant la tête, et fixant la vue sur le miroir de Pallas, pour diriger ses coups, par ce moyen, il coupa la tête à Méduse. De son sang répandu sur la terre, naquit aussi-tôt Pégase, cheval aîlé. Or, cette tête ainsi coupée, il la plaça sur le bouclier de Pallas. Et ce visage, même après la mort, conserva sa force, au point que tous ceux qui y portoient la vue, devenoient roides d’étonnement et comme paralysés.

Cette fable paroît avoir pour objet la manière de faire la guerre et l’habileté en ce genre. Tout homme qui entreprend une guerre, doit y être envoyé par Pallas, et non par Vénus, comme le furent tous ceux qui allèrent à la guerre de Troie ; ou par quelqu’autre motif aussi frivole. Car, tout dessein de cette nature doit être fondé sur des motifs solides. Puis cette fable nous donne trois préceptes très sages et très importans sur le choix de l’espèce de guerre qu’on doit faire. Le premier, est de ne pas trop s’occuper de subjuguer les nations voisines. En effet, autre est la manière d’augmenter son patrimoine ; autre celle de reculer les limites d’un empire. Dans les possessions privées, le voisinage des terres est une circonstance à laquelle on a égard. Mais s’agit-il d’étendre un empire, alors l’occasion, la facilité qu’on peut trouver à faire la guerre, et les fruits qu’on en peut tirer, tiennent lieu du voisinage. C’est pourquoi Persée, quoique oriental, ne balança pas à entreprendre une expédition lointaine et jusqu’aux extrémités de l’occident. C’est ce dont nous avons un exemple frappant dans la manière très différente de faire la guerre de deux rois, père et fils, je veux dire de Philippe et d’Alexandre. Le premier, toujours occupé à faire la guerre à ses voisins, ajouta peu de villes à son empire : encore ne fut-ce pas sans de grands dangers et de grandes difficultés ; vu qu’en plus d’une occasion, et surtout à la bataille de Chéronée, il fut obligé de risquer le tout. Mais Alexandre, pour avoir osé entreprendre une expédition lointaine contre les Perses, subjugua une infinité de nations, plus fatigué par ses voyages que par ses combats. C’est ce qu’on voit encore plus clairement par la manière dont les Romains étendirent leur empire : les Romains, dis-je, qui, dans le temps même où, du côté de l’occident, leurs armées n’avoient guère pénétré au-delà de la Ligurie, avoient porté leurs armes et étendu leur empire dans les provinces d’orient jusqu’au mont Taurus : ainsi que par l’exemple de Charles VIII, roi de France, qui n’eut pas de fort brillans succès dans sa guerre contre la Bretagne ; guerre qui fut enfin terminée par un mariage ; mais qui vint à bout de cette expédition si lointaine contre le royaume de Naples, avec une facilité et un bonheur surprenans. Ces expéditions, dans les lieux éloignés, ont plus d’un avantage : d’abord ceux qu’on a en tête, ne sont nullement accoutumés aux armes et à la manière de faire la guerre de celui qui fait l’invasion ; il n’en est pas de même à l’égard d’une nation voisine. On fait aussi, pour les expéditions de cette nature, de plus grands préparatifs, et on les fait avec plus de soin ; sans compter que cette audace même et cette confiance qui les fait entreprendre, inspire la terreur aux ennemis. De plus, dans les expéditions lointaines, ces ennemis qu’on va trouver de si loin, ne sont pas à même de prendre leur revanche, par quelque diversion, ou invasion sur vos propres terres : moyen qu’on emploie si souvent dans les guerres avec des nations limitrophes. Mais le point capital, c’est que, lorsqu’on veut subjuguer des nations voisines, on est fort à l’étroit par rapport au choix des occasions ; au lieu que, si l’on ne craint pas de s’éloigner de son pays, on peut à son gré transporter la guerre dans les lieux où la discipline militaire est le plus relâchée ; où les forces de la nation qu’on veut attaquer, sont le plus épuisées ; où des dissensions civiles surviennent le plus à propos ; en un mot, dans ceux où se présente quelque facilité de cette espèce. Le second point est que la guerre doit toujours avoir une cause