De la justice dans la Révolution et dans l’Église/Troisième Étude

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TROISIÈME ÉTUDE


LES BIENS


CHAPITRE PREMIER.

Position du problème de la répartition des biens, ou problème économique.

I


Monseigneur,


Je suis vraiment désolé d’avoir à vous parler encore de M. de Mirecourt. Mais, je vous l’ai dit, M. de Mirecourt est un signe de l’époque : c’est tant pis pour l’époque. M. de Mirecourt reçoit les communications de l’épiscopat : tant pis pour l’épiscopat,

Mon biographe débute en ces termes :

« Pierre-Joseph… » — Il affecte de m’appeler par mon prénom, tout court, comme un gamin. Cela fait bien apparemment dans un pamphlet écrit pour les dévots ; cela vous aplatit un homme : courbons l’échine sous le fouet de cette Némésis.

« Pierre-Joseph donc est fils d’un pauvre tonnelier brasseur… »

Cette pauvreté de ma naissance revient à chaque page : c’est le commencement, le milieu et la fin de mon histoire. Mon attention se portant malgré moi sur cette insistance de mon biographe, je me suis demandé ce qu’il voulait, et voici ce que j’ai découvert.

Le commun des hommes a le tort de haïr la pauvreté, comme si elle faisait tache dans le système de la Providence ; et ceux qui la logent à leur foyer, le tort plus grand encore de la vouloir expulser. C’est du moins ce que pensent dans le secret de leurs cœurs les satisfaits de l’ordre établi, que trouble et scandalise le cri de la misère.

Pauvreté n’est pas vice, disent les bonnes femmes de Franche-Comté, mais c’est pis ! — Pis que le vice, entendez-vous, Monseigneur ? quelle pensée révolutionnaire ! C’est la première leçon de philosophie pratique que j’ai reçue ; et, je l’avoue, rien, d’aussi loin que je me souvienne, ne m’a autant donné à réfléchir.

Quand je fus au collége, je fus surpris de retrouver dans mes auteurs la même sentence, presque mot pour mot : Paupertas hoc habet durius in se quòd ridiculos homines facit : Ce qu’il y a de plus insupportable dans la pauvreté, c’est qu’elle vous rend ridicule. Je ne sais plus qui a dit cela. Pauvreté et dérision ! cela me tombait sur la joue comme un soufflet. M. de Mirecourt me le remet en mémoire, quand il me nomme, en gouaillant, Pierre-Joseph.

Silence au pauvre ! Ce fut le dernier mot de Lamennais en 1848, quand l’Assemblée constituante, par mesure d’ordre contre les pauvres, rétablit le cautionnement des journaux. Aux assises de la nation la pauvreté n’a pas la parole, elle est suspecte.

Il est des moralistes, il en est jusque dans le parti républicain, dont la vertu souffre impatiemment qu’on discute devant les masses ces questions de richesse, de salaire, de propriété, de distribution des produits, de bien-être. — Parlez-leur du devoir, du sacrifice, du désintéressement, de l’origine céleste de l’âme et de ses immortelles espérances, ils applaudissent ; mais des biens matériels, fi donc ! Il est messéant que dans une république la pauvreté se montre : Silence au pauvre !

Eh bien ! oui, Monseigneur, je suis pauvre, fils de pauvre, j’ai passé ma vie avec les pauvres, et selon toute apparence, je mourrai pauvre. Que voulez-vous ? Je ne demanderais pas mieux que de m’enrichir ; je crois que la richesse est bonne de sa nature et qu’elle sied à tout le monde, même au philosophe. Mais je suis difficile sur les moyens, et ceux dont j’aimerais à me servir ne sont pas à ma portée. Puis ce n’est rien pour moi de faire fortune, tant qu’il existe des pauvres. Sous ce rapport je dis comme César : Rien de fait tant qu’il reste à faire, Nil actum reputans si quid superesset agendum. Quiconque est pauvre est de ma famille. Mon père était garçon tonnelier, ma mère cuisinière ; ils se marièrent le plus tard qu’ils purent, ce qui ne les empêcha pas de mettre au monde cinq enfants, dont je suis l’aîné, et auxquels ils laissèrent, après avoir bien travaillé, leur pauvreté. Ainsi ferai-je : voilà bientôt quarante ans que je travaille, et, pauvre oiseau battu par l’orage, je n’ai pas encore trouvé la branche verte qui doit abriter ma couvée. De toute cette misère je n’eusse dit jamais rien, si l’on ne m’eût fait une espèce de crime d’avoir rompu mon ban d’indigence, et de m’être permis de raisonner sur les principes de la richesse et les lois de sa distribution. Ah ! si du moins le problème était résolu pour tout le monde, et qu’il n’y eût plus au monde que moi seul de pauvre ! Je rentrerais dans mon néant, et ne déshonorerais pas davantage, par mes protestations insolentes, mon pays et mon siècle.

II

Sur cette question de la pauvreté, l’Église a de tout autres maximes :

Heureux les pauvres !

Heureux ceux qui ont faim !

Heureux ceux qui pleurent !…

Ces paroles sont tirées du sermon sur la montagne, en saint Mathieu, ch. v. C’est l’évangile qui se chante le jour de la Toussaint : mes professeurs ont eu soin de me le faire réciter par cœur sept années consécutives.

Il y aura toujours des pauvres, disait l’ancienne Loi : Non deerunt pauperes in terrâ habitationistuæ. (Deut. xv) Et le fondateur de la nouvelle n’a pas manqué de répéter cet adage : Vous aurez toujours des pauvres avec vous : Pauperes semper habebitis vobiscum.

Nous voilà loin de l’opinion des classiques, des hommes d’État de la république, et des vieilles de mon pays…

Mais que signifie ce discours ? demandait ma jeune intelligence.

Et l’Église, interprète de l’Évangile, me répondait :

La pauvreté par elle-même est véritablement honteuse, car elle est la peine du péché. Mais, par la grâce de Jésus-Christ, ceux qui ayant vécu dans la pauvreté auront subi leur peine en cette vie seront récompensés dans l’autre, ainsi que l’annonce le divin sermonnaire dans la seconde moitié du verset : Quoniam ipsorum est regnum cœlorum. Tel est l’ordre de la Providence et l’enseignement de notre religion.

C’était à écraser la raison de cent philosophes. Mais l’enfance est terrible :

D’où vient alors qu’il y a des riches ? car si ce n’est pas la misère qui accuse la Providence, c’est la richesse. Expliquez cela.

Les riches, me répliquait le catéchiste, ne sont pas riches, comme ils se l’imaginent, en vertu d’un droit inhérent à l’humanité, mais par un mandat du ciel, et leur propriété n’est qu’un dépôt. C’est pourquoi il leur est recommandé de pratiquer le détachement, pauperes spiritu ; de s’unir de cœur et par une abstinence volontaire aux souffrances des pauvres, et de leur faire largesse, eleemosynam, caritatem. Sans cela il leur est aussi impossible d’entrer dans le paradis qu’à un chameau (d’autres disent un câble, je préfère le chameau) de passer par le trou d’une aiguille.

Jusqu’ici tout allait bien ; le système semblait se soutenir :

La pauvreté, à quelques exceptions près, générale : fait d’expérience.

Le vice et le crime, à quelques exceptions près aussi, général comme la pauvreté : autre fait d’expérience.

Un rapport de causalité de l’un à l’autre : fait probable.

Une grande expiation dans le présent : fait possible.

Une réparation proportionnelle dans l’avenir : fait désirable.

En attendant, un palliatif plus ou moins efficace, la charité : fait louable.

Ces idées se suivaient, s’enchaînaient avec un certain ensemble. Elles s’emparaient de mon entendement, sans pourtant le satisfaire. C’était comme un sophisme que ma raison ne pouvait réfuter, mais contre lequel ma conscience protestait. Je fus longtemps sans trouver une issue. Malheur au chrétien qui s’aventurera dans ce labyrinthe ! Il est sur la pente révolutionnaire, il court à l’incrédulité, il a déjà un pied dans l’abîme.

III

Fourier raconte que les mensonges mercantiles dont il fut témoin, jeune encore, dans la boutique de son père, furent pour lui la première révélation de sa mission de réformateur. Un fait tout opposé décida de la mienne. Mon père, homme simple, ne put jamais loger en son esprit que, la société dans laquelle il vivait étant livrée à l’antagonisme, le bien-être que tout industriel tend à se procurer est butin de guerre autant que produit du travail ; qu’en conséquence le prix vénal d’une marchandise n’a pas pour mesure le prix de revient, mais ce que le besoin du public, ses moyens d’achat, l’état de la concurrence, etc., permettent d’extorquer. Il additionnait ses frais, ajoutait tant pour son travail, et disait : Voilà mon prix. Il ne voulut entendre à aucune représentation, et se ruina. Je n’avais pas douze ans que, faisant l’office de garçon de cave, et réfléchissant sur la pratique commerciale de mon père et les observations de ses amis, je raisonnais, sans le savoir, de l’offre et de la demande et du produit net, comme Pascal, avec des ronds et des barres, raisonnait de la géométrie. Je sentais parfaitement ce qu’il y avait de loyal et de régulier dans la méthode paternelle, mais je n’en voyais pas moins aussi le risque qu’elle entraînait. Ma conscience approuvait l’une ; le sentiment de notre sécurité me poussait à l’autre. Ce fut pour moi une énigme qui se posa en face de la théorie chrétienne, énigme qui, si je venais à la résoudre, menaçait d’engloutir ma religion.

Sorti du collége, l’atelier me reçut. J’avais dix-neuf ans. Devenu producteur pour mon compte et échangiste, mon labeur quotidien, mon instruction acquise, ma raison plus forte, me permettaient de creuser le problème plus avant que je n’avais su faire autrefois. Efforts inutiles : les ténèbres s’épaissirent de plus en plus.

Mais quoi ! me disais-je tous les jours en poussant mes lignes, si par quelque moyen les producteurs pouvaient s’accorder à vendre leurs produits et services à peu près ce qu’ils coûtent, et par conséquent ce qu’ils valent, il y aurait moins d’enrichis sans aucun doute, mais il y aurait aussi moins de faillis ; et, tout étant à bon marché, on verrait beaucoup moins d’indigence.

Déception ! me criait aussitôt l’Église. Un tel accord des volontés et des intérêts, supposant dans la société humaine la sainteté et la Justice, est impossible. L’Évangile, qui le sait, nous enseigne que le paupérisme est indéfectible comme le crime ; que les méchants et les pauvres seront toujours en plus grand nombre, pauci electi. Et c’est afin de combattre le débordement du péché, inhérent à notre nature, et de ses inévitables conséquences, que le Christ est venu sur la terre ; qu’il a prêché le détachement, la résignation, l’humilité, et qu’il a souffert le supplice de la croix, gage des compensations qu’il nous promet dans l’autre vie.

Ceci me parut louche.

Aucune expérience positive, répondais-je, ne démontre que les volontés et les intérêts ne puissent être balancés de telle sorte que la paix, une paix imperturbable, en soit le fruit, et que la richesse devienne la condition générale. Rien ne prouve que le vice et le crime, dont on fait le principe de la misère et de l’antagonisme, n’aient pas précisément leur cause dans cette misère et cet antagonisme, que la doctrine catholique présente comme en étant le châtiment. Toute la question est de trouver un principe d’harmonie, de pondération, d’équilibre.

Or, si, par hypothèse, un tel principe existait, si par conséquent, l’équilibre des forces et des intérêts venant à s’établir, le bien-être devenait général, le vice et le crime diminuant en même proportion que le paupérisme, le christianisme ne serait donc plus vrai ! Pour que le christianisme soit vrai, il faut que la bascule, par suite la misère et le crime, soient éternels. Où suis-je ? et à quels termes viens-je de réduire le système entier de la religion ?… Ainsi le christianisme serait intéressé au maintien du paupérisme et de l’agiotage ; ainsi, bien loin qu’il soit l’ami des pauvres, leur consolateur, leur refuge, il serait leur ennemi ; par contre, bien loin qu’il veuille sincèrement l’extinction du péché, il en aurait besoin, il devrait le protéger, l’aimer !…

Considérez, Monseigneur, quel doute fait planer sur la vérité du christianisme et sur sa morale cette question du paupérisme, et combien, en attendant la solution de ce doute, la position de l’Église est fausse ! Elle ne peut pas, d’un cœur sincère et d’une volonté efficace, souhaiter la fin du paupérisme et du crime ; elle ne peut pas vouloir en ce monde le bonheur de ses enfants. Elle semble vouée par son dogme à l’odieuse mission de combattre comme impies toutes les tentatives pour l’abolition de la misère ; en sorte que, tout en se donnant l’apparence de protéger le pauvre et de tonner contre l’égoïsme du riche, elle n’existe en réalité que pour défendre le privilége de celui-ci contre le désespoir de celui-là !...

Si c’est là une exagération de controversiste, ou l’expression pure des sentiments de l’Église et de sa pratique séculaire, la discussion dans laquelle nous allons entrer nous l’apprendra. Mais avant d’aller plus loin, tâchons de préciser nos idées.

IV

Le problème de la répartition des biens, ou plus généralement le problème économique, relève évidemment de la Justice. Toute jouissance, en effet, suppose une appropriation. Toute appropriation suppose une communauté, positive ou négative, à laquelle cette appropriation déroge, mais qui l’autorise et la garantit. Donc toute question relative aux biens doit être résolue par le droit.

Mais ici la question se pose en termes tels qu’au premier abord elle paraît insoluble.

Nous savons ce qu’est en soi la Justice ; on peut en ramener la définition à cette formule à la fois impérative et coërcitive : Respecte ton prochain comme toi-même, alors même que tu ne pourrais l’aimer ; et ne souffre pas qu’on lui manque, non plus qu’à toi-même, de respect.

Ainsi déterminée la Justice est essentiellement subjective, dans son principe, dans son objet, dans sa fin.

Comment donc, en vertu de cette loi de subjectivité, allons-nous délimiter des rapports dont l’objet n’est pas nous ; décréter, statuer et légiférer sur la possession, les ventes et achats, le prêt, le louage, l’impôt, les prescriptions, les hypothèques, les servitudes, etc. ? Comment passer du subjectif à l’objectif, et, en vertu du droit au respect, définir le droit au travail ou le droit de propriété ?

Ce n’est pas tout.

Lorsqu’on observe la pratique des nations, on s’aperçoit que les forces économiques, le travail, l’échange, le crédit, la propriété, considérées en elles-mêmes, dans leur libre manifestation et antérieurement à tout contrat, sont soumises à certaines lois indépendantes de la volonté de l’homme et par conséquent de sa Justice. Citons en exemple la loi de l’offre et de la demande. Ces lois ne peuvent être méconnues sans nous exposer à de funestes mécomptes : leur étude est la condition préalable de toute bonne législation.

Or, quand nous connaîtrons le fort et le faible de l’économie sociale, irons-nous, au nom de notre Justice immanente, en combattre la fatalité, ou bien y soumettrons-nous notre dignité ? L’homme, l’être par excellence intelligent et libre, le roi de la nature par ses hautes prérogatives, devra-t-il lutter contre la raison des choses ou s’engloutir dans leur organisme ?

Un espoir nous reste. Comme toutes les vérités sont sœurs, peut-être la même conciliation que nous avons trouvée par la Justice entre l’homme et l’homme existe-t-elle entre les prescriptions de l’ordre juridique et les lois de l’ordre économique. Quel est alors cet accord entre le sujet et l’objet, entre l’esprit et la matière, entre la Justice et la fatalité ? Quelles concessions les deux principes vont-ils se faire ? Quelle transaction entre puissances qui ne se peuvent définir que par leur mutuelle exclusion ? Par exemple nous avons vu qu’en ce qui touche les personnes, hors de l’égalité point de Justice. Cette loi sévère sera-t-elle maintenue dans la répartition des biens et des produits ? Et si elle n’est pas maintenue, quelle sera la tolérance accordée à l’iniquité ?…

Avant d’aller plus loin, disons-le une fois pour toutes !

En posant la question de droit sur les Biens, comme je l’ai posée précédemment sur les Personnes, comme je la poserai plus tard sur l’État, sur le Travail, sur le Mariage, je ne prétends nullement que la société soit restée jusqu’à ce moment dans une ignorance absolue de la Justice. Depuis quatre ou cinq mille ans la matière juridique n’a cessé d’être agitée parmi les hommes ; à qui ferai-je croire que cet immense débat n’a produit aucune lumière ? Ah ! reconnaissons-le plutôt, si le génie humain a mérité quelque louange, c’est surtout par ses efforts persévérants, souvent heureux, dans la recherche du droit. Nous possédons une magnifique collection de maximes, des formules admirables de précision et d’élégance, de larges et fécondes théories. Les langues, les religions, les littératures, les philosophies, les empires, les nations même ont passé ; la jurisprudence seule a survécu. Elle a fait plus que de survivre, elle s’est constamment améliorée, et il est impossible de méconnaître dans ses variations mêmes le caractère de progrès qui garantit son unité, et partant sa certitude.

Mais il faut convenir aussi que cette unité et cette certitude, nous ne les tenons point encore ; que la contradiction existe dans les actes du législateur autant que dans la pratique du vulgaire, dans les définitions de l’école comme dans les décisions du juge ; que, si les matériaux sont abondants, la construction est peu avancée : en sorte que le jugement juste est chose encore plus rare aujourd’hui que l’homme juste, attendu que le péché d’ignorance peut bien ne pas corrompre la conscience, alors même qu’il déshonore l’entendement.

Je dis donc que si la contradiction est dans la science, si par conséquent elle infecte la loi et trouble la société, cela provient de ce que nous ne sommes pas encore arrivés, en fait de Justice, aux principes premiers, aux idées mères, à ce que j’appellerai le décret organique de la raison pratique dans les diverses catégories de l’ordre social.

Ce décret, qui doit régir de haut tout ce qui a rapport à l’acquisition, à la possession et à la transmission des biens est ce que je cherche.

Et sans remonter jusqu’à l’antiquité païenne, dont nos codes ne font que suivre la tradition, parallèlement à celle de l’Église que le législateur civil a délaissée, je commence par interroger l’Église.

L’Église possède-t-elle une science de la Justice, appliquée aux intérêts matériels ?

À quoi je réponds, comme je l’ai fait déjà pour les personnes :

Non, l’Église ne sait rien ni de la science des richesses, ni de ses rapports avec la Justice.

Sur toutes ces choses elle fait profession d’ignorance, elle nie la possibilité de les connaître, et cette négation est pour elle un article de foi. De même que nous l’avons vue, au nom de l’inviolable Majesté, décider contre l’homme la question du droit personnel et de la dignité, de même nous allons la voir encore, au nom de la rédemption et de la grâce, décider contre ce même homme la question du droit réel et de la richesse, et par ce nouveau jugement rendre l’immoralité sociale irrémédiable.


CHAPITRE II.

Doctrine de l’Église sur la répartition des biens.

V

Partout où il se produit, en dehors des conditions de la science, un principe de mysticisme, les sectateurs de ce principe tendent à se constituer en société indépendante, ou, pour employer le terme consacré, en église.

Cette église a pour objet, d’abord le développement du principe ou du dogme ; puis, conformément au dogme, le gouvernement de la société adhérente, la direction de ses idées, de ses intérêts, de ses mœurs.

Une fois constituée dans son personnel et dans sa propagande, l’Église tend donc à organiser en soi l’administration du temporel à l’image du spirituel ; à substituer en tout et pour tout son autorité dogmatique au droit propre de ses membres, sa collectivité à leur individualité, sa révélation à leur raison, son moi à leur moi. Toute volonté privée doit se soumettre à la volonté de l’Église, subalternisante, absorbante : Qui non audierit Ecclesiam, sit vobis sicut ethnicus et publicanus. Aussi les initiés disent-ils que la religion est ce qui les relie, prenant l’effet de la religion pour la religion elle-même. Ils sont liés, en effet : c’est le propre des idées mystiques de subjuguer l’entendement par la superstition qu’elles inspirent, d’enchaîner la volonté, de réglementer les actes, en calquant la pratique sur la métaphysique ; tandis que la science, qui ne prétend point à l’adoration, en éclairant l’esprit n’ôte rien à sa spontanéité, le laisse libre et indépendant.

On peut vérifier l’exactitude de cette observation sur toutes les sectes mystiques, existantes ou mortes : la règle est sans exception. La distinction du spirituel et du temporel est un non-sens contre lequel protestent également communistes, saint-simoniens, phalanstériens et autres. C’est pourquoi je dis que ce qu’a fait ou tenté de faire le christianisme par son Église, tout mysticisme, tout respect transcendantal, pris pour principe et pour organe de la Raison pratique, s’il parvient à se développer, le fera : avis aux citoyens et citoyennes qui seraient tentés de prêter l’oreille aux suggestions des nouveaux religionnaires.

VI

Appliquons ce principe.

La corruption antique avait eu pour résultat, entre autres, d’agglomérer les propriétés ; l’immense majorité des habitants et sujets de l’empire étaient dépossédés, colons du fisc, sinon esclaves. Une réintégration générale était à opérer ; elle était attendue, et le christianisme dut à cette attente, qu’il parut d’abord favoriser, une partie de son succès.

L’Évangile est plein d’anathèmes contre les riches et de promesses aux pauvres : si jamais secte porta loin le scandale d’excitation à l’envie et à la haine, c’est assurément celle-là. Heureux les pauvres, avait dit le Maître, parce qu’ils auront leur tour ; heureux les pieux, parce qu’ils posséderont la terre ; heureux les affamés, parce qu’ils seront rassasiés !… Tel est, d’après le premier des évangiles, le début de la prédication messianique, début qu’il est impossible de prendre autrement que dans le sens d’une revendication matérielle.

Mais le christianisme, malgré sa vive appétence du temporel, reposait avant tout sur un ensemble d’idées religieuses. Du vivant même du fondateur, une Église s’était constituée qui dut aussitôt prendre en main la direction du mouvement, non plus seulement en vue des réparations sociales, mais en raison du dogme.

Or que disait le dogme ? Deux choses.

1. En ce qui concerne la condition générale de l’humanité et sa destinée finale :

Que l’homme est pécheur à l’origine ; qu’en raison de ce péché il est sujet de la mort, soumis à la misère, exposé à la damnation ; mais qu’en faisant pénitence, acceptant volontairement, à l’exemple du Christ, la souffrance, le dénûment et l’humiliation dans cette vie, il thésaurisait la miséricorde pour l’autre ; que là était le secret de la religion et le vrai sens de la mission de Jésus-Christ.

2. En ce qui touche le régime de la société nouvelle et les moyens d’arriver au salut :

Qu’en principe l’homme, perdu par sa faute, ne peut se sauver qu’avec le secours de la grâce divine, dont la dispensation quotidienne, aux âmes et aux églises, est l’objet des soins assidus de la Providence.

« Par grâce on entend en général un don que Dieu accorde aux hommes par pure libéralité, et sans qu’ils aient rien fait pour le mériter, soit que ce don regarde la vie présente, soit qu’il ait rapport à la vie future.

