De la division du travail social/Livre I/Chapitre II/I

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Félix Alcan (p. 73-90).
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Livre I, Chapitre II



CHAPITRE II

SOLIDARITÉ MÉCANIQUE OU PAR SIMILITUDES


I

Le lien de solidarité sociale auquel correspond le droit répressif est celui dont la rupture constitue le crime ; nous appelons de ce nom tout acte qui, à un degré quelconque, détermine contre son auteur cette réaction caractéristique qu’on nomme la peine. Chercher ce qu’est ce lien, c’est donc se demander quelle est la cause de la peine, ou, plus clairement, en quoi le crime consiste essentiellement.

Il y a sans doute des crimes d’espèces différentes ; mais entre toutes ces espèces il y a non moins sûrement quelque chose de commun. Ce qui le prouve, c’est que la réaction qu’ils déterminent de la part de la société, à savoir la peine, est, sauf les différences de degrés, toujours et partout la même. L’unité de l’effet révèle l’unité de la cause. Non seulement entre tous les crimes prévus par la législation d’une seule et même société, mais entre tous ceux qui ont été ou qui sont reconnus et punis dans les différents types sociaux, il existe assurément des ressemblances essentielles. Si différents que paraissent au premier abord les actes ainsi qualifiés, il est impossible qu’ils n’aient pas quelque fond commun. Car ils affectent partout de la même manière la conscience morale des nations et produisent partout la même conséquence. Ce sont tous des crimes, c’est-à dire des actes réprimés par des châtiments définis. Or, les propriétés essentielles d’une chose sont celles que l’on observe partout où cette chose existe et qui n’appartiennent qu’à elle. Si donc nous voulons savoir en quoi consiste essentiellement le crime, il faut dégager les traits qui se retrouvent les mêmes dans toutes les variétés criminologiques des différents types sociaux. Il n’en est point qui puissent être négligées. Les conceptions juridiques des sociétés les plus inférieures ne sont pas moins dignes d’intérêt que celles des sociétés les plus élevées ; elles sont des faits non moins instructifs. En faire abstraction serait nous exposer à voir l’essence du crime là où elle n’est pas. C’est ainsi que le biologiste aurait donné des phénomènes vitaux une définition très inexacte, s’il avait dédaigné d’observer les êtres monocellulaires ; car de la seule contemplation des organismes et surtout des organismes supérieurs, il aurait conclu à tort que la vie consiste essentiellement dans l’organisation.

Le moyen de trouver cet élément permanent et général n’est évidemment pas de dénombrer les actes qui ont été en tout temps et en tout lieu qualifiés de crimes, pour observer les caractères qu’ils présentent. Car si, quoi qu’on en ait dit, il y a des actions qui ont été universellement regardées comme criminelles, elles sont l’infime minorité et, par conséquent, une telle méthode ne pourrait nous donner du phénomène qu’une notion singulièrement tronquée, puisqu’elle ne s’appliquerait qu’à des exceptions[1]. Ces variations du droit répressif prouvent en même temps que ce caractère constant ne saurait se trouver parmi les propriétés intrinsèques des actes imposés ou prohibés par les règles pénales, puisqu’ils présentent une telle diversité, mais dans les rapports qu’ils soutiennent avec quelque condition qui leur est extérieure.

On a cru trouver ce rapport dans une sorte d’antagonisme entre ces actions et les grands intérêts sociaux, et on a dit que les règles pénales énonçaient pour chaque type social les conditions fondamentales de la vie collective. Leur autorité viendrait donc de leur nécessité ; d’autre part, comme ces nécessités varient avec les sociétés, on s’expliquerait ainsi la variabilité du droit répressif. Mais nous nous sommes déjà expliqués sur ce point. Outre qu’une telle théorie fait au calcul et à la réflexion une part beaucoup trop grande dans la direction de l’évolution sociale, il y a une multitude d’actes qui ont été ou sont encore regardés comme criminels, sans que par eux-mêmes ils soient nuisibles à la société. En quoi le fait de toucher un objet tabou, un animal ou un homme impur ou consacré, de laisser s’éteindre le feu sacré, de manger de certaines viandes, de ne pas immoler sur la tombe des parents le sacrifice traditionnel, de ne pas prononcer exactement la formule rituelle, de ne pas célébrer certaines fêtes, etc., a-t-il pu jamais constituer un danger social ? On sait pourtant quelle place occupe dans le droit répressif d’une foule de peuples la réglementation du rite, de l’étiquette, du cérémonial, des pratiques religieuses. Il n’y a qu’à ouvrir le Pentateuque pour s’en convaincre, et, comme ces faits se rencontrent normalement dans certaines espèces sociales, il est impossible d’y voir de simples anomalies et des cas pathologiques que l’on a le droit de négliger.

