De la division du travail social/Livre I/Chapitre I/I

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Félix Alcan (p. 50-55).
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Livre I, Chapitre I

I

Rien ne paraît facile au premier abord comme de déterminer le rôle de la division du travail. Ses effets ne sont-ils pas connus de tout le monde ? Parce qu’elle augmente à la fois la force productive et l’habileté du travailleur, elle est la condition nécessaire du développement intellectuel et matériel des sociétés : elle est la source de la civilisation. D’autre part, comme on prête assez volontiers à la civilisation une valeur absolue, on ne songe même pas à chercher une autre fonction à la division du travail.

Qu’elle ait réellement ce résultat, c’est ce qu’on ne peut songer à discuter. Mais si elle n’en avait pas d’autre et ne servait pas à autre chose, on n’aurait aucune raison pour lui attribuer un caractère moral.

En effet, les services qu’elle rend ainsi sont presque complètement étrangers à la vie morale, ou du moins n’ont avec elle que des relations très indirectes et très lointaines. Quoiqu’il soit assez d’usage aujourd’hui de répondre aux diatribes de Rousseau par des dithyrambes en sens inverse, il n’est pas du tout prouvé que la civilisation soit une chose morale. Pour trancher la question, on ne peut pas se référer à des analyses de concepts qui sont nécessairement subjectives ; mais il faudrait connaître un fait qui pût servir à mesurer le niveau de la moralité moyenne et observer ensuite comment il varie à mesure que la civilisation progresse. Malheureusement, cette unité de mesure nous fait défaut ; mais nous en possédons une pour l’immoralité collective. Le nombre moyen des suicides, des crimes de toute sorte, peut en effet servir à marquer la hauteur de l’immoralité dans une société donnée. Or, si l’on fait l’expérience, elle ne tourne guère à l’honneur de la civilisation, car le nombre de ces phénomènes morbides semble s’accroître à mesure que les arts, les sciences et l’industrie progressent[1]. Sans doute il y aurait quelque légèreté à conclure de ce fait que la civilisation est immorale, mais on peut être tout au moins certain que, si elle a sur la vie morale une influence positive et favorable, celle-ci est assez faible.

Si, d’ailleurs, on analyse ce complexus mal défini qu’on appelle la civilisation, on trouve que les éléments dont il est composé sont dépourvus de tout caractère moral.

C’est surtout vrai pour l’activité économique qui accompagne toujours la civilisation. Bien loin qu’elle serve aux progrès de la morale, c’est dans les grands centres industriels que les crimes et les suicides sont le plus nombreux ; en tout cas, il est évident qu’elle ne présente pas les signes extérieurs auxquels on reconnaît les faits moraux. Nous avons remplacé les diligences par les chemins de fer, les bateaux à voiles par les transatlantiques, les petits ateliers par les manufactures ; tout ce déploiement d’activité est généralement regardé comme utile, mais il n’a rien de moralement obligatoire. L’artisan, le petit industriel qui résistent à ce courant général et persévèrent obstinément dans leurs modestes entreprises, font tout aussi bien leur devoir que le grand manufacturier qui couvre un pays d’usines et réunit sous ses ordres toute une armée d’ouvriers. La conscience morale des nations ne s’y trompe pas ; elle préfère un peu de justice à tous les perfectionnements industriels du monde. Sans doute l’activité industrielle n’est pas sans raison d’être ; elle répond à des besoins, mais ces besoins ne sont pas moraux.

À plus forte raison en est-il ainsi de l’art, qui est absolument réfractaire à tout ce qui ressemble à une obligation, car il est le domaine de la liberté. C’est un luxe et une parure qu’il est peut-être beau d’avoir, mais que l’on ne peut pas être tenu d’acquérir : ce qui est superflu ne s’impose pas. Au contraire, la morale c’est le minimum indispensable, le strict nécessaire, le pain quotidien sans lequel les sociétés ne peuvent pas vivre. L’art répond au besoin que nous avons de répandre notre activité sans but, pour le plaisir de la répandre, tandis que la morale nous astreint à suivre une voie déterminée vers un but défini ; qui dit obligation dit du même coup contrainte. Ainsi, quoiqu’il puisse être animé par des idées morales ou se trouver mêlé à l’évolution des phénomènes moraux proprement dits, l’art n’est pas moral par soi-même. Peut-être même l’observation établirait-elle que chez les individus, comme dans les sociétés, un développement intempérant des facultés esthétiques est un grave symptôme au point de vue de la moralité.

De tous les éléments de la civilisation, la science est le seul qui, dans de certaines conditions, présente un caractère moral. En effet, les sociétés tendent de plus en plus à regarder comme un devoir pour l’individu de développer son intelligence en s’assimilant les vérités scientifiques qui sont établies. Il y a, dès à présent, un certain nombre de connaissances que nous devons tous posséder. On n’est pas tenu de se jeter dans la grande mêlée industrielle ; on n’est pas tenu d’être un artiste ; mais tout le monde est maintenant tenu de ne pas rester ignorant. Cette obligation est même si fortement ressentie que, dans certaines sociétés, elle n’est pas seulement sanctionnée par l’opinion publique, mais par la loi. Il n’est pas, d’ailleurs, impossible d’entrevoir d’où vient ce privilège spécial à la science. C’est que la science n’est autre chose que la conscience portée à son plus haut point de clarté. Or, pour que les sociétés puissent vivre dans les conditions d’existence qui leur sont maintenant faites, il faut que le champ de la conscience tant individuelle que sociale s’étende et s’éclaire. En effet, comme les milieux dans lesquels elles vivent deviennent de plus en plus complexes et, par conséquent, de plus en plus mobiles, pour durer, il faut qu’elles changent souvent. D’autre part, plus une conscience est obscure, plus elle est réfractaire au changement, parce qu’elle ne voit pas assez vite qu’il est nécessaire de changer ni dans quel sens il faut changer : au contraire, une conscience éclairée sait préparer par avance la manière de s’y adapter. Voilà pourquoi il est nécessaire que l’intelligence guidée par la science prenne une part plus grande dans le cours de la vie collective.

Seulement, la science que tout le monde est ainsi requis de posséder ne mérite guère d’être appelée de ce nom. Ce n’est pas la science, c’en est tout au plus la partie commune et la plus générale. Elle se réduit, en effet, à un petit nombre de connaissances indispensables qui ne sont exigées de tous que parce qu’elles sont à la portée de tous. La science proprement dite dépasse infiniment ce niveau vulgaire. Elle ne comprend pas seulement ce qu’il est honteux d’ignorer, mais tout ce qu’il est possible de savoir. Elle ne suppose pas seulement chez ceux qui la cultivent ces facultés moyennes que possèdent tous les hommes, mais des dispositions spéciales. Par suite, n’étant accessible qu’à une élite, elle n’est pas obligatoire ; c’est une chose utile et belle, mais elle n’est pas à ce point nécessaire que la société la réclame impérativement. Il est avantageux d’en être muni ; il n’y a rien d’immoral à ne pas l’acquérir. C’est un champ d’action qui est ouvert à l’initiative de tous, mais où nul n’est contraint d’entrer. On n’est pas plus tenu d’être un savant que d’être un artiste. La science est donc, comme l’art et l’industrie, en dehors de la morale[2].

Si tant de controverses ont eu lieu sur le caractère moral de la civilisation, c’est que trop souvent les moralistes n’ont pas de critère objectif pour distinguer les faits moraux des faits qui ne le sont pas. On a l’habitude de qualifier de moral tout ce qui a quelque noblesse et quelque prix, tout ce qui est l’objet d’aspirations un peu élevées, et c’est grâce à cette extension excessive du mot que l’on a fait rentrer la civilisation dans la morale. Pour nous, nous savons que le domaine de l’éthique n’est pas aussi indéterminé : il comprend toutes les règles d’action auxquelles est attachée une sanction et plus particulièrement une sanction répressive diffuse, mais ne va pas plus loin. Par conséquent, puisqu’il n’y a rien dans la civilisation qui présente ce critère de la moralité, elle est moralement indifférente. Si donc la division du travail n’avait pas d’autre rôle que de rendre la civilisation possible, elle participerait à la même neutralité morale.

C’est parce qu’on n’a généralement pas vu d’autre fonction à la division du travail que les théories qu’on en a proposées sont à ce point inconsistantes. En effet, à supposer qu’il existe une zone neutre en morale, nous avons vu[3] que la division du travail n’en fait pas partie. Si elle n’est pas bonne, elle est mauvaise ; si elle n’est pas morale, elle est une déchéance morale. Si donc elle ne sert pas à autre chose, on tombe dans d’insolubles antinomies, car les avantages économiques qu’elle présente sont compensés par des inconvénients moraux et, comme il est impossible de soustraire l’une de l’autre ces deux quantités hétérogènes et incomparables on ne saurait dire laquelle des deux l’emporte sur l’autre, ni, par conséquent, prendre un parti. On invoquera la primauté de la morale pour condamner radicalement la division du travail ? Mais, outre que cette ultima ratio est toujours une sorte de coup d’État scientifique, nous avons dit plus haut pourquoi une telle position est impossible à soutenir.

Il y a plus ; si la division du travail ne remplit pas d’autre rôle, non seulement elle n’a pas de caractère moral, mais on n’aperçoit pas quelle raison d’être elle peut avoir. Nous verrons, en effet, que par elle-même la civilisation n’a pas de valeur intrinsèque et absolue : ce qui en fait le prix, c’est qu’elle correspond à certains besoins. Or, cette proposition sera démontrée plus loin[4], ces besoins sont eux-mêmes des conséquences de la division du travail. C’est parce que celle-ci ne va pas sans un surcroît de fatigue que l’homme est contraint de rechercher, comme un surcroît de réparations, ces biens de la civilisation qui, autrement, seraient pour lui sans intérêt. Si donc la division du travail ne répondait pas à d’autres besoins que ceux-là, elle n’aurait d’autre fonction que d’atténuer les effets qu’elle produit elle-même, que de panser les blessures qu’elle fait. Dans ces conditions, il pourrait être nécessaire de la subir, mais il n’y aurait aucune raison de la vouloir puisque les services qu’elle rendrait se réduiraient à réparer les pertes qu’elle cause.

Tout nous invite donc à chercher une autre fonction à la division du travail. Quelques faits d’observation courante vont nous mettre sur le chemin de la solution.

  1. V. Alexander von Oettingen, Moralstatistik, Erlangen, 1882, §§ 37 et suivants ; — Tarde, Criminalité comparée, ch. II. (pour les suicides, v. plus bas, liv. II. ch. I, § 2.)
  2. « Le caractère essentiel du bien comparé au vrai est donc d’être obligatoire. Le vrai, pris en lui-même, n’a pas ce caractère. » (Janet, Morale, p. 139.)
  3. Voir plus haut, p. 41.
  4. V. liv. II, ch. I et V.