juste, honnête et de nature à faire honneur à celui qui l’entreprend, et à faire naître en sa faveur une prévention favorable. Or, de toutes les causes de guerre, la plus favorable est celle des guerres entreprises pour combattre la tyrannie sous laquelle un peuple est écrasé, et languit sans force et sans courage, comme à l’aspect de Méduse ; ce fut à de tels motifs qu’Hercule dut les honneurs divins. Il n’est pas douteux que les Romains ne se soient fait une loi d’accourir, avec autant d’ardeur que de courage, au secours de leurs alliés, dès que ceux-ci étoient opprimés de quelque manière que ce fût. De plus, les guerres, qui ont eu pour but une juste vengeance, ont presque toujours été heureuses. Telle fut la guerre contre Brutus et Cassius, pour venger la mort de César[1] ; celle de Sévère, pour venger la mort de Pertinax ; celle de Junius-Brutus, pour venger la mort de Lucrèce ; en un mot, tous ceux qui font la guerre pour réparer des injures, ou pour adoucir des calamités, militent sous Persée. Le troisième point, c’est qu’avant de se résoudre à la guerre, il faut bien mesurer ses propres forces, et bien considérer si cette guerre est de telle nature qu’on puisse espérer de la conduire heureusement à sa fin ; de peur d’embrasser de trop vastes projets, et de se repaître d’éternelles espérances. Car c’est avec prudence que Persée, parmi les Gorgones, s’adressa à celle qui de sa nature étoit mortelle, et se garda bien de tenter l’impossible. Voilà donc ce que nous enseigne cette fable par rapport aux délibérations sur la guerre à entreprendre ; le reste regarde la guerre considérée dans le temps même où on la fait.

Ce qu’il y a de plus utile dans la guerre, ce sont ces trois présens des dieux, et cela au point qu’ils maîtrisent et entraînent avec eux la fortune. Car Persée reçut de Mercure la célérité ; de Pluton, l’adresse à cacher ses desseins ; de Pallas, la prévoyance. Et ce n’est pas la partie la moins ingénieuse de cette allégorie, que ces ailes, instrument de célérité, dans l’exécution (vu qu’en guerre la célérité peut beaucoup) ; que ces ailes, dis-je, fussent au talon, et non aux épaules. En effet, ce n’est pas tant dans le commencement d’une guerre, que dans les opérations ultérieures, et destinées à appuyer les premières, que la célérité est nécessaire. Car c’est une faute assez ordinaire dans les guerres, que de ne se point soutenir après avoir bien commencé, et de se relâcher de manière que la suite ne répond point du tout à la vigueur des commencemens. Mais ce casque de Pluton, dont la propriété est de rendre invisibles ceux qui le portent, est une allégorie dont le sens est fort clair. L’adresse à cacher ses desseins est, après la célérité, ce qui peut le plus dans la guerre; et c’est un but auquel tend cette célérité même ; elle a l’avantage de prévenir la découverte de vos desseins : ce que signifie encore ce casque de Pluton, c’est qu’il faut que la conduite d’une guerre ne soit confiée qu’à un seul homme, et qu’il ait carte blanche. Car toutes ces délibérations entre un grand nombre de personnes, ont je ne sais quoi qui tient plus du panache de Mars, que du casque de Pluton. Ce casque désigne encore les différens prétextes, les diverses feintes, et ces bruits qu’on sème devant soi, pour étonner ou dérouter les esprits, et mettre ses desseins dans l’obscurité, ainsi que les précautions soupçonneuses et les défiances à l’égard des lettres, des députés, des transfuges ; et autres choses semblables, qui toutes garnissent et lient, pour ainsi dire, le casque de Pluton. Et, il n’importe pas moins de découvrir les desseins des ennemis, que de cacher les siens. C’est pourquoi, au casque de Pluton il faut joindre le miroir de Pallas, lequel sert à découvrir les forces des ennemis, leur disette, leurs secrets partisans, les dissensions, les factions qui règnent parmi eux, leurs marches, en un mot, leurs desseins. Or, comme il entre tant de hazard dans la guerre, qu’il ne faut faire trop de fonds ni sur son adresse à cacher ses propres desseins, ou à découvrir ceux de