De la division du travail social/Introduction III

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Félix Alcan (p. 22-32).
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Introduction

III

Mais alors, comment reconnaître les faits qui sont l’objet de cette science, c’est-à-dire les faits moraux ? — À quelque signe extérieur et visible et non d’après une formule qui essaie d’en exprimer l’essence. C’est ainsi que le biologiste reconnaît un fait biologique à certains caractères apparents et sans qu’il ait besoin pour cela de se faire une notion philosophique du phénomène.

Tout d’abord, il est bien évident qu’ils consistent dans des règles de conduite ; mais il en est ainsi de bien des faits qui n’ont rien de moral. Par exemple, il y a des règles qui tracent au médecin la conduite qu’il doit tenir dans le traitement de telle ou telle maladie, d’autres qui prescrivent à l’industriel, au commerçant, à l’artiste la façon dont il doit procéder pour réussir ; elles ne sauraient cependant être confondues avec les règles morales qui s’en distinguent par les deux traits suivants :

1o Quand un acte qui, en vertu de sa nature, est astreint à se conformer à une règle morale s’en écarte, la société, si elle est informée, intervient pour mettre obstacle à cette déviation. Elle réagit d’une manière active contre son auteur. Celui qui a commis un meurtre ou un vol, par exemple, est puni d’une peine matérielle ; celui qui déroge aux lois de l’honneur encourt le mépris public ; celui qui a manqué aux engagements librement contractés, est obligé de réparer le dommage qu’il a causé, etc. Le même phénomène ne se produit pas quand les autres préceptes de conduite sont violés. Si je ne conduis pas mes affaires d’après les règles de l’art, je risque de ne pas réussir ; mais la société ne s’oppose pas à ce que j’agisse ainsi. Elle laisse mon acte se produire en toute liberté. Il peut ne pas aboutir aux fins où il tend, mais il n’est pas pour cela refoulé.

2o Cette réaction sociale suit l’infraction avec une véritable nécessité ; elle est prédéterminée parfois même, jusque dans ses modalités. Tout le monde sait par avance ce qui se passera si l’acte est reconnu comme contraire à la règle soit par les tribunaux compétents, soit par l’opinion publique. Une contrainte matérielle ou morale, selon les cas, sera exercée sur l’agent soit pour le punir, soit pour l’obliger à remettre les choses en l’état, soit pour produire tous ces résultats à la fois. Au contraire, l’insuccès qui suit l’oubli des principes de la technique traditionnelle est des plus contingents. Tout ce qu’on en peut dire, c’est qu’il est plus ou moins vraisemblable ; mais il peut se faire aussi que cette dérogation aux règles, même si elle est faite au su et au vu de tout le monde, soit accueillie avec faveur. On ne peut donc rien savoir de certain tant que l’événement n’est pas consommé. C’est cette place laissée aux chances favorables qui fait que, dans ce champ de l’activité sociale, les changements sont beaucoup plus faciles et plus rapides ; c’est que les variations individuelles peuvent s’y produire non seulement en toute liberté, mais encore avec succès. Au contraire, quand l’infraction est de celles auxquelles la société s’oppose formellement, l’individu ne peut innover, puisque toute innovation est combattue comme une faute. Les seuls progrès possibles sont ceux que la société fait collectivement.

Cette réaction prédéterminée, exercée par la société sur l’agent qui a enfreint la règle, constitue ce qu’on appelle une sanction ; du moins nous limitons ainsi le sens de ce mot que l’on a souvent employé dans une acception plus étendue. Nous possédons maintenant le critérium que nous cherchons : nous pouvons dire que tout fait moral consiste dans une règle de conduite sanctionnée.

