De la division du travail social/Livre II/Chapitre V/III

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Félix Alcan (p. 385-391).
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Livre II, Chapitre V


III

En même temps que les sociétés, les individus se transforment par suite des changements qui se produisent dans le nombre des unités sociales et leurs rapports.

Tout d’abord, ils s’affranchissent de plus en plus du joug de l’organisme. L’animal est placé presque exclusivement sous la dépendance du milieu physique ; sa constitution biologique prédétermine son existence. L’homme, au contraire, dépend de causes sociales. Sans doute, l’animal forme aussi des sociétés ; mais, comme elles sont très restreintes, la vie collective y est très simple ; elle y est en même temps stationnaire parce que l’équilibre de si petites sociétés est nécessairement stable. Pour ces deux raisons, elle se fixe facilement dans l’organisme ; elle n’y a pas seulement ses racines, elle s’y incarne tout entière au point de perdre ses caractères propres. Elle fonctionne grâce à un système d’instincts, de réflexes qui ne sont pas essentiellement distincts de ceux qui assurent le fonctionnement de la vie organique. Ils présentent, il est vrai, cette particularité qu’ils adaptent l’individu au milieu social et non au milieu physique, qu’ils ont pour causes des événements de la vie commune ; cependant, ils ne sont pas d’une autre nature que ceux qui déterminent dans certains cas, sans éducation préalable, les mouvements nécessaires au vol et à la marche. Il en est tout autrement chez l’homme parce que les sociétés qu’il forme sont beaucoup plus vastes ; même les plus petites que l’on connaisse dépassent en étendue la plupart des sociétés animales. Étant plus complexes, elles sont aussi plus changeantes, et ces deux causes réunies font que la vie sociale dans l’humanité ne se fige pas sous une forme biologique. Là même où elle est le plus simple, elle garde sa spécificité. Il y a toujours des croyances et des pratiques qui sont communes aux hommes sans être inscrites dans leurs tissus. Mais ce caractère s’accuse davantage à mesure que la matière et que la densité sociales s’accroissent. Plus il y a d’associés et plus ils réagissent les uns sur les autres, plus aussi le produit de ces réactions déborde l’organisme. L’homme se trouve ainsi placé sous l’empire de causes sui generis dont la part relative dans la constitution de la nature humaine devient toujours plus considérable.

Il y a plus : l’influence de ce facteur n’augmente pas seulement en valeur relative, mais en valeur absolue. La même cause qui accroît l’importance du milieu collectif, ébranle le milieu organique de manière à le rendre plus accessible à l’action des causes sociales et à l’y subordonner. Parce qu’il y a plus d’individus qui vivent ensemble, la vie commune est plus riche et plus variée ; mais, pour que cette variété soit possible, il faut que le type organique soit moins défini afin de pouvoir se diversifier. Nous avons vu en effet que les tendances et les aptitudes transmises par l’hérédité devenaient toujours plus générales et plus indéterminées, plus réfractaires par conséquent à se prendre sous forme d’instincts. Il se produit ainsi un phénomène qui est exactement l’inverse de celui que l’on observe aux débuts de l’évolution. Chez les animaux, c’est l’organisme qui s’assimile les faits sociaux et, les dépouillant de leur nature spéciale, les transforme en faits biologiques. La vie sociale se matérialise. Dans l’humanité, au contraire, et surtout dans les sociétés supérieures, ce sont les causes sociales qui se substituent aux causes organiques. C’est l’organisme qui se spiritualise.

Par suite de ce changement de dépendance, l’individu se transforme. Comme cette activité qui surexcite l’action spéciale des causes sociales ne peut pas se fixer dans l’organisme, une vie nouvelle, sui generis elle aussi, se surajoute à celle du corps. Plus libre, plus complexe, plus indépendante des organes qui la supportent, les caractères qui la distinguent s’accusent toujours davantage à mesure qu’elle progresse et se consolide. On reconnaît à cette description les traits essentiels de la vie psychique. Sans doute, il serait exagéré de dire que la vie psychique ne commence qu’avec les sociétés ; mais il est certain qu’elle ne prend de l’extension que quand les sociétés se développent. Voilà pourquoi, comme on l’a souvent remarqué, les progrès de la conscience sont en raison inverse de ceux de l’instinct. Quoi qu’on en ait dit, ce n’est pas la première qui dissout le second ; l’instinct, produit d’expériences accumulées pendant des générations, a une trop grande force de résistance pour s’évanouir par cela seul qu’il devient conscient. La vérité, c’est que la conscience n’envahit que les terrains que l’instinct a cessé d’occuper ou bien ceux où il ne peut pas s’établir. Ce n’est pas elle qui le fait reculer ; elle ne fait que remplir l’espace qu’il laisse libre. D’autre part, s’il régresse au lieu de s’étendre à mesure que s’étend la vie générale, la cause en est dans l’importance plus grande du facteur social. Ainsi, la grande différence qui sépare l’homme de l’animal, à savoir le plus grand développement de sa vie psychique, se ramène à celle-ci : sa plus grande sociabilité. Pour comprendre pourquoi les fonctions psychiques ont été portées, dès les premiers pas de l’espèce humaine, à un degré de perfectionnement inconnu des espèces animales, il faudrait d’abord savoir comment il se fait que les hommes, au lieu de vivre solitairement ou en petites bandes, se sont mis à former des sociétés plus étendues. Si, pour reprendre la définition classique, l’homme est un animal raisonnable, c’est qu’il est un animal sociable, ou du moins infiniment plus sociable que les autres animaux[1].

