De la division du travail social/Livre I/Chapitre IV/I

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Félix Alcan (p. 142-147).
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Livre I, Chapitre IV
I

Plus les sociétés sont primitives, plus il y a de ressemblances entre les individus dont elles sont formées. Déjà Hippocrate, dans son écrit De aere et locis, avait dit que les Scythes ont un type ethnique et point de types personnels. Humboldt remarque dans ses Neuspanien[1] que, chez les peuples barbares, on trouve plutôt une physionomie propre à la horde que des physionomies individuelles, et le fait a été confirmé par un grand nombre d’observateurs. « De même que les Romains trouvaient entre les vieux Germains de très grandes ressemblances, les soi-disant sauvages produisent le même effet à l’Européen civilisé. À vrai dire, le manque d’exercice peut être souvent la cause principale qui détermine le voyageur à un tel jugement ; … cependant, cette inexpérience ne pourrait que difficilement produire cette conséquence si les différences auxquelles l’homme civilisé est accoutumé dans son milieu natal n’étaient réellement pas plus importantes que celles qu’il rencontre chez les peuples primitifs. Bien connue et souvent citée est cette parole d’Ulloa, que qui a vu un indigène d’Amérique les a tous vus[2]. » Au contraire, chez les peuples civilisés, deux individus se distinguent l’un de l’autre au premier coup d’œil et sans qu’une initiation préalable soit pour cela nécessaire.

Le Dr Lebon a pu établir d’une manière objective cette homogénéité croissante à mesure qu’on remonte vers les origines. Il a comparé les crânes appartenant à des races et à des sociétés différentes, et il a trouvé « que les différences de volume du crâne existant entre individus de même race… sont d’autant plus grandes que la race est plus élevée dans l’échelle de la civilisation. Après avoir groupé les volumes des crânes de chaque race par séries progressives, en ayant soin de n’établir de comparaisons que sur des séries assez nombreuses pour que les termes en soient reliés d’une façon graduelle, j’ai reconnu, dit-il, que la différence de volume entre les crânes masculins adultes les plus grands et les crânes les plus petits est en nombre rond de 200 centimètres cubes chez le gorille, de 280 chez les parias de l’Inde, de 310 chez les Australiens, de 350 chez les anciens Égyptiens, de 470 chez les Parisiens du XIIe siècle, de 600 chez les Parisiens modernes, de 700 chez les Allemands[3]. » Il y a même quelques peuplades où ces différences sont nulles. « Les Andamans et les Todas sont tous semblables. On en peut presque dire autant des Groënlandais. Cinq crânes de Patagons que possède le laboratoire de M. Broca sont identiques[4]. »

Il n’est pas douteux que ces similitudes organiques ne correspondent à des similitudes psychiques. « Il est certain, dit Waitz, que cette grande ressemblance physique des indigènes provient essentiellement de l’absence de toute forte individualité psychique, de l’état d’infériorité de la culture intellectuelle en général… L’homogénéité des caractères (Gemuthseigenschaften) au sein d’une peuplade nègre est incontestable. Dans l’Égypte supérieure, le marchand d’esclaves ne se renseigne avec précision que sur le lieu d’origine de l’esclave et non sur son caractère individuel, car une longue expérience lui a appris que les différences entre individus de la même tribu sont insignifiantes à côté de celles qui dérivent de la race. C’est ainsi que les Nubas et les Gallus passent pour très fidèles, les Abyssins du Nord pour traîtres et perfides, la majorité des autres pour de bons esclaves domestiques, mais qui ne sont guère utilisables pour le travail corporel ; ceux de Fertit pour sauvages et prompts à la vengeance[5]. » Aussi l’originalité n’y est-elle pas seulement rare : elle n’y a pour ainsi dire pas de place. Tout le monde alors admet et pratique, sans la discuter, la même religion ; les sectes et les dissidences sont inconnues : elles ne seraient pas tolérées. Or, à ce moment, la religion comprend tout, s’étend à tout. Elle renferme dans un état de mélange confus, outre les croyances proprement religieuses, la morale, le droit, les principes de l’organisation politique et jusqu’à la science, ou du moins ce qui en tient lieu. Elle réglemente même les détails de la vie privée. Par conséquent, dire que les consciences religieuses sont alors identiques, — et cette identité est absolue, — c’est dire implicitement que, sauf les sensations qui se rapportent à l’organisme et aux états de l’organisme, toutes les consciences individuelles sont à peu près composées des mêmes éléments. Encore les impressions sensibles elles-mêmes ne doivent-elles pas offrir une grande diversité, à cause des ressemblances physiques que présentent les individus.