Cette définition, d’ailleurs, ne diffère pas de celle qui est généralement admise ; elle en est seulement une traduction plus précise et plus scientifique. On s’entend, en effet, pour dire que ce qui distingue les règles morales, c’est qu’elles sont obligatoires ; mais de quelle manière pouvons-nous reconnaître la présence de ce caractère ? Est-ce en interrogeant notre conscience et en constatant par une intuition directe que cette obligation est effectivement ressentie ? Mais nous savons que toutes les consciences ne se ressemblent pas, même au sein d’une même société. Il en est de plus délicates, d’autres qui sont plus grossières, d’autres même qui sont atteintes comme d’une inversion du sens moral. À laquelle faudra-t-il s’adresser ? À celle de l’homme cultivé, à celle du laboureur, à celle du délinquant ? Évidemment on n’entend parler que de la conscience normale, de celle qui est la plus générale dans la société. Mais, comme il est impossible de voir directement ce qui s’y passe, pour savoir de quelle manière les règles de conduite y sont représentées, il faut bien que nous nous référions à quelque fait externe qui reflète cet état intérieur. Or il n’en est pas qui puisse mieux jouer ce rôle que la sanction. Il est impossible en effet que les membres d’une société reconnaissent une règle de conduite comme obligatoire sans réagir contre tout acte qui la viole ; cette réaction est même tellement nécessaire que toute conscience saine réprouve idéalement à la seule pensée d’un tel acte. Si donc nous définissons la règle morale par la sanction qui y est attachée, ce n’est pas que nous considérions le sentiment de l’obligation comme un produit de la sanction. Au contraire, c’est parce que celle-ci dérive de celui-là qu’elle peut servir à le symboliser, et comme ce symbole a le grand avantage d’être objectif, accessible à l’observation et même à la mesure, il est de bonne méthode de le préférer à la chose qu’il représente. Pour devenir scientifique l’étude des faits moraux, doit suivre l’exemple des autres sciences. Celles-ci s’efforcent par tous les moyens possibles d’écarter les sensations personnelles de l’observateur pour atteindre les faits en eux-mêmes. De même, il faut que le moraliste procède de manière à ne prendre pour obligatoire que ce qui est obligatoire et non ce qui lui parait tel ; qu’il prenne pour matière de ses recherches des réalités et non des apparences subjectives. Or, la réalité d’une obligation n’est certaine que si elle se manifeste par quelque sanction.

Mais alors, si l’on s’en tient à cette définition, tout le droit entre dans la morale ? — Nous croyons en effet ces deux domaines trop intimement unis pour pouvoir être radicalement séparés. Il se produit entre eux des échanges continuels ; tantôt ce sont des règles morales qui deviennent juridiques et tantôt des règles juridiques qui deviennent morales. Très souvent le droit ne saurait être détaché des mœurs qui en sont le substrat, ni les mœurs du droit qui les réalise et les détermine. Aussi n’est-il guère de moralistes qui aient poussé la logique jusqu’à mettre tout le droit en dehors de la morale. La plupart reconnaissent un caractère moral aux prescriptions juridiques les plus générales et les plus essentielles. Mais il est difficile qu’une telle sélection ne soit pas arbitraire ; car on n’a aucun critère qui permette de la faire méthodiquement. Comment graduer les règles du droit d’après leur importance et leur généralité relatives, de manière à pouvoir fixer le moment à partir duquel toute moralité s’évanouit ?

On ne peut d’ailleurs faire cette distinction sans tomber dans d’inextricables difficultés ; car ces principes généraux ne peuvent passer dans les faits qu’en devenant solidaires de ces règles juridiques auxquelles sont soumis les cas particuliers. Si donc cette réglementation spéciale est étrangère à la morale, cette solidarité compromet inévitablement la moralité des principes et ceux-ci ne peuvent plus sans déchoir, sans cesser d’être eux-mêmes, descendre dans la réalité. Sois juste, dit le moraliste, respecte la propriété d’autrui. Mais cette propriété ne peut avoir été acquise que conformément aux règles particulières du droit ; par exemple, elle provient d’un héritage ou d’une usucapion ou d’une accession. Si donc les différentes sources d’où dérive en fait le droit de propriété ne sont pas morales ou sont simplement amorales, comment la propriété elle-même pourrait-elle avoir quelque valeur morale ? Il faut respecter l’autorité légale, voilà encore une règle dont la moralité n’est pas contestée. Mais cette autorité a été instituée d’après les prescriptions du droit constitutionnel ; si celui-ci n’a rien de moral, comment les pouvoirs qu’il a créés pourraient-ils avoir droit à notre respect ? Les exemples pourraient être multipliés. Si on laisse la morale pénétrer dans le droit, elle l’envahit et, si elle n’y pénètre pas, elle reste à l’état de lettre morte, de pure abstraction, au lieu d’être une discipline effective des volontés.