Alors même que l’acte criminel est certainement nuisible à la société, il s’en faut que le degré de nocivité qu’il présente soit régulièrement en rapport avec l’intensité de la répression qui le frappe. Dans le droit pénal des peuples les plus civilisés, le meurtre est universellement regardé comme le plus grand des crimes. Cependant une crise économique, un coup de bourse, une faillite même peuvent désorganiser beaucoup plus gravement le corps social qu’un homicide isolé. Sans doute le meurtre est toujours un mal, mais rien ne prouve que ce soit le plus grand mal. Qu’est-ce qu’un homme de moins pour la société ? Qu’est-ce qu’une cellule de moins dans l’organisme ? On dit que la sécurité générale serait menacée pour l’avenir si l’acte restait impuni : mais qu’on mette en regard l’importance de ce danger, si réel qu’il soit, et celle de la peine ; la disproportion est éclatante. Enfin, les exemples que nous venons de citer montrent qu’un acte peut être désastreux pour une société sans encourir la moindre répression. Cette définition du crime est donc, de toute manière, inadéquate.

Dira-t-on, en la modifiant, que les actes criminels sont ceux qui semblent nuisibles à la société qui les réprime ; que les règles pénales expriment, non pas les conditions qui sont essentielles à la vie sociale, mais celles qui paraissent telles au groupe qui les observe ? Mais une telle explication n’explique rien ; car elle ne nous fait pas comprendre pourquoi, dans un si grand nombre de cas, les sociétés se sont trompées et ont imposé des pratiques qui par elles-mêmes n’étaient même pas utiles. En définitive, cette prétendue solution du problème se réduit à un véritable truisme ; car, si les sociétés obligent ainsi chaque individu à obéir à ces règles, c’est évidemment qu’elles estiment à tort ou à raison, que cette obéissance régulière et ponctuelle leur est indispensable ; c’est qu’elles y tiennent énergiquement. C’est donc comme si l’on disait que les sociétés jugent ces règles nécessaires parce qu’elles les jugent nécessaires. Ce qu’il nous faudrait dire, c’est pourquoi elles les jugent ainsi. Si ce sentiment avait sa cause dans la nécessité objective des prescriptions pénales ou du moins dans leur utilité, ce serait une explication. Mais elle est contredite par les faits ; la question reste tout entière.

Cependant cette dernière théorie n’est pas sans quelque fondement ; c’est avec raison qu’elle cherche dans certains états du sujet les conditions constitutives de la criminalité. En effet, le seul caractère commun à tous les crimes, c’est qu’ils consistent — sauf quelques exceptions apparentes qui seront examinées plus loin — en des actes universellement réprouvés par les membres de chaque société. On se demande aujourd’hui si cette réprobation est rationnelle et s’il ne serait pas plus sage de ne voir dans le crime qu’une maladie ou qu’une erreur. Mais nous n’avons pas à entrer dans ces discussions ; nous cherchons à déterminer ce qui est ou a été, non ce qui doit être. Or la réalité du fait que nous venons d’établir n’est pas contestable ; c’est dire que le crime froisse des sentiments qui, pour un même type social, se retrouvent dans toutes les consciences saines.

Il n’est pas possible de déterminer autrement la nature de ces sentiments, de les définir en fonction de leurs objets particuliers ; car ces objets ont infiniment varié et peuvent varier encore[2]. Aujourd’hui, ce sont les sentiments altruistes qui présentent ce caractère de la manière la plus marquée ; mais il fut un temps très voisin de nous, où les sentiments religieux, domestiques et mille autres sentiments traditionnels avaient exactement les mêmes effets. Maintenant encore, il s’en faut que la sympathie négative pour autrui soit, comme le veut M. Garofalo, seule à produire ce résultat. Est-ce que, même en temps de paix, nous n’avons pas pour l’homme qui trahit sa pairie au moins autant d’aversion que pour le voleur et l’escroc ? Est-ce que, dans les pays où le sentiment monarchique est encore vivant, les crimes de lèse-majesté ne soulèvent pas une indignation générale ? Est-ce que, dans les pays démocratiques, les injures adressées au peuple ne déchaînent pas les mêmes colères ? On ne saurait donc dresser une liste des sentiments dont la violation constitue l’acte criminel ; ils ne se distinguent des autres que par ce trait, c’est qu’ils sont communs à la grande moyenne des individus de la même société. Aussi les règles qui prohibent ces actes et que sanctionne le droit pénal sont-elles les seules auxquelles le fameux axiome juridique nul n’est censé ignorer la loi s’applique sans fiction. Comme elles sont gravées dans toutes les consciences, tout le monde les connaît et sent qu’elles sont fondées. C’est du moins vrai de l’état normal. S’il se rencontre des adultes qui ignorent ces règles fondamentales ou n’en reconnaissent pas l’autorité, une telle ignorance ou une telle indocilité sont des symptômes irrécusés de perversion pathologique ; ou bien, s’il arrive qu’une disposition pénale se maintienne quelque temps sans qu’elle soit contestée de tout le monde, c’est grâce à un concours de circonstances exceptionnelles, par conséquent anormales, et un tel état de choses ne peut jamais durer.