l’ennemi, ni sur la célérité même : il faut donc, avant tout, prendre le bouclier de Pallas, c’est-à-dire, celui de la prévoyance, afin de laisser le moins possible à la fortune. C’est à quoi tendent d’abord le soin de reconnoître toutes les routes avant d’y entrer, et celui de fortifier son camp ; ce qui est presque tombé en désuétude dans la milice moderne : au lieu que les Romains avoient un camp qui sembloit une ville fortifiée, pour se ménager en cas de défaite, une dernière ressource : puis une armée stable et bien rangée ; car il ne faut pas trop compter sur les troupes légères, ni sur la cavalerie : enfin, toute la vigilance et toute la sollicitude nécessaire pour se préparer à une vigoureuse défense ; attendu que, dans la guerre, on a plus souvent besoin du bouclier de Pallas, que de l’épée de Mars. Mais Persée a beau être muni de troupes et de courage, avant de commencer la guerre, il lui reste encore une autre chose à faire, qui est de la plus grande importance, c’est d’aller trouver les Grées. Ces Grées, ce sont les trahisons, qui sont les sœurs des guerres ; non pas les sœurs de père et de mère ; mais en quelque sorte d’une moins haute extraction. Car les guerres ont je ne sais quoi de noble et de généreux ; mais la trahison a quelque chose de bas et de honteux. Rien de plus élégant que de supposer, en faisant leur portrait, que dès leur naissance elles portent des cheveux blancs, et ressemblent à de petites vieilles ; cela peint les soucis et les inquiétudes où les traîtres vivent perpétuellement. Or, leurs forces, avant qu’elles fassent leur explosion et se terminent par une défection manifeste, sont ou dans leur œil ou dans leur dent. Car toute faction aliénée d’un état et penchante à la trahison, épie et mord. Cet œil et cette dent sont, en quelque manière, communs à tous les factieux ; tout ce qu’ils ont pu apprendre et découvrir, ils le font circuler, et se le passent, pour ainsi dire, de main en main. Et quant à ce qui regarde cette dent, ils semblent mordre tous avec une seule bouche, et s’entendent pour répandre les calomnies : ensorte que qui entend l’un, les entend tous. Ainsi Persée doit se concilier la faveur de ces Grées, et implorer leur secours ; sur-tout afin qu’elles lui prêtent leur œil et leur dent ; l’œil, pour découvrir ; la dent, pour semer des bruits, exciter l’envie et solliciter les esprits. Mais, après avoir fait tous ses préparatifs pour la guerre, il faut, à l’exemple de Persée, tâcher de trouver Méduse endormie. Car tout prudent capitaine n’attaque jamais l’ennemi que lorsque celui-ci ne s’y attend pas, et qu’il est dans la plus grande sécurité. Enfin, quand il est question d’agir et d’attaquer, il faut jeter les yeux sur le miroir de Pallas. Il est beaucoup de gens qui, avant le danger, ne manquent pas d’attention et d’habileté pour pénétrer dans les desseins de l’ennemi ; mais au moment du péril, ils l’envisagent trop à la hâte, ou le regardent trop de front : d’où il arrive qu’ils s’y jettent témérairement, uniquement occupés de la victoire, mais pas assez des coups à parer. Il faut éviter également ces deux extrêmes ; regarder dans le miroir de Pallas, en tournant la tête, afin de mieux diriger ses attaques, et garder un juste milieu entre la crainte et la fureur.

La guerre une fois achevée, et la victoire une fois remportée, deux effets s’ensuivent ; savoir d’abord : cette génération de Pégase, et sa faculté de voler, laquelle désigne assez clairement la renommée qui vole en tous lieux, célèbre la victoire, et rend le reste de la guerre plus facile et les événemens plus conformes à nos vœux. En second lieu, cet avantage qu’il eut de porter la tête de Méduse sur son bouclier ; vu qu’il n’est point d’avantage comparable à celui-là. Car il suffit d’un seul exploit brillant, mémorable, et heureusement exécuté, pour emporter tout le reste ; il roidit, en quelque manière, les membres des ennemis, et les rend comme paralytiques.

  1. Comment une guerre contre les meurtriers d’un tyran peut-elle être juste ? c’est ce que je ne comprends pas.