De la division du travail social/Livre I/Chapitre III/III

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Félix Alcan (p. 130-137).
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Livre I, Chapitre III

III


Si du droit restitutif on distrait les règles dont il vient d’être parlé, ce qui reste constitue un système non moins défini qui comprend le droit domestique, le droit contractuel, le droit commercial, le droit des procédures, le droit administratif et constitutionnel. Les relations qui y sont réglées y sont d’une tout autre nature que les précédentes ; elles expriment un concours positif, une coopération qui dérive essentiellement de la division du travail.

Les questions que résout le droit domestique peuvent être ramenées aux deux types suivants :

1o Qui est chargé des différentes fonctions domestiques ? Qui est époux, qui père, qui enfant légitime, qui tuteur, etc. ?

2o Quel est le type normal de ces fonctions et leurs rapports ?

C’est à la première de ces questions que répondent les dispositions qui déterminent les qualités et les conditions requises pour contracter mariage, les formalités nécessaires pour que le mariage soit valable, les conditions de la filiation légitime, naturelle, adoptive, la manière dont le tuteur doit être choisi, etc.

C’est au contraire la seconde question que résolvent les chapitres sur les droits et les devoirs respectifs des époux, sur l’état de leurs rapports en cas de divorce, de nullité de mariage, de séparation de corps et de biens, sur la puissance paternelle, sur les effets de l’adoption, sur l’administration du tuteur et ses rapports avec le pupille, sur le rôle du conseil de famille vis-à-vis du premier et du second, sur le rôle des parents dans les cas d’interdiction et de conseil judiciaire.

Cette partie du droit civil a donc pour objet de déterminer la manière dont se distribuent les différentes fonctions familiales et ce qu’elles doivent être dans leurs mutuelles relations ; c’est dire qu’il exprime la solidarité particulière qui unit entre eux les membres de la famille par suite de la division du travail domestique. Il est vrai qu’on n’est guère habitué à envisager la famille sous cet aspect ; on croit le plus souvent que ce qui en fait la cohésion, c’est exclusivement la communauté des sentiments et des croyances. Il y a en effet tant de choses communes entre les membres du groupe familial que le caractère spécial des tâches qui reviennent à chacun d’eux nous échappe facilement ; c’est ce qui faisait dire à A. Comte que l’union domestique exclut « toute pensée de coopération directe et continue à un but quelconque[1] ». Mais l’organisation juridique de la famille, dont nous venons de rappeler sommairement les lignes essentielles, démontre la réalité de ces différences fonctionnelles et leur importance. L’histoire de la famille à partir des origines n’est même qu’un mouvement ininterrompu de dissociation au cours duquel ces diverses fonctions, d’abord indivises et confondues les unes dans les autres, se sont peu à peu séparées, constituées à part, réparties entre les différents parents suivant leur sexe, leur âge, leurs rapports de dépendance, de manière à faire de chacun d’eux un fonctionnaire spécial de la société domestique[2]. Bien loin de n’être qu’un phénomène accessoire et secondaire, cette division du travail familial domine au contraire tout le développement de la famille.


Le rapport de la division du travail avec le droit contractuel n’est pas moins accusé.

En effet, le contrat est par excellence l’expression juridique de la coopération. Il y a, il est vrai, les contrats dits de bienfaisance où l’une seulement des parties est liée. Si je donne à autrui quelque chose sans conditions, si je me charge gratuitement d’un dépôt ou d’un mandat, il en résulte pour moi des obligations précises et déterminées. Pourtant, il n’y a pas de concours proprement dit entre les contractants, puisqu’il n’y a de charges que d’un côté. Cependant la coopération n’est pas absente du phénomène ; elle est seulement gratuite ou unilatérale. Qu’est-ce, par exemple, que la donation, sinon un échange sans obligations réciproques ? Ces sortes de contrats ne sont donc qu’une variété des contrats vraiment coopératifs.

D’ailleurs ils sont très rares ; car ce n’est qu’exceptionnellement que les actes de bienfaisance relèvent de la réglementation légale. Quant aux autres contrats, qui sont l’immense majorité, les obligations auxquelles ils donnent naissance sont corrélatives ou d’obligations réciproques, ou de prestations déjà effectuées. L’engagement d’une partie résulte ou de l’engagement pris par l’autre, ou d’un service déjà rendu par cette dernière[3]. Or, cette réciprocité n’est possible que là où il y a coopération, et celle-ci, à son tour, ne va pas sans la division du travail. Coopérer, en effet, c’est se partager une tâche commune. Si cette dernière est divisée en tâches qualitativement similaires, quoique indispensables les unes aux autres, il y a division du travail simple ou du premier degré. Si elles sont de nature différente, il y a division du travail composée, spécialisation proprement dite.