C’est ce qui explique la manière particulière dont le droit pénal se codifie. Tout droit écrit a un double objet : prescrire certaines obligations, définir les sanctions qui y sont attachées. Dans le droit civil, et plus généralement dans toute espèce de droit à sanctions restitutives, le législateur aborde et résout séparément ces deux problèmes. Il détermine d’abord l’obligation avec toute la précision possible et c’est seulement ensuite qu’il dit la manière dont elle doit être sanctionnée. Par exemple, dans le chapitre de notre Code civil qui est consacré aux devoirs respectifs des époux, ces droits et ces obligations sont énoncés d’une manière positive ; mais il n’y est pas dit ce qui arrive quand ces devoirs sont violés de part ou d’autre. C’est ailleurs qu’il faut aller chercher cette sanction. Parfois même elle est totalement sous-entendue. Ainsi l’article 214 du Code civil ordonne à la femme d’habiter avec son mari : on en déduit que le mari peut la forcer à réintégrer le domicile conjugal, mais cette sanction n’est nulle part formellement indiquée. Le droit pénal, tout au contraire, n’édicte que des sanctions, mais il ne dit rien des obligations auxquelles elles se rapportent. Il ne commande pas de respecter la vie d’autrui, mais de frapper de mort l’assassin. Il ne dit pas tout d’abord, comme fait le droit civil, voici le devoir, mais tout de suite, voici la peine. Sans doute, si l’action est punie, c’est qu’elle est contraire à une règle obligatoire ; mais cette règle n’est pas expressément formulée. Il ne peut y avoir à cela qu’une raison, c’est que la règle est connue et acceptée de tout le monde. Quand un droit coutumier passe à l’état de droit écrit et se codifie, c’est que des questions litigieuses réclament une solution plus définie ; si la coutume continuait à fonctionner silencieusement, sans soulever de discussions ni de difficultés, il n’y aurait pas de raison pour qu’elle se transformât. Puisque le droit pénal ne se codifie que pour établir une échelle graduée de peines, c’est donc que celle-ci seule peut prêter au doute. Inversement, si les règles dont la peine punit la violation n’ont pas besoin de recevoir une expression juridique, c’est qu’elles ne sont l’objet d’aucune contestation, c’est que tout le monde en sent l’autorité[3].

Il est vrai que parfois le Pentateuque n’édicte pas de sanctions, quoique, comme nous le verrons, il ne contienne guère que des dispositions pénales. C’est le cas pour les dix commandements, tels qu’ils se trouvent formulés au chapitre XX de l’Exode et au chapitre V du Deutéronome. Mais c’est que le Pentateuque, quoiqu’il ait fait office de Code, n’est pourtant pas un Code proprement dit. Il n’a pas pour objet de réunir en un système unique et de préciser en vue de la pratique les règles pénales suivies par le peuple juif ; c’est même si peu une codification que les différentes parties dont il est composé semblent n’avoir pas été rédigées à la même époque. C’est avant tout un résumé des traditions de toute sorte par lesquelles les Juifs s’expliquaient à eux-mêmes et à leur façon la genèse du monde, de leur société et de leurs principales pratiques sociales. Si donc il énonce certains devoirs qui certainement étaient sanctionnés par des peines, ce n’était pas qu’ils fussent ignorés ou méconnus des Juifs ni qu’il fût nécessaire de les leur révéler ; au contraire, puisque le livre n’est qu’un tissu de légendes nationales, on peut être assuré que tout ce qu’il renferme était écrit dans toutes les consciences. Mais c’est qu’il s’agissait essentiellement de reproduire en les fixant les croyances populaires sur l’origine de ces préceptes, sur les circonstances historiques dans lesquelles ils étaient censés avoir été promulgués, sur les sources de leur autorité ; or, de ce point de vue, la détermination de la peine devient quelque chose d’accessoire[4].

