De la division du travail social/Livre II/Chapitre II/I

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Félix Alcan (p. 282-290).
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Livre II, Chapitre II

CHAPITRE II

LES CAUSES


I


C’est donc dans certaines variations du milieu social qu’il faut aller chercher la cause qui explique les progrès de la division du travail. Les résultats du livre précédent nous permettent d’induire tout de suite en quoi elles consistent.

Nous avons vu en effet que la structure organisée et, par conséquent, la division du travail se développent régulièrement à mesure que la structure segmentaire s’efface. C’est donc que cet effacement est la cause de ce développement ou que le second est la cause du premier. Cette dernière hypothèse est inadmissible, car nous savons que l’arrangement segmentaire est pour la division du travail un obstacle insurmontable qui doit avoir disparu, au moins partiellement, pour qu’elle puisse apparaître. Elle ne peut être que dans la mesure où il a cessé d’être. Sans doute, une fois qu’elle existe, elle peut contribuer à en accélérer la régression ; mais elle ne se montre qu’après qu’il a régressé. L’effet réagit sur la cause, mais ne perd pas pour cela la qualité d’effet ; la réaction qu’il exerce est par conséquent secondaire. L’accroissement de la division du travail est donc dû à ce fait que les segments sociaux perdent de leur individualité, que les cloisons qui les séparent deviennent plus perméables, en un mot qu’il s’effectue entre eux une coalescence qui rend la matière sociale libre pour entrer dans des combinaisons nouvelles.

Mais la disparition de ce type ne peut avoir cette conséquence que pour une seule raison. C’est qu’il en résulte un rapprochement entre des individus qui étaient séparés ou, tout au moins, un rapprochement plus intime qu’il n’était ; par suite, des mouvements s’échangent entre des parties de la masse sociale qui, jusque-là, ne s’affectaient mutuellement pas. Plus le système alvéolaire est développé, plus aussi les relations dans lesquelles chacun de nous est engagé se renferment dans les limites de l’alvéole à laquelle nous appartenons. Il y a comme des vides moraux, entre les divers segments. Au contraire, ces vides se comblent à mesure que ce système se nivelle. La vie sociale, au lieu de se concentrer en une multitude de petits foyers distincts et semblables, se généralise. Les rapports sociaux. — on dirait plus exactement intra-sociaux — deviennent par conséquent plus nombreux, puisque de tous côtés ils s’étendent au delà de leurs limites primitives. La division du travail progresse donc d’autant plus qu’il y a plus d’individus qui sont suffisamment en contact pour pouvoir agir et réagir les uns sur les autres. Si nous convenons d’appeler densité dynamique ou morale ce rapprochement et le commerce actif qui en résulte, nous pourrons dire que les progrès de la division du travail sont en raison directe de la densité morale ou dynamique de la société.

Mais ce rapprochement moral ne peut produire son effet que si la distance réelle entre les individus a elle-même diminué, de quelque manière que ce soit. La densité morale ne peut donc s’accroître sans que la densité matérielle s’accroisse en même temps, et celle-ci peut servir à mesurer celle-là. Il est d’ailleurs inutile de rechercher laquelle des deux a déterminé l’autre ; il suffit de constater qu’elles sont inséparables.

La condensation progressive des sociétés au cours du développement historique se produit de trois manières principales :

1o Tandis que les sociétés inférieures se répandent sur des aires immenses relativement au nombre des individus qui les composent, chez les peuples plus avancés, la population va toujours en se concentrant. « Opposons, dit M. Spencer, la populosité des régions habitées par des tribus sauvages avec celle des régions d’une égale étendue en Europe ; ou bien, opposons la densité de la population en Angleterre sous l’heptarchie avec la densité qu’elle présente aujourd’hui, et nous reconnaîtrons que la croissance produite par union de groupes s’accompagne aussi d’une croissance interstitielle[1]. » Les changements qui se sont successivement effectués dans la vie industrielle des nations démontrent la généralité de cette transformation. L’industrie des nomades, chasseurs ou pasteurs, implique en effet l’absence de toute concentration, la dispersion sur une surface aussi grande que possible. L’agriculture, parce qu’elle nécessite une vie sédentaire, suppose déjà un certain resserrement des tissus sociaux, mais encore bien incomplet, puisque entre chaque famille il y a des étendues de terre interposées[2]. Dans la cité, quoique la condensation y fût plus grande, cependant les maisons n’étaient pas contiguës, car la mitoyenneté n’était pas connue du droit romain[3]. Elle est née sur notre sol et atteste que la trame sociale y est devenue moins lâche[4]. D’autre part, depuis leurs origines, les sociétés européennes ont vu leur densité s’accroître d’une manière continue, malgré quelques cas de régression passagère[5].