Ces deux ordres de phénomènes sont donc inséparables et relèvent d’une seule et même science. Cependant la sanction qui est attachée aux règles que l’on appelle plus spécialement morales présente des caractères particuliers que l’on peut déterminer. On réserve en effet généralement ce nom à celles qui ne peuvent être violées sans que l’auteur de l’infraction encoure de la part de l’opinion publique un blâme qui peut aller de la flétrissure infamante jusqu’à la simple désapprobation, en passant par toutes les nuances du mépris. Ce blâme constitue une répression ; car c’est une douleur imposée à l’agent et dont la perspective peut parfois suffire à le détourner de l’acte réprouvé. On l’a souvent distinguée de celle qu’appliquent les tribunaux en disant qu’elle est toute morale. Mais la distinction n’est pas exacte ; car toute peine morale prend nécessairement une forme matérielle. Pour que le blâme soit efficace, il faut qu’il se traduise au dehors par des mouvements dans l’espace ; par exemple, le coupable sera exclu de la société où il est habitué à vivre, on le tiendra à distance. Or cet exil n’est pas d’une autre nature que celui que prononcent les tribunaux réguliers. D’ailleurs, il y a et il y a toujours eu des peines légales qui sont purement morales ; telles sont celles qui consistent dans la privation de certains droits comme l’infamie des Romains, l’atimie des Grecs, la dégradation civique, etc. La différence qui sépare ces deux sortes de peines ne tient donc pas à leurs caractères intrinsèques, mais à la manière dont elles sont administrées. L’une est appliquée par chacun et par tout le monde, l’autre par des corps définis et constitués ; l’une est diffuse, l’autre est organisée. La première peut d’ailleurs être doublée d’une autre ; le blâme de l’opinion publique peut être accompagné d’une peine légale proprement dite. Mais toute règle de conduite à laquelle est attachée une sanction répressive diffuse, que celle-ci soit seule ou non, est morale, au sens ordinaire du mot.

Cette définition suffit à prouver que la science positive de la morale est une branche de la sociologie ; car toute sanction est chose sociale au premier chef. Les devoirs que comprend cette partie de l’éthique que l’on appelle la morale individuelle sont sanctionnés de la même manière que les autres. C’est dire qu’ils ne sont individuels qu’en apparence et ne peuvent dépendre eux aussi que de conditions sociales. D’ailleurs, ils ont été conçus de manières différentes suivant les époques. Or, de tous les milieux dans lesquels vit l’homme, il n’y a que le milieu social qui ait passé par des changements assez profonds pour pouvoir rendre compte de ces transformations.


Mais tous les faits moraux sont-ils compris dans cette définition ? Consistent-ils tous en des règles impératives ou bien, au contraire, n’y aurait-il pas en morale une sphère plus élevée qui dépasse le devoir ? L’expérience semble démontrer qu’il y a des actes qui sont louables sans être obligatoires, qu’il y a un libre idéal qu’on est pas tenu d’atteindre. « Par exemple, un homme opulent sera loué d’employer sa fortune à favoriser le développement des arts et des sciences : cela est évidemment bon et louable ; et cependant on ne peut pas dire que ce soit un devoir pour tout homme riche de faire un pareil emploi de sa fortune. On louera, on admirera un homme qui dans une aisance médiocre prendra la charge de secourir et d’élever une famille qui n’est pas la sienne ; cependant celui qui n’agit pas ainsi n’est pas coupable, et comment pourrait-il ne pas être coupable si ce genre d’action était rigoureusement obligatoire[1] ? »

Il y a, il est vrai, des moralistes qui n’admettent pas cette distinction. Suivant M. Janet, si certains actes que nous admirons ne nous paraissent pas obligatoires, c’est qu’ils ne sont effectivement pas obligatoires pour la moyenne des hommes qui n’est pas capable de s’élever à une si haute perfection. Mais si ce n’est pas un devoir pour tout le monde, il ne s’ensuit pas que ce ne soit un devoir pour personne. Tout au contraire, ceux qui sont en état de parvenir à ce degré d’héroïsme ou de sainteté y sont strictement tenus, à moins bien entendu qu’il ne leur soit possible de faire aussi bien d’une autre manière ; inversement, s’ils ne sont pas tenus à de tels actes, c’est que ceux-ci ne sont pas les meilleurs qu’ils puissent accomplir et par conséquent ne sont pas moraux. « Il serait absurde de soutenir qu’un certain degré de perfection étant possible pour moi, j’ai le droit de me contenter d’un moindre ; et de même il serait absurde d’exiger de moi un degré de perfection auquel ne m’appelle pas ma nature[2]. »