C’est pour la même raison que le fonctionnement de la justice répressive tend toujours à rester plus ou moins diffus. Dans des types sociaux très différents, elle ne s’exerce pas par l’organe d’un magistrat spécial, mais la société tout entière y participe dans une mesure plus ou moins large. Dans les sociétés primitives, où, comme nous le verrons, le droit est tout entier pénal, c’est l’assemblée du peuple qui rend la justice. C’était le cas chez les anciens Germains[5]. À Rome, tandis que les affaires civiles relevaient du préteur, les affaires criminelles étaient jugées par le peuple, d’abord par les comices curies et ensuite, à partir de la loi des XII Tables, par les comices centuries ; jusqu’à la fin de la république, et quoiqu’en fait il eût délégué ses pouvoirs à des commissions permanentes, il reste en principe le juge suprême pour ces sortes de procès[6]. À Athènes, sous la législation de Solon, la juridiction criminelle appartenait en partie aux Ἡλιαία, vaste collège qui nominalement comprenait tous les citoyens au-dessus de trente ans[7]. Enfin, chez les nations germano-latines, la société intervient dans l’exercice de ces mêmes fonctions, représentée par le jury. L’état de diffusion où se trouve ainsi cette partie du pouvoir judiciaire serait inexplicable, si les règles dont il assure l’observation et par conséquent les sentiments auxquels ces règles répondent, n’étaient immanents dans toutes les consciences. Il est vrai que, dans d’autres cas, il est détenu par une classe privilégiée ou par des magistrats particuliers. Mais ces faits ne diminuent pas la valeur démonstrative des précédents : car, de ce que les sentiments collectifs ne réagissent plus qu’à travers certains intermédiaires, il ne suit pas qu’ils aient cessé d’être collectifs pour se localiser dans un nombre restreint de consciences. Mais cette délégation peut être due soit à la multiplicité plus grande des affaires qui nécessite l’institution de fonctionnaires spéciaux, soit à la très grande importance prise par certains personnages ou certaines classes et qui en fait les interprètes autorisés des sentiments collectifs.


Cependant on n’a pas défini le crime quand on a dit qu’il consiste dans une offense aux sentiments collectifs ; car il en est parmi ces derniers qui peuvent être offensés sans qu’il y ait crime. Ainsi, l’inceste est l’objet d’une aversion assez générale, et cependant c’est une action simplement immorale. Il en est de même des manquements à l’honneur sexuel que commet la femme en dehors de l’état de mariage, du fait d’aliéner totalement sa liberté entre les mains d’autrui ou d’accepter d’autrui une telle aliénation. Les sentiments collectifs auxquels correspond le crime doivent donc se singulariser des autres par quelque propriété distinctive : ils doivent avoir une certaine intensité moyenne. Non seulement ils sont gravés dans toutes les consciences, mais ils y sont fortement gravés. Ce ne sont pas des velléités hésitantes et superficielles, mais des émotions et des tendances qui sont fortement enracinées en nous. Ce qui le prouve, c’est l’extrême lenteur avec laquelle le droit pénal évolue. Non seulement il se modifie plus difficilement que les mœurs, mais il est la partie du droit positif la plus réfractaire au changement. Que l’on observe, par exemple, ce qu’a fait le législateur depuis le commencement du siècle dans les différentes sphères de la vie juridique ; les innovations dans les matières de droit pénal sont extrêmement rares et restreintes, tandis qu’au contraire une multitude de dispositions nouvelles se sont introduites dans le droit civil, le droit commercial, le droit administratif et constitutionnel. Que l’on compare le droit pénal tel que la loi des XII Tables l’a fixé à Rome avec l’état où il se trouve à l’époque classique ; les changements que l’on constate sont bien peu de chose à côté de ceux qu’a subis le droit civil pendant le même temps. Dés l’époque des XII Tables, dit Mainz, les principaux crimes et délits sont constitués : « Durant dix générations, le catalogue des crimes publics ne fut augmenté que par quelques lois qui punissent le péculat, la brigue et peut-être le plagium[8]. » Quant aux délits privés, on n’en reconnut que deux nouveaux : la rapine (actio bonorum vi raptorum) et le dommage causé injustement (damnum injuria datum). On retrouve le même fait partout. Dans les sociétés inférieures, le droit, comme nous le verrons, est presque exclusivement pénal ; aussi est-il très stationnaire. D’une manière générale, le droit religieux est toujours répressif ; il est essentiellement conservateur. Cette fixité du droit pénal témoigne de la force de résistance des sentiments collectifs auxquels il correspond. Inversement, la plus grande plasticité des règles purement morales et la rapidité relative de leur évolution démontrent la moindre énergie des sentiments qui en sont la base ; ou bien ils sont plus récemment acquis et n’ont pas encore eu le temps de pénétrer profondément les consciences, ou bien ils sont en train de perdre racine et remontent du fond à la surface.