« Il y a plusieurs espèces de grâces :

« Grâce naturelle et grâce surnaturelle ;

« Grâce intérieure et grâce extérieure ;

« Grâce habituelle et grâce actuelle ;

« Grâce prévenante ou opérante, et grâce coopérante ou subséquente ;

« Grâce suffisante et grâce efficace ;

« Grâce accordée pour le salut des autres, et grâce accordée pour le salut propre, ou, comme dit l’École, gratia gratis data, et gratta gratum faciens. » (Bergier, Dict. de Théol.)

L’homme est donc enveloppé tout entier par la grâce, laquelle est essentiellement gratuite et d’une nécessité absolue : ainsi en a décidé l’Église.

Une simple observation sur cette théorie.

Par grâces naturelles on entend, dit Bergier, les avantages de la nature et de la société : la vie, la santé, la force, la beauté, l’esprit, le génie, la fortune, la noblesse ; par grâces surnaturelles, celles qui ont pour objet plus spécialement le salut de celui qui les obtient, comme les sacrements, la connaissance des mystères, une bonne pensée, un bon sentiment, un saint désir, une révélation, etc.

Or, quelque soin qu’aient pris les théologiens de distinguer ces deux espèces de grâces, il est évident qu’elles ont entre elles les rapports les plus intimes, et qu’en définitive elles ne forment qu’une seule et même catégorie. Cela résulte de ce que la grâce surnaturelle a presque toujours pour but de suppléer à l’insuffisance de la grâce naturelle, souvent même d’en corriger l’effet. Ainsi un homme né pauvre peut être, s’il plaît à Dieu et si son salut l’exige, enrichi par grâce surnaturelle ; comme aussi un homme né riche peut, par un effet de la même grâce, être dépouillé de ses biens et réduit à la mendicité. Tel homme épouse la femme qu’il aime, parce que la grâce l’abandonne ; tel autre obtient de la sienne plus d’enfants qu’il n’en peut nourrir, par un effet de la même grâce. Cela n’a pas de fin. La distinction, admise en théorie, disparaît dans la pratique ; et l’on est en droit de dire, malgré l’Église et ses définitions, que chez elle tout est grâce, et grâce surnaturelle.

VII

De la combinaison du dogme de la chute, et de la nécessité de faire pénitence qui s’ensuit, avec le dogme de la grâce, il résultait donc pour l’Église, quant à la théorie des conditions et des fortunes :

Que si la richesse est de sa nature un bien et une grâce, la pauvreté et la souffrance, suite du péché originel et premier remède à ce péché, est aussi une grâce ; que s’il est permis de jouir des biens que le ciel envoie, comme on le voit par l’exemple des patriarches, s’il est même enjoint de l’en remercier, il n’est pas moins vrai, eu égard à l’état de péché où nous vivons ici-bas, que ces biens sont pour nous une occasion permanente de tentation ; que le plus sûr est par conséquent de les mépriser, de savoir s’en passer, de s’en faire, par esprit de mortification, un moyen de salut, d’autant plus que l’insuffisance, l’inégalité et le hasard de leur distribution, démontrent surabondamment que la colère de Dieu pèse sur la nature autant que sur l’humanité.

De là à faire de la richesse le privilége d’un petit nombre d’élus, sauf à leur prêcher à leur tour la charité et le détachement, il n’y a qu’un pas. Nécessité n’a pas de loi, dit le proverbe : puisque la chose ne peut être autrement, elle est juste. C’est le raisonnement que ressassent depuis 30 ans les adversaires, très-mondains d’ailleurs, du socialisme, d’accord sur ce point, sans qu’ils s’en doutent, avec la double théorie de la prévarication originelle et de la grâce.

Tous les docteurs enseignent, en effet, que le paupérisme et l’inégalité sont l’effet du péché originel ; que l’amour de la richesse et de la propriété est de sa nature répréhensible ; qu’il n’y a pas à cela de remède, etc. Sous-entendu que si les hommes étaient sages ils livreraient leurs biens à l’Église, se feraient ses ouvriers, et, nourris, dirigés par elle, ne s’occuperaient plus d’autre chose que de la vie à venir.

« L’homme, dit dom Calmet, a été créé dans une entière liberté, soumis à Dieu seul. Si le péché n’était pas entré dans le monde avec la désobéissance d’Adam, les hommes seraient demeurés dans cette égalité et cette indépendance les uns à l’égard des autres. » (Commentaire sur l’Épitre de saint Paul aux Romains.)

Malebranche s’attache fortement à ce principe, que le vice est la seule cause de l’inégalité parmi les hommes.

« C’est une vérité certaine, dit-il, que la différence des conditions est une suite nécessaire du péché originel, et que souvent la qualité, les richesses, l’élévation, tirent leur origine de l’injustice et de l’ambition de ceux à qui nos aïeux doivent leur naissance… La force, ou la loi des brutes, celle qui a déféré au lion l’empire des animaux, est devenue la maîtresse des hommes. » (Traité de morale, xiv, 1, 4, 6.)

« Cinq ou six pendards, disait Domat, un des dévots de Port-Royal, cité par M. Cousin, partagent la meilleure partie du monde et la plus riche ! c’en est assez pour nous faire juger quel bien c’est devant Dieu que la richesse. »

Ainsi la réparation promise se trouva transportée du monde visible au monde transcendantal ; les Évangiles, rédigés sous l’inspiration des évêques, eurent pour objet d’inculquer, avec l’obéissance au pouvoir ecclésiastique, cette doctrine de hasard et de résignation, et le christianisme fut, comme aurait dit le peuple de 1848, escamoté.

Ne vous inquiétez plus à présent de la véhémence des sermonnaires. Comme l’Évangile, ils déclameront, ils fulmineront contre les riches, mais en concluant toujours, au nom de la prévarication, de la pénitence, de la grâce et du royaume céleste, contre les pauvres.

VIII

Certes, ce ne furent pas des hommes de peu de foi que ceux qui digérèrent une pareille idée.

Que la possession des biens terrestres fût pour le chrétien un intérêt d’ordre inférieur, sans comparaison avec l’amour de Dieu, les devoirs de piété et les espérances d’outre-tombe, cela ne tirait pas à conséquence, et ce n’est pas non plus la question.

Mais si méprisables que fussent ces biens, encore fallait-il s’occuper de leur distribution ; et l’importance de cette distribution, même au point de vue du spirituel, était énorme. Il ne s’agissait de rien de moins que de la loi économique qui préside à la création et à la circulation de la richesse ; du principe de Justice par conséquent qui doit en régler, d’accord avec la loi économique, la possession, la transmission, l’exploitation, l’accumulation, l’échange ; principe dont l’application formait, après la détermination du droit personnel, la partie la plus décisive des institutions. Que dit à ce sujet l’Église ? Rien. Sur la question économique, comme sur la question personnelle, sa morale est nulle. Toute sa théologie se réduit à dire, avec Domat, Calmet, Malebranche, l’Évangile et tous les Pères :

Voyez, mortels, l’étrange partage qui se fait entre vous de la richesse ! Cinq ou six pendards jouissent ; l’immense multitude est vouée à la misère…. Et maintenant se peut-il qu’il en soit autrement ? Non, tant que les hommes seront hommes, entraînés par leurs passions, soumis en un mot au péché originel. Car il n’y a pas, il ne saurait y avoir, dans l’ordre d’une nature corrompue, de Justice distributive s’exerçant spontanément, selon des lois équitables et scientifiquement démontrées. Tous vos philosophes qui se sont occupés de la misère, vos législateurs, vos jurisconsultes, vos économistes, en conviennent. En raison de l’inégalité naturelle que vous ne pouvez détruire, et des institutions sociales que vous ne pouvez pas davantage abolir, la répartition de la richesse, obtenue par conquête, invention ou découverte, ou née de la combinaison du travail et du capital, s’opère fatalement selon le caprice du hasard ou le bon plaisir de la Providence, qui comble ceux qu’il lui plaît, et laisse aux autres pour remède à leur extrême dénûment la charité évangélique, dont l’Église est à la fois l’institutrice et l’organe.

Laissons les phrases. L’Église, en ce qui concerne les biens, n’a pas plus de morale qu’en ce qui touche les personnes : telle est la vérité, dont Bergier convient avec assez de franchise dans son Dictionnaire :

« On entend quelquefois de bons chrétiens se plaindre de ce que le code de la morale évangélique n’est pas assez complet, assez détaillé, pour montrer dans tous les cas ce qui est commandé ou défendu, permis ou toléré, péché grief ou faute légère. Nous sommes très-persuadés, disent-ils, que l’Église a reçu de Dieu l’autorité de décider la morale aussi bien que le dogme ; mais par quel organe fait-elle entendre sa voix ? Parmi les décrets des conciles touchant les mœurs et la discipline, les uns défendent ce que les autres semblent permettre ; plusieurs n’ont pas été reçus dans certaines contrées ; d’autres sont tombés en désuétude et ont cessé d’être observés. Les Pères de l’Église ne sont pas unanimes sur tous les points de morale, et quelques-unes de leurs décisions ne semblent pas justes. Les théologiens disputent sur la morale aussi bien que sur le dogme ; rarement ils sont d’accord sur un cas un peu compliqué. Parmi les casuistes et les confesseurs, les uns sont rigides, les autres relâchés. Les prédicateurs ne traitent que les sujets qui prêtent à l’imagination et négligent tous les autres. Enfin, parmi les personnes les plus régulières, les unes se permettent ce que d’autres regardent comme défendu. Comment éclaircir nos doutes et calmer nos scrupules ?

Voilà l’objection telle que l’a résumée Bergier, et que j’eusse pu la formuler moi-même. À cela que répond le célèbre théologien ? Nie-t-il la justice de ce reproche ? dit-il que le motif en est faux ou exagéré ? Contre quelques aberrations des docteurs qu’il eût été facile de mettre sur le compte de la faiblesse de la raison humaine, revendique-t-il la morale éternelle, indéfectible et certaine de la foi ? Non, il avoue tout et bat la campagne. Mais il faut l’entendre :

Nous répondons à ces âmes vertueuses qu’une règle de morale telle qu’elles la désirent est absolument impossible. Dans l’état de société civile, il y a une inégalité prodigieuse entre les conditions : ce qui est luxe, superfluité, excès dans les unes ne l’est pas dans les autres ; ce qui serait dangereux dans la jeunesse peut ne plus l’être dans l’âge mûr ; les divers degrés de connaissance ou de stupidité, de force ou de faiblesse, de tentation ou de secours, mettent une grande différence dans l’étendue des devoirs et dans la grièveté des fautes. Comment donner à tous une règle uniforme, prescrire à tous la même mesure de vertu et de perfection ? Les lumières de la raison sont trop bornées pour fixer avec la dernière précision les devoirs de la loi naturelle ; et les connaissances acquises par la révélation ne nous mettent pas en état de voir avec plus de justesse les obligations imposées par les lois positives. »

Les lumières de la raison, répondrai-je à Bergier, ne sont pas du ressort de la théologie. Ce n’est pas à la théologie d’assigner la limite de la science ; bien moins encore a-t-elle le droit, dans son impuissance, de récriminer contre sa rivale. Que la théologie se borne donc à parler pour elle-même ; et puisqu’elle avoue que les connaissances acquises par la révélation ne nous mettent pas en état de connaître nos droits et nos devoirs, qu’elle nous dise alors ce qu’elle prétend faire. Car il appert que la société ne peut exister sans mœurs et sans lois : or, la révélation ne nous apprenant rien, la raison suivant l’Église ne nous éclairant pas davantage, en quel état allons-nous nous trouver ?

Écoutons le théologien :

« C’est pour cela qu’il faut dans l’Église une Autorité toujours subsistante, pour établir la discipline convenable aux temps et aux lieux. »

Nous y voilà. À la place des principes, l’Autorité ; en guise de Justice, la discipline ; pour équilibrer un système que la grâce elle-même est impuissante à soutenir, le discernement du prêtre : c’est le dernier mot de la religion. Au surplus l’Église est d’accord avec elle-même ; et si la science avec la révélation lui fait défaut, du moins la logique ne lui manque pas. Elle saura poursuivre jusqu’à la dernière conséquence, dans la théorie et la pratique, la doctrine de l’immoralité congéniale.

Ainsi, pour les personnes, discipline ; pour les biens, discipline ; pour tout ce qui touche le gouvernement, l’éducation, le mariage, les idées, le travail, etc., discipline, et toujours discipline. De Justice, de balance, seule condition de stabilité sociale, jamais. On l’avoue sans rougir ; c’est Dieu lui-même qui l’a révélé. Mais de l’Autorité, on en aura pour tout, on en aura à revendre ; et malheur aux récalcitrants !

IX

Du reste, soyons justes. Ce que je reproche à l’Église catholique ne lui est point particulier : on le retrouve dans toutes les autres, et jusqu’au sein de l’école matérialiste. Destutt de Tracy avouait d’assez bonne grâce que ce qu’on appelle économie n’est qu’un recueil de routines, imposé par la nécessité, en vertu de laquelle il condamnait à perpétuité les neuf dixièmes du genre humain à servir l’autre. La nécessité, voilà le principe dont Destutt de Tracy et son patron J.-B. Say s’étaient fait une raison mystique, faute d’avoir approfondi davantage. Pourtant, dira-t-on, c’étaient des hommes de liberté. Je ne le nie pas. Mais en préconisant la liberté ils manquaient de logique ; et s’ils eussent vécu de nos jours, de deux choses l’une, ou ils auraient abjuré leurs erreurs et passé au socialisme, ou bien avec leur église ils auraient appelé la force à la défense de leur principe, ils auraient fait de la nécessité économique une religion.

Faut-il s’étonner, quand le matérialisme aboutit, par l’insuffisance du savoir positif, aux mêmes conclusions disciplinaires que l’illuminisme, que les sectes socialistes, depuis Lycurgue jusqu’à Cabet, gouvernent par l’autorité ? Robespierre, ni plus ni moins que Napoléon, incapable de résoudre le problème du paupérisme, gouvernait par l’autorité ; les saint-simoniens gouvernent par l’autorité ; Robert Owen, par l’autorité ; M. Auguste Comte, par l’autorité. Demain, nous verrons des biologistes, des phrénologues, des magnétiseurs, gouverner par le fluide animal, les tables tournantes, la magie, la sagie, c’est-à-dire toujours par l’autorité. Combien votre âme doit être réjouie, Monseigneur, de voir ces novateurs des derniers jours, si fiers de leur petit savoir, si orgueilleux de leur soi-disant progrès, confesser à l’unanimité qu’il n’y a pas pour l’espèce humaine de Justice, que la contrainte seule peut avoir raison de sa perversité, et donner ainsi pleinement raison à votre foi !

Mais peut-être que l’Église, en faisant de la discipline, fait sans le savoir de la morale ; peut-être qu’infidèle, par inadvertance, par spontanéité de conscience, à son propre dogme, elle va nous donner, sous une expression symbolique, la solution tant désirée.

Hélas ! hélas ! hélas ! et quatre fois hélas !

La porte de l’Église est comme celle de l’enfer, elle ne vous laisse pas même en entrant l’espérance. La discipline de l’Église, c’est que l’homme étant naturellement indigne, la propriété et la richesse ne faisant point partie de ses prérogatives, c’est à l’administration ecclésiastique d’avoir la haute main sur les propriétés, de régler les héritages, de distribuer les terres, en retenant, bien entendu, une rente ou dîme, pour les frais du culte et de l’autorité. Ici nous quittons le dogme et nous entrons dans l’histoire.


CHAPITRE III.

Pratique de l’Église depuis son origine jusqu’à la Révolution.

X

En principe, l’inégalité des conditions et la propriété étant, selon l’Église, un effet du péché originel ; la richesse, bonne de sa nature, devenue par l’effet du péché un auxiliaire de la concupiscence ; aucun principe d’équilibre n’existant à cet égard, ni dans la société ni dans les choses, il ne reste pour la gouverne des intérêts que cette alternative : ou d’abandonner la distribution des biens à l’influence des causes fatales, occupation, conquête, confiscation, privilége, donation, concession, hérédité, mainmorte, etc. : c’est la théorie malthusienne ; ou bien d’en faire l’objet d’une discipline : c’est le système catholique.

Cette discipline, nous venons d’en donner la formule : agglomération de la propriété foncière entre les mains du clergé ; administration par les prêtres ; exploitation par les bras de la multitude laïque, devenue partout, à un petit nombre d’exceptions près, fermière de l’Église, salariée ou serve.

L’Église, en agissant de la sorte, non-seulement obéissait à l’esprit du dogme qui lui est propre ; elle suivait son tempérament ecclésiastique.

Quel que soit le dogme, son importance vient beaucoup moins de l’idée qu’il exprime que du sentiment qu’il a pour but de faire naître, et par lequel seul en définitive il peut gouverner la masse : car l’homme ne se gouverne pas par l’esprit, il se gouverne par le cœur.

Or, le sentiment que doit développer le dogme n’est pas la Justice : elle est incompatible avec la transcendance, dont l’hypothèse exclut sa réalité.

C’est la philanthropie, l’amour, ou, pour parler comme l’Évangile, la charité, principe de la communauté animale observée chez les abeilles (Étude Ire, n. v), vers laquelle l’insuffisance du droit établi pousse les sectes, et dont la condition première est le sacrifice de l’individualité.

Toute église, en vertu de la philanthropie ou charité dont sa foi est le gage, tend donc à l’accaparement des biens, à la dépossession universelle, à l’indivision. C’est ce qu’avaient fait ou enseigné, longtemps avant le Christ, Minos, Lycurgue, Pythagore, Platon, les Esséniens, etc. C’est ce qu’ont fait et enseigné, dans les temps modernes, les jésuites du Paraguay, les moraves, les owénistes, les saint-simoniens, les phalanstériens, les icariens, les mormons, et tous les utopistes. Et à l’heure où j’écris pouvons-nous oublier que les disciples de Saint-Simon, devenus per fas aut nefas princes du crédit, chefs de la finance, matadors de la Bourse, patrons et confesseurs de l’empire, travaillent de leur mieux à la réalisation de leur grand principe, la réhabilitation de la chair, par la centralisation des capitaux, l’accaparement des fortunes, la coalition des priviléges, la subalternisation du travailleur, la déchéance de la liberté, et cela toujours au nom du dogme, au nom de la philanthropie ? Eh ! mystificateurs transcendants, tous tant que vous êtes, donnez-nous la Justice, et nous n’aurons que faire de votre dogmatisme ; donnez-nous la Justice, et nous n’aurons pas besoin de votre charité ; nous nous passerons volontiers de vos hôpitaux, de vos hospices, salles d’asile, crèches, cités ouvrières, et de toutes vos miséricordes !…

XI

Cependant une conception aussi gigantesque ne pouvait s’avouer, surtout dans les commencements. D’autre part, l’état de péché impliquant la résistance à la grâce, seul point d’appui de l’autorité ecclésiastique, la solidité de l’édifice était compromise : comment supposer que la multitude des fidèles, riches et pauvres, consentirait à se dessaisir entre les mains du clergé ?… L’Église comprit bientôt la nécessité de s’adjoindre une classe intermédiaire, dont les intérêts seraient solidaires des siens, et qui, protégée dans ses priviléges par la religion, servirait l’Église à son tour de son suffrage, et au besoin de ses armes. Après avoir condamné le droit romain dans son principe, la propriété, les chefs chrétiens n’hésitent pas à le faire rentrer dans les prévisions de leur discipline ; plus tard ils y feront entrer encore le droit germanique.

Ceci peut servir à expliquer comment en 1831, l’école saint-simonienne se déclarait anti-propriétaire, et comment en 1848 elle se prononça tout à coup contre le socialisme.

Après la mort de Jésus, les premiers qui avaient reçu la parole, prenant au sérieux l’Évangile, s’arrangent pour vivre en frères, mener la vie parfaite ; ils organisent les agapes. On a débité force niaiseries sur ces communautés des premiers siècles, dont le succès fut aussi peu brillant que celui de nos modernes communistes. Autant l’Église aime à rappeler aujourd’hui les repas d’amour pour l’édification du bon peuple, autant elle mit jadis d’empressement et de persistance à les abolir. Les gens comme il faut, parmi lesquels il faut compter en première ligne les évêques, goûtaient peu cette promiscuité. Ils supprimèrent les agapes, ce dont je les loue ; mais sans les remplacer par rien qui rappelât les espérances messianiques, ce dont je me plains et les accuse. La discipline se trouva donc, quant aux biens, établie sur deux principes : 1o le fermage ou salariat, avec le supplément d’aumône, dont l’Église se fit dispensatrice et centre ; 2o le droit romain de propriété, cause première de la corruption païenne et de la propagation de l’Évangile. Dès lors, pouvaient se demander les chrétiens, à quoi bon l’Église ? à quoi servait le christianisme ?…

À partir de ce moment, on remarque dans le mouvement chrétien deux courants distincts : l’un est le courant démocratique, l’autre le courant épiscopal. La démocratie, d’ordinaire silencieuse, mais éclatant de temps à autre en réclamations accusatrices, représente l’élément social ; l’épiscopat représente l’élément religieux, à l’aide duquel il s’efforce de donner un sens mystique aux annonces révolutionnaires de l’Évangile, et de contenir la misère des masses. Suivons ce nouveau pouvoir, aux prises avec les exigences de son dogme, de la multitude qu’il endoctrine, et de sa propre sécurité.

Les gnostiques millénaires comptaient sur un retour prochain du Christ pour avoir leur part des jouissances temporelles ; ils repoussaient en conséquence la pauvreté, la jugeant immorale et incompatible avec le principe organique de la foi : secte dangereuse, d’abord par l’insoluble problème qu’elle posait à l’Église, puis par le reproche de spoliation qu’elle donnait occasion aux païens de faire planer sur la religion. L’Église condamna les gnostiques comme impurs, entendant mal le sens de l’Évangile, et faussant la tradition. L’orthodoxie les a accusés de toutes les turpitudes dont le paganisme l’accusait elle-même : soit ; je veux que l’accusation ne soit pas tout à fait sans fondement. Mais ces hérétiques étaient fondés aussi à demander si le Christ, qui n’était pas venu, disait-il, pour abroger la loi de Moïse, mais pour la perfectionner, avait voulu perfectionner aussi celle de Numa ?

Les circoncellions, les donatistes, protestent à leur tour contre le luxe et l’insolence de l’épiscopat ; car on devine que le clergé, par les mains duquel passaient tant d’aumônes, en retenait une bonne part. Qui le croirait ? les circoncellions sont dénoncés comme partageux et anarchistes à Constantin, qui les extermine. Sans doute, et je veux le croire, ces misérables prenaient de travers la parole du Messie, dont l’empire n’était pas de l’espèce césarienne. Mais pourquoi ne les avoir pas prévenus que la loi des XII tables faisait partie du Nouveau Testament ; qu’Appius Clodius avait été un précurseur du Christ, aussi bien que Moïse, Élie et Jean-Baptiste ; que Papinien, Ulpien, Modestin et tous les membres du conseil d’État de Septime-Sévère, le rude persécuteur, devaient être considérés comme des pères de l’Église, ni plus ni moins que Tertullien et Origène ?