2o La formation des villes et leur développement est un autre symptôme, plus caractéristique encore, du même phénomène. L’accroissement de la densité moyenne peut être uniquement dû à l’augmentation matérielle de la natalité et, par conséquent, peut se concilier avec une concentration très faible, un maintien très marqué du type segmentaire. Mais les villes résultent toujours du besoin qui pousse les individus à se tenir d’une manière constante en contact aussi intime que possible les uns avec les autres ; elles sont comme autant de points où la masse sociale se contracte plus fortement qu’ailleurs. Elles ne peuvent donc se multiplier et s’étendre que si la densité morale s’élève. Nous verrons du reste qu’elles se recrutent surtout par voie d’immigration, ce qui n’est possible que dans la mesure où la fusion des segments sociaux est avancée.

Tant que l’organisation sociale est essentiellement segmentaire, la ville n’existe pas. Il n’y en a pas dans les sociétés inférieures ; on n’en rencontre ni chez les Iroquois, ni chez les anciens Germains[6]. Il en fut de même des populations primitives de l’Italie. « Les peuples d’Italie, dit Marquardt, habitaient primitivement non dans des villes, mais en communautés familiales ou villages (pagi), dans lesquels les fermes (vici, οἴκοι) étaient disséminées[7]. » Mais, au bout d’un temps assez court, la ville y fait son apparition. Athènes, Rome sont ou deviennent des villes, et la même transformation s’accomplit dans toute l’Italie. Dans nos sociétés chrétiennes, la ville se montre dès l’origine, car celles qu’avait laissées l’empire romain ne disparurent pas avec lui. Depuis, elles n’ont fait que s’accroître et se multiplier. La tendance des campagnes à affluer vers les villes, si générale dans le monde civilisé[8], n’est qu’une suite de ce mouvement ; or, elle ne date pas d’aujourd’hui : dès le xviie siècle, elle préoccupait les hommes d’État[9].

Parce que les sociétés commencent généralement par une période agricole, on a parfois été tenté de regarder le développement des centres urbains comme un signe de vieillesse et de décadence[10]. Mais il ne faut pas perdre de vue que cette phase agricole est d’autant plus courte que les sociétés sont d’un type plus élevé. Tandis qu’en Germanie, chez les Indiens de l’Amérique et chez tous les peuples primitifs, elle dure autant que ces peuples eux-mêmes, à Rome, à Athènes, elle cesse assez tôt, et, chez nous, on peut dire qu’elle n’a jamais existé sans mélange. Inversement, la vie urbaine commence plus tôt et, par conséquent, prend plus d’extension. L’accélération régulièrement plus rapide de ce développement démontre que, loin de constituer une sorte de phénomène pathologique, il dérive de la nature même des espèces sociales supérieures. À supposer donc que ce mouvement ait atteint aujourd’hui des proportions menaçantes pour nos sociétés, qui n’ont peut-être plus la souplesse suffisante pour s’y adapter, il ne laissera pas de se poursuivre soit par elles, soit après elles, et les types sociaux qui se formeront après les nôtres se distingueront vraisemblablement par une régression plus rapide et plus complète encore de la civilisation agricole.

3o Enfin, il y a le nombre et la rapidité des voies de communication et de transmission. En supprimant ou en diminuant les vides qui séparent les segments sociaux, elles accroissent la densité de la société. D’autre part, il n’est pas nécessaire de démontrer qu’elles sont d’autant plus nombreuses et plus perfectionnées que les sociétés sont d’un type plus élevé.