Une dernière addition est encore nécessaire pour que notre définition soit exacte. Si, en général, les sentiments que protègent des sanctions simplement morales, c’est-à-dire diffuses, sont moins intenses et moins solidement organisés que ceux que protègent des peines proprement dites, cependant il y a des exceptions. Ainsi il n’y a aucune raison d’admettre que la piété filiale moyenne ou même les formes élémentaires de la compassion pour les misères les plus apparentes soient aujourd’hui des sentiments plus superficiels que le respect de la propriété ou de l’autorité publique ; cependant, le mauvais fils et l’égoïste même le plus endurci ne sont pas traités en criminels. Il ne suffit donc pas que les sentiments soient forts, il faut qu’ils soient précis. En effet, chacun d’eux est relatif à une pratique très définie. Cette pratique peut être simple ou complexe, positive ou négative, c’est-à-dire consister dans une action ou une abstention, mais elle est toujours déterminée. Il s’agit de faire ou de ne pas faire ceci ou cela, de ne pas tuer, de ne pas blesser, de prononcer telle formule, d’accomplir tel rite, etc. Au contraire, les sentiments comme l’amour filial ou la charité sont des aspirations vagues vers des objets très généraux. Aussi les règles pénales sont-elles remarquables par leur netteté et leur précision, tandis que les règles purement morales ont généralement quelque chose de flottant. Leur nature indécise fait même que très souvent il est difficile d’en donner une formule arrêtée. Nous pouvons bien dire d’une manière très générale qu’on doit travailler, qu’on doit avoir pitié d’autrui, etc. ; mais nous ne pouvons fixer de quelle façon ni dans quelle mesure. Il y a place ici par conséquent pour des variations et des nuances. Au contraire, parce que les sentiments qu’incarnent les règles pénales sont déterminés, ils ont une bien plus grande uniformité ; comme ils ne peuvent pas être entendus de manières différentes, ils sont partout les mêmes.


Nous sommes maintenant en état de conclure.

L’ensemble des croyances et des sentiments communs à la moyenne des membres d’une même société forme un système déterminé qui a sa vie propre ; on peut l’appeler la conscience collective ou commune. Sans doute elle n’a pas pour substrat un organe unique ; elle est, par définition, diffuse dans toute l’étendue de la société ; mais elle n’en a pas moins des caractères spécifiques qui en font une réalité distincte. En effet, elle est indépendante des conditions particulières où les individus se trouvent placés ; ils passent et elle reste. Elle est la même au Nord et au Midi, dans les grandes villes et dans les petites, dans les différentes professions. De même, elle ne change pas à chaque génération, mais elle relie au contraire les unes aux autres les générations successives. Elle est donc tout autre chose que les consciences particulières, quoiqu’elle ne soit réalisée que chez des individus. Elle est le type psychique de la société, type qui a ses propriétés, ses conditions d’existence, son mode de développement, tout comme les types individuels, quoique d’une autre manière. À ce titre, elle a donc le droit d’être désignée par un mot spécial. Celui que nous avons employé plus haut n’est pas, il est vrai, sans ambiguïté. Comme les termes de collectif et de social sont souvent pris l’un pour l’autre, on est induit à croire que la conscience collective est toute la conscience sociale, c’est-à-dire s’étend aussi loin que la vie psychique de la société, alors que, surtout dans les sociétés supérieures, elle n’en est qu’une partie très restreinte. Les fonctions judiciaires, gouvernementales, scientifiques, industrielles, en un mot toutes les fonctions spéciales sont d’ordre psychique, puisqu’elles consistent en des systèmes de représentations et d’actions ; cependant elles sont évidemment en dehors de la conscience commune. Pour éviter une confusion[9] qui a été commise, le mieux serait peut-être de créer une expression technique pour désigner spécialement l’ensemble des similitudes sociales. Néanmoins, comme l’emploi d’un mot nouveau, quand il n’est pas absolument nécessaire, n’est pas sans inconvénient, nous garderons l’expression plus usitée de conscience collective ou commune, mais en nous rappelant toujours le sens étroit dans lequel nous l’employons.

Nous pouvons donc, résumant l’analyse qui précède, dire qu’un acte est criminel quand il offense les états forts et définis de la conscience collective[10].