Mais la distinction subsiste tout entière. Il reste vrai qu’il y a des actes que l’opinion publique impose, d’autres qu’elle abandonne aux initiatives privées. Ces derniers sont donc gratuits et libres. — Mais l’agent s’oblige soi-même à les accomplir. — Je le veux ; mais il n’y est pas obligé, ce qui est bien différent. S’il ne réalise pas son idéal il se blâmera ; mais il ne sera pas blâmé. Encore ne faut-il pas confondre ce blâme que l’on s’inflige à soi-même pour avoir négligé de faire une belle action avec le remords que détermine une faute proprement dite. Ces deux sentiments n’ont ni les mêmes caractères ni la même intensité. L’un et l’autre sont des peines ; mais le second est une douleur cuisante due à la blessure que nous avons faite de nos propres mains aux parties vives de notre conscience morale ; l’autre se réduit à un regret d’avoir laissé échapper une joie délicieuse. L’un vient de ce qu’une perte irréparable a été faite ; l’autre, de ce que nous avons manqué une occasion de nous enrichir. La réaction interne qui suit l’acte ne diffère pas sensiblement de la réaction externe et la conscience morale de l’agent fait les mêmes distinctions que la conscience publique. Ira-t-on plus loin et dira-t-on que c’est à tort qu’elle fait ces distinctions ? Dans ce cas la discussion devient impossible ; car nous cherchons seulement à observer la réalité morale telle qu’elle existe, ne connaissant pas pour le moment de critère qui nous permette de la redresser. Au reste, M. Janet finit par reconnaître implicitement ces différences et par admettre qu’il existe tout au moins deux formes bien distinctes de la vertu. « La vertu, dit-il, est… dans ce qu’elle a de plus sublime, un acte libre et individuel, qui donne naissance à des formes inattendues de grandeur et de générosité. La forme inférieure de la vertu est la forme légale qui, sans aucune spontanéité, suit fidèlement une règle donnée… Mais la vraie vertu, comme le génie, échappe à la règle ou plutôt crée la règle[3]. »

Mais alors, il semble que notre définition ne comprenne pas tout le défini. Il n’en est rien cependant ; car s’il est vrai qu’il y a des actes qui sont l’objet de l’admiration et qui pourtant ne sont pas obligatoires, il n’est pas exact qu’ils soient moraux. Pour les mettre ainsi en dehors de la morale, il n’est pas nécessaire de nous référer à une notion abstraite de la moralité et de faire voir qu’ils n’en peuvent être déduits. Nous affirmons seulement qu’il serait contraire à toute méthode de réunir sous une même rubrique des actes qui sont astreints à se conformer à une règle préétablie et d’autres qui sont libres de toute réglementation. Si donc, pour rester fidèle à l’usage, on réserve aux premiers la qualification de moraux, on ne saurait la donner également aux seconds. — Mais qui nous dit qu’ils ne jouent pas le même rôle ? — C’est une hypothèse que nous n’avons pas à discuter pour le moment ; car nous n’en avons pas les moyens. Nous cherchons seulement à classer les phénomènes d’après leurs caractères externes les plus importants et il nous paraît impossible de confondre des faits qui présentent des propriétés aussi opposées.