Cette dernière forme de la coopération est d’ailleurs de beaucoup celle qu’exprime le plus généralement le contrat. Le seul qui ait une autre signification est le contrat de société, et peut-être aussi le contrat de mariage, en tant qu’il détermine la part contributive des époux aux dépenses du ménage. Encore, pour qu’il en soit ainsi, faut-il que le contrat de société mette tous les associés sur le même niveau, que leurs apports soient identiques que leurs fonctions soient les mêmes, et c’est un cas qui ne se présente jamais exactement dans les relations matrimoniales, par suite de la division du travail conjugal. En regard de ces rares espèces, qu’on mette la multiplicité des contrats qui ont pour objet d’ajuster les unes aux autres des fonctions spéciales et différentes : contrats entre l’acheteur et le vendeur, contrats d’échange, contrats entre entrepreneurs et ouvriers, entre le locataire de la chose et le locateur, entre le préteur et l’emprunteur, entre le dépositaire et le déposant, entre l’hôtelier et le voyageur, entre le mandataire et le mandant, entre le créancier et la caution du débiteur, etc. D’une manière générale, le contrat est le symbole de l’échange ; aussi M. Spencer a-t-il pu, non sans justesse, qualifier de contrat physiologique l’échange de matériaux qui se fait à chaque instant entre les différents organes du corps vivant[4]. Or, il est clair que l’échange suppose toujours quelque division du travail plus ou moins développée. Il est vrai que les contrats que nous venons de citer ont encore un caractère un peu général. Mais il ne faut pas oublier que le droit ne figure que les contours généraux, les grandes lignes des rapports sociaux, celles qui se retrouvent identiquement dans des sphères différentes de la vie collective. Aussi chacun de ces types de contrats en suppose-t-il une multitude d’autres, plus particuliers, dont il est comme l’empreinte commune et qu’il réglemente du même coup, mais où les relations s’établissent entre des fonctions plus spéciales. Donc, malgré la simplicité relative de ce schéma, il suffit à manifester l’extrême complexité des faits qu’il résume.

Cette spécialisation des fonctions est d’ailleurs plus immédiatement apparente dans le Code de commerce qui réglemente surtout les contrats spéciaux au commerce : contrats entre le commissionnaire et le commettant, entre le voiturier et l’expéditeur, entre le porteur de la lettre de change et le tireur, entre le propriétaire du navire et ses créanciers, entre le premier et le capitaine et les gens de l’équipage, entre le fréteur et l’affréteur, entre le prêteur et l’emprunteur à la grosse, entre l’assureur et l’assuré. Pourtant, ici encore il y a un grand écart entre la généralité relative des prescriptions juridiques et la diversité des fonctions particulières dont elles règlent les rapports, comme le prouve la place importante faite à la coutume dans le droit commercial.

Quand le Code de commerce ne réglemente pas de contrats proprement dits, il détermine ce que doivent être certaines fonctions spéciales, comme celles de l’agent de change, du courtier, du capitaine, du juge commissaire en cas de faillite, afin d’assurer la solidarité de toutes les parties de l’appareil commercial.

Le droit de procédure — qu’il s’agisse de procédure criminelle, civile ou commerciale — joue le même rôle dans l’appareil judiciaire. Les sanctions des règles juridiques de toute sorte ne peuvent être appliquées que grâce au concours d’un certain nombre de fonctions, fonctions des magistrats, des défenseurs, des avoués, des jurés, des demandeurs et des défendeurs, etc. ; la procédure fixe la manière dont elles doivent entrer en jeu et en rapports. Elle dit ce qu’elles doivent être et quelle est la part de chacune dans la vie générale de l’organe.

Il nous semble que, dans une classification rationnelle des règles juridiques, le droit de procédure ne devrait être considéré que comme une variété du droit administratif : nous ne voyons pas quelle différence radicale sépare l’administration de la justice du reste de l’administration. Quoi qu’il en soit de cette vue, le droit administratif proprement dit réglemente les fonctions mal définies que l’on appelle administratives[5] tout comme le précédent fait pour les fonctions judiciaires. Il détermine leur type normal et leurs rapports soit les unes avec les autres, soit avec les fonctions diffuses de la société ; il faudrait seulement en distraire un certain nombre de règles qui sont généralement rangées sous cette rubrique, quoiqu’elles aient un caractère pénal[6]. Enfin, le droit constitutionnel fait de même pour les fonctions gouvernementales.

On s’étonnera peut-être de voir réunis dans une même classe le droit administratif et politique et ce que l’on appelle d’ordinaire le droit privé. Mais d’abord, ce rapprochement s’impose si l’on prend pour base de la classification la nature des sanctions, et il ne nous semble pas qu’il soit possible d’en prendre une autre si l’on veut procéder scientifiquement. De plus, pour séparer complètement ces deux sortes de droit, il faudrait admettre qu’il y a un droit vraiment privé, et nous croyons que tout droit est public, parce que tout droit est social. Toutes les fonctions de la société sont sociales, comme toutes les fonctions de l’organisme sont organiques. Les fonctions économiques ont ce caractère comme les autres. D’ailleurs, même parmi les plus diffuses, il n’en est pas qui ne soient plus ou moins soumises à l’action de l’appareil gouvernemental. Il n’y a donc entre elles, à ce point de vue, que des différences de degrés.