La lettre de cette proposition n’est guère contestée, mais on lui donne d’ordinaire un sens très différent de celui qu’elle doit avoir. On l’entend comme si elle exprimait non la propriété essentielle du crime, mais une de ses répercussions. On sait bien qu’il froisse des sentiments très généraux et très énergiques ; mais on croit que cette généralité et cette énergie viennent de la nature criminelle de l’acte, qui par conséquent reste tout entier à définir. On ne conteste pas que tout délit soit universellement réprouvé, mais on prend pour accordé que la réprobation dont il est l’objet résulte de sa délictuosité. Seulement on est ensuite fort embarrassé pour dire en quoi cette délictuosité consiste. Dans une immoralité particulièrement grave ? Je le veux ; mais c’est répondre à la question par la question et mettre un mot à la place d’un autre ; car il s’agit précisément de savoir ce que c’est que l’immoralité, et surtout cette immoralité particulière que la société réprime au moyen de peines organisées et qui constitue la criminalité. Elle ne peut évidemment venir que d’un ou plusieurs caractères communs à toutes les variétés criminologiques ; or, le seul qui satisfasse à cette condition, c’est cette opposition qu’il y a entre le crime, quel qu’il soit, et certains sentiments collectifs. C’est donc cette opposition qui fait le crime bien loin qu’elle en dérive. En d’autres termes, il ne faut pas dire qu’un acte froisse la conscience commune parce qu’il est criminel, mais qu’il est criminel parce qu’il froisse la conscience commune. Nous ne le réprouvons pas parce qu’il est un crime, mais il est un crime parce que nous le réprouvons. Quant à la nature intrinsèque de ces sentiments, il est impossible de la spécifier ; ils ont les objets les plus divers et on n’en saurait donner une formule unique. On ne peut dire qu’ils se rapportent ni aux intérêts vitaux de la société, ni à un minimum de justice ; toutes ces définitions sont inadéquates. Mais par cela seul qu’un sentiment, quelles qu’en soient l’origine et la fin, se retrouve dans toutes les consciences avec un certain degré de force et de précision, tout acte qui le froisse est un crime. La psychologie contemporaine revient de plus en plus à l’idée de Spinoza, d’après laquelle les choses sont bonnes parce que nous les aimons, bien loin que nous les aimions parce qu’elles sont bonnes. Ce qui est primitif, c’est la tendance, l’inclination ; le plaisir et la douleur ne sont que des faits dérivés. Il en est de même dans la vie sociale. Un acte est socialement mauvais parce qu’il est repoussé par la société. Mais, dira-t-on, n’y a-t-il pas des sentiments collectifs qui résultent du plaisir ou de la douleur que la société éprouve au contact de leurs objets ? Sans doute, mais ils n’ont pas tous cette origine. Beaucoup, sinon la plupart, dérivent de tout autres causes. Tout ce qui détermine l’activité à prendre une forme définie peut donner naissance à des habitudes, d’où résultent des tendances qu’il faut désormais satisfaire. De plus, ce sont ces dernières tendances qui seules sont vraiment fondamentales. Les autres n’en sont que des formes spéciales et mieux déterminées ; car, pour trouver du charme à tel ou tel objet, il faut que la sensibilité collective soit déjà constituée de manière à pouvoir le goûter. Si les sentiments correspondants sont abolis, l’acte le plus funeste à la société pourra être non seulement toléré, mais honoré et proposé en exemple. Le plaisir est incapable de créer de toutes pièces un penchant ; il peut seulement attacher ceux qui existent à telle ou telle fin particulière, pourvu que celle-ci soit en rapport avec leur nature initiale.


Cependant, il y a des cas où l’explication précédente ne paraît pas s’appliquer. Il y a des actes qui sont plus sévèrement réprimés qu’ils ne sont fortement réprouvés par l’opinion moyenne. Ainsi, la coalition des fonctionnaires, l’empiétement des autorités judiciaires sur les autorités administratives, des fonctions religieuses sur les fonctions civiles sont l’objet d’une répression qui n’est pas en rapport avec l’indignation qu’ils soulèvent dans les consciences. La soustraction de pièces publiques nous laisse assez indifférents et pourtant est frappée de châtiments assez élevés. Il arrive même que l’acte puni ne froisse directement aucun sentiment collectif : il n’y a rien en nous qui proteste contre le fait de pécher et de chasser en temps prohibé ou de faire passer des voitures trop lourdes sur la voie publique. Cependant il n’y a aucune raison de séparer complètement ces délits des autres ; toute distinction radicale[11] serait arbitraire puisqu’ils présentent tous, à des degrés divers, le même critère externe. Sans doute, dans aucun de ces exemples la peine ne paraît injuste ; si elle était contraire aux mœurs, elle n’eût pu s’établir. Mais, si elle n’est pas repoussée par l’opinion publique, celle-ci, abandonnée à elle-même, ou ne la réclamerait pas du tout ou se montrerait moins exigeante. C’est donc que dans tous les cas de ce genre la délictuosité ne dérive pas, ou ne dérive pas tout entière, de la vivacité des sentiments collectifs qui sont offensés, mais reconnaît une autre cause.

Il est certain, en effet, qu’une fois qu’un pouvoir gouvernemental est institué, il a par lui-même assez de force pour attacher spontanément à certaines règles de conduite une sanction pénale. Il est capable, par son action propre, de créer certains délits ou d’aggraver la valeur criminologique de certains autres. Aussi tous les actes que nous venons de citer présentent-ils ce caractère commun qu’ils sont dirigés contre quelqu’un des organes directeurs de la vie sociale. Faut-il donc admettre qu’il y a deux genres de crimes relevant de deux causes différentes ? On ne saurait s’arrêter à une telle hypothèse. Quelque nombreuses qu’en soient les variétés, le crime est partout le même essentiellement, puisqu’il détermine partout le même effet, à savoir la peine, qui, si elle peut être plus ou moins intense, ne change pas pour cela de nature. Or, un même fait ne peut avoir deux causes, à moins que cette dualité ne soit qu’apparente et qu’au fond elles n’en fassent qu’une. Le pouvoir de réaction qui est propre à l’État doit donc être de même nature que celui qui est diffus dans la société.

Et en effet d’où viendrait-il ? De la gravité des intérêts que gère l’État et qui demandent à être protégés d’une manière toute particulière ? Mais nous savons que la seule lésion d’intérêts même graves ne suffit pas à déterminer la réaction pénale ; il faut encore qu’elle soit ressentie d’une certaine façon. D’où vient d’ailleurs que le moindre dommage causé à l’organe gouvernemental soit puni, alors que des désordres beaucoup plus redoutables dans d’autres organes sociaux ne sont réparés que civilement ? La plus petite infraction à la police de la voirie est frappée d’une amende ; la violation même répétée des contrats, le manque constant de délicatesse dans les rapports économiques n’obligent qu’à la réparation du préjudice. Sans doute l’appareil de direction joue un rôle éminent dans la vie sociale ; mais il en est d’autres dont l’intérêt ne laisse pas d’être vital et dont le fonctionnement n’est pourtant pas assuré de cette manière. Si le cerveau a son importance, l’estomac est un organe qui lui aussi est essentiel, et les maladies de l’un sont des menaces pour la vie comme celles de l’autre. Pourquoi ce privilège fait à ce qu’on appelle parfois le cerveau social ?

La difficulté se résout facilement si l’on remarque que, partout où un pouvoir directeur s’établit, sa première et sa principale fonction est de faire respecter les croyances, les traditions, les pratiques collectives, c’est-à-dire de défendre la conscience commune contre tous les ennemis du dedans comme du dehors. Il en devient ainsi le symbole, l’expression vivante aux yeux de tous. Aussi la vie qui est en elle se communique-t-elle à lui, comme les affinités des idées se communiquent aux mots qui les représentent, et voilà comment il prend un caractère qui le met hors de pair. Ce n’est plus une fonction sociale plus ou moins importante, c’est le type collectif incarné. Il participe donc à l’autorité que ce dernier exerce sur les consciences et c’est de là que lui vient sa force. Seulement, une fois que celle-ci est constituée, sans s’affranchir de la source d’où elle découle et où elle continue à s’alimenter, elle devient pourtant un facteur autonome de la vie sociale, capable de produire spontanément des mouvements propres que ne détermine aucune impulsion externe, précisément à cause de cette suprématie qu’elle a conquise. Comme, d’autre part, elle n’est qu’une dérivation de la force qui est immanente à la conscience commune, elle a nécessairement les mêmes propriétés et réagit de la même manière, alors même que cette dernière ne réagit pas tout à fait à l’unisson. Elle repousse donc toute force antagoniste comme ferait l’âme diffuse de la société, alors même que celle-ci ne sent pas cet antagonisme ou ne le sent pas aussi vivement ; c’est-à-dire qu’elle marque comme crimes des actes qui la froissent sans pourtant froisser au même degré les sentiments collectifs. Mais c’est de ces derniers qu’elle reçoit toute l’énergie qui lui permet de créer des crimes et des délits. Outre qu’elle ne peut venir d’ailleurs et que pourtant elle ne peut pas venir de rien, les faits suivants, qui seront amplement développés dans toute la suite de cet ouvrage, confirment cette explication. L’étendue de l’action que l’organe gouvernemental exerce sur le nombre et sur la qualification des actes criminels dépend de la force qu’il recèle. Celle-ci à son tour peut être mesurée soit par l’étendue de l’autorité qu’il exerce sur les citoyens, soit par le degré de gravité reconnu aux crimes dirigés contre lui. Or nous verrons que c’est dans les sociétés inférieures que cette autorité est le plus grande et cette gravité le plus élevée, et, d’autre part, que c’est dans ces mêmes types sociaux que la conscience collective a le plus de puissance[12].