Que fut, au moyen âge, l’hérésie des Albigeois, et plus tard de toutes ces multitudes, dirai-je fanatiques ou faméliques ? qui remplirent la France, l’Italie, la Bohème ? Une protestation contre le droit féodal. — Cela n’est pas dans l’Évangile, s’écriaient-elles ; cela ne peut pas y être. Il doit y avoir, pour les chrétiens régénérés, une autre morale. — Qui prit alors la défense du privilége menacé ? qui prêcha la croisade ? qui lança l’excommunication ? qui alluma le bûcher ? L’Église, solidaire et participante de la féodalité ; l’Église, pour qui le principe de l’inégalité des conditions et des fortunes était devenu un article de foi ; l’Église, enfin, qui à défaut de justice positive avait dû se faire des institutions du péché originel une discipline, et qui se trouvait alors dans la nécessité de défendre ces institutions, malgré leur impure origine, à l’égal des mystères de la Trinité et de la Rédemption. Les hérétiques brûlés, les inquisiteurs ne se firent faute de confisquer leurs biens : toujours, dans l’Église, la spoliation a suivi le supplice. C’est ainsi que le Testament du Christ se résolvait en un pacte inutile et frustratoire, pour les populations malheureuses qu’il avait séduites

par de décevantes promesses.

XII

Pendant que l’Église, alliée du pouvoir séculier pour la défense du droit profane, sévissait contre la portion la plus fervente et la plus malheureuse de son troupeau, elle poursuivait d’un autre côté son œuvre d’envahissement.

Les communautés primitives et les agapes n’ayant pas obtenu le succès qu’on avait espéré, la vie parfaite, cette vie toute de contemplation et d’idéal à laquelle tendaient les chrétiens, chercha à s’établir dans un autre milieu. Comme on la jugeait incompatible avec les occupations du siècle, on se réfugia dans la solitude : la persécution prolongée de Dioclétien détermina ce mouvement. Paul, Antoine, Hilarion, remplirent les déserts de la Thébaïde du bruit de leur sainteté et de leurs miracles. De nombreux imitateurs se joignirent à eux ; Pacôme, le premier qui donna à ses disciples un règlement, réunit sous sa direction jusqu’à cinq mille moines. Le quatrième siècle fut l’âge d’or du monachisme. Les histoires qu’en répandirent Athanase, Rufin, Jérôme, Théodore, et tous les pèlerins qui les visitèrent, enflammèrent l’Occident d’une religieuse émulation. Des groupes de cénobites commencèrent à se former, sur le modèle de ceux d’Égypte : Martin, dans les Gaules ; Gassien, à Marseille ; Honorat, à Lérins, en furent les principaux initiateurs. Cassiodore, Colomban, Benoît Biscop, suivirent de près. Le plus célèbre de tous fut Benoît, fondateur du Mont-Cassin, véritable père du système conventuel, qui faillit engloutir l’humanité.

En principe, le but de la vie parfaite était de jouir de Dieu. Pour arriver à ce but, le moyen était de vivre seul, c’est-à-dire dégagé de toute affection, de tout attachement, de tout intérêt, de toute affaire. Pour conquérir la solitude, il faut se contenter de peu, et se suffire à soi-même : chose facile dans la Thébaïde, où la chaleur du climat et la sobriété qu’il impose rendaient ces conditions aisées à remplir. Dans la haute Égypte, la plus grande partie de la journée était employée par les solitaires à la contemplation et à la prière ; ils s’adonnaient peu au travail, le subissant comme instrument de discipline, plutôt que comme moyen de subsistance.

Mais sous le climat d’Europe, dans les forêts et les montagnes du Nord, la vie érémitique devenait bien autrement pénible que dans les oasis de l’Arabie et de la Thébaïde. En 480, lorsque naquit Benoît, le monachisme, embrassé dans un moment d’exaltation fanatique, était en pleine décadence, à la veille de périr, moins encore par le défaut de règle que par le manque de ressources. D’effroyables abus se commettaient dans cette tourbe d’hallucinés et de vagabonds, simulant de leur mieux la vie romanesque du désert, et qui tous aspiraient à la prophétie et au miracle. En 520, Benoît, déjà célèbre, à qui une longue pratique de la vie contemplative en avait appris les abus et les ressources, commença cette grande réforme, qui n’était autre chose que l’application décisive aux races d’Europe des principes de la vie parfaite et de la discipline chrétienne.

Ces principes se réduisent à quatre principaux : l’obligation du travail, la renonciation à toute propriété, la méditation ou la vie intérieure, voilà pour le moine ; l’agrandissement indéfini du domaine conventuel, voilà pour l’Église.

La règle du Mont-Cassin, rapidement propagée par toute l’Europe, constituait ainsi un genre de vie à part, également en dehors du clergé ordinaire ou séculier et de la société laïque, laquelle, suivant Benoît, n’avait de chrétien que le baptême et la participation aux mystères. Ce régime, aussi rapproché que possible de la vie des bienheureux, qui n’ont plus besoin de travailler, de prier, de lire, de posséder aucune chose, puisqu’ils possèdent Dieu, réalisait l’idéal du christianisme, qui régnerait sans partage le jour où toute propriété serait entrée dans le système, où toute volonté serait soumise à ses lois.

Voici comment le fondateur procédait à cette grande œuvre :

Le premier et le principal moyen d’accaparement consistait dans les dotations que les familles manquaient rarement de faire à ceux de leurs membres qui embrassaient la vie cénobitique. Après avoir condamné la propriété, comme chose détestable, diabolique, digne du feu, Benoit continue :

« Si le néophyte a quelques biens, il les distribuera aux pauvres avant de faire profession, ou il les donnera au monastère par une donation solennelle, sans se réserver rien du tout, sachant que depuis ce jour il n’a pas même la disposition libre de son propre corps. C’est pourquoi, dès l’heure même, il sera dépouillé de ses habits qu’il avait sur lui, et sera revêtu des habits du monastère. Cependant on serrera dans le vestiaire les habits qu’on lui a ôtés, pour y être gardés avec soin, afin que, s’il arrivait que par la suggestion du diable il voulût sortir du monastère (ce que Dieu ne veuille permettre), on le dépouille des habits du monastère, et que, lui ayant rendu les siens, on le chasse. Toutefois, on ne lui rendra point sa promesse, que l’abbé aura retirée de dessus l’autel, mais elle sera gardée au monastère. »

Il est évident que l’alternative présentée au néophyte, de distribuer ses biens aux pauvres ou de les donner au monastère, n’est là que pour les convenances. Quel néophyte, plein du zèle de la maison de Dieu, entrant chez de si saints personnages, et ayant du bien, eût voulu vivre à leurs dépens ? Est-ce que d’ailleurs ce bien donné au monastère, qui recevait les pauvres aussi bien que les riches, n’appartenait pas toujours aux pauvres ?

Mais l’avare Achéron ne lâche point sa proie. Que le zèle du cénobite vienne à se refroidir, il peut se retirer quand il voudra ; il est libre, le monastère ne le retient pas. On lui rendra ses habits de laïque ; mais, admirez ceci, vous tous qui avez une notion du juste et de l’injuste, on ne lui rendra pas sa promesse ! Le monastère garde le bien, bien dont la donation ne profitera pas au salut de l’apostat, parce que la promesse est retirée de dessus l’autel ; mais bien qui profitera au monastère, qui en garde le titre dans ses archives.

Cela ne vous semble-t-il pas, Monseigneur, friser de près l’escroquerie ? Et si la morale était de quelque chose dans l’Église, trouvez-vous que le bienheureux et béni Benoît ne mériterait pas, pour cette édifiante stipulation, d’être damné à tous les diables ?

Citons encore : je ne sais rien de plus utile à la découverte de la science que cette discipline des hommes de Dieu.

« S’il se rencontre quelque personne noble qui offre son fils à Dieu dans le monastère, et que l’enfant soit fort petit, le père et la mère feront par écrit la demande d’être reçu dans le monastère, et, outre l’offrande, ils envelopperont cette demande et la main de l’enfant dans la nappe de l’autel, et l’offriront en cette manière. Quant aux biens qui peuvent appartenir à cet enfant, ils promettront avec serment dans cet écrit qu’ils ne lui en donneront jamais rien, ni par eux-mêmes, ni par aucune personne interposée, ni en quelque manière que ce puisse être, et qu’ils ne lui donneront ni occasion ni moyens de posséder aucuns biens. Que s’ils ne veulent pas cela et qu’ils désirent faire quelque aumône au monastère par reconnaissance, qu’ils en fassent une donation au monastère, en se réservant, s’ils veulent, l’usufruit durant leur vie. Enfin, que l’on établisse et que l’on assure tellement toutes choses, qu’il ne reste à l’enfant aucun sujet de doute ou de soupçon qui lui puisse être un piége pour le perdre, ce qu’à Dieu ne plaise ! comme nous l’avons connu par expérience. Ceux qui ont peu de bien feront comme les riches ; mais ceux qui n’ont rien du tout feront simplement leur promesse par écrit et leur offrande, et présenteront leur fils en présence de témoins. »

Se peut-il de ruse plus grossière et en même temps plus infernale ? Les enfants seront reçus à faire profession, sur la présentation des parents, mais à condition que ceux-ci jureront de les déshériter. Déshériter mon enfant parce que je désire le vouer au service de Dieu ! Quelle barbarie ! quel sacrifice à exiger du cœur d’un père !… Oui, répond le législateur du monachisme ; point de milieu entre la religion et la propriété. Si cependant, ajoute-t-il, en considération de ce cher enfant, vous voulez avantager de quelque chose la communauté, vous pouvez faire une donation au monastère. Mais il faut assurer si bien les choses, qu’il ne reste à l’enfant, devenu homme, ni doute ni soupçon qu’il possède rien !…

Voilà pourtant ce qui valut à ce fameux Benoît de Nursie les honneurs de la canonisation, et à sa règle un succès fou. Son ordre se multipliant sous mille formes, absorbant tous les autres, remplit bientôt l’Europe. Dans les villes et les campagnes les congrégations se dénombrent par centaines, les monastères par milliers, les religieux des deux sexes par millions. Au douzième siècle, la seule congrégation de Cluny comptait dix mille moines ; celle des Camaldules, trois mille ; celle de Fontevrault, trente monastères !…

Dès le onzième siècle, l’ordre est devenu si puissant, ses revenus sont si bien assurés, que les bons religieux songent à s’élever d’un degré dans la vie parfaite, en se déchargeant du travail des mains, occupation grossière, pleine de distractions, indigne d’un véritable ascète. C’est alors que Jean Gualbert, fondateur de Vallombreuse, institue les Frères lais ou laïques, chargés de la grosse besogne. À partir de ce moment, les pieux cénobites renoncent à la pioche ; ils se livrent à la copie des manuscrits et à d’autres menues fonctions littéraires ; ils finiront par rien faire et s’engraisser, comme dit Boileau, d’une longue et sainte oisiveté.

Mais le temps est encore loin. En 1221, un siècle environ après l’importante modification introduite par Jean Gualbert, François d’Assise, dont les merveilles devaient éclipser celles du prophète Élie, mit la dernière main à l’œuvre en instituant, sous le nom de Frères mineurs, une congrégation nouvelle, composée d’hommes et de femmes mariés. Les constitutions de ces couples-moines furent approuvées 68 ans après par le pape Nicolas IV : c’est ce qu’on nomma le Tiers-ordre de Saint-François.

Maintenant l’Église peut se recruter par elle-même ; la chrétienté est au complet. Le peuple donna à ces franciscains laïques et mariés les noms de petits frères, fratricelles, frérots, béguins ou beggards, picards et turlupins. Au quinzième siècle, François de Paule enchérit encore sur François d’Assise en instituant les Minimes, surnommés Bons hommes, comme l’avaient été longtemps auparavant les Albigeois et autres dévots rigides. Ce fut le point culminant de la puissance ecclésiastique et le suprême effort de sa discipline. Le diable, qui se retrouve également là où il y a des femmes et là où il n’y en a pas, vint déranger ce plan magnifique. L’introduction du mariage dans la vie cénobitique ramena, avec l’idée de propriété, les rêveries des gnostiques du deuxième et du troisième siècle. En 1254 paraît l’Évangile éternel ; un schisme éclate ; le Tiers-ordre de Saint-François tombe sous l’animadversion populaire ; seize ans plus tard la publication des établissements de Louis IX achève la victoire de la société laïque et libre sur l’utopie monacale. Quant aux établissements unisexuels, l’impudicité, la paresse et l’ignorance y devinrent telles, que trois siècles de Renaissance, de Réforme et de Révolution, n’ont encore pu en effacer l’horreur.

L’Encyclopédie nouvelle apprécie en ces termes l’entreprise, trop oubliée de nos jours, des ordres religieux :

« Au sein de la société laïque, le monastère était, dans la personne de son abbé, une espèce de monstre vivant, un laïque ayant plusieurs corps pour exécuter ses volontés, possédant une intelligence qui dominait autant de forces actives qu’il y avait de moines vivant ensemble sous sa loi. Quelle puissance d’envahissement ne devait-il pas avoir ! Avec quelle force il devait attirer à lui les richesses du monde extérieur ! Soit qu’il s’attaquât à la terre, inculte encore sous l’épaisse écorce des forêts ; soit qu’il prît les membres de la société laïque corps à corps, un à un, isolés, réduits à la force de leur propre individualité, ou engagés dans les liens de coalitions vaines qu’une infinie multitude de rivalités jalouses, d’intérêts opposés, déchiraient à l’intérieur, le monastère ou l’abbé devait sortir de cette lutte toujours victorieux. Il n’y avait rien en cette organisation monacale qui ne fût organe de préhension, et l’œil ne saurait y découvrir une cause de dispersion de richesses. L’économie la plus sévère régnait à l’intérieur. Libre de tous les soins et de toutes les luttes qu’entraîne la possession de choses incessamment convoitées, chaque moine était une force vive disponible que l’abbé dirigeait à l’extérieur contre le monde, dans un but commun et hostile, à une place fixée d’avance et d’après un plan concerté. La mort elle-même ne venait rien déranger aux prévisions de l’intelligence complétement dirigée vers le but : le moine qui mourait ne laissait après lui aucun vide, aucune cause de trouble et de division ; c’était la molécule vivante d’un corps organique dont la mort n’influe nullement sur la vie de l’être dont il fait partie.

« Le monastère était donc un être extrêmement puissant par ses moyens de préhension. La société laïque n’avait rien à lui opposer de semblable ; aussi ne tarda-t-elle pas à craindre et à redouter ses envahissements incessants. Tant que cette activité et cette puissance de la société monastique parurent ne s’employer qu’à exploiter la terre en friche, à abattre les forêts, à peupler les déserts et les sommets des montagnes, à enseigner la lecture au peuple, la société laïque applaudit. Mais quand les moines, devenus de plus en plus nombreux à l’ombre de la croix, s’abattirent sur les campagnes cultivées et dans les villes, et menacèrent d’absorber, avec le sol et la richesse, la population libre elle-même, alors la société laïque se mit à leur résister, jusqu’au jour où, leur déclarant hautement la guerre, elle raya de sa main puissante et victorieuse la charte qui les constituait en communautés soi-disant religieuses au sein de la nation. »

XIII

Lorsque la Révolution française éclata, le clergé possédait en France le tiers du territoire. L’Assemblée nationale ayant décidé que les biens du clergé seraient repris et vendus, les députés de cet ordre, appuyés par la royauté et la noblesse, protestèrent avec force, en criant à la spoliation et invoquant le droit de propriété. Ceux qui leur répondirent firent valoir tour à tour l’intention des donateurs, l’abus de la propriété ecclésiastique, la compensation offerte au clergé, le besoin du trésor, etc, L’État, selon Kant, ne pouvait être lié à jamais par l’autorisation qu’il avait donnée autrefois au clergé de posséder ces biens. Comme si le droit de propriété était une concession de l’État ! La vérité vraie ne fut dite par personne.

Or, la vérité est que le principe d’appropriation, sans lequel il n’est pas d’économie publique, est d’origine polythéiste et anti-chrétienne ; que telle a été, dès le siècle des apôtres, la doctrine de l’Église ; que les Antoine, les Pacôme, les Benoît, et tous ces héros du communisme dont l’Église a fait des saints, n’ont eu pour objet que de détruire cette damnable institution, en accaparant, au nom de l’Église, les biens et les propriétés des familles ; qu’ainsi la formation de la propriété ecclésiastique a été l’effet d’un complot dirigé par l’Église contre la propriété elle-même ; qu’en conséquence la nation, obéissant désormais à d’autres principes, se devait de rentrer dans ces biens subrepticement obtenus ; que la Révolution était faite contre le parasitisme ecclésiastique autant que contre la tyrannie féodale ; et qu’en révoquant ces donations superstitieuses, en dispersant par la suppression des couvents le troupeau de Jésus-Christ, elle ne faisait que rétablir les choses en l’état où elles le trouvaient lorsque Barnabé, vendant son patrimoine et en versant le prix aux pieds des apôtres, donna par son exemple le signal de la désappropriation universelle.

Entre la Révolution et l’Église, la question relative aux biens du clergé n’était pas, comme il semblait aux observateurs superficiels, une question de propriété, dans le sens que la posait l’abbé Maury ; c’était une question d’institution et d’économie sociale.

Si le principe de propriété est un principe juste, essentiel à l’ordre des sociétés, pourquoi l’Église enseigne-t-elle le contraire dans ses constitutions cénobitiques ? Pourquoi ce développement des ordres religieux, allant jusqu’à l’absorption de la société tout entière ? Pourquoi cet envahissement continuel de la propriété des familles ? Que signifie cette conspiration contre l’ordre social ? Pourquoi, au dix-neuvième siècle encore, le vicaire de Jésus-Christ excommunie-t-il le Piémont et l’Espagne, coupables, comme la France de 89, d’avoir vendu les biens du clergé ?

Si au contraire le principe de propriété est faux, incompatible avec la foi du Christ, avec la discipline de l’Église, avec la destinée humaine, pourquoi l’Église a-t-elle condamné les communistes des premiers siècles, gnostiques, circoncellions, etc ? Pourquoi a-t-elle massacré les Albigeois, les Vaudois, les Anabaptistes, qui tous se réclamaient de la tradition primitive et des agapes ? Pourquoi, sous nos yeux, a-t-elle lancé l’anathème contre les socialistes, et provoqué leur extermination ?

Que l’Église daigne nous dire quel est, en fin de compte, son principe juridique, quelle est sa morale ?

La morale de l’Église, sa loi économique, je l’ai dit, elle n’en a point ; elle n’admet pas en principe qu’il y en ait une. C’est pour cela qu’elle a créé une discipline, où la communauté est la règle, la propriété l’exception ; d’après laquelle quiconque, peuple ou gouvernement, citoyen ou prince, porte atteinte aux établissements de l’Église ou aux fiefs qu’elle autorise, est également coupable de désobéissance et encourt l’excommunication.

Le vulgaire, tout occupé des intérêts matériels, est porté à juger de la conscience du clergé d’après la sienne ; il attribue à des motifs de cupidité et d’ambition une conduite qu’entre laïques il est impossible, en effet, d’expliquer autrement.

Mais il est évident, et vous ne pouvez que souscrire à cet avis, Monseigneur, qu’indépendamment des considérations mondaines qui peuvent diriger ses membres, l’Église est gouvernée par une idée ; que, si cette idée avait quelque chose de commun avec la pratique séculière, dès longtemps l’Église et le siècle seraient d’accord ; et que, la puissance spirituelle réglant ses intérêts d’après la même loi que la temporelle, la fusion serait faite, ou, pour mieux dire, il n’y aurait jamais eu de scission. On n’aurait pas attendu, par exemple, jusqu’en 1789, pour assigner aux fonctionnaires ecclésiastiques leur légitime salaire ; l’Église n’avait que faire pour cela de prêcher la communauté aux parfaits, et de s’exposer au reproche de spoliation. Il suffisait d’établir sur la masse du peuple chrétien une cotisation fixe et proportionnelle. C’est ainsi qu’en usent les clergés dissidents, plus éloignés, sans nul doute, du véritable esprit de l’Église par la constitution révolutionnaire de leur traitement, que par toutes leurs aberrations sur le dogme.

Mais l’Église catholique ne saurait, sans abandonner sa tradition et renier sa foi, se prêter à cette transaction d’une Justice tout humaine, accepter pour règle de ses mœurs un principe de droit rationnel, qui ne tend à rien de moins qu’à chasser la Divinité de son temple, en substituant jusque dans le sanctuaire la théorie de l’immanence à celle de la révélation.

Certes, les déclamations d’un abbé Maury et les excommunications d’un Pie IX me donnent envie de rire ; mais comment de soi-disant ministres du saint Évangile osent-ils se dire chrétiens, quand cette parole de Dieu qu’ils annoncent leur est tarifée comme une leçon d’éloquence ? Ignorent-ils que le prêtre du Christ, par la nature de son dogme, est en dehors de l’économie vulgaire ; que son service n’est point matière échangeable et vénale, et ne peut pas plus que l’amour être soumis au salaire ; qu’organe d’une pensée communiste, il est censé vivre en communauté avec les fidèles, dont il est le chef spirituel ; qu’il est le régisseur de cette communauté, dont le dogme transcendant prime toutes les lois ; et que le jour où pasteur et brebis sortent de l’indivision, c’est comme s’ils rompaient le lien religieux, l’Église est dissoute, et le christianisme évanoui ?

Soyons donc logiques : c’est le seul moyen, pour vous, Monseigneur, de rester sans reproche, et pour moi, qui accuse votre religion en respectant votre personne, d’être juste. Les biens que l’Église accumule sont le trésor des pauvres, c’est-à-dire de la multitude inférieure vouée à la non-propriété ; de même que les indulgences qu’elle dispense sont le trésor des âmes du purgatoire. Toute son économie, en ce monde et en l’autre, est comprise dans cette double attribution. Lorsqu’elle emplit le premier de ces trésors en versant sur le monde les richesses du second, qui pourrait l’accuser de simonie ? Le vrai simoniaque est celui qui, oubliant le décret évangélique, assimile le sacerdoce à une fonction salariée, et fait ainsi de la prédication et de l’administration des sacrements un objet d’échange.

Encore une fois, si telle n’était pas la pure doctrine de l’Église, s’il fallait interpréter autrement sa constante discipline, je le demande, comment justifier ce travail incessant de reconstitution de la propriété ecclésiastique, ces actes de captation et tout ce trafic auquel l’Église se livre sans honte, et qui ne choque pas moins l’économie sociale que la morale vulgaire ?

Mais ceci touche aux faits de la réaction contemporaine, et mérite d’être traité à part.


CHAPITRE IV.

Pratique de l’Église depuis la Révolution.

XIV

Lorsque dans la nuit du 4 août 1789 l’Assemblée constituante abolit le régime féodal, elle ne toucha pas aux propriétés des nobles : les confiscations qui eurent lieu plus tard furent l’effet de lois pénales rendues contre l’émigration, nullement une mesure de guerre dirigée contre la noblesse ; ceux qui restèrent en France conservèrent leurs biens, et 36 ans plus tard, en 1825, la nation indemnisa ceux des émigrés qui les avaient perdus.

Et cependant le système féodal ne se releva pas ; la noblesse, même en conservant ses titres, ne fut plus rien. Aujourd’hui encore, malgré la réaction qui emporte la société, elle ne peut pas se reformer ni renaître. Pourquoi cela ?