Puisque ce symbole visible et mesurable reflète les variations de ce que nous avons appelé la densité morale[11], nous pouvons le substituer à cette dernière dans la formule que nous avons proposée. Nous devons d’ailleurs répéter ici ce que nous disions plus haut. Si la société, en se condensant, détermine le développement de la division du travail, celui-ci à son tour, accroît la condensation de la société. Mais il n’importe ; car la division du travail reste le fait dérivé, et, par conséquent, les progrès par lesquels elle passe sont dus aux progrès parallèles de la densité sociale, quelles que soient les causes de ces derniers. C’est tout ce que nous voulions établir.


Mais ce facteur n’est pas le seul.

Si la condensation de la société produit ce résultat, c’est qu’elle multiplie les relations intra-sociales. Mais celles-ci seront encore plus nombreuses si, en outre, le chiffre total des membres de la société devient plus considérable. Si elle comprend plus d’individus en même temps qu’ils sont plus intimement en contact, l’effet sera nécessairement renforcé. Le volume social a donc sur la division du travail la même influence que la densité.

En fait, les sociétés sont généralement d’autant plus volumineuses qu’elles sont plus avancées et, par conséquent, que le travail y est plus divisé. « Les sociétés comme les corps vivants, dit M. Spencer, commencent sous forme de germes, naissent de masses extrêmement ténues en comparaison de celles auxquelles elles finissent par arriver. De petites hordes errantes, telles que celles des races inférieures, sont sorties les plus grandes sociétés : c’est une conclusion qu’on ne saurait nier[12]. » Ce que nous avons dit sur la constitution segmentaire rend cette vérité indiscutable. Nous savons en effet que les sociétés sont formées par un certain nombre de segments d’étendue inégale qui s’enveloppent mutuellement. Or, ces cadres ne sont pas des créations artificielles, surtout dans le principe ; et même quand ils sont devenus conventionnels, ils imitent et reproduisent autant que possible les formes de l’arrangement naturel qui avait précédé. Ce sont autant de sociétés anciennes qui se maintiennent sous cette forme. Les plus vastes d’entre ces subdivisions, celles qui comprennent les autres, correspondent au type social inférieur le plus proche ; de même, parmi les segments dont elles sont à leur tour composées, les plus étendus sont des vestiges du type qui vient directement au-dessous du précédent, et ainsi de suite. On retrouve chez les peuples les plus avancés des traces de l’organisation sociale la plus primitive[13]. C’est ainsi que la tribu est formée par un agrégat de hordes ou de clans ; la nation (la nation juive par exemple) et la cité par un agrégat de tribus ; la cité à son tour avec les villages qui lui sont subordonnés entre comme élément dans des sociétés plus composées, etc. Le volume social ne peut donc manquer de s’accroître puisque chaque espèce est constituée par une répétition de sociétés, de l’espèce immédiatement antérieure.

Cependant il y a des exceptions. La nation juive, avant la conquête, était vraisemblablement plus volumineuse que la cité romaine du ive siècle ; pourtant elle est d’une espèce inférieure. La Chine, la Russie sont beaucoup plus populeuses que les nations les plus civilisées de l’Europe. Chez ces mêmes peuples, par conséquent, la division du travail n’est pas développée en raison du volume social. C’est qu’en effet l’accroissement du volume n’est pas nécessairement une marque de supériorité si la densité ne s’accroît en même temps et dans le même rapport. Car une société peut atteindre de très grandes dimensions parce qu’elle comprend un très grand nombre de segments, quelle que soit la nature de ces derniers ; si donc même les plus vastes d’entre eux ne reproduisent que des sociétés d’un type très inférieur, la structure segmentaire restera très prononcée et, par suite, l’organisation sociale peu élevée. Un agrégat même immense de clans est au-dessous de la plus petite société organisée, puisque celle-ci a déjà parcouru des stades de l’évolution en deçà desquels il est resté. De même, si le chiffre des unités sociales a de l’influence sur la division du travail, ce n’est pas par soi-même et nécessairement, mais c’est que le nombre des relations sociales augmente généralement avec celui des individus. Or, pour que ce résultat soit atteint, ce n’est pas assez que la société compte beaucoup de sujets, mais il faut encore qu’ils soient assez intimement en contact pour pouvoir agir et réagir les uns sur les autres. Si, au contraire, ils sont séparés par des milieux opaques, ils ne peuvent nouer de rapports que rarement et malaisément et tout se passe comme s’ils étaient en petit nombre. Le croît du volume social n’accélère donc pas toujours les progrès de la division du travail, mais seulement quand la masse se contracte en même temps et dans la même mesure. Par suite, ce n’est, si l’on veut, qu’un facteur additionnel ; mais, quand il se joint au premier, il en amplifie les effets par une action qui lui est propre et, par conséquent, demande à en être distingué.