C’est donc toujours à cette dernière qu’il faut revenir ; c’est d’elle que directement ou indirectement découle toute criminalité. Le crime n’est pas simplement la lésion d’intérêts même graves, c’est une offense contre une autorité en quelque sorte transcendante. Or, expérimentalement, il n’y a pas de force morale supérieure à l’individu, sauf la force collective.

Il y a d’ailleurs une manière de contrôler le résultat auquel nous venons d’arriver. Ce qui caractérise le crime, c’est qu’il détermine la peine. Si donc notre définition du crime est exacte, elle doit rendre compte de tous les caractères de la peine. Nous allons procéder à cette vérification.

Mais auparavant il faut établir quels sont ces caractères.

  1. C’est pourtant cette méthode qu’a suivie M. Garofalo. Sans doute, il semble y renoncer quand il reconnaît l’impossibilité de dresser une liste de faits universellement punis (Criminologie, 3), ce qui d’ailleurs est excessif. Mais il y revient finalement puisque, en somme, le crime naturel est pour lui celui qui froisse les sentiments qui sont partout à la base du droit pénal, c’est-à-dire la partie invariable du sens moral et celle-là seulement. Mais pourquoi le crime qui froisse quelque sentiment particulier à certains types sociaux serait-il moins crime que les autres ? M. Garofalo est ainsi amené à refuser le caractère de crime à des actes qui ont été universellement reconnus comme criminels dans certaines espèces sociales et, par suite, à rétrécir artificiellement les cadres de la criminalité. Il en résulte que sa notion du crime est singulièrement incomplète. Elle est aussi bien flottante, car l’auteur ne fait pas entrer dans ses comparaisons tous les types sociaux, mais il en exclut un grand nombre qu’il traite d’anormaux. On peut dire d’un fait social qu’il est anormal par rapport au type de l’espèce, mais une espèce ne saurait être anormale. Les deux mots jurent d’être accouplés. Si intéressant que soit l’effort de M. Garofalo pour arriver à une notion scientifique du délit, il n’est pas fait avec une méthode suffisamment exacte et précise. C’est ce que montre bien cette expression de délit naturel dont il se sert. Est-ce que tous les délits ne sont pas naturels ? Il est probable qu’il y a là un retour de la doctrine de Spencer, pour qui la vie sociale n’est vraiment naturelle que dans les sociétés industrielles. Malheureusement rien n’est plus faux.
  2. Nous ne voyons pas quelle raison scientifique M. Garofalo a de dire que les sentiments moraux actuellement acquis à la partie civilisée de l’humanité constituent une morale « non susceptible de perte, mais d’un développement toujours croissant » (p. 9). Qu’est-ce qui permet de marquer ainsi une limite aux changements qui se feront dans un sens ou dans l’autre ?
  3. Cf. Binding, Die Normen und ihre Uebertretung. Leipzig, 1872, I, 6 et suivantes.
  4. Les seules exceptions véritables à cette particularité du droit pénal se produisent quand c’est un acte de l’autorité publique qui crée le délit. Dans ce cas, le devoir est généralement défini indépendamment de la sanction ; on se rendra compte plus loin de la cause de cette exception.
  5. Tacite, Germania, ch. XII.
  6. Cf. Walter, Histoire de la procédure civile et du droit criminel chez les Romains, tr. fr., § 829 ; Rein, Criminalrecht der Romer, p. 63.
  7. Cf. Gilbert, Handbuch der Grieschischen staatsalterhümer. Leipzig, 1881, I, 138.
  8. Esquisse historique du droit criminel de l’ancienne Rome in Nouvelle Revue historique du droit français et étranger, 1882, p. 24 et 27.
  9. La confusion n’est pas sans danger. Ainsi, on se demande parfois si la conscience individuelle varie ou non comme la conscience collective ; tout dépend du sens qu’on donne au mot. S’il représente des similitudes sociales, le rapport de variation est inverse, nous le verrons ; s’il désigne toute la vie psychique de la société, le rapport est direct. Il est donc bien nécessaire de distinguer.
  10. Nous n’entrons pas dans la question de savoir si la conscience collective est une conscience comme celle de l’individu. Par ce mot, nous désignons simplement l’ensemble des similitudes sociales, sans préjuger la catégorie par laquelle ce système de phénomènes doit être défini.
  11. Il n’y a qu’à voir comment M. Garofalo distingue ce qu’il appelle les vrais crimes des autres (p. 43) ; c’est d’après une appréciation personnelle qui ne repose sur aucun caractère objectif.
  12. D’ailleurs, quand l’amende est toute la peine, comme elle n’est qu’une réparation dont le montant est fixe, l’acte est sur les limites du droit pénal et du droit restitutif.