C’est qu’en 1789, en attaquant la féodalité, on ne faisait la guerre ni aux personnes, ni aux familles, ni aux souvenirs, ni à une classe de citoyens, mais à un principe. C’est au système, à l’idée, qu’on en voulait ; c’est le principe qui fut directement et nominativement démoli ; et comme on ne démolit un principe qu’avec des principes, la féodalité disparut pour toujours dans le déluge des idées révolutionnaires.

Il n’en fut pas de même pour l’Église.

Lorsque la même assemblée Constituante s’empara des biens ecclésiastiques, donnant au clergé une constitution civile, assignant aux prêtres un traitement sur le budget, supprimant les couvents, abolissant les vœux monastiques, etc., elle crut sans doute avoir extirpé du sein de la nation cette propriété insociale. Mais elle ne touchait pas à l’idée, elle respectait le principe, bref elle faisait elle-même profession de religion ; et tôt ou tard l’idée religieuse, sauvée du naufrage de 93 par les Robespierre, les Grégoire, les Laréveillère Lépeaux, les Bonaparte, remise à la mode par les Bernardin de Saint-Pierre, les Chateaubriand, les de Maistre, les de Bonald, les Lamennais, les Lamartine et toute l’école romantique, l’idée religieuse, dis-je, devait reparaître dans son organisme matériel, l’âme reprendre son corps, l’Église reformer ses domaines.

L’Église veut ravoir ses propriétés, et, l’interdit qui depuis 1789 pesait sur elle étant levé, la réaction de l’époque laissant faire, elle les raura. La terre est à Jéhovah, dit l’Écriture ; ce que l’Évangile traduit ainsi : Heureux les pieux, hassidim, c’est-à-dire les moines, parce qu’ils posséderont la terre ! L’heure est venue pour l’Église de recueillir le fruit de la promesse, et elle se met à l’œuvre avec un courage, une certitude du succès, qui témoigne des bonnes dispositions du siècle, pour ne pas dire de sa complicité. Déjà, à la nouvelle que le gouvernement espagnol saisissait les biens ecclésiastiques, comme avait fait l’assemblée Constituante en 1789, le clergé français, à ce que rapporte un journal, eut l’idée de les racheter en bloc : tant les affaires de notre église gallicane sont prospères ! Sans doute il a craint l’éclat d’une opération aussi gigantesque ; il a mieux aimé laisser passer l’orage, agir en détail, dans l’ombre et sans bruit.

On dit, Monseigneur, que depuis votre avénement à l’archevêché de Besançon vous avez, pour le compte de l’Église, tant acheté d’immeubles, que vous posséderez bientôt le quart de la ville et du département. Je ne vous demande pas si vos actes d’acquisition sont en règle, ni ce que vous pouvez faire de toutes ces richesses : je connais votre capacité en affaires, et j’ai entendu parler de votre sobriété. Mais, puisqu’il est avéré qu’en tout ceci l’Église, dépourvue de principes, obéit à une discipline qui lui est propre ; d’autre part, que cette discipline a été réprouvée solennellement par le pays ; que la loi qui vous interdit la propriété dure encore ; que vous vous y êtes implicitement soumis en acceptant un traitement, en signant le Concordat, en occupant un siége dans les conseils de la nation, je vous demande alors quelle garantie vous avez de la loyauté et de l’honnêteté de vos actes ? En éludant, en violant comme vous faites, la loi de la Révolution à laquelle vous avez prêté serment, vous sentez-vous absous dans votre for intérieur ? Et cette révélation qui vous conduit à des manques de foi si étranges, contre lesquels proteste le sens moral des peuples, ne soulève-t-elle en votre âme aucun doute ?

Je sais bien que vous vous prévalez de l’autorisation du gouvernement. D’après la législation qui régit le clergé, toute augmentation du domaine ecclésiastique, toute donation faite à l’Église, entre-vifs ou par testament, doit être approuvée par le conseil d’État. C’est une garantie que le législateur de 89, en laissant subsister le culte, avait prise contre les empiétements du clergé. Or, si, répondez-vous, le pouvoir autorise, qu’avons-nous à nous plaindre ? N’est-il pas le représentant de la conscience publique et le gardien de la propriété ?

Allons plus loin : je ne voudrais pour rien au monde dissimuler rien de ce qui peut vous servir d’excuse.

De qui l’Église reçoit-elle les biens qui chaque jour lui arrivent ? Du pays lui-même, de la classe qui possède, de la bourgeoisie. La bourgeoisie, en ce moment, refait à sa manière l’œuvre de Charlemagne. Devenue dévote, par peur du socialisme, elle se met, qui pour un peu, qui pour beaucoup, à doter le clergé. Les richesses que la bourgeoisie accumule, Dieu sait comme, elle en fait part à l’Église : Ce qui vient de la flûte, dit le proverbe, va au tambour. Le gouvernement, sauveur des bourgeois, ne fait, par ses autorisations, que donner l’exequatur à leurs volontés.

Puis, il est juste de rappeler encore, à propos de ces détournements d’héritages que l’on reproche à l’Église, la complicité des sectes modernes, saint-simoniens, phalanstériens, communistes, et de la majorité des démocrates. Quand de prétendus novateurs attaquent avec un tel acharnement l’hérédité, quelle merveille que l’Église, autant qu’il est en elle, corrige ces hasards de la naissance, ces caprices de la fortune, ces abus de la propriété ? On demandait pour l’État, pour la communauté, quart, tiers, moitié, des successions : l’Église se charge de la besogne. Est-ce au père Enfantin ou à ses acolytes de se plaindre ?

Si donc nous disputions devant le juge, certainement j’aurais tort. Mais il ne s’agit point ici de la politique du gouvernement, qui peut s’égarer aussi bien que la conscience du pays, mais de l’influence à laquelle obéit le gouvernement, et dont la source est en dernière analyse la religion. Jamais le pouvoir ne s’est donné pour maître de théologie ; c’est à l’Église que l’opinion attribue cette prérogative, devant laquelle s’incline le pouvoir. Forte de cette direction des âmes, qu’on ne lui dispute pas, l’Église a toujours fait du pouvoir ce qu’elle a voulu. Sous Louis-Philippe, les jésuites de Lyon, condamnés par la loi de 1828 à sortir du royaume et à se défaire de leurs propriétés, furent autorisés secrètement à conserver leurs biens : c’était un effet de la protection de la reine Marie-Amélie. Que firent les jésuites ? Ils continuèrent d’acquérir, et plus que jamais ils acquièrent.

La question est donc plus haute que le conseil d’État. Il se peut très-bien que le Temporel ne sache pas ce qu’il fait, Ignosce illis, Domine ! mais le Spirituel le sait, et c’est vous, vous seule, Église du Christ, que j’interpelle ; c’est vous que je somme de justifier vos actes, dans leur principe, dans leur but et dans leur forme. Que signifient ces concessions, ces donations, ces subventions, ce cumul d’emplois, ces monopoles, ces priviléges, ce commerce, cette industrie, ces banques, tous ces moyens plus ou moins licites, empruntés à la pratique séculière, dont l’Église se sert pour gagner de l’argent et étendre ses possessions ?

XV

Partout l’Église travaille à changer son état, conspire contre la division et la circulation de l’immeuble, prélude, par ses restaurations et ses rachats, à la conversion de la propriété démocratique et libre en propriété ecclésiastique et de mainmorte. Pour arriver à ses fins aucun moyen ne lui répugne. Au premier rang il faut mettre ces contributions par sous et deniers qu’elle sait lever sur la piété des fidèles, et dont le produit atteint des sommes fabuleuses.

« La papauté, disait un jour au Conservatoire des arts et métiers, devant une réunion de cinq cents personnes, le professeur d’économie politique M. Blanqui, présente le phénomène étrange d’un État fondé uniquement sur la mendicité. Là, depuis des siècles, affluent les aumônes de l’univers. C’est de ces subventions que vivent pape, cardinaux, le clergé romain tout entier, avec sa police et sa petite armée, autour desquelles grouille, dans la barbarie et la superstition, la populace transtévérine. Tandis qu’ailleurs l’État, fonctionnaire de la nation, tire ses revenus de la production nationale, ici c’est le peuple qui vit des salaires de l’État, qu’alimente et soutient la piété des orthodoxes du monde entier. Les seuls hommes qui fassent un peu d’affaires sont les Israélites, confinés dans le Ghetto, objet des avanies les plus humiliantes. »

Cette manière de se procurer des revenus est d’institution apostolique, et il n’est personne en Europe qui ne puisse en observer les effets. Elle fut calquée sur la pratique du pontificat de Jérusalem, qui, dans les derniers temps de la nation, recevait les offrandes de tous les Israélites répandus sur la face du globe. On voit, au livre des Actes, Paul et Barnabé, nommés par les chrétiens pour l’apostolat des gentils, s’emparer des synagogues des provinces, détourner au profit de la nouvelle secte les fonds destinés au temple juif : ce ne fut pas le moindre motif de la haine que leur vouèrent les pharisiens et les princes des prêtres.

Le sacerdoce chrétien, étranger aux notions économiques, n’a jamais consenti à se regarder dans la société comme une fonction utile, analogue à la magistrature, à l’université, à l’armée. Il s’est placé au-dessus et en dehors ; de sorte que le prêtre, ne pouvant pas vivre de rien et aspirant à la domination absolue, s’est trouvé n’être qu’un organe de préhension, un parasite. Les donations de Charlemagne et de la princesse Mathilde ne changèrent rien à cet égard à l’esprit primitif ; et il en fut de même partout où la piété imprudente des populations constitua au clergé un domaine. L’indigence du prêtre disparut, le génie de l’absorption lui demeura.

Après les contributions ordinaires et extraordinaires, viennent les legs pieux, les donations in extremis. Les journaux ont entretenu le public du procès intenté par les héritiers Boulnois contre Mgr Bonamie, archevêque in partibus de Chalcédoine et supérieur de la maison de Picpus : la somme réclamée était de 668,000 fr. La réclamation de madame de Guerry contre la même maison de Picpus, dont les propriétés dépassent aujourd’hui 5 millions, est encore plus considérable : 1,303,783 fr. La cause a été plaidée sous défense de publier les débats, comme s’il se fût agi d’outrage à la morale publique. Et la succession Bourdeau, pour laquelle vous, Monseigneur, n’avez pas dédaigné, dit-on, de faire en personne le voyage de Besançon à Vesoul : combien a-t-elle produit à l’Église ? 1,400,000 fr., m’a-t-on assuré. On pense, il est vrai, que les frais de l’exécuteur testamentaire, neveu d’un de vos vicaires généraux, en auront diminué quelque chose : celui-là du moins aura travaillé pour son argent.

Des faits pareils se passent tous les jours, et que de ruses pour échapper à la surveillance des familles et aux prescriptions de la justice ! que de fraudes pieuses ! que de procès ! Il faut voir avec quelle conscience légère ces héroïnes de l’Église s’entendent à mentir à la loi, avec quel dédain de leur parenté elles disposent de ces fortunes dont elles n’ont pas gagné le premier sou !… C’est surtout aux jeunes héritières que s’adresse l’Église ; et c’est toujours le confesseur qui est l’artisan de cette sorte de rapt. Flattées, grisées, ces petites filles se voient en imagination revêtues des honneurs de la sainteté, leurs noms insérés au calendrier.

Une jeune personne, héritière d’un demi-million, mais plus adonnée à la piété qu’il ne convenait à la sûreté de sa fortune, se voit cajolée par les prêtres, qui, à force de lui répéter qu’elle peut sauver la religion, devenir une Judith, une Jahel, finissent par la pousser, contre la volonté de son père, au couvent. Le bien venant de la mère et la jeune fille ayant atteint sa majorité, on l’engage à faire donation à l’Église de ses 25,000 liv. de rente. Caresses, bonbons, confitures, louanges, tout est employé pour la séduire. Elle disant que le bien n’était pas le produit de son travail, qu’en conséquence il lui semblait juste de le laisser dans sa famille, on a recours à la discipline : pénitences, mortifications, mauvais traitements, séquestre. Pendant deux ans les lettres que lui écrivait son père, celles qu’elle lui adressait, sont interceptées ; tant et si bien que le père inquiet va se jeter aux genoux de l’évêque, et demande à voir sa fille. Alors tout se dévoile, la jeune personne indignée quitte le couvent, et demande à être relevée de ses vœux. Mais voyez la rubrique ! La cour de Rome consentit bien à la relever du vœu de pauvreté, c’est-à-dire que l’Église renonça à la donation ; mais elle maintint le vœu de chasteté, dont évidemment elle se soucie beaucoup moins. Vengeance de prêtres ! La propriété échappe ; on arquepince la propriétaire par le célibat.

Je trouve dans le mémoire publié par madame de Meillac, supérieure de la communauté de Notre-Dame de Bordeaux, contre l’archevêque-cardinal Mgr Donnet, l’état de situation ci-après, qui montre avec quelle rapidité, dans des mains tant soit peu habiles, s’accroît la propriété ecclésiastique :

« Lorsque madame de Meillac prit, en 1839, la maison de Notre-Dame de Bordeaux, elle n’y trouva que des dettes, qu’elle a payées ; elle la laisse, décembre 1854, dans la situation suivante :


« 1o Maison rue du Palais Gallien, chapelle,
classes, jardins
133,300 fr.
« 2o Établissement des religieuses 86,660
« 3o Hôtel du Pavillon, ibid. 86,660
« 4o Caveau de la Chartreuse 2,000
« 5o Mobilier inventorié 18,989
« 6o Créances inventoriées 19,910
-----------
________ « Total 347,519
À déduire, créances hypothécaires
et chorographaires
139,150
-----------
________ « Reste net 208,309


« Les revenus de l’établissement, s’il n’eût été détruit, suffisaient pour libérer la communauté, à l’échéance des termes, de ce qu’elle devait. »


Voilà ce que dit l’avoué de madame de Meillac. Mais si l’établissement, consacré alors à l’éducation des jeunes personnes, donnait, sous l’administration de madame de Meillac, de si beaux revenus, lesdits revenus n’étaient pas la seule ressource de la communauté. D’après un autre état publié dans le mémoire, la communauté avait encaissé, avant l’année 1839, les sommes ci-après, dont l’emploi ne put être justifié :


« Sœur Saint-Étienne, pour son trousseau __ 2,500 fr
« Sœur Saint-Léon, pour sa dot 9,000
« Sœur Saint-Pierre, pour son trousseau 7,000
« Sœur Saint-Joseph 8,000
« Sœur Marie-Thérèse 58,981
« Dépôts divers 4,000
----------
________ « Total 89,481


Expliquer comment, chez ces dames, le trousseau de l’une est de 2,500 fr., tandis que pour l’autre il est de 7,000 ; la dot pour celle-ci de 8,000, et pour celle-là de 60,000, cela ne se peut évidemment par aucune règle de justice commutative, aucun bordereau de dépense. En communauté, chacun doit apporter tout ce qu’il possède ; la moindre retenue est un crime contre le Saint-Esprit, digne de la peine capitale, comme on le voit par la tragique histoire d’Ananias et Saphira. Sous ce rapport les communautés modernes, autorisées ou non, en usent absolument comme saint Benoît. L’expropriation, sous le nom de vœu de pauvreté et d’obéissance, est le premier article de toutes les constitutions, la première condition d’admission. Ainsi fonctionne l’organe de préhension, d’après les statuts et providences de l’inventeur Benoît. La sœur passe, le bien reste ; la communauté s’enrichit, se propage, et en se propageant étend la puissance temporelle et spirituelle de l’Église. La révolution n’a rien changé à ce régime.

Une veuve, souffrante, avait un fils et une fille. Le jeune homme se voue aux arts et embrasse la carrière du théâtre. Le jour du début la sœur, restée seule au chevet de la malade, s’échappe, entre dans un couvent ; et quand au milieu de la nuit le jeune homme arrive, il trouve sa mère abandonnée. Compensation aux œuvres de Satan : l’un monte sur la scène, l’autre entre en religion. À la bonne heure ! mais n’est-il pas étrange que ce soit le réprouvé qui pratique le quatrième commandement, et la sainte qui le viole ?

Un prêtre est appelé pour confesser une vieille, à qui l’on savait quelque argent. Déjà elle a l’œil vitreux, la tête déménage. Le confesseur fait sortir la garde-malade et reste seul, pendant une heure, à exhorter la vieille, dure à la détente. De la chambre voisine, la domestique entendit un bruit de clé dans une serrure, puis une porte qui se fermait, puis plus rien. Cinq minutes après on vit sortir le confesseur, un paquet sous sa soutane. Les héritiers ramassèrent les nippes, mais ne trouvèrent pas de monnaie. Croyez-vous, Monseigneur, que j’accuse ce prêtre de vol ? À Dieu ne plaise ! Il n’était coupable que d’œuvre pie. Le sac bien et dûment remis à l’Église, il avait accompli son devoir de confesseur et de chrétien.

Ainsi cette loi de la famille qui enjoint aux enfants de soigner leurs auteurs jusqu’à la mort, vous ne la respectez pas. Cette loi de l’héritage qui, malgré son imperfection, inévitable dans une société antagonique, forme le lien des générations, vous la violez. Ces formes protectrices dont le législateur a entouré la faculté de donner et de tester, afin de garantir la famille contre la passion ou la folie de ses membres, autant qu’il est en vous vous les éludez. Tandis que par la succession naturelle le législateur maintient la perpétuité et l’individualité familiale, vous, avec votre communisme, vous rompez cette filiation ; ou si, en faveur de la caste nobiliaire, vous maintenez le principe de l’héritage, vous le corrompez aussitôt, suivant vos vues, en y introduisant le droit d’aînesse, droit biblique, droit chrétien, en vertu duquel le superflu de la reproduction aristocratique est refoulé dans la misère plébéienne.

XVI

Parlons de vos opérations commerciales : j’ai à vous citer des faits que vous ne récuserez pas.

Lorsque j’étais imprimeur à Besançon, en 1840, je vendais le cent de catéchismes, cinq feuilles in-12, broché et rogné, 18 fr., soit, au détail, 20 centimes l’exemplaire. Quelques années après, ayant quitté le métier, et passant par ma ville, je trouvai les choses toutes changées. Mgr Mathieu ayant prétendu, en vertu de je ne sais quelle loi de l’ancienne Constituante, que tous les livres liturgiques ressortissaient de l’archevêché, s’en était attribué l’exploitation exclusive et la vente. Qu’arriva-t-il ? le prix du catéchisme monta de 20 centimes à 40, où il est encore : soit, pour 100,000 exemplaires au moins qui forment l’importance de la consommation annuelle du diocèse, un produit net de 20,000 fr. au profit de l’archevêché.

Croyez-vous. Monseigneur, que ce que vous avez fait là soit une chose essentiellement juste ? Les économistes nous enseignent tous que certains objets, l’eau, l’air, la lumière, ne sont pas appropriables. Vos prédécesseurs avaient pensé que, la parole divine étant sans comparaison plus précieuse, la vente des livres de prière devait se faire au plus bas prix, sans bénéfice surtout pour l’Église, être conséquemment abandonnée à la libre concurrence. Vous, usant ou abusant de la lettre d’une loi de l’État qui n’y avait pas regardé d’aussi près, vous avez changé le régime de bon marché en un régime de contribution forcée. Vous avez usé de votre droit, si droit il y a, je le veux : droit étroit, jus strictum, droit de propriétaire. Je pourrais demander si une possession qui datait au moins de Mgr de Durfort, c’est-à-dire de plus de deux siècles, ne formait pas contre votre récent monopole une prescription suffisante ; je laisse ce moyen de droit, qui vous fournirait matière à réplique. Aussi bien je ne prétends pas que les 20,000 fr. entrent dans votre pécule. Mais n’est-il pas vrai qu’en faisant payer à vos diocésains, malgré qu’ils en aient, le catéchisme le double de sa valeur, votre pensée est d’affranchir l’Église, comme vous dites, et de reformer ce que vous appelez le patrimoine des pauvres ; qu’ainsi vous poursuivez une œuvre de discipline dont l’objet final, la pensée théologique et transcendante, est de purger, dans l’intérêt de son salut, le peuple chrétien, de l’abomination de la propriété ?

Or si tel est votre but secret, et vous ne pouvez en alléguer un autre, je vous poserai une nouvelle question : Est-il permis, pour atteindre un but même honnête, d’employer un moyen qui évidemment ne l’est pas, tel que le monopole ? Car enfin, vous aurez beau dire que la discipline de l’Église est au-dessus des définitions économiques, le monopole, c’est le droit de la force, condamné par l’Évangile.

Outre la vente des Catéchismes, Heures, Anges conducteurs, Pensez-y-bien, Missels, Graduels, Antiphonaires, Bréviaires, etc., le clergé s’empare encore de celle des croix, médailles, images, chapelets, scapulaires, chasubles, et de toute espèce de mobilier et ornements d’Église. Il tient des foires aux missions, jubilés, neuvaines et retraites. Les Parisiens ont pu admirer, en janvier 1853, lors de la réouverture de Sainte-Geneviève, ci-devant le Panthéon, une exhibition de ce genre. Ce n’était pas aussi beau que l’exposition universelle, à coup sûr, mais on y arrivera. Plus de soixante barraques offraient aux amateurs les produits de l’industrie ecclésiastique. Sous ces voûtes élevées par Soufflot, naguère consacrées au culte humanitaire, avait lieu l’exhortation, ce que le peuple appelle le boniment. Une grande châsse en carton doré, nous l’aurons un jour en or massif, et qui semblait une étrenne à la Sainte, attirait surtout les regards des assistants….

Que l’Église trafique, malgré ses canons, et fasse des bénéfices, je le comprends si elle est une maison de commerce, si elle ne fait autre chose, selon les règles de l’économie politique, que recueillir de ses produits et services ce que dans la pratique mercantile on nomme profit et salaire. Sermons, prières, chant grégorien, baptêmes, mariages, messes pour les morts, si, à l’exemple de J.-B. Say, vous assimiler tout cela aux choses vénales, je n’ai rien à dire. Je vous permets même, dans l’intérêt de la vente, d’employer avec votre clientèle tous les prestiges de l’éloquence, dans les limites de la vérité. Mais prenez garde : en mettant en jeu certaines passions, certaines opinions, étrangères à la valeur intrinsèque des objets et à la composition de leur prix ; en invoquant certains motifs, comme ce concessionnaire des chemins de fer romains qui, dans l’intérêt de la prime, fait appel à la piété des orthodoxes, vous vous rendez coupable des manœuvres prévues par l’art. 405 du code pénal. Au monopole vous joignez la supercherie.

Dans une mission prêchée en province, un missionnaire annonçait dans les termes suivants le sermon du surlendemain : Mardi, on prêchera les hommes ; venez-y tous : ce sera salé !… Aussi, dans l’espoir du scandale, les places se payaient jusqu’à 3 fr. — À Chartres, à la procession de la Vierge-Noire, les cordons de la châsse furent tenus par quatre dames des plus qualifiées ; lesquelles avaient dû payer, dit-on, pour cet honneur insigne, chacune 1,000 fr. Quinze l’avaient sollicité aux mêmes conditions. C’est le cas de dire avec l’Église : Sainte Vierge, priez pour les dévotes ! Intercede pro devoto fœmineo sexu.

Plus j’avance, plus je m’aperçois qu’en suivant la piste de l’Église dans les opérations de son industrieuse discipline, je vais mettre en question la moralité même de son but, la moralité de son Paradis et de son Dieu.