C’est pourtant une idée encore assez répandue que la civilisation a au contraire pour effet d’accroître les similitudes sociales. « À mesure que les agglomérations humaines s’étendent, dit M. Tarde, la diffusion des idées suivant une progression géométrique régulière est plus marquée[6]. » Suivant Hale[7], c’est une erreur d’attribuer aux peuples primitifs une certaine uniformité de caractère, et il donne comme preuve ce fait que la race jaune et la race noire de l’océan Pacifique, qui habitent côte à côte, se distinguent plus fortement l’une de l’autre que deux peuples européens. De même, est-ce que les différences qui séparent le Français de l’Anglais ou de l’Allemand ne sont pas moindres aujourd’hui qu’autrefois ? Dans presque toutes les sociétés européennes, le droit, la morale, les mœurs, même les institutions politiques fondamentales sont à peu près identiques. On fait également remarquer qu’au sein d’un même pays on ne trouve plus aujourd’hui les contrastes qu’on y rencontrait autrefois. La vie sociale ne varie plus ou ne varie plus autant d’une province à l’autre ; dans les pays unifiés comme la France, elle est à peu près la même dans toutes les régions, et ce nivellement est à son maximum dans les classes cultivées[8].

Mais ces faits n’infirment en rien notre proposition. Il est certain que les différentes sociétés tendent à se ressembler davantage ; mais il n’en est pas de même des individus qui composent chacune d’elles. Il y a maintenant moins de distance que jadis entre le Français et l’Anglais en général, mais cela n’empêche pas les Français d’aujourd’hui de différer entre eux beaucoup plus que les Français d’autrefois. De même, il est bien vrai que chaque province tend à perdre sa physionomie distinctive ; mais cela n’empêche pas chaque individu d’en prendre de plus en plus une qui lui est personnelle. Le Normand est moins différent du Gascon, celui-ci du Lorrain et du Provençal : les uns et les autres n’ont plus guère en commun que les traits communs à tous les Français ; mais la diversité que présentent ces derniers pris ensemble ne laisse pas de s’être accrue. Car, si les quelques types provinciaux qui existaient autrefois tendent à se fondre les uns dans les autres et à disparaître, il y a à la place une multitude autrement considérable de types individuels. Il n’y a plus autant de différences qu’il y a de grandes régions, mais il y en a presque autant qu’il y a d’individus. Inversement, là où chaque province a sa personnalité, il n’en est pas de même des particuliers. Elles peuvent être très hétérogènes les unes par rapport aux autres, et n’être formées que d’éléments semblables ; c’est ce qui se produit également dans les sociétés politiques. C’est ainsi que les protozoaires sont à ce point distincts les uns des autres qu’il est impossible de les classer en espèces[9] ; mais chacun d’eux est composé d’une matière parfaitement homogène.

Cette opinion repose donc sur une confusion entre les types individuels et les types collectifs, tant provinciaux que nationaux. Il est incontestable que la civilisation tend à niveler les seconds ; mais on en a conclu à tort qu’elle a le même effet sur les premiers, et que l’uniformité devient générale. Bien loin que ces deux sortes de types varient l’un comme l’autre, nous verrons que l’effacement des uns est la condition nécessaire à l’apparition des autres[10]. Or, il n’y a jamais qu’un nombre restreint de types collectifs au sein d’une même société, car elle ne peut comprendre qu’un petit nombre de races et de régions assez différentes pour produire de telles dissemblances. Au contraire, les individus sont susceptibles de se diversifier à l’infini. La diversité est donc d’autant plus grande que les types individuels sont plus développés.

Ce qui précède s’applique identiquement aux types professionnels. Il y a des raisons de supposer qu’ils perdent de leur ancien relief, que l’abîme qui séparait jadis les professions, et surtout certaines d’entre elles, est en train de se combler. Mais ce qui est certain, c’est qu’à l’intérieur de chacune d’elles les différences se sont accrues. Chacun a davantage sa manière de penser et de faire, subit moins complètement l’opinion commune de la corporation. De plus, si de profession à profession les différences sont moins tranchées, elles sont en tout cas plus nombreuses, car les types professionnels se sont eux-mêmes multipliés à mesure que le travail se divisait davantage. S’ils ne se distinguent plus les uns des autres que par de simples nuances, du moins ces nuances sont plus variées. La diversité n’a donc pas diminué, même à ce point de vue, quoiqu’elle ne se manifeste plus sous forme de contrastes violents et heurtés.

Nous pouvons donc être assurés que, plus on recule dans l’histoire, plus l’homogénéité est grande ; d’autre part, plus on se rapproche des types sociaux les plus élevés, plus la division du travail se développe. Voyons maintenant comment varient aux divers degrés de l’échelle sociale les deux formes du droit que nous avons distinguées.

  1. I, p. 116.
  2. Waitz, Anthropologie der Naturvoellker, I, p. 75-76.
  3. Les Sociétés, p. 193.
  4. Topinard, Anthropologie, p. 393.
  5. Op. cit., I, p. 77. — Cf. Ibid., p. 446.
  6. Lois de l’Imitation, p. 19.
  7. Ethnography and philolosy of the Un. States, Philadelphie, 1846, p. 13.
  8. C’est ce qui fait dire à M. Tarde : « Le voyageur qui traverse plusieurs pays d’Europe observe plus de dissemblances entre les gens du peuple restés fidèles à leurs vieilles coutumes qu’entre les personnes des classes supérieures. » Op. cit., p. 59.
  9. V. Perrier, Transformisme, p. 235.
  10. V. plus loin liv. II, ch. II et III. — Ce que nous y disons peut servir à la fois à expliquer et à confirmer les faits que nous établissons ici.