Nous pouvons donc formuler la proposition suivante : La division du travail varie en raison directe du volume et de la densité des sociétés, et, si elle progresse d’une manière continue au cours du développement social, c’est que les sociétés deviennent régulièrement plus denses et très généralement plus volumineuses.

En tout temps, il est vrai, on a bien compris qu’il y avait une relation entre ces deux ordres de faits ; car, pour que les fonctions se spécialisent davantage, il faut qu’il y ait plus de coopérateurs et qu’ils soient assez rapprochés pour pouvoir coopérer. Mais, d’ordinaire, on ne voit guère dans cet état des sociétés que le moyen par lequel la division du travail se développe, et non la cause de ce développement. On fait dépendre ce dernier d’aspirations individuelles vers le bien-être et le bonheur, qui peuvent se satisfaire d’autant mieux que les sociétés sont plus étendues et plus condensées. Tout autre est la loi que nous venons d’établir. Nous disons, non que la croissance et la condensation des sociétés permettent, mais qu’elles nécessitent une division plus grande du travail. Ce n’est pas un instrument par lequel celle-ci se réalise ; c’en est la cause déterminante[14].

Mais comment peut-on se représenter la manière dont cette double cause produit son effet ?

  1. Sociologie, II, 31.
  2. « Colunt diversi ac discreti, dit Tacite des Germains, suam quisque domum spatio circum lat. » (Germain., 16)
  3. V. dans Accarias, Précis, I, 640, la liste des servitudes urbaines. Cf. Fustel, La Cité ant., p. 65.
  4. En raisonnant ainsi, nous n’entendons pas dire que les progrès de la densité résultent des changements économiques. Les deux faits se conditionnent mutuellement, et cela suffit pour que la présence de l’un atteste celle de l’autre.
  5. V. Levasseur, La Population française, passim.
  6. V. Tacite, Germ, 16. — Sohm : Ueber die Entstehung der Staedte.
  7. Roemische Alterthümer, IV, 3.
  8. V. sur ce point Dumont, Dépopulation et Civilisation, Paris, 1890, ch. VIII, et Oettingen, Moralstatistik, p. 273 et suiv.
  9. V. Levasseur, op. cit., p. 200.
  10. Il nous semble que c’est l’opinion de M. Tarde dans ses Lois de l’imitation.
  11. Toutefois, il y a des cas particuliers, exceptionnels, où la densité matérielle et la densité morale ne sont peut-être pas tout à fait en rapport. Voir plus bas, ch. III, note finale.
  12. Sociol, II, 23.
  13. Le village, qui n’est originellement qu’un clan fixé.
  14. Sur ce point encore nous pouvons nous appuyer sur l’autorité de Comte. « Je dois seulement, dit-il, indiquer maintenant la condensation progressive de notre espèce comme un dernier élément général concourant à régler la vitesse effective du mouvement social. On peut donc d’abord aisément reconnaître que cette influence contribue beaucoup, surtout à l’origine, à déterminer dans l’ensemble du travail humain une division de plus en plus spéciale, nécessairement incompatible avec un petit nombre de coopérateurs. En outre, par une propriété plus intime et moins connue, quoique encore plus capitale, une telle condensation stimule directement, d’une manière très puissante, au développement plus rapide de l’évolution sociale, soit en poussant les individus à tenter de nouveaux efforts pour s’assurer par des moyens plus raffinés une existence qui, autrement, deviendrait plus difficile, soit aussi en obligeant la société à réagir avec une énergie plus opiniâtre et mieux concertée pour lutter plus opiniâtrement contre l’essor plus puissant des divergences particulières. À l’un et à l’autre titre on voit qu’il ne s’agit point ici de l’augmentation absolue du nombre des individus, mais surtout de leur concours plus intense sur un espace donné. » (Cours, IV, 455.)