Ce n’est pas tout. Tant que les sociétés n’atteignent pas certaines dimensions ni un certain degré de concentration, la seule vie psychique qui soit vraiment développée est celle qui est commune à tous les membres du groupe, qui se retrouve identique chez chacun. Mais à mesure que les sociétés deviennent plus vastes et surtout plus condensées, une vie psychique d’un genre nouveau apparaît. Les diversités individuelles, d’abord perdues et confondues dans la masse des similitudes sociales, s’en dégagent, prennent du relief et se multiplient. Une multitude de choses qui restaient en dehors des consciences parce qu’elles n’affectaient pas l’être collectif, deviennent objets de représentations. Tandis que les individus n’agissaient qu’entraînés les uns par les autres, sauf les cas où leur conduite était déterminée par des besoins physiques, chacun d’eux devient une source d’activité spontanée. Les personnalités particulières se constituent, prennent conscience d’elles-mêmes, et cependant cet accroissement de la vie psychique de l’individu n’affaiblit pas celle de la société, mais ne fait que la transformer. Elle devient plus libre, plus étendue, et, comme en définitive elle n’a pas d’autres substrats que les consciences individuelles, celles-ci s’étendent, se compliquent et s’assouplissent par contre-coup.

Ainsi, la cause qui a suscité les différences qui séparent l’homme des animaux est aussi celle qui l’a contraint à s’élever au-dessus de lui-même. La distance toujours plus grande qu’il y a entre le sauvage et le civilisé ne vient pas d’une autre source. Si de la sensibilité confuse de l’origine la faculté d’idéation s’est peu à peu dégagée ; si l’homme a appris à former des concepts et à formuler des lois ; si son esprit a embrassé des portions de plus en plus étendues de l’espace et du temps ; si, non content de retenir le passé, il a de plus en plus empiété sur l’avenir ; si ses émotions et ses tendances, d’abord simples et peu nombreuses, se sont multipliées et diversifiées, c’est parce que le milieu social a changé sans interruption. En effet, à moins que ces transformations ne soient nées de rien, elles ne peuvent avoir eu pour causes que des transformations correspondantes des milieux ambiants. Or, l’homme ne dépend que de trois sortes de milieux : l’organisme, le monde extérieur, la société. Si l’on fait abstraction des variations accidentelles dues aux combinaisons de l’hérédité, — et leur rôle dans le progrès humain n’est certainement pas très considérable, — l’organisme ne se modifie pas spontanément ; il faut qu’il y soit lui-même contraint par quelque cause externe. Quant au monde physique, depuis les commencements de l’histoire il est resté sensiblement le même, si du moins on ne tient pas compte des nouveautés qui sont d’origine sociale[2]. Par conséquent, il n’y a que la société qui ait assez changé pour pouvoir expliquer les changements parallèles de la nature individuelle.

Il n’y a donc pas de témérité à affirmer dès maintenant que, quelques progrès que fasse la psycho-physiologie, elle ne pourra jamais représenter qu’une fraction de la psychologie, puisque la majeure partie des phénomènes psychiques ne dérivent pas de causes organiques. C’est ce qu’ont compris les philosophes spiritualistes, et le grand service qu’ils ont rendu à la science a été de combattre toutes les doctrines qui réduisent la vie psychique à n’être qu’une efflorescence de la vie physique. Ils avaient le très juste sentiment que la première, dans ses manifestations les plus hautes, est beaucoup trop libre et trop complexe pour n’être qu’un prolongement de la seconde. Seulement, de ce qu’elle est en partie indépendante de l’organisme, il ne s’ensuit pas qu’elle ne dépende d’aucune cause naturelle et qu’il faille la mettre en dehors de la nature. Mais tous ces faits dont on ne peut trouver l’explication dans la constitution des tissus dérivent des propriétés du milieu social ; c’est du moins une hypothèse qui tire de ce qui précède une très grande vraisemblance. Or, le règne social n’est pas moins naturel que le règne organique. Par conséquent, de ce qu’il y a une vaste région de la conscience dont la genèse est inintelligible par la seule psycho-physiologie, on ne doit pas conclure qu’elle s’est formée toute seule et qu’elle est, par suite, réfractaire à l’investigation scientifique, mais seulement qu’elle relève d’une autre science positive qu’on pourrait appeler la socio-psychologie. Les phénomènes qui en constitueraient la matière sont en effet de nature mixte ; ils ont les mêmes caractères essentiels que les autres faits psychiques, mais ils proviennent de causes sociales.

Il ne faut donc pas, avec M. Spencer, présenter la vie sociale comme une simple résultante des natures individuelles, puisqu’au contraire c’est plutôt celles-ci qui résultent de celle-là. Les faits sociaux ne sont pas le simple développement des faits psychiques, mais les seconds ne sont en grande partie que le prolongement des premiers à l’intérieur des consciences. Cette proposition est fort importante, car le point de vue contraire expose à chaque instant le sociologue à prendre la cause pour l’effet, et réciproquement. Par exemple, si, comme il est arrivé souvent, on voit dans l’organisation de la famille l’expression logiquement nécessaire de sentiments humains inhérents à toute conscience, on renverse l’ordre réel des faits ; tout au contraire, c’est l’organisation sociale des rapports de parenté qui a déterminé les sentiments respectifs des parents et des enfants. Ceux-ci eussent été tout autres si la structure sociale avait été différente, et la preuve, c’est qu’en effet l’amour paternel est inconnu dans une multitude de sociétés[3]. On pourrait citer bien d’autres exemples de la même erreur[4]. Sans doute, c’est une vérité évidente qu’il n’y a rien dans la vie sociale qui ne soit dans les consciences individuelles ; seulement, presque tout ce qui se trouve dans ces dernières vient de la société. La majeure partie de nos états de conscience ne se seraient pas produits chez des êtres isolés et se seraient produits tout autrement chez des êtres groupés d’une autre manière. Ils dérivent donc, non de la nature psychologique de l’homme en général, mais de la façon dont les hommes une fois associés s’affectent mutuellement, suivant qu’ils sont plus ou moins nombreux, plus ou moins rapprochés. Produits de la vie en groupe, c’est la nature du groupe qui seule les peut expliquer. Bien entendu, ils ne seraient pas possibles si les constitutions individuelles ne s’y prêtaient ; mais celles-ci en sont seulement les conditions lointaines, non les causes déterminantes. M. Spencer compare quelque part[5] l’œuvre du sociologue au calcul du mathématicien qui, de la forme d’un certain nombre de boulets, déduit la manière dont ils doivent être combinés pour se tenir en équilibre. La comparaison est inexacte et ne s’applique pas aux faits sociaux. Ici, c’est bien plutôt la forme du tout qui détermine celle des parties. La société ne trouve pas toutes faites dans les consciences les bases sur lesquelles elle repose ; elle se les fait à elle-même[6].

  1. La définition de M. de Quatrefages qui fait de l’homme un animal religieux est un cas particulier de la précédente ; car la religiosité de l’homme est une conséquence de son éminente sociabilité. — V. supra, p. 182 et suiv.
  2. Transformations du sol, des cours d’eau, par l’art des agriculteurs, des ingénieurs, etc.
  3. C’est le cas des sociétés où règne la famille maternelle.
  4. Pour n’en citer qu’un exemple, c’est le cas de la religion que l’on a expliquée par des mouvements de la sensibilité individuelle, alors que ces mouvements ne sont que le prolongement chez l’individu des états sociaux qui donnent naissance aux religions. Nous avons donné quelques développements sur ce point dans un article de la Revue philosophique, Études de science sociale, juin 1886.
  5. Introduction à la science sociale, ch. I.
  6. En voilà assez, pensons-nous, pour répondre à ceux qui croient prouver que tout est individuel dans la vie sociale, parce que la société n’est faite que d’individus. Sans doute, elle n’a pas d’autre substrat ; mais parce que les individus forment une société, des phénomènes nouveaux se produisent qui ont pour cause l’association et qui, réagissant sur les consciences individuelles, les forment en grande partie. Voilà pourquoi, quoique la société ne soit rien sans les individus, chacun d’eux est beaucoup plus un produit de la société qu’il n’en est l’auteur.