Le clergé spécule aujourd’hui sur tout, fait argent de tout ; il ne s’interdit aucun commerce, aucune industrie. On sait quel scandale produisit au siècle passé la révélation du négoce que faisaient les jésuites dans les quatre parties du monde ; la Presse du 26 mars a réjoui ses lecteurs à propos du monopole que faisaient les bons pères de l’écorce de quinquina. Voici un fait moins connu, et qui prouve combien la Compagnie fut de tout temps à l’unisson du clergé : En 89, lors de la rédaction des cahiers pour les États généraux, le clergé de Colmar émit le vœu que la faculté de prêter de l’argent fût ôtée aux Juifs par toute l’Alsace ; et dans le même temps le clergé de Schlestadt exprimait le désir que les maisons religieuses fussent investies, pour la même province, du privilége de la Banque. Le trait est joli et mérite d’être conservé. Tandis que le vieux chêne de la féodalité terrienne tombait sous la hache révolutionnaire, le clergé alsacien, longtemps avant Fourier, avant Saint-Simon, avant M. Péreire, devinait la féodalité financière : il organisait dans sa pensée la bancocratie, et toujours, bien entendu, par esprit de religion.

Actuellement, il semble avoir pris à tâche de réaliser cette grande idée. Maître, ou peu s’en faut, de l’instruction publique, il s’empare des institutions et pensionnats, des répétitions à domicile comme des écoles primaires et des colléges. Dans un seul département, celui de Saône-et-Loire, si je ne me trompe, on compte à cette heure seize établissements de jésuites : comment l’enseignement laïque tiendrait-il devant cette concurrence ? Par lui-même, par ses créatures ou par sa commandite, le clergé exploite l’imprimerie, la librairie, le journalisme ; il commande aux académies, il leur impose ses candidats ; il fournit les bibliothèques de chemins de fer, il a la main sur les théâtres, il règne en maître sur la république des lettres. Encore un peu, il n’existera d’autres lettrés que ceux qu’il entretiendra à sa solde. M. l’abbé Migne, directeur de l’établissement typographique du petit Montrouge, dans une lettre fort honnête d’ailleurs, m’a proposé l’an dernier la correction des épreuves des Pères grecs, dont il prépare en ce moment une nouvelle édition. Quel imprimeur oserait aujourd’hui se charger d’une pareille entreprise ?

Le clergé a la main partout. C’est lui qui a la direction des hôpitaux, des refuges, des salles d’asile, des ambulances, et nos soldats n’ont pas toujours eu à s’en louer. Un officier de l’armée de Crimée se plaignait que les sœurs dites de Charité négligeassent les malades qui ne se confessaient pas. De temps immémorial le clergé s’est arrogé le département de la bienfaisance publique, et par la bienfaisance publique il s’insinue dans l’utilité publique, dans l’industrie et le commerce. Il exerce la médecine et la pharmacie, place les domestiques, fait les accouchements. Il a des agences matrimoniales. Un de mes amis me raconte que dans l’Ouest, notamment dans les Deux-Sèvres, la médecine des Sœurs a complétement évincé celle des docteurs. Elles saignent, elles ventousent, purgent, reboutent, cautérisent, clysterium donare, et le reste. Hier on me citait une compagnie maritime commanditée, assurait-on, par les jésuites. Que vous dirai-je ? M. l’abbé Coquand, ayant mis en actions l’église de Saint-Eugène, en a été empêché, on ne sait pourquoi, par Mgr Sibour ; et chacun sait que la fameuse loterie de Saint-Roch, au capital de 120,000 fr., recommandée par l’évêque de Montpellier, a reçu en outre par bref spécial l’approbation du Saint-Père. Les journaux mondains se scandalisent de ce trafic. Innocents ! leur susceptibilité fait le triomphe de l’Église : elle prouve que le siècle croit encore à la moralité de l’institution religieuse.

La République avait suscité une foule de sociétés ouvrières, dissoutes bientôt, pour la plupart, par la misère, l’inexpérience, l’animadversion du pouvoir. Le clergé s’empare de ce levier : il a son monde à lui, ses écoles professionnelles, ses ateliers, ses magasins, au moyen desquels il réorganise de son mieux confréries et corporations. À Vesoul, tous les ouvriers sont entrés spontanément dans la confrérie de la Vierge : ils ont senti qu’il n’était pas bon pour eux de se soustraire à la protection du clergé. Le bourgeois voltairien s’embauche à son tour : plus moyen de s’en défendre. Le négociant, l’industriel mal noté dans la congrégation, voit le vide se faire autour de lui, sa clientèle diminuer, son crédit faiblir : il est perdu. Comme tout le monde enfin, le clergé spécule ; il a sa part des valeurs cotées à la Bourse, et par la Bourse, comme par l’enseignement et le pouvoir, il fait sa rentrée décisive dans le temporel. Il dispose des emplois, pensions, sinécures, bénéfices. Pour lui, préfets ni ministres n’ont de refus. Dominant par son influence spirituelle et extra-spirituelle l’ensemble des transactions, bientôt il sera en mesure de faire la loi à l’industrie et au commerce, comme il espère la faire plus tard, par la recomposition de ses propriétés, à l’agriculture. Les hommes ne lui manquent pas ; il en a pour toutes les spécialités : agents d’autant plus infatigables qu’aucune affection humaine n’occupe leur âme, et que dans la solitude que leur fait la religion ils trouvent une sorte de volupté misanthropique à procurer de toutes leurs forces la défaite de la société. Ad majorem Dei gloriam.

Cette alliance du mercantilisme au saint ministère produit parfois des scènes comiques. Un curé de Franche-Comté… Eh ! Monseigneur, vous l’avez connu : c’était M. l’abbé Petit-Cuenot, curé de Pierre-Fontaine, celui qui perdit un jour le bon Dieu dans une pile de bois, tout le pays en a ri, comme on ne rit qu’en Franche-Comté.

M. Petit-Cuenot, outre le service de sa cure, faisait un commerce considérable de bois, pour construction et chauffage. Nul ne pouvait lui en revendre, ni sur la qualité ni sur le prix. C’était un homme hors ligne, de la force de l’ancien supérieur de votre séminaire, M. l’abbé Breuillot. Un jour, il fut appelé pour donner les sacrements à un malade qui demeurait dans une grange, loin du village. Il y avait à traverser une coupe dont il venait de se rendre adjudicataire, et où il faisait travailler les bûcherons. M. le curé, ayant expédié son malade, voulut faire une tournée dans la coupe et compter ses moules : c’est le nom qu’on donne à une pile de bûches, d’environ un mètre cube. Le ciboire l’embarrassant, il le déposa dans un moule, mais avec tant de distraction, que, sa ronde finie, il ne put retrouver l’endroit et remporter le saint-ciboire. Ce ne fut que plusieurs mois après, lorsque le bois fut vendu et qu’on vint pour le charger, qu’on découvrit entre deux bûches les hosties couvertes de moisissure, à moitié dévorées par les fourmis.

Sacrilége à part (cette question ne me regarde pas), trouvez-vous, Monseigneur, ce commerce, et généralement toutes les entreprises auxquelles se livre le clergé, chose loyale ? Le proverbe dit : Chacun son métier, les vaches sont bien gardées. C’est de ce proverbe que la sagesse politique a déduit, en ce qui concerne l’administration et la justice, le principe qui défend le cumul ; en matière électorale, le principe des incompatibilités ; en matière de gouvernement, le principe de la distinction des pouvoirs. Pour ma part, je trouve ce proverbe, bien qu’un peu rustique, aussi beau, aussi sublime, que le fameux Aimez-vous les uns les autres de saint Jean.

Comment l’Église, chargée du service du culte et de l’enseignement de la morale, à cet effet possessionnée par le pays, salariée par l’État, élevée au-dessus de la sphère des intérêts, jouissant par tous ces motifs d’une considération exagérée, d’une confiance imprudente, peut-elle s’immiscer dans les opérations de l’industrie et de l’échange ? C’est un axiome que l’État ne peut ni ne doit par lui-même se charger d’aucune entreprise industrielle, d’aucune spéculation mercantile, intervenir, de près ni de loin, en rien de ce qui concerne la production et la circulation de la richesse. Plus d’une fois, depuis six ans, l’empereur Napoléon III a déclaré, par l’organe du Moniteur, son intention formelle de se conformer à cette loi. Comment l’Église, plus haut placée dans l’opinion des peuples que l’État ; l’Église, que l’ancienne Constituante, en lui retirant ses biens et la soumettant au salaire, avait avertie, de par ces principes de morale vulgaire, de son incapacité de posséder et d’acquérir, serait-elle relevée d’une exclusion d’où dépend l’ordre entier des sociétés ? N’est-il pas évident que, par le seul fait de la centralisation du sacerdoce et par la nature spirituelle de ses fonctions, tout acte de commerce, toute affaire traitée par un ecclésiastique, en dehors des besoins de sa consommation personnelle, est entachée d’abus, sinon de fraude ? Me direz-vous, Monseigneur, par quelle direction d’intention vous justifiez votre pratique quotidienne ?

Quoi ! voici une corporation répandue sur toute la surface de l’Empire, disposant de ressources inconnues, marchant comme un seul homme, et pour laquelle il n’est pas de secrets ; cette corporation est payée pour une fonction, qui lui a été dévolue sans partage, et elle en exerce clandestinement une autre, qui paralyse la nation, qui la dépouille et la met en vasselage ! Au point de vue de la constitution spirituelle de l’Église, qui a reçu, avec les clefs du ciel, le pouvoir de lier et de délier, c’est-à-dire de définir ce qui est bien et ce qui est mal, pas de doute que cette invasion sournoise du clergé dans le domaine séculier ne vous semble une œuvre sainte et glorieuse. Mais au point de vue de la conscience universelle, une pareille conduite est déloyale. Et puisque la fin ne saurait être séparée du moyen, que les deux forment un tout connexe et solidaire, comment voulez-vous que moi qui ne suis d’autre guide que la Raison, sans mélange de révélation aucune, je ne dise pas que votre fin, c’est-à-dire votre Paradis, est un brigandage, et le Dieu que vous servez le Démon ?

XVII

Cependant, il faut le reconnaître, en attirant à elle la propriété du sol, de toute industrie et de toute rente, l’Église n’a pas seulement en vue de reconstituer la société partie en communautés régulières, comme celles du Mont-Cassin et de la Trappe, partie en confréries de Bons-Hommes, de Turlupins, de Béguins et de Fratricelles. La richesse créée, il lui faut un écoulement : sans cela à quoi bon la richesse ? à quoi servirait de produire ?

L’Église, de même qu’elle a sa théorie sociétaire, a donc aussi sa théorie de consommation. Dans l’ordre de la foi, comme dans l’économie profane, la richesse et le luxe trouvent leur emploi. Mais que la chair et le sang ne se réjouissent pas : le démon n’y gagnera rien. Le sacerdoce catholique, voué à la continence, à l’abstinence, à tous les genres de mortifications et de contrainte, qui souffre en regardant les plaisirs du peuple, qui soupire en voyant danser les femmes, ne permettra pas que ses ouailles s’engraissent pour l’enfer ; il saura, en étalant à leurs yeux les prodiges de l’industrie, les pousser au ciel par un sentier de ronces et de pierres.

Des richesses qu’il accumule le clergé fait deux parts, l’une destinée aux établissements religieux qui se multiplient de tous côtés, selon les vues de Benoît et d’Ignace ; l’autre réservée au culte, pour l’enivrement des imaginations vulgaires : car à Dieu seul appartiennent la richesse et la gloire, dit l’Apocalypse, Dignus est… accipere divitiam et honorem, et gloriam. Il en est de l’Église et de la religion comme de la royauté : plus elle s’entoure de magnificence, plus le peuple admire ; et plus il admire, plus il adore !

Qui pourrait compter les millions qui s’engloutissent chaque année dans les fantaisies du culte ?… Je fais abstraction de ce qu’en distraient les ecclésiastiques mondains, qui profitent en passant et font profiter leurs familles de la vendange du Seigneur et du patrimoine des pauvres.

Sainte-Geneviève, 1 million.

Sainte-Clotilde, plusieurs millions.

Saint-Eugène ou Eugénie, 1,400,000 fr.

Notre-Dame, 10 millions.

Les églises de France, ensemble, et par un seul décret, 60 millions.

Les plus pauvres bourgades, les moindres hameaux, suivent le branle de la capitale : c’est là surtout qu’il faut étudier ce gaspillage.

Dans une commune, dont je ne cite pas le département, afin de laisser à chacun de mes lecteurs le plaisir de la reconnaître dans le sien, on bâtit une église neuve, qui coûtera 300,000 fr. La commune n’a pas de fontaine.

Ailleurs, le conseil municipal, sous l’influence du curé, vote un beau jour 6,000 francs pour une cloche. Or la commune est endettée ; elle n’a pas de pompe à incendie, pas de lavoir couvert pour les femmes, obligées de laver leur lessive les pieds dans la boue et le corps à la pluie. Depuis cinq ans le vigneron ne récolte rien et délaisse les vignes. Sans compter qu’on n’avait pas un besoin urgent de cloche, puisque l’église en possédait une. Mais comment se passer de deux cloches, une pour les Angelus, l’autre pour la grand’messe ?

Dans une autre paroisse, qui compte au plus six cents âmes, et dont le budget est fort en retard, le conseil municipal, toujours sous la même influence, vote 13,000 fr. pour une maison curiale. L’ancienne, qui servait depuis deux siècles, pouvait être réparée. Mais l’archevêque entend que chacun de ses desservants ait au moins huit chambres, avec caves, grenier, cour et basse-cour, jardin, verger, aisances et dépendances. Cependant le maître d’école reçoit à peine quatre cents francs, tant de la commune que de l’État ; il donne de la science pour quatre cents francs. Ab uno disce omnes.

Certain prélat, visitant son pays natal qu’il n’avait pas revu depuis sa promotion à l’épiscopat, s’arrête à D…. Il trouve le curé, son neveu, logé d’une manière peu digne de l’Église, et s’en plaint au préfet du département. On assure cependant que la cure était très-logeable, solidement bâtie ; jamais desservant ne s’en était plaint. À quelques jours de là, le maire de D…. reçoit de la Préfecture une lettre conçue à peu près en ces termes :

« Monsieur le maire, Son Éminence Mgr le cardinal de ***, s’est plaint de la mesquinerie de votre maison curiale. Je vous invite, en conséquence, monsieur le maire, aussitôt la présente reçue, à réunir votre conseil, et à voter les fonds nécessaires pour la construction d’une nouvelle cure ; faute de quoi je me verrais dans la nécessité d’y pourvoir d’office, et d’envoyer les ouvriers. »

Je n’ai pas lu la lettre ; mais une personne qui l’avait lue m’en a donné l’analyse.

De toutes parts on relève les églises abandonnées, on restaure les chapelles, on exhume les monastères, on ressuscite les abbayes, on bâtit des cathédrales. L’or, l’argent, le bronze et l’acier ; la peinture, la statuaire, l’orfévrerie, la tapisserie, la broderie ; les matières les plus précieuses, l’industrie, la science et l’art, tout est mis en réquisition pour décorer le culte et lui élever des monuments. Dans un département du midi, on élève sur une montagne, à la Vierge immaculée, une statue de quatre-vingt-dix pieds de haut. Les visiteurs de l’Exposition ont admiré l’horloge astronomique dont vous avez fait l’acquisition pour votre église métropolitaine : on assure qu’elle ne coûtera pas moins de 40,000 fr. Pour l’administrateur, la dépense n’était pas, tant s’en faut, de première nécessité ; mais pour l’évêque, quelle édification !

Je cite le fait suivant d’après un journal grave :

« La reine d’Espagne Isabelle II a envoyé au pape une tiare estimée 400,000 fr. Le pape lui a expédié en retour le corps de saint Félix, martyr, lequel a été ramené en Espagne par l’archevêque de Tolède, et déposé solennellement dans la chapelle du palais d’Aranjuez. »

Tandis que le ministère espagnol vend les biens de l’Église, la reine proteste de son dévouement à l’Église, et fait cadeau d’une tiare au Pape ; la chère dame tient à dégager sa cause de celle de ses sujets. Il y a soixante et cinq ans, cela aurait passé, en France, pour trahison ; mais ce n’est pas de quoi il s’agit. Le pape, un vieux moine exténué d’austérités, qui fait son repas d’un œuf à la coque et ne boit que de l’eau, le pape porte sur son bonnet trois couronnes. Voilà le symbole de la félicité chrétienne et de l’économie cléricale.

Et toutes ces prodigalités, tout cet orgueil, marié à tout ce dénûment, afin que les Chateaubriand de l’avenir, témoins de quelque nouveau 93, écrivent des lamentations en prose poétique sur le génie chrétien, le style ogival, le son des cloches, le gâteau des rois, la procession de la Fête-Dieu, et le pauvre vicaire de campagne, cheminant à minuit par la bruyère, le sacrement dans les mains, vers le paysan moribond qui attend son Dieu sur la feuillée, pendant que sa vieille épouse lui récite les prières des agonisants ! Ô bavards !…

XVIII

Je me résume.

Le christianisme venant réformer la société, ses chefs durent comprendre que la réforme devait porter autant sur les conditions de fortune que sur la liberté des personnes. Les deux termes étaient corrélatifs, le courant de l’opinion y poussait, l’Évangile sans cela eût été boiteux.

Maintenant qu’a fait l’Église ? A-t-elle répondu à l’attente des peuples ? Quelle a été, sur l’économie des biens, son principe, sa méthode ? Comment a-t-elle compris le rôle de la richesse, les lois de sa production, de sa distribution, le rapport du travail au capital, le fonctionnement de la propriété ? Sur ces points essentiels l’Église, développant l’idée chrétienne, a-t-elle produit une théorie juridique, une science morale ? Pouvait-elle en produire une ?

Nous connaissons la réponse.

Fidèle à son dogme, l’Église condamne la richesse, dont Dieu seul est digne, et se contente de la montrer à l’homme, dans les exhibitions du culte, comme une perspective de la céleste béatitude. Elle affirme, comme nécessaire et providentielle tout à la fois, l’inégalité des conditions ; elle fait du paupérisme un jugement de Dieu ; elle organise, comme palliatif, la charité, et pousse de toutes ses forces, par l’agglomération des biens aux mains du clergé, la masse travailleuse, partie au communisme conventuel, partie au servage ou salariat féodal.

Et c’est logique : après avoir créé le bon homme, l’Église glorifie le bon pauvre. Un peuple de Lazares, de Lazarilles, de Lazaroni, quel idéal !

Forcée néanmoins de ménager et d’entretenir une classe intermédiaire, noblesse ou bourgeoisie, entre le clergé, tant régulier que séculier, et le peuple, l’Église ne fait aucune difficulté de retenir pour cette classe le droit païen de propriété, droit, selon elle, né de la force et du hasard, droit sans principe, que le parti prêtre affecte depuis 1848 de défendre, avec le même acharnement qu’il défendait en 1789 les biens revendiqués par la Révolution.

Est-ce là une justice ?

Est-ce une justice que cette classification artificielle, créée pour le besoin du système, d’une nation en propriétaires, traitants, agioteurs, seigneurs, et communiers, mainmortables, serfs ou salariés ?

Le Décalogue avait dit en deux mots : Tu ne tueras pas, tu ne voleras pas. Il appartenait à la théologie chrétienne de rechercher si la servitude, même déguisée sous le nom de salariat, n’était pas une manière indirecte de tuer le corps et l’âme ; si le salariat n’impliquait pas spoliation du travailleur, usurpation à son détriment, par le capitaliste-entrepreneur-propriétaire. La théologie n’a point étendu de ce côté ses recherches : l’idée qui l’inspirait ne le souffrait pas. Elle s’est tenue à la lettre du Décalogue, à la loi servile.

Béranger a chanté, au nom de la Révolution, le Dieu des bonnes gens, et l’on dit que le bon chansonnier s’est épris pour son idole d’une vraie piété. La pratique chrétienne et le témoignage de l’Église démontrent que la théologie, si gracieuse et charitable qu’on la fasse, n’a rien de commun avec la Révolution. Il n’y a pas d’autre dieu que le dieu des aristocrates.

L’Église est incapable, de par sa morale et son droit canon, de marquer les limites du tien et du mien : de là ces étranges solutions des casuistes, dont l’auteur des Provinciales scandalisa le dix-septième siècle, et dont il aurait accusé l’Église tout entière, et non pas les Jésuites, s’il eût été de bonne foi. Pascal philosophe pouvait avoir une notion de la justice et de la propriété ; Pascal chrétien ne le pouvait pas. Il n’avait qu’à jeter les yeux sur la communauté de Port-Royal, écouter ce qui s’y prêchait sur l’indignité de l’homme et l’inégalité des conditions, pour s’en convaincre.

Du reste, et il importe de le rappeler, telle est ici la discipline de l’Église, telle sera celle de toute corporation religieuse.

La religion, quelle qu’elle soit, ayant pour objet de servir de principe, de moyen et de sanction à la Justice ; faisant découler la Justice de son dogme, créant une église à l’effet de propager le dogme et d’y ramener incessamment la morale, la religion, dis-je, implique, dans l’âme du fidèle, la subordination de la Justice, à la foi, partant le mépris de la Justice. Car la Justice, de même que la religion, n’est rien si elle n’est tout : d’où cette conséquence, que comme la Justice s’étiole à l’ombre de la religion, tout de même la religion, sous l’autocratie de la Justice, s’évanouit. Les églises prétendues réformées en fournissent un exemple. Là, le dogme ayant été dissous par le libre examen, et l’enseignement de la morale ramené aux principes de la pure raison, le ministère évangélique n’est plus qu’un professorat humain, une école scientifique sans autorité, sans foi, sans religion. C’est ce que le cardinal Maury a parfaitement démontré, à propos de Massillon, dans son Essai sur l’éloquence de la chaire, quand il a fait voir par l’exemple de Bossuet, de Bourdaloue, de Fénelon et de tous les grands sermonnaires, que la morale ne pouvait être séparée du dogme, à peine de suicide pour l’Église et le christianisme.


CHAPITRE V.

Principes de la Révolution sur la répartition de la richesse. — Accord des lois de l’Économie et de la Justice : L’ÉGALITÉ.

XIX

Je vous ai dit, Monseigneur, comment m’étaient venus mes premiers doutes, tant sur la constitution économique de la société que sur l’explication transcendantale qu’en fournit l’Église. Je m’en vais à présent vous dire comment je suis arrivé à la découverte d’un principe qui, sans emprunter rien à l’hypothèse religieuse, lui étant même diamétralement opposé, me paraît satisfaire tout à la fois la Justice de l’homme et la raison des choses.

Écoutons d’abord mon biographe. Mon biographe, Monseigneur, j’ai le droit de dire que c’est vous.

« La détresse de la famille augmentait de jour en jour, et Pierre-Joseph, au lieu de puiser au logis des principes de résignation et de patience, n’y trouvait que l’amertume de la plainte, le blasphème et le désespoir sombre. La parole du Christ n’avait point d’écho dans cette maison désolée. Au lieu de regarder le ciel on regardait la terre… On y voyait des riches… Proudhon mangea le pain de l’envie. »

Pour obtenir ces détails d’intérieur, dont la date remonterait à trente-cinq ou quarante ans, il faut, que vous ayez établi une enquête, et interrogé tous les vieux dévots de la paroisse. Mais passons.

Le pain de l’envie ! Ceci n’est pas tout à fait exact. Et si habile que votre doctrine d’inégalité vous ait fait à préjuger les sentiments du pauvre et ses secrets murmures, j’ose dire, Monseigneur, que l’expérience vous en aurait encore appris davantage. Laissez-moi vous renseigner au juste sur ce qui se passe dans la cervelle d’un enfant pauvre, lorsque par hasard il est de force à raisonner sur sa pauvreté.

J’ai été baptisé dans l’Église catholique, puis, et dans une large mesure, élevé par elle. Le point de départ de mon éducation, sur le sujet qui nous occupe, a donc été la distinction des classes, en autres termes l’inégale répartition de la richesse. Principe malsain, dont l’influence entraîne à la perdition des milliers d’âmes, et que l’Église devrait poursuivre à l’égal de l’idolâtrie et de l’hérésie.

Le premier sentiment que m’inspira le spectacle de mon infériorité relative fut la honte. Je rougissais de ma pauvreté comme d’une punition. Je sentais confusément la vérité du mot de la vieille femme, que pauvreté n’est pas vice, mais est pis ; qu’elle nous rabaisse, nous avilit, et petit à petit nous rend dignes d’elle.

Ne pouvant vivre avec la honte, l’indignation succéda. D’abord ce ne fut qu’une noble émulation de m’élever, par mon travail et mon intelligence, au niveau des heureux : tant il est vrai qu’il n’est pas une passion qui, prise dans une certaine mesure et par un certain biais, ne puisse s’ériger en vertu. Mais le calcul m’eut bientôt démontré que restant dans ma sphère d’ouvrier je ne deviendrais jamais riche : alors l’émulation se changea en colère, et la colère me conduisit vous devinez où, à rechercher, un peu mieux que ne l’avait fait Rousseau, l’origine de l’inégalité des conditions et des fortunes.

Un autre se fût fait contrebandier ou rat de cave : je résolus d’étudier à fond, pièce à pièce, cette machine économique qu’absolvait l’Église, et qui produisait fatalement, selon J.-B. Say et Destutt de Tracy, l’inégalité. Savoir c’est posséder, me dis-je, puisque science, c’est richesse et capital ; avec la science j’aurai ma part. Et je me promis bien, si je parvenais à savoir quelque chose, de n’être point avare de mes découvertes : car donner c’est encore posséder, c’est le nec plus ultrà de la possession.

Je commençai donc par rejeter de ma croyance la morale chrétienne et toute espèce de morale, prenant pour règle de ne reconnaître comme bien ou mal que ce que ma conscience, assistée de ma raison, m’aurait démontré clairement être tel ; cherchant en moi-même, comme avait fait Descartes pour la philosophie générale, le principe premier des lois, l’aliquid inconcussum sur lequel je pourrais fonder l’édifice de mes droits et de mes devoirs, me conformant du reste, dans toute ma conduite, aux institutions établies, sans les rejeter ni les admettre.

XX

Sur la fin de 1838, je vins à Paris pour y suivre mes études. Vous savez, Monseigneur, à qui je dus cet avantage ; vous fûtes, je crois, l’un des académiciens qui me donnèrent leur suffrage : permettez-moi de vos en témoigner ici ma reconnaissance,

En feuilletant le catalogue de la bibliothèque de l’Institut, je tombai sur cette division : Économie politique. Il y avait juste quatre-vingts ans que Quesnay avait publié son Tableau, sans que j’en eusse jusqu’à cette heure entendu parler. Qui sont ces gens-ci ? me dis-je. Et je me mis au travail,

La lecture des économistes m’eut bientôt convaincu de deux choses, pour moi d’une importance capitale :

La première, que dans la seconde moitié du dix-huitième siècle, une science avait été signalée et fondée en dehors de toute tradition chrétienne et de toute suggestion religieuse, science qui avait pour objet de déterminer, indépendamment des coutumes établies, des hypothèses légales, des préjugés et routines régissant la matière, les lois naturelles de la production, de la distribution et de la consommation des richesses. — C’était juste mon affaire.

L’autre chose dont je restai également convaincu, c’est que dans l’Économie politique, telle qu’il avait été donné aux fondateurs de la concevoir, la notion du droit n’entrait pour rien, les auteurs se bornant à exposer les faits de la pratique, tels qu’ils se passaient sous leurs yeux, et indépendamment de leur accord ou de leur désaccord avec la Justice.

Par exemple, — cette observation est de Rossi, — il est démontré, et l’objet propre de l’économie est de faire cette démonstration, que la division du travail est le procédé le plus puissant de l’industrie, et la source la plus féconde de la richesse, — mais qu’elle tend en même temps à abrutir l’ouvrier, et conséquemment à créer une classe de serfs. Les deux phénomènes sont aussi certains l’un que l’autre, intimement liés, à telle enseigne que, si l’industrie devait se soumettre à la loi du respect personnel, elle devrait, ce semble, abandonner ses créations, ce qui ramènerait la société à la misère ; et réciproquement, si la Justice devait être subordonnée à la production, le paupérisme, le vice et le crime iraient se développant d’une manière continue, proportionnellement à la production elle-même.

C’est à une science supérieure, ajoute Rossi, de concilier les deux termes. Mais ce dont il n’est pas permis de douter, c’est que sur le même phénomène l’économie semble dire oui, la Justice non.

La question est ainsi de savoir comment la société conservera les bénéfices de la division du travail en la développant toujours ; comment d’autre part elle satisfera à la Justice, en empêchant la dépravation des classes ouvrières.

Nous en sommes là. Le problème est difficile, la situation périlleuse ; mais avouez, Monseigneur, que la théologie chrétienne n’eût jamais trouvé de pareilles choses.

XXI

Généralisant aussitôt l’observation de Rossi, je n’eus pas de peine à me convaincre que ce qu’il avait dit de la division du travail, de l’emploi des enfants dans les manufactures, des industries insalubres, on pouvait et l’on devait le dire de la concurrence, du prêt à intérêt ou crédit, de la propriété, du gouvernement, en un mot de toutes les catégories économiques, et par suite de toutes les institutions sociales. Partout vous découvrez une immoralité qui se déroule proportionnellement à l’effet économique obtenu, en sorte que la société semble reposer sur cette dualité fatale et indissoluble, richesse et dépravation. Et comme les économistes démontrent en outre que la Justice est elle-même une puissance économique, que partout où la Justice est violée, soit par l’esclavage, soit par le despotisme, soit par le manque de sécurité, etc., la production est atteinte, la richesse diminue, et la barbarie se remontre, il s’ensuit que l’économie politique, c’est-à-dire la société tout entière, est en contradiction avec elle-même, ce que Rossi n’avait point aperçu, ou que peut-être il n’avait osé dire.

Devant cette antinomie, dont vous trouverez l’exposition largement détaillée dans mes Contradictions économiques, quel parti prend le monde savant et officiel ?

Les uns, disciples à outrance de Malthus, se prononcent bravement contre la Justice. Avant tout, ils demandent, coûte que coûte, la richesse, dont ils espèrent avoir leur part ; ils font bon marché de la vie, de la liberté, de l’intelligence des masses. Sous prétexte que telle est la loi économique, qu’ainsi le veut la fatalité des choses, ils sacrifient, sans nul remords, l’humanité à Mammon. C’est par là que s’est signalée, dans sa lutte contre le socialisme, l’école économiste : que ce soit son crime et sa honte devant l’histoire !

Les autres reculent effrayés devant le mouvement économique, et se retournent avec angoisse vers les temps de la simplicité industrielle, de la filature domestique, et du four banal : ils se font rétrogrades.

Ici encore je crois être le premier qui, avec une pleine intelligence du phénomène, ait osé soutenir que la Justice et l’économie devaient, non pas se limiter l’une l’autre, se faire de vaines concessions, ce qui n’aboutirait qu’à une mutilation réciproque et n’avancerait rien, mais se pénétrer systématiquement, la première servant de formule constante à la seconde ; qu’ainsi, au lieu de restreindre les forces économiques, dont l’exagération nous assassine, il fallait les balancer les unes par les autres, en vertu de ce principe, peu connu et encore moins compris, que les contraires doivent, non s’entre-détruire, mais se soutenir, précisément parce qu’ils sont contraires.

C’est ce que j’appellerais volontiers l’application de la Justice à l’économie politique, à l’imitation de Descartes, qui appelait son analyse application de l’algèbre à la géométrie. En cela, dit Rossi, consiste la Science nouvelle, la véritable Science sociale.

XXII

Au premier abord, cette conciliation parait impraticable ; elle semble répugner à la nature subjective de la Justice.

Nous savons en effet ce qu’est la Justice relativement aux personnes. Respect égal et réciproque. Mais nous ne voyons pas pour cela ce qu’elle peut devenir quant aux propriétés, fonctions, produits et échanges. Comment l’égalité personnelle, qui est l’essence de la Justice, deviendra-t-elle une égalité réelle ? Est-il seulement à présumer que celle-ci puisse et doive être une conséquence de celle-là ?… Tel est le problème qui se pose, comme un piége, devant les théologiens, les philosophes, les légistes, les économistes, les hommes d’État, et que tous, jusqu’à ce jour, se sont accordés à trancher négativement.

L’égalité des biens et des fortunes, dit-on, n’est pas la Justice, on va même jusqu’à dire qu’elle est contre la Justice.

« C’est en rompant l’égalité que la société naquit, dit M. Blanc-Saint-Bonnet ; c’est pourquoi la charité est la dernière loi de la terre...

« Vous répétez que l’Évangile a proclamé l’égalité des hommes : c’est faux. L’égalité est un faux nom de la Justice. L’Évangile savait si bien l’inégalité qui résulte de notre liberté, qu’il institua la charité pour ce monde, la réversibilité pour l’autre. L’égalité est la loi des brutes ; le mérite est la loi de l’homme. » (De la Restauration française, p. 90 et 124.)

Voilà ce que dit par la bouche de ses apologistes la sagesse chrétienne. Suivant l’Église, car depuis la découverte de la science économique l’Église a voulu dire aussi son mot sur la matière, suivant l’Église donc l’économie politique est un corollaire de la révélation. Le péché ayant envahi la nature, l’égalité de misère est devenue le fait primitif, fatal, d’où la civilisation ne peut surgir que par la religion, c’est-à-dire ici par la consécration de l’inégalité.

Nous savons ce que valent les décisions de la transcendance. Ceux qui affirment l’inégalité par principe de religion seront bien surpris quand tout à l’heure nous leur prouverons que leur prétendu principe est en contradiction avec les lois de la mécanique universelle. Serrons la difficulté, portons sur elle le flambeau de l’analyse, et bientôt nous rougirons de la témérité des jugements antiques.

Les lois de l’économie, publique et domestique, sont, par leur nature objective et fatale, affranchies de tout arbitraire humain ; elles s’imposent inflexiblement à notre volonté. En elles-mêmes, ces lois sont vraies, utiles : le contraire impliquerait contradiction. Elles ne nous paraissent nuisibles, ou, pour mieux dire, contrariantes, que par le rapport que nous soutenons avec elles, et qui n’est autre que l’opposition éternelle entre la nécessité et la liberté.

Toutes les fois qu’il y a rencontre entre l’esprit libre et la fatalité de la nature, la dignité du moi en est froissée et amoindrie ; elle rencontre là quelque chose qui ne la respecte pas, qui ne lui rend pas justice pour justice et ne lui laisse que le choix entre la domination et la servitude. Le moi et le non-moi ne se font pas équilibre. Là est le principe qui fait de l’homme le régisseur de la nature, sinon son esclave et sa victime.

Ceci établi, le problème de l’accord entre la Justice et l’économie se pose en ces termes, je reprends l’exemple cité plus haut de la division du travail :

Étant donnée une société où le travail est divisé, on demande qui subira les inconvénients de cette division.

On conçoit en effet que dans le cercle de la famille, voire même de la tribu, la prérogative du chef, père de famille ou patriarche, soit plus élevée que celle des enfants, apprentis, compagnons, domestiques. Non-seulement la pratique des nations démontre que cela est possible sans injustice ; l’ordre même de la famille, son bonheur, sa sécurité, le réclament.

C’est sur ce type de la hiérarchie familiale que s’est ensuite formée l’organisation des sociétés, dans lesquelles la prérogative personnelle va décroissant, depuis le prince jusqu’à l’esclave.

On demande donc ce que prescrit ici la Justice : si le principe de hiérarchie et d’autorité doit embrasser la société tout entière, à l’instar d’une grande famille, auquel cas les conséquences de la fatalité économique pèseront de plus en plus sur les classes inférieures et de moins en moins sur les supérieures ; ou bien si les familles doivent être considérées comme également respectables, auquel cas la fatalité économique se répartissant, à la manière d’un risque, entre tous les membres de la société, la servitude qu’elle créait se trouve annulée, et devient même un principe d’ordre.

De cette double hypothèse naissent deux systèmes que nous appellerons dès à présent, l’un, système de la subordination des services, l’autre, système de la réciprocité des services. Ai-je besoin d’ajouter que le premier de ces systèmes est celui de l’Église, le second celui de la Révolution ?

Je ne perdrai pas le temps à démontrer comment le principe de la réciprocité du respect se convertit logiquement en celui de la réciprocité des services. Chacun comprend que, si les hommes sont subjectivement égaux les uns au regard des autres devant la Justice, ils ne le seront pas moins devant la nécessité ; et que celui qui prétend se décharger sur ses frères de cette servitude imminente, que le droit et le devoir de la société est de vaincre, celui-là est injuste.

Ce que je veux seulement relever, c’est d’abord qu’une idée si simple ait pu paraître jusqu’à la Révolution un paradoxe abominable ; c’est, en second lieu, l’absurde sophisme sur lequel se fonde la prétendue loi de l’inégalité.

XXIII

L’année 1789 a sonné. Toutes les anciennes hypothèses légales, admises jusqu’alors comme l’expression pure de la Justice et sanctionnées par la religion, sont reprochées par le nouveau législateur : droits seigneuriaux, hiérarchie de classes, noblesse, tiers-état, vilainie, corporations, maîtrise, priviléges de fonctions, de clochers, de provinces, bancocratie et prolétariat. À la place de cette inégalité systématique, créée par l’orgueil et la force, consacrée par tous les sacerdoces, la Révolution affirme, comme propositions identiques, 1. l’égalité des personnes ; 2. l’égalité politique et civile ; 3. l’égalité des fonctions, l’équivalence des services et des produits, l’identité des valeurs, l’équilibre des pouvoirs, l’unité de loi, la communauté de juridiction ; d’où résulte, sauf ce que les facultés individuelles, s’exerçant en toute liberté, peuvent y apporter de modifications, 4. l’égalité des conditions et des fortunes.

Pareille chose, ni depuis le commencement du monde ni depuis l’origine du christianisme, ne s’était vue. L’insistance avec laquelle la Révolution a proclamé ce principe si nouveau, si odieux à l’Église, et encore si peu compris, de l’Égalité, mérite que je m’y arrête.


Déclaration du 27 juillet-31 août 1789 ;

« Art. 2. La nature a fait les hommes libres et égaux en droits. »


Et pour faire ressortir l’origine humaine de cette égalité, son indépendance de toute sanction supérieure, la Déclaration ajoute que l’égalité des droits a pour fondement et garantie leur reconnaissance mutuelle :


« Art 5. Pour s’assurer le libre et entier usage de ses facultés, chaque homme doit reconnaître et faciliter dans ses semblables le libre exercice des leurs. »


Constitution du 6 septembre 1791 :

« Art. 1er. Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. »


Déclaration du 15-16 février 1793 :

« Art. 1er. Les droits naturels, civils et politiques des hommes sont : la liberté, l’Égalité, la sûreté, la propriété, la garantie sociale, la résistance à l’oppression. »


Déclaration du 24 juin 1793 :

« Art. 2. Ces droits sont : l’Égalité, la liberté, la sûreté, la propriété.

« Art. 3. Tous les hommes sont égaux par la nature et devant la loi. »


Constitution de l’an III (22 août 1795) :

« Art. 1er. Les droits de l’homme en société sont : la liberté, l’Égalité, la sûreté, la propriété. »

« Art. 3. L’Égalité consiste en ce que la loi est la même pour tous, soit qu’elle protège, soit qu’elle punisse. »


Constitution de l’an VIII (15 décembre 1799) :

« La Constitution est fondée sur les vrais principes du gouvernement représentatif, sur les droits sacrés de la propriété, de l’Égalité, de la liberté.

« Citoyens, ajoutent les consuls dans leur proclamation, la Révolution est fixée aux principes qui l’ont commencée : elle est finie. »


Charte de 1814 :

« Art. 1er. Les Français sont égaux devant la loi. »

Chose à noter : le projet de Constitution du sénat conservateur, décrété le 6 avril pour être proposé à l’acceptation de Louis XVIII, ne faisait aucune mention de l’égalité des Français ; c’est le roi qui la rappela.

Les Constitutions de 1830 et 1848 n’ont fait que copier les anciennes.


Ainsi, d’après la Révolution, la Justice, dans son application à l’économie, a trouvé sa formule ; l’ordre économique possède sa loi d’équilibre.

Avant 89, il est bon de le redire, les hommes n’étaient pas tous égaux en droit, égaux par la naissance, égaux devant la loi. Il y avait des inégalités légales, qui se manifestaient jusque dans le supplice : et tout le monde sait avec quelle jubilation Paris assista à l’exécution de l’infortuné marquis de Favras, pendu comme un simple roturier. Le paganisme, pendant 2,000 ans, le christianisme à son tour, pendant 18 siècles, assistèrent, sans un mot de protestation, à cette monstrueuse iniquité.

Depuis 1789, et non auparavant, l’égalité devant la loi, l’égalité devant les servitudes de la nature, est entrée dans le droit public : par ce principe, l’économie sociale a été virtuellement changée ; et tous les problèmes que peut soulever la question des biens peuvent, quand on le voudra, recevoir leur solution. Une immense division de la science morale, tranchée jusqu’ici par le sabre du despotisme, la lance du noble et le glaive de l’Église, va s’élaborer en équations rigoureuses, en dehors de la raison théologique, qui n’a rien su, rien vu, rien compris, et dont la calomnie, depuis 70 ans, proteste avec rage.

Réciprocité du respect, premier article du code révolutionnaire ; réciprocité du service, c’est-à-dire réciprocité dans la propriété, dans le travail, dans l’éducation, dans le crédit, dans l’échange, dans l’impôt, dans la critique, dans le pouvoir, dans le jugement : deuxième article.

Voilà contre quoi s’élève l’Église, de quel sujet de plainte elle remplit ses chaires, ses écoles, ses conciliabules, pourquoi elle accuse la Révolution de prêcher le matérialisme, le sensualisme, l’épicuréisme, et de perdre la morale.

Il est évident en effet que si, par une simple déduction de l’idée de Justice telle que nous l’avons précédemment définie, les hommes peuvent être faits égaux et maintenus libres, l’esprit des mœurs et des lois est changé de fond en comble. Plus de subordination de l’homme à l’homme, par conséquent plus de hiérarchie, plus d’Église, plus de dogme, plus de foi, plus de raison transcendantale. Toutes ces choses n’ayant de raison d’être que dans la nécessité présumée de faire prévaloir, soit par la religion, soit par la force, la société contre l’égoïsme, elles disparaissent dans un système où le droit, devenu adéquat à la liberté, trouve sa garantie dans la conscience, où la maxime de Justice ne peut tarder par conséquent de paraître identique à la maxime de félicité elle-même.

Le moins qui puisse arriver ici au christianisme est d’être déclaré superflu. C’est ce qu’a très-bien compris l’école de MM. Buchez et Ott, représentants modernes de la démocratie chrétienne. Il résulte de leurs publications (voir entre autres le Traité d’économie politique de M. Ott, Paris, Guillaumin), que l’égalité n’est pas réellement le produit des forces économiques balancées par la Justice, mais le décret d’une société dont le principe et le mobile ne peuvent être donnés que par la religion. Pour être associés, et par ce moyen devenir égaux, selon MM. Buchez et Ott, il faut une foi, une grâce surnaturelle, une théologie. À ce compte, MM. Buchez et Ott sont d’accord avec l’épiscopat : ils ont tort de faire schisme. N’est-ce pas la gloire de l’épiscopat de pouvoir dire : L’idolâtrie, la philosophie, l’économie politique, la Justice et la nature vous avaient faits ennemis ; l’Évangile seul vous a rendus frères ?….

XXIV

J’arrive à l’argument des théoriciens de l’inégalité.

La Justice, disent-ils, est égalitaire ; la nature ne l’est pas. Or, les phénomènes économiques appartiennent à la fatalité objective ; prétendre les plier aux convenances de la Justice, ce serait vouloir mettre la nature sur le lit de Procuste, faire violence à la nécessité, une folie monstrueuse.

Cet argument a été rebattu à satiété par les économistes et théodicastres, criant à tue-tête que l’égalité n’existe nulle part, qu’elle viole la nature et l’humanité ; que l’inégalité est la loi du monde, la loi de l’art, la loi de la morale.

M. Jobard, l’âpre monautopoliseur bruxellois, qui, comme tant d’autres, avec tout l’esprit du monde ne regarde jamais les choses que de l’œil gauche, n’a pas assez de sifflets pour cette malheureuse égalité.

« Il est certain, dit ce penseur, que si nous avions appris à modeler nos institutions sur les lois qui régissent l’univers, nous ne pourrions plus nous tromper aussi grossièrement que nous l’avons si souvent fait, en prenant, par exemple, l’égalité pour une loi naturelle, quand la Providence a eu soin d’écrire en tête de toutes les pages de sa grande Bible : inégalité, inégalité, en tout, partout et pour tout, tant elle paraît avoir eu à cœur de nous épargner cette funeste méprise. » (Organon de la propriété intellectuelle.)

À mon tour je demanderai à M. Jobard :

Homme de bien, qui voyez tant de choses,


où donc avez-vous aperçu l’inégalité dans la nature autrement que comme une anomalie ?

Oui, tout est variable, irrégulier, inconstant, inégal dans l’univers : c’est là le fait brut, que le premier regard jeté sur les choses y fait apercevoir. Mais cette variabilité, anomalie, inconstance, cette inégalité, enfin, est renfermée partout dans des bornes étroites, posées par une loi supérieure à laquelle se ramènent tous les faits bruts, et qui est l’égalité même.