Le contraste qui existe entre eux paraîtra bien plus frappant encore si l’on remarque que le fait moral proprement dit ne consiste pas dans l’acte conforme à la règle, mais dans la règle elle-même. Or, il n’y a pas de règle là où il n’y a pas d’obligation. Libres créations de l’initiative privée, de tels actes ne gardent leurs caractères spécifiques qu’à condition de n’avoir été sollicités d’aucune manière. Parfois même, ils prennent la conscience morale tellement à l’improviste que celle-ci, n’ayant pas à leur appliquer de jugements tout faits, reste hésitante et déconcertée. Sans doute, il y a un précepte très général qui promet l’éloge ou la reconnaissance publique à quiconque fait plus que son devoir ; mais outre que cette maxime n’a rien d’impératif, la récompense qu’elle annonce n’est attachée à aucune action déterminée ; elle ne fait qu’ouvrir une immense carrière à l’imagination de l’individu qui peut s’y mouvoir en toute liberté. Les différentes manières de faire plus que son devoir ne peuvent pas être plus définies que les différentes manières de faire moins. D’ailleurs, il est aisé d’apercevoir que ces dissemblances externes correspondent à des différences internes et profondes. Car ce qu’indique cette contingence, cette place faite à l’imagination, c’est que ces actes ne sont pas nécessaires, ne sont ajustés à aucune fin vitale, en un mot sont un luxe ; c’est dire qu’ils sont du domaine de l’art. Après que nous avons astreint une partie de notre énergie physique et intellectuelle à s’acquitter de sa tâche journalière, nous aimons à la laisser se jouer en liberté, la bride sur le cou, à la dépenser pour le plaisir de la dépenser, sans que cela serve à rien, sans que nous nous proposions aucun but défini. C’est en cela que consiste le plaisir du jeu dont le plaisir esthétique n’est qu’une forme supérieure. De même, quand notre énergie morale s’est acquittée de ses obligations quotidiennes, de ses devoirs réguliers, elle éprouve le besoin de se répandre pour se répandre, de se jouer en des combinaisons nouvelles qu’aucune règle ne détermine ni n’impose, pour le plaisir de le faire, pour la joie d’être libre. C’est ce besoin qui inspire tous les actes gratuits que nous accomplissons, depuis les raffinements de l’urbanité mondaine, les ingéniosités de la politesse, les détentes de la sympathie au sein de la famille, les prévenances, les présents, les paroles affectueuses ou les caresses échangées entre amis ou parents, jusqu’aux sacrifices héroïques que n’exige aucun devoir. Car c’est une erreur de croire que ces belles inventions, comme les appelle très justement M. Janet, ne se rencontrent que dans des circonstances extraordinaires. Il y en a de toute importance ; la vie en est pleine : elles en font le charme[4]. Le sentiment qu’elles nous inspirent est de même nature et dépend de la même cause. Si nous les admirons ce n’est pas à cause de leurs conséquences dont l’utilité est souvent douteuse. Un père de famille expose sa vie pour un inconnu ; qui oserait dire que ce fût utile ? Ce que nous aimons, c’est le libre déploiement de force morale, quelles qu’en soient d’ailleurs les suites effectives.

Seulement, si de telles manifestations sont du domaine de l’esthétique, elles en sont une sphère très spéciale. Elles ont en effet quelque chose de moral ; car elles dérivent d’habitudes et de tendances qui ont été acquises dans la pratique de la vie morale proprement dite, telles que le besoin de se donner, de sortir de soi, de s’occuper d’autrui, etc. Mais ces dispositions, morales par leurs origines, ne sont plus employées moralement parce qu’avec l’obligation disparaît la moralité[5]. De même que le jeu est l’esthétique de la vie physique, l’art, l’esthétique de la vie intellectuelle, cette activité sui generis est l’esthétique de la vie morale[6].

  1. Janet, la Morale, p. 223.
  2. loc. cit., p. 234
  3. Loc. cit., p. 239.
  4. Ce n’est donc pas la difficulté de ces actions qui les sépare des autres. Il en est de très aisées. Cette distinction ne peut par conséquent pas venir de ce que nous regardons volontiers comme facultatif tout ce qui est un peu difficile.
  5. Ce serait donc mal interpréter notre pensée que de nous confondre avec ceux qui admettent l’existence de devoirs facultatifs ; les deux mots jurent ensemble.
  6. Nous ne voulons pas mêler de considérations pratiques à une étude scientifique. Cependant il nous paraît que la distinction de ces deux domaines est très nécessaire même au point de vue pratique. Car on ne peut les confondre sans les mettre sur le même plan ; très souvent même on semble attribuer une certaine supériorité à l’activité esthético-morale. Or on risque d’affaiblir le sentiment de l’obligation, c’est-à-dire l’existence du devoir, en admettant qu’il y a une moralité, et peut-être la plus élevée, qui consiste en de libres créations de l’individu, qu’aucune règle ne détermine, qui est essentiellement anomique. Nous croyons au contraire que l’anomie est la négation de toute morale.