En résumé, les rapports que règle le droit coopératif à sanctions restitutives et la solidarité qu’ils expriment résultent de la division du travail social. On s’explique d’ailleurs que, en général, des relations coopératives ne comportent pas d’autres sanctions. En effet il est dans la nature des tâches spéciales d’échapper à l’action de la conscience collective ; car, pour qu’une chose soit l’objet de sentiments communs, la première condition est qu’elle soit commune, c’est-à-dire qu’elle soit présente à toutes les consciences et que toutes se la puissent représenter d’un seul et même point de vue. Sans doute, tant que les fonctions ont une certaine généralité, tout le monde peut en avoir quelque sentiment ; mais plus elles se spécialisent, plus aussi se circonscrit le nombre de ceux qui ont conscience de chacune d’elles, plus par conséquent elles débordent la conscience commune. Les règles qui les déterminent ne peuvent donc pas avoir cette force supérieure, cette autorité transcendante qui, quand elle est offensée, réclame une expiation. C’est bien aussi de l’opinion que leur vient leur autorité, tout comme celle des règles pénales, mais d’une opinion localisée dans des régions restreintes de la société.

De plus, même dans les cercles spéciaux où elles s’appliquent et où par conséquent elles sont représentées aux esprits, elles ne correspondent pas à des sentiments bien vifs, ni même le plus souvent à aucune espèce d’état émotionnel. Car, comme elles fixent la manière dont les différentes fonctions doivent concourir dans les diverses combinaisons de circonstances qui peuvent se présenter, les objets auxquels elles se rapportent ne sont pas toujours présents aux consciences. On n’a pas toujours à administrer une tutelle, une curatelle[7], ni à exercer ses droits de créancier ou d’acheteur, etc., ni surtout à les exercer dans telle ou telle condition. Or, les états de conscience ne sont forts que dans la mesure où ils sont permanents. La violation de ces règles n’atteint donc dans ses parties vives ni l’âme commune de la société, ni même, au moins en général, celle de ces groupes spéciaux, et par conséquent ne peut déterminer qu’une réaction très modérée. Tout ce qu’il nous faut, c’est que les fonctions concourent d’une manière régulière ; si donc cette régularité est troublée, il nous suffit qu’elle soit rétablie. Ce n’est pas à dire assurément que le développement de la division du travail ne puisse pas retentir dans le droit pénal. Il y a, nous le savons déjà, des fonctions administratives et gouvernementales dont certains rapports sont réglés par le droit répressif, à cause du caractère particulier dont est marqué l’organe de la conscience commune et tout ce qui s’y rapporte. Dans d’autres cas encore, les liens de solidarité qui unissent certaines fonctions sociales peuvent être tels que de leur rupture résultent des répercussions assez générales pour susciter une réaction pénale. Mais, pour la raison que nous avons dite, ces contre-coups sont exceptionnels.

En définitive, ce droit joue dans la société un rôle analogue à celui du système nerveux dans l’organisme. Celui-ci, en effet, a pour tâche de régler les différentes fonctions du corps de manière à les faire concourir harmoniquement ; il exprime ainsi tout naturellement l’état de concentration auquel est parvenu l’organisme, par suite de la division du travail physiologique. Aussi, aux différents échelons de l’échelle animale, peut-on mesurer le degré de cette concentration d’après le développement du système nerveux. C’est dire qu’on peut également mesurer le degré de concentration auquel est parvenue une société par suite de la division du travail social, d’après le développement du droit coopératif à sanctions restitutives. On prévoit tous les services que nous rendra ce critère.

  1. Cours de philosophie positive IV, p. 419.
  2. V. quelques développements sur ce point, même livre, ch. VII.
  3. Par exemple, dans le cas du prêt à intérêt.
  4. Bases de la morale évolutionniste p. 124
  5. Nous gardons l’expression couramment employée ; mais elle aurait besoin d’être définie, et nous ne sommes pas en état de le faire. Il nous parait, en gros, que ces fonctions sont celles qui sont immédiatement placées sous l’action des centres gouvernementaux. Mais bien des distinctions seraient nécessaires.
  6. Et aussi celles qui concernent les droits réels des personnes morales de l’ordre administratif, car les relations qu’elles déterminent sont négatives.
  7. Voilà pourquoi le droit qui règle les rapports des fonctions domestiques, n’est pas pénal, quoique ces fonctions soient assez générales.