Les jours de l’année sont égaux, les années égales ; les révolutions de la lune, variables dans une certaine limite, se ramènent toujours à l’égalité. La législation des mondes est une législation égalitaire. Descendons sur notre globe : est-ce que la quantité de pluie qui tombe chaque année en tout pays n’est pas sensiblement égale ? Quoi de plus variable que la température ? Et cependant, en hiver, été, de jour, de nuit, l’égalité est encore sa loi. L’égalité gouverne l’Océan, dont le flux et le reflux, dans leurs moyennes, marchent avec la régularité du pendule. Considérez les animaux et les plantes, chacun dans son espèce : partout vous retrouvez, sous des variations restreintes, causées par des influences extérieures, la loi d’égalité. L’inégalité, pour tout dire, ne vient pas de l’essence des choses, de leur intimité ; elle vient du dehors. Ôtez cette influence de hasard, et tout rentre dans l’égalité absolue. La feuille est égale à la feuille, la fleur à la fleur, la graine à la graine, l’individu à l’individu. Le monde, dit le Sage, a été fait avec nombre, poids et mesure ; tout ce qu’il contient est pesé dans la balance, c’est-à-dire soumis à l’égalité. Cherchez un fait, un seul, dont la loi ne soit pas un accord, une symétrie, une harmonie, une équation, un équilibre, en un mot l’égalité ? il existe un ordre de connaissances créé à priori, et qui, par un accord admirable, se trouve régir à la fois les phénomènes de la nature et ceux de l’humanité : ce sont les mathématiques. Or, les mathématiques, que sont-elles autre chose que la science de l’égalité, en tout, partout et pour tout, comme dit M. Jobard ?

Un statisticien peu favorable au socialisme, M. A. Guillard, a entrevu cette vérité :

« La certitude dans les connaissances humaines, dit-il, est en raison directe de l’application de l’idée d’égalité. Si l’économie a été jusqu’à présent incertaine et contestée, c’est qu’elle a repoussé plus ou moins l’idée d’égalité. Lorsque la science sociale, dégagée de la fange des abus acquis et du faux éclat des systèmes, ne sera plus que le développement pur de cette idée et son application à tous les rapports des hommes entre eux, cette science atteindra le plus haut degré de certitude et d’évidence » (Éléments de statistique humaine, p. 209.)


Rien, dit-on, n’est égal dans la nature ! Veut-on dire qu’un homme est moins gros qu’un éléphant ? L’idée serait ridicule. L’égalité qu’on entend nier est celle des êtres semblables. Or nous venons de voir que cette négation est précisément le contraire de la vérité ; elle résulte d’une appréciation superficielle des choses. Appliquée à l’homme, elle a son point de départ dans la religion.

De même donc qu’elle est la loi du monde, l’égalité est la loi du genre humain. Hors de cette loi il n’y a pas pour lui de stabilité, de paix, de bonheur, puisqu’il n’y a pas d’équilibre (ax. 4) : il est étrange qu’une vérité aussi élémentaire rencontre des contradicteurs. Vouloir que la société soit fondée sur l’inégalité, c’est soutenir qu’une chose peut être balancée par rien, établie sur rien, ce qui est absurde.

Tous les individus dont se compose la société sont, en principe, de même essence, de même calibre, de même type, de même module : si quelque différence entre eux se manifeste, elle provient, non de la pensée créatrice qui leur a donné l’être et la forme, mais des circonstances extérieures sous lesquelles les individualités naissent et se développent. Ce n’est pas en vertu de cette inégalité, singulièrement exagérée d’ailleurs, que la société se soutient, c’est malgré cette inégalité.

XXV

Ainsi la loi de nature de même que la loi de Justice étant l’égalité, le vœu de l’une et de l’autre identique, le problème, pour l’économiste et pour l’homme d’État, n’est plus de savoir si l’économie sera sacrifiée à la Justice ou la Justice à l’économie ; il consiste à découvrir quel sera le meilleur parti à tirer des forces physiques, intellectuelles, économiques, que le génie incessamment découvre, afin de rétablir l’équilibre social, un instant troublé par les hasards du climat, de la génération, de l’éducation, des maladies, et de tous les accidents de force majeure.

Un homme, par exemple, est plus grand et plus fort ; un autre a plus de génie ou d’adresse. Tel réussit mieux dans l’agriculture, tel autre dans l’industrie ou la navigation. Celui-ci embrasse d’un coup d’œil un vaste ensemble d’opérations ou d’idées ; celui là n’a pas de rivaux dans une spécialité plus restreinte. Dans tous ces cas, une compensation est indiquée, un nivellement à opérer, source d’émulation énergique et d’heureuse concurrence. Pour balancer les supériorités émergentes, créer sans cesse à l’égalité de nouveaux moyens dans les forces inconnues de la nature et de la société, la constitution de l’âme humaine et la division industrielle présentent des ressources infinies.

Telle est donc la pensée radicale, irréconciliable à jamais, qui sépare l’économie chrétienne, malthusienne, économie à la fois matérialiste et mystique, de l’économie révolutionnaire.

La première, jugeant d’après les anomalies superficielles des choses, n’hésite point à déclarer les hommes inégaux par nature ; et sans se donner la peine de les comparer dans leurs œuvres, sans attendre le résultat du travail, de l’éducation et de la séparation des industries, se gardant surtout de rechercher avec exactitude la part qui revient à chacun dans le produit collectif, et de mesurer la dotation à la contribution, elle conclut de cette inégalité prétendue à la consécration du privilége, tant d’exploitation que de propriété.

La Révolution, au contraire, partant du principe que l’égalité est la loi de toute la nature, suppose que l’homme par essence est égal à l’homme, et que si, à l’épreuve, il s’en trouve qui restent en arrière, c’est qu’ils n’ont pas voulu ou pas su tirer parti de leurs moyens. Elle considère l’hypothèse de l’inégalité comme une injure gratuite, que dément chaque jour le progrès de la science et de l’industrie, et elle travaille de toutes ses forces, par la législation et par l’équation de plus en plus approchée des services et des salaires, à redresser la balance qu’a fait pencher le préjugé. C’est pour cela qu’elle déclare tous les hommes égaux en droits et devant la loi, voulant, d’une part, que toutes industries, professions, fonctions, arts, sciences, métiers, soient considérés comme également nobles et méritoires ; de l’autre, qu’en tout litige, en toute compétition, les parties, sauf évaluation des produits et services, soient réputées égales, et, afin de réaliser de plus en plus dans la société cette Justice égalitaire, que tous les citoyens jouissent de moyens égaux de développement et d’action…

On insiste : les races humaines ne sont point de valeur ou qualité égale ; il en est dont la meilleure éducation ne servira jamais qu’à montrer l’infériorité, tranchons le mot, la déchéance.

Je ne sais. Le catholicisme fait pourtant grand bruit de l’unité originelle de notre espèce, racontée dans la Bible. Mais admettons qu’il en soit ainsi qu’on le prétend ; que les races de l’Afrique, de l’Amérique et de l’Océanie, ne puissent soutenir la comparaison avec la caucasienne. Alors il en sera de ces races mal nées ou abâtardies comme il en est, dans notre société civilisée, des créatures souffreteuses, chétives, contrefaites, objets de la charité des familles, et qui cessent de contribuer à la population : elles seront absorbées et finiront par s’éteindre. La justice ou la mort ! telle est la loi de la Révolution.

XXVI

Cette théorie, si nette, si rationnelle, si bien fondée en fait et en droit, de l’égalité sociale ; qui affranchit l’homme du fatalisme économique, de la tyrannie aristocratique et de l’absorption communautaire ; sur laquelle nous avons vu la Révolution se prononcer d’une manière si explicite ; cette théorie, dis-je, n’a pas encore pu se faire comprendre, même des socialistes, même des républicains. Tant l’esprit humain a de peine à revenir à la nature, une fois que le despotisme et la théologie l’en ont écarté.

On connaît la formule religieuse, pour ne pas dire monacale, des communistes :

À chacun suivant ses besoins ; de chacun suivant ses moyens.

C’est la loi de famille appliquée à la société. Là, en effet, il n’est pas question d’égalité ou de non-égalité de forces, de talents, de moyens ; c’est de la fraternité pure, comme entre parents et enfants, entre frères et sœurs. Mais la famille est la sphère de l’autorité et de la subordination ; et quand le communisme sera logique, il reconnaîtra qu’en prenant dans la famille le type de la société il aboutit au système féodal. Pour obéir à une pareille loi, il faut une révélation, dit très-bien M. Buchez. Cette révélation a manqué au Luxembourg.

À chacun suivant sa capacité, à chaque capacité suivant ses œuvres, ont répliqué les saint-simoniens, tirant hardiment la conséquence du principe communiste.

Ici, plus d’égalité, ni de fait ni de droit. Sous prétexte de sauver la chair, l’église de Saint-Simon professe le plus profond mépris pour la personne. Ici, peut-elle dire, ici l’on juge et l’on jauge les capacités ; on tarife les intelligences, on estampille les âmes et les corps, on appose sur l’esprit, sur le caractère, sur la conscience, une marque de fabrique. C’est M. Enfantin qui a trouvé ces belles choses : que la postérité lui soit légère ! Nolite judicare, et non judicabimini.

Au phalanstère, autre système. Plus de sacerdoce appréciateur-juré ; ce sont tous les producteurs qui, par la cabbaliste, se toisent et s’évaluent les uns les autres. La réciproque y est, si l’on veut ; mais le principe de cette réciprocité est arbitraire et son objet odieux : la cabbaliste, appliquée à la personne, tue la Justice.

Combien la pratique immémoriale de l’humanité, dont la Révolution n’a fait que donner la formule juridique, est plus simple, surtout plus digne ! Point d’estimation des capacités, ni de la part du supérieur, ni de la part de l’égal : c’est une offense à la dignité personnelle. On n’apprécie que les produits, ce qui sauve l’amour-propre, et ramène toute l’organisation économique à cette formule si simple, l’échange !…

Que pensez-vous, Monseigneur, de cette judiciaire ? Trouvez-vous qu’elle ne vaille pas votre discipline, si sottement renouvelée par les saint-simoniens et icariens ? Ne vous semble-t-il pas que l’inspiration de 89 a été au moins aussi heureuse que celle de l’Évangile, et que, si c’était à refaire, les révolutionnaires de la Constituante et de la Convention auraient bien quelque chose à enseigner aux Apôtres ?…

Je ne quitterai pas cette étude sans toucher quelques-unes des questions les plus pratiques de l’Économie. Ce n’est pas une médiocre besogne, dans la société, d’établir la balance du Droit et du Devoir, ou, pour me servir des mots techniques, du crédit et du débit dans la Justice. C’est une entreprise bien délicate d’accorder le respect dû aux personnes avec les nécessités organiques de la production ; d’observer l’égalité sans porter atteinte à la liberté, ou moins sans imposer à la liberté d’autre entrave que le Droit. De tels problèmes requièrent une science à part, objective et subjective tout à la fois, moitié de la fatalité et moitié de la liberté ; science aussi simple que sûre, qui a ses principes à la source même de l’esprit, à une profondeur plus grande que les mathématiques, et dont on me pardonnera de ne pouvoir donner ici qu’une idée fort imparfaite, par l’exemple de quelques-uns de ses résultats.


CHAPITRE VI.

Balances économiques.

XXII

Si la Justice, en ce qui touche les personnes, est établie sur une base religieuse, ce sera tout ce qu’on voudra, excepté le respect de l’humanité ; — si elle est établie sur les lois authentiques de la conscience, et sans aucune considération transcendantale, ce sera le respect de l’humanité, et ce ne pourra pas être autre chose. J’ai démontré cette proposition dans ma précédente étude.

Je poursuis mon discours, et j’ajoute :

Si la Justice, en ce qui concerne les biens, a pour base une idée théologique, ce sera tout ce qu’on voudra, excepté l’égalité ; — si elle repose sur le principe de la réciprocité humaine, donné dans la conscience par le sentiment que l’homme a de sa dignité en autrui, ce sera l’égalité et rien que l’égalité. Je l’ai démontré dans les cinq premiers paragraphes de cette troisième étude, et je le démontrerai encore mieux tout à l’heure.

Toute la moralité humaine, dans la famille, dans la cité, dans l’État, dans l’éducation, dans la spéculation, dans la constitution économique, et jusque dans l’amour, dépend de ce principe unique : Respect égal et réciproque de la dignité humaine, dans toutes les relations qui ont pour objet soit les personnes, soit les intérêts.

La théorie de la Justice divine, qui n’est autre chose, au fond, que l’élévation à la suprême puissance de la justice unilatérale des compagnons de Romulus, aboutit fatalement à la spoliation mutuelle, au brigandage organisé, à la guerre sociale. C’est elle qui produit ce système de priviléges, de monopoles, de concessions, de subventions, de prélibations, de pots-de-vin, de primes, où les biens du prince sont confondus avec ceux de la nation, la propriété individuelle avec la propriété collective ; système dont le dernier mot est l’extermination des citoyens les uns par les autres, figurée par le mythe chrétien de l’enfer.

La théorie de la Justice humaine, dans laquelle la réciprocité de respect se convertit en réciprocité de service, a pour conséquence de plus en plus approchée l’égalité en toutes choses. Elle seule produit la stabilité dans l’État, l’union dans les familles, l’éducation et le bien-être pour tous, d’après l’axiome 5, la misère nulle part.

L’application de la Justice à l’Économie est donc la plus importante des sciences. L’ordre du développement intellectuel voulait que ce fût la dernière.

XXVIII

Ouvriers et Maîtres.

De temps immémorial la classe des producteurs s’est divisée en deux sections, les ouvriers et les maîtres.

Comment ceux-ci sont-ils nés de ceux-là ? De la même manière que le despotisme naît sans cesse de la démocratie. En tant qu’il appartient au règne animal, l’homme obéit à des instincts divers, que la Justice a pour but de redresser, et dont l’un des plus puissants est celui qui pousse la multitude à se donner des patrons, des commandants, imperatores, {{lang[grc|τυρἀννους}}, absolument comme les chevaux sauvages et autres espèces dites sociables, qu’on pourrait aussi bien nommer serviles.

Le christianisme a reçu cette division, qui ne lui a fait faire aucune réserve. Il s’est contenté de recommander aux serviteurs d’obéir à leurs maîtres, aux maîtres d’être bienveillants pour leurs ouvriers : ce qui n’exigeait certes pas un grand effort de génie et n’a pas dû fatiguer beaucoup la sainte Sagesse.

La Révolution, qui la première posa en 1789, avec le principe d’Égalité, le droit au travail, n’a pas voulu semer la haine entre les citoyens en jetant ex abrupto l’interdit sur cette distinction séculaire. Elle s’est contentée d’abolir les priviléges corporatifs, le privilége de maîtrise, d’assurer la concurrence, et de laisser faire au temps.

Or, en vertu de cette égalité de respect consacrée par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, l’Économie et la Justice, désormais inséparables, se demandent si le contrat de louage d’ouvrage entre le maître et l’ouvrier, tel qu’il se pratique dans les grands ateliers, est établi sur des principes équitables, si la réciprocité du service est observée, en autres termes si la détermination du salaire est juste ?

Pour que le service soit réciproque, il faut que le maître, je veux dire le représentant de l’entreprise, rende à l’ouvrier autant que l’ouvrier lui donne : ce qui implique, non pas l’égalité des salaires entre eux y compris celui du chef, puisqu’il est possible que les services ne soient point égaux, puisque l’égalité sociale des personnes ne préjuge point l’égalité effective des services, mais ce qui implique l’égalité entre le salaire de chaque ouvrier et son produit.

Égalité du produit et du salaire, telle est ici la traduction exacte de la loi de réciprocité, tel est le principe qui depuis la Révolution est censé régir le travail. Celui-là sera grand dans l’histoire, et aura bien mérité des ouvriers, qui aura fait de ce principe une vérité.

Or, abstraction faite du contrat à prix ferme ou forfait, par lequel nombre de travailleurs aiment à se libérer des chances aléatoires qui pèsent sur les entrepreneurs, contrat qui n’a rien en soi d’immoral quand il est libre, rien de dangereux quand il ne se multiplie pas outre mesure, il est évident, aujourd’hui, que la Justice ne préside point à la condition de l’immense majorité des ouvriers, lesquels n’ont pas la liberté du choix, et pour qui le salaire alloué par les compagnies ou entrepreneurs est loin d’exprimer une réciprocité.

Voici ce qui se passe dans une maison de confection que je puis citer.

Une ouvrière habile peut gagner jusqu’à 1 sou par heure, soit, pour une journée de travail de 12 heures, 12 sous : la journée ordinaire est payée 50 centimes.

Une ouvrière occupée à domicile porte au bout de deux mois sa note, montant à 30 fr. Elle a donc, pendant ces deux mois, fait crédit de son travail à l’établissement. Vous croyez qu’on va lui compter ses 30 fr. ? Point du tout : on lui retient sur la somme, à titre d’escompte, à raison de 6 p. 0/0 l’an, pour trois mois, 45 cent., neuf sous.

C’est à Paris, en l’an de grâce 1857, que se commet ce grapillage.

Je sais tout ce l’on peut dire sur les risques d’entreprise, les nécessités de la concurrence, les charges du commerce, etc. Ce n’est pas le bourgeois qui a fait le régime où il est engagé : une juste rémunération est due à son initiative. Qu’on la règle, cette rémunération, sur une base équitable, je ne m’y oppose pas. Mais cette retenue de 45 cent. pour un crédit prétendu de trois mois, alors que l’ouvrière en a fait un de deux mois dont on ne lui tient pas compte, n’est-ce pas un fait qui crie vengeance ? Le denier de la veuve si bien raconté dans l’Évangile m’attendrit aux larmes ; ce demi-centime volé jour par jour à la jeune fille m’embrase de fureur. Et ce n’est pas la spoliation seulement que je considère, c’est l’outrage…

Or, si je réfléchis que pour abaisser la journée de la lingère à 50 centimes il a fallu passer par une série de pilleries analogues, transformées successivement en principe et passées en tarif ; si j’ajoute que ce cas particulier est celui de l’immense majorité des ouvriers, n’ai-je pas le droit de conclure que le défaut de réciprocité est ici la cause première de la misère des uns et de la fortune des autres, en sorte que cette inégalité de fortunes tant célébrée n’est le plus souvent autre chose que l’expression de l’iniquité même ?

Je reviendrai, dans une étude spéciale, sur la question du travail ; mais je le dis dès à présent : Faites justice, et vous aurez supprimé, dans notre société industrielle, la cause première de l’inégalité, l’inexactitude du salaire.

Mais que dis-je ? le cas semble prévu par notre législation chrétienne, ennemie de l’égalité, et qui a tout fait pour la sécurité de l’usurpation, rien pour le droit du producteur.

Que les patrons s’entendent, que les entrepreneurs se coalisent, que les compagnies se fusionnent, le ministère public y peut d’autant moins que le Pouvoir pousse à la centralisation des intérêts capitalistes et l’encourage ; mais que les ouvriers, qui ont le sentiment du droit que leur a légué la Révolution, protestent et se mettent en grève, seul moyen qu’ils aient de faire admettre leurs réclamations, ils sont châtiés, transportés sans pitié, voués aux fièvres de Cayenne et Lambessa. Le serf du moyen âge était-il autrement attaché à la glèbe ?

XXIX

Vendeurs et Acheteurs.

Si c’est une conséquence de la Justice que le salaire soit égal au produit, c’en est une autre que, deux produits non similaires devant être échangés, l’échange doit se faire en raison des valeurs respectives, c’est-à-dire des frais que chaque produit coûte.

Par frais de production ou prix de revient on entend en général la dépense en outils et matières premières, la consommation personnelle du producteur, plus une prime pour les accidents et non-valeurs dont est semée sa carrière, maladies, vieillesse, paternité, chômages, etc.

La réciprocité dans l’échange n’existe qu’à cette condition. Toute addition, fictive ou forcée, au prix de revient, est un mensonge commercial ; toute vente de marchandise dont la valeur est surfaite ou surchargée de frais parasites, un vol. Si, par exemple, entre les producteurs-consommateurs qui échangent leurs produits il existe une série d’intermédiaires, dont les commissions, intérêts, courtages, grèvent artificiellement le prix des marchandises, comme en définitive cette surtaxe se prend sur la marchandise même, il arrivera que lesdits producteurs-consommateurs, apportant chacun une valeur de 100 à l’échange, ne recevront tous que 15, 20, 30, 50 au plus. Leur position est la même que celle de l’ouvrier dont nous parlions tout à l’heure, qui pour un travail de 100 ne reçoit qu’un salaire de 15, 20, 30, 50, le surplus faisant le bénéfice du patron.

L’égalité dans l’échange, voilà donc encore un principe hors duquel point de Justice. Or ce principe, l’Église et l’antiquité tout entière l’ont méconnu ; de nos jours les économistes conservateurs du privilége s’efforcent de l’étouffer sous la mystification de leur libre échange.

Si l’égalité dans le commerce était réalisée, un nouveau progrès, un progrès immense serait accompli vers l’égalité des fortunes… Mais, en persévérant dans cette direction égalitaire, que deviendrait tout à l’heure la hiérarchie, le système de subordination et d’autorité ?

Dans ces derniers temps, le gouvernement impérial a essayé de réglementer le commerce de la viande et de la boulangerie, la production des alcools, etc. À force d’amendes il est parvenu à faire observer ses taxes ; mais comme il ne dépend pas du gouvernement d’assigner le prix naturel des choses, bien moins encore d’éliminer du prix courant les surcharges dont le parasitisme le grève, le gouvernement n’a réussi qu’à constater officiellement que le pain était cher, la viande hors de prix, les eaux-de-vie inabordables, et à donner sa sanction à cette cherté.

Le gouvernement, qui ne garantit aucune intention, s’est avisé tout à coup, pour le bien du peuple, de garantir la cherté des subsistances : quelle philanthropie !

Cependant un capitaliste (M. Delamarre), mettant à profit une idée socialiste, se dit : Je n’aspire point à fixer le prix des choses ; mais je ferai du commerce véridique, de la vie à meilleur marché, sinon tout à fait encore de l’échange égal. Je ferai de la loyauté commerciale, non par vertu, comme la police fait des soupes, mais par spéculation ; et j’obtiendrai de meilleurs résultats que la police.

M. Delamarre a donc ouvert un vaste magasin où il offre au public, à prix de revient, toute espèce de produits, garantis de nature, quantité, qualité et poids.

Par prix de revient M. Delamarre entend les frais du producteur, qu’il ne discute pas, augmentés de 10 0/0, savoir, 5 0/0 de bénéfice pour le producteur, 2½ pour les frais de magasin, 2½ pour le bénéfice de lui Delamarre.

C’est, comme il le dit lui-même, de la loyauté commerciale ; ce n’est pas encore de l’égalité, puisque dans les frais du producteur et dans les 10 0/0 de supplément il entre encore, en grand nombre, des éléments parasites.

Que faudrait-il pour que la réciprocité fût complète ?

Il faudrait, indépendamment de l’expurgation absolue du parasitisme, ce qui suppose d’abord la réciprocité des services, comme nous le disions tout à l’heure, ensuite la réciprocité de crédit et de propriété ; il faudrait, dis-je, que le magasin général, ou dock, au lieu d’être au compte d’un entrepreneur de loyauté et garantie, fût au compte des producteurs eux-mêmes, se garantissant loyauté et sincérité les uns aux autres.

À qui peut-il appartenir de débattre et fixer, selon l’heure et le lieu, le prix exact de chaque chose, si ce n’est aux producteurs-consommateurs, réciproquement intéressés, soit pour la vente, soit pour l’achat ?… Rien de plus simple que ce système, qui ferait disparaître les trois quarts des boutiques, et rendrait à la production une multitude d’intelligences et de bras, absorbés, ruinés dans un trafic inutile.

Mais justement la majorité préfère le trafic au travail ; les propriétaires de maisons applaudissent à ce régime, qui leur vaut en loyers des sommes énormes ; la banque l’encourage, dans l’intérêt de sa circulation usuraire ; le fisc le favorise par ses patentes ; l’agioteur lui réserve ses capitaux ; enfin l’école académique le prône, sous le nom de liberté du commerce. Il ne faudra pas moins qu’une catastrophe pour trancher ce problème de l’égal échange, le plus simple de toute l’économie.

La fin de non-recevoir qu’on oppose à cette réforme, commandée par la Justice, est la difficulté de s’entendre. À la bonne heure ! Oncques ne prétendîmes que la Justice ne devait coûter aucun effort. Pour végéter dans une honteuse licence, rien à faire ; pour appliquer le droit, et par ce moyen arriver à l’ordre et à la richesse, il faut vouloir : ne voilà-t-il pas une puissante exception !…

L’année dernière, des capitalistes anglais, prévoyant une hausse sur les sucres, achètent tout ce qui existait en magasins : leur entremise coûte aux consommateurs 12 millions. Cette année, trois récoltes sont achetées d’avance par le commerce. Et la boutique d’admirer, comme la canaille admire les numéros gagnants d’une loterie, comme nos soldats d’Afrique admirent une razzia. Elle ne serait pas la boutique, en effet, si elle avait le discernement du juste et de l’injuste.

Il se fabrique en France, chaque année, pour 4 à 500 millions de soieries : avec 10 millions comptant on accaparerait toute la matière première qui sert à cette fabrication. Que dirait-on si Paris tout entier était miné, et qu’il fût permis au premier venu de mettre le feu aux poudres !… Or, ce n’est pas seulement sur la soie et le sucre que la spéculation opère : c’est sur les grains, les boissons, la viande, la houille, les bois, sur toutes les denrées de première nécessité. Un négociant de Bordeaux, bien renseigné sur ces matières, m’assure que le riz, qui se vend couramment 20 fr. le petit quintal, pourrait ne coûter que 7 fr. En 1856, la récolte du vin a été achetée sur pied. Des sociétés spéciales d’accaparement, des coalitions de marchands existent sur tous les points du territoire, tantôt avec privilége de l’État, tantôt sans privilége et sous seing privé.

Pour conjurer de tels périls, créer aux producteurs-consommateurs de sérieuses garanties, la police n’est de rien : il faut le Droit. Un système de docks résoudrait la question ; mais le gouvernement concède les docks, c’est-à-dire qu’à la place des milliers de trafiquants au détail, il crée des compagnies de monopole ! On en a vu les prémices… Une fois pourtant le Pouvoir se fâcha, lors des approvisionnements de lard pour l’armée d’Orient. Une demi-douzaine de charcutiers furent mis à l’amende par le tribunal correctionnel : la boutique cria au scandale ; puis tout rentra dans le repos. Un jour on concédera le commerce des cochons, et ceux qui les mangent n’en penseront pas davantage.

Et vous demandez d’où viennent les révolutions ? De ce que la Justice est exclue des transactions humaines, l’économie sociale livrée au privilége, quand elle n’est pas abandonnée au hasard.

XXX

Circulation et Escompte.

Remarquez que toutes les opérations de l’économie roulent sur deux termes : ouvriers-patrons, vendeurs-acheteurs, créanciers-débiteurs, circulateurs-escompteurs, etc. C’est un dualisme perpétuel, systématique, traînant à sa suite une équation inévitable. L’économie est par essence, par son principe, par sa méthode, par la loi de ses oscillations, par son but, la science de l’équilibre social, ce qui veut dire de l’égalité des fortunes. Cela est aussi vrai que les mathématiques sont la science des équations entre les grandeurs. Vous allez en voir un nouvel exemple.

Tout le monde sait que la masse de numéraire qui circule dans un pays est fort loin de représenter l’importance des échanges qui, à un jour donné, s’effectuent dans ce même pays. Cela se voit par la Banque de France, dont l’encaisse, au 10 juillet 1856, était de 232 millions, et les obligations de 632.

Pour subvenir à cette insuffisance, qui par parenthèse ne peut pas ne pas exister, puisque le numéraire n’a de valeur qu’autant qu’il forme, comme métal, une fraction proportionnelle de la richesse totale du pays, les commerçants sont dans l’usage, en attendant leur tour de remboursement en espèces, de tirer les uns sur les autres des lettres de change, ou bien, ce qui est la même chose, mais en sens inverse, de se souscrire réciproquement des billets à ordre, dont la circulation fait, jusqu’à un jour désigné qu’on nomme échéance, office de monnaie.

Le banquier est l’industriel qui se charge, moyennant intérêt et commission, d’opérer en temps et lieu la liquidation de toutes ces créances ; par suite, de faire aux commerçants, en échange de leurs titres, l’avance des sommes dont ils ont besoin.

Cette opération a nom escompte.

De même que l’échange ne se fait pas sans une perte de temps, et donne lieu en conséquence à un service particulier qui est celui du négociant, pareillement l’escompte ne s’opère pas non plus sans une peine, et comme tout service mérite salaire, celui du banquier est légitiment rémunérable.

Mais toute chose a sa mesure ; et puisque nous avons fait la balance des droits du négociant, nous devons faire aussi celle des droits du banquier.

Dernièrement le teneur de livres d’une maison de banque me priait de lui expliquer le mécanisme de la Banque du peuple, m’avouant ingénument n’y rien comprendre.

— Rien de plus facile, lui dis-je : en dix minutes vous allez en savoir autant que moi. Combien votre maison tire-t-elle, en moyenne, de ses capitaux ?

— 15 0/0, répondit-il. En voici le compte parfaitement exact :

Notre maison, l’une des mieux ordonnées qui existent, ne prend de papier qu’à trente jours, quarante-cinq jours au plus.

L’intérêt est compté à 6 0/0.

Supposons l’échéance moyenne du papier à un mois, et par conséquent le renouvellement des opérations pendant l’année de douze, le produit du trafic, pour un capital de 100 fr. en espèces, sera donc :

1. Intérêts du capital à 6 0/0 l’an  6 fr.
2. Commission pour l’admission du papier, 1/4 0/0,
ou 25 c. par chaque opération, X par 12 =
 3
3. Commission pour la remise des espèces, 1/4 0/0,
ou 25 c. par chaque opération, X par 12 =
 3
4. Ajoutez : Frais divers d’enregistrement, ports, etc ;
plus le crédit dont le banquier jouit à la Banque de
France, laquelle lui remet à 4 ou 5 0/0 des espèces
dont il tire 6 0/0, soit encore 25 c. X 12 =
 3
——
Total des intérêts et commissions 15

Sur ce, je repris la parole :

— Vous observerez d’abord, dis-je à mon interlocuteur, que votre patron travaille pour son propre compte, à ses risques et périls, sans engagement de la part de sa clientelle, vis-à-vis de laquelle il n’est tenu par aucun lien de droit. Dans ces conditions, qui sont celles de l’état de guerre, le prix de son service ne peut être limité que par la guerre, c’est-à-dire par la concurrence.

Or, telle n’est pas vis-à-vis du public la position de la Banque de France : elle est engagée par un contrat synallagmatique ou de réciprocité, dont il ne s’agit plus que de déterminer, avec précision, les articles.

En premier lieu, le capital social de la Banque, fixé à 91 millions, est placé en rentes sur l’État, qui en sert l’intérêt. De ce côté donc rien n’est dû par le commerce escompteur, puisque l’État qui paye à la Banque l’intérêt de son capital n’est autre que la société, le commerce lui-même, et qu’il est de principe en matière de commerce que le même service ne peut être payé deux fois.

Mais, demandez-vous, sur quel capital opère la Banque, puisque le sien est placé en rentes sur l’État ? — Elle opère, en premier lieu, sur le numéraire circulant, auquel elle substitue peu à peu les billets qu’elle a le privilége d’émettre, et qui vient ainsi s’engouffrer dans ses caves : c’est ainsi, lorsque la Banque émettait des coupures de 100 et de 50 fr., qu’on a vu son encaisse s’élever jusqu’à la somme énorme de 600 millions. — Elle opère en second lieu sur le crédit public, représenté par son portefeuille, dont chaque valeur, revêtue de trois signatures, porte en soi une garantie égale à celle du numéraire.

Le capital social de 91 millions 250,000 fr., placé en rentes sur l’État, ne sert que de cautionnement à la ponctualité et à la prudence de la Banque, comme le cautionnement d’un notaire ou d’un receveur général.

C’était la pensée de la note du 29 mai 1810, rédigée par ordre de l’empereur.

« Une banque publique bien administrée, disait cette Note, doit opérer sans capital. »

Reste donc à payer à la Banque, en rémunération du service qu’elle rend au public, 1o une prime pour le risque que court son capital dans une si grande entreprise ; 2o une commission pour ses frais d’administration.

Faisons-en le compte.

Supposons que le capital, crédit et espèces, représenté par l’émission des billets, sur lequel opère la Banque, soit de 600 millions. — Le 31 juillet 1866, le chiffre de la circulation était de 667 millions.

Supposons également l’échéance moyenne du papier reçu à l’escompte de quarante-cinq jours. Le renouvellement s’opérant neuf fois dans l’année, la masse des opérations sera de 5 milliards 400 millions. — En 1856, elle a atteint 5 milliards 809 millions, dont 4 milliards 676 millions pour les escomptes.

Moyennant une retenue de 1/8 0/0, soit 12 cent. 5, pour commission, change, agio, prime d’assurance, etc., le produit de la Banque pour l’année sera de 6,750,000 fr. — En 1866, ce produit a été de 37,059,226 fr. 40 ; soit 63 cent. 8 dixièmes pour 0/0 sur une masse d’opérations de 5 milliards 809 millions, en supposant le crédit moyen accordé par la Banque à quarante-cinq jours.

Les dépenses ordinaires de l’administration, d’après le compte-rendu de 1856, ont été de 5,100,000 fr. ; le chiffre des pertes, provenant de billets impayés, zéro. Reste, par conséquent, pour bénéfice de la Compagnie, dans l’hypothèse que nous avons faite, 1,650,000 fr., soit 18 fr. par action, ce qui porte l’intérêt du capital, dividende compris, à 5 fr. 80 c. 0/0. Rémunération honnête, dont se contentent en temps ordinaire les plus difficiles. — En 1856, le produit de ce capital, grossi par le privilége, a été de 272 fr. par action, ou 27 fr. 20 c. 0/0.

Je dis donc que la Banque de France, à qui son privilége constitue vis-à-vis du pays un engagement synallagmatique, manque à la réciprocité, puisque, tandis que l’État lui paye 3,686,481 fr. pour intérêt de son capital, elle, de son côté, ne paye rien pour les 600 millions, espèces et garantie, dont elle dispose ; qu’elle s’adjuge ainsi 24 millions d’intérêts qui ne lui appartiennent pas ; qu’à cet effet elle grève arbitrairement l’escompte, à l’échéance moyenne de quarante-cinq jours, de 41 c. 3, en autres termes, de 3 fr. 70 c. pour 0/0 l’an ; et qu’en conséquence il y a lieu, pour toutes ces raisons, de faire subir au bilan de la Banque un redressement.

Retranchant donc 24 millions, indûment perçus, des 37,059,226 fr. 40 c. formant le produit de 1856, resterait 13,059,226 fr 40 c, qui, les dépenses ordinaires payées, laisseraient à la Compagnie 7,959,226 fr. 40 c. de bénéfice, soit, avec l’intérêt payé par l’État, un revenu net de 12 fr. 72 c. pour 0/0,

Revenu, direz-vous, bien supérieur aux 5.80 auxquels nous a conduits tout à l’heure l’hypothèse. Oui, mais croyez-vous que si la loi de 1840, au lieu de proroger purement et simplement le privilége de la Banque, si, le 9 mai 1857, le Corps législatif, au lieu d’allonger de trente années cette prorogation, l’avait mise à la sous-enchère comme on faisait d’abord pour les compagnies de chemins de fer, il ne se serait pas trouvé de capitalistes qui pour un revenu moindre eussent consenti à faire l’escompte au commerce français au taux moyen de 20, et même 15 c. 0/0, pour le papier à quarante-cinq jours, c’est-à-dire à raison de 1 fr. 80 et 1 fr. 35 0/0 l’an ? Croyez-vous enfin qu’il n’eût pas été possible avant 1897, date d’expiration du privilége, d’abaisser cet escompte à 10 c. ce qui aurait été presque la même chose pour le commerce que de régler toutes les opérations au comptant ?

On a dit à cela que le bas prix de l’escompte amènerait bientôt, par la demande de remboursement des billets, la sortie de tout le numéraire.

Eh bien ! voulez-vous au contraire que ce même bas prix amène à la Banque tout le numéraire de l’étranger ? Le moyen est facile : c’est d’ajouter au taux ordinaire de l’escompte un agio de 3, 4 ou 5 0/0, lorsque le numéraire sera demandé de préférence aux billets. La différence fera vite rechercher ceux-ci, et affluer de tous les points du globe le numéraire.

Voilà ce qu’était la fameuse banque du peuple. Il n’y a pas là d’utopie : c’est de la pratique la plus élémentaire, comme l’avait comprise l’empereur Napoléon Ier et du droit le plus positif, comme l’entend le Code. L’Église ne l’a pas trouvé, il faut le reconnaître ; l’école de Malthus n’y veut point entendre, j’en conviens encore ; la boutique n’y comprend goutte, comprend-elle quelque chose ? le parasitisme et l’agiotage ne s’en accommoderaient pas, je l’avoue humblement, et le parasitisme et l’agiotage sont les maîtres ; le gouvernement tire son lopin du système par les emprunts qu’il fait à la Banque, et j’en plains mon pays ; la vieille démocratie enfin se gausse de mes idées et les tient pour suspectes. Tout ce monde est aussi dépourvu de sens civique que de sens moral ; mais vous, jeune lecteur, qui n’aviez pas quitté le collége


Quand apparut la République
Dans les éclairs de février,


croyez-vous que j’aie mérité l’anathème pour avoir dit qu’il n’y avait pas avantage pour le commerce à payer 4, 5, et 6 fr. un service que nous pouvons nous procurer à 90 cent., et même au-dessous ?

XXXI

Prêteurs et Emprunteurs.

La balance de l’escompte mène droit à celle du crédit ou du prêt.

S’il est une question sur laquelle l’Église, communiste par son dogme, patricienne par sa hiérarchie, tirée en sens contraires par le double esprit de sa constitution, a varié, divagué et prévariqué, c’est sans contredit celle-là.

C’est un fait que toute l’antiquité, païenne et juive, s’est accordée à réprouver le prêt à intérêt, bien que ce prêt ne fût qu’une forme de la rente universellement admise ; bien que le commerce tirât de grands avantages du prêt, et ne pût aucunement s’en passer ; bien qu’il fût impossible, injuste même, d’exiger du capitaliste qu’il fît l’avance de ses fonds sans émoluments.

Tout cela a été démontré par les casuistes de notre siècle aussi bien que par les économistes ; et l’on sait que je ne fais aucune difficulté de reconnaître la légitimité de l’intérêt, dans les conditions d’économie inorganique et individualiste où a vécu l’ancienne société.

Puisque l’Église, à l’exemple de la philosophie, revenant au sens commun, a cru devoir dans ces derniers temps se rétracter sur la question de l’intérêt ; puisqu’elle a abjuré son ancienne doctrine, elle avait donc tort, elle était inique et insensée, quand elle proscrivait ce même intérêt à une époque où il réunissait tous les caractères de la nécessité, et partant du droit ? Comment l’Église justifie-t-elle cette variation ? Elle qui ne cessait jadis de crier haro sur les Juifs à propos de leurs usures, et qui fut cause de tant de spoliations et de massacres, comment s’est-elle rangée à la fin du côté des publicains, des cahorsins, des lombards, des juifs ? comment s’est-elle prosternée devant Mammon ?

L’Église, direz-vous, n’a point changé de maximes ; comprenant les nécessités des temps, elle ne fait qu’y adapter sa discipline, elle use de tolérance…

L’Église joue de malheur en vérité : elle proscrit le prêt à intérêt quand le monde en a le plus besoin et qu’il n’y a pas possibilité de prêt gratuit ; elle l’autorise quand on peut se passer de lui.

En 1848 et 1849, j’ai prouvé, dans de nombreuses publications, que, le principe de la Justice étant la réciprocité du respect ; le principe de l’organisation du travail, dans une société bien constituée, la réciprocité du service ; le principe du commerce, la réciprocité de l’échange ; le principe de la Banque, la réciprocité de l’escompte, le principe du prêt devait être la réciprocité de prestation, d’autant mieux que le prêt n’est au fond qu’une forme de l’escompte, comme l’escompte est une forme de l’échange, et l’échange une forme de la division du travail même.

Organisons, disais-je, d’après ce principe, le crédit foncier, le crédit mobilier, et toute espèce de crédit. Dès lors plus d’usure, plus d’intérêt, ni légal ni illégal : une simple taxe, des plus modiques, pour frais de vérification et d’enregistrement, comme à l’escompte. L’abolition de l’usure, si longtemps et si vainement poursuivie par l’Église, s’accomplit toute seule. Le prêt réciproque ou crédit gratuit n’est pas plus difficile à réaliser que l’escompte réciproque, l’échange réciproque, le service réciproque, le respect réciproque, la Justice.

Certes, ayant à défendre ici, avec l’intérêt des masses, la pure morale révolutionnaire et la tradition catholique, je devais compter sur deux sortes d’auxiliaires, la démocratie et l’Église. Les socialistes, qui prêchaient l’association ouvrière, devaient m’ouvrir les bras. Qu’est-ce en effet que la réciprocité du crédit, sinon la commandite du travail substituée à la commandite du capital ? Que le pouvoir, à défaut de l’action spontanée des citoyens, donne le branle, et en un jour, en une heure, toutes ces réformes, toutes ces révolutions peuvent s’accomplir.

Mais voyez le malheur ! cette large application de la Justice à l’économie, déplaçant le foyer des intérêts, intervertissant les rapports, changeant les idées, ne laissant rien à l’arbitraire, rien à la force, rien au hasard, soulevait contre elle tous ceux qui, vivant de priviléges et de fonctions parasites, se refusaient à quitter une position anormale à laquelle ils étaient faits, pour une autre plus rationnelle, mais qu’ils ne connaissaient point. Elle confondait l’ancienne école des soi-disant économistes ; elle saisissait à l’improviste les vieux de la république, dont l’éducation était à refaire ; qui pis est, elle annulait les décisions récentes de l’Église sur la question de l’intérêt, et par l’enchaînement des idées, tuait son dogme.

Trop d’intérêts et d’amours-propres se trouvaient compromis : je devais, en cette première instance, perdre ma cause. Un homme se trouva pour défendre, au nom de la liberté individuelle et de la félicité générale, le travail subalterne contre le service réciproque, le commerce agioteur contre l’égalité de l’échange, l’escompte à 15 p. 0/0 contre l’escompte à 1/8 p. 0/0, l’usure homicide contre la commandite gratuite, agricole et industrielle. M. Bastiat, qui n’avait pas même abordé la question, satisfait que j’eusse déclaré les anciens prêteurs, en raison de leur bonne foi et de la nécessité, non coupables, d’une voix unanime fut déclaré vainqueur. Les économistes poussèrent un cri de joie ; les politiques de la révolution, comptant sans doute sur les emplois de la république, applaudirent à la défaite de l’anarchie. Banque du peuple ! Crédit gratuit ! Folies ! écrivait naguère encore, après Daniel Stern, M. de Lamartine… Les socialistes virent avec bonheur la déroute de cette Justice égalitaire, qui menaçait d’engloutir et la sainte hiérarchie et la douce fraternité.

Infortuné Bastiat ! il est allé mourir à Rome, entre les mains des prêtres. À son dernier moment il s’écriait, comme Polyeucte : Je vois, je crois, je sais, je suis chrétien !… Que voyait-il ? Ce que voient tous les mystiques qui s’imaginent posséder l’Esprit, parce qu’ils ont sur les yeux le bandeau de la foi : que le paupérisme et le crime sont indestructibles ; qu’ils entrent dans le plan de la Providence ; que telle est la raison des incohérences de la société et des contradictions de l’économie politique ; que c’est impiété de prétendre faire régner la Justice dans ce chaos ; et qu’il n’y a de vérité, de morale et d’ordre que dans une vie supérieure. Amen.

Cependant, Monseigneur, malgré la rigueur du régime infligé à la presse, malgré les menaces de pendaison et de guillotine que vomissent à l’unisson contre les libres penseurs les partis rétrogrades, nous ne sommes plus tout à fait au siècle où les questions qui avaient le malheur de déplaire étaient étouffées sur l’échafaud. Je puis dire, en jetant les yeux autour de moi, que je suis le vaincu des vaincus : soit ! Je n’ai nulle envie de recommencer la controverse de 1848 ; mais quand je garderais le silence, la conscience publique, la vôtre est là, qui vous somme de répondre.

L’Église a tour à tour condamné et soutenu le prêt à intérêt.

« Depuis les conciles d’Elvire, d’Arles et de Nicée, en 300, 314 et 325, plus de dix-huit conciles ont interdit de prêter à intérêt. En outre, les décrétales et les encycliques de plus de quatorze papes, depuis saint Léon jusqu’à Benoit XIV, ont anathématisé ceux qui veulent tirer un intérêt de l’argent prêté. À partir de saint Jérôme, les Pères, jusqu’à saint Thomas et saint Bernard, prêchèrent qu’il était illicite en soi de recevoir un prix pour l’usage de l’argent. Ce principe reçut son application en France pendant neuf siècles, depuis les Capitulaires de Charlemagne jusqu’aux approches du règne de Louis XIV. » (Blanc Saint-Bonnet, De la Restauration française, p. 70.)


Toute cette discipline est changée. L’Église, à l’heure où je parle, fait cause commune avec les grands priviléges, dont elle bénit l’exploitation hiérarchique et usuraire. Que l’Église donc s’explique une fois pour toutes.

Quelle est définitivement sa doctrine sur le prêt à intérêt ? Ne parlons pas des difficultés du moment : je comprends, j’accepte la nécessité des transitions, et n’impose à personne, pas même à l’Église, de miracles. Je demande où va le progrès ? Est-ce à l’égalité, ou à l’inégalité ? à l’égalité par le crédit mutuel, ou à l’inégalité par la prélibation de l’intérêt ? Expliquerez-vous ce changement de tactique, comme le fait l’écrivain que je viens de citer, par le désir de mettre obstacle à la formation du capital industriel, cause de notre corruption, en empêchant le crédit, d’abord par l’interdiction de l’intérêt, puis par la cherté de l’intérêt ? — Méfiez-vous du crédit, s’écrie cet auteur. Est-ce aussi votre opinion ? Vous nous devez une réponse, décisive, catégorique, comme il appartient à une église ayant pouvoir d’enseigner, et dont les décisions sont infaillibles. Êtes-vous aujourd’hui, comme autrefois, contre l’intérêt du prêt, avec la Bible, l’Évangile, la philosophie, les Pères, les conciles, les docteurs, les papes, la Révolution ? ou bien êtes-vous pour l’intérêt du prêt, avec les casuistes mitigés du dernier siècle et du nôtre, Grotius, Saumaise, Bergier, le cardinal de la Luzerne, assistés d’Adam Smith, J.-B. Say, David Ricardo, Malthus, Bastiat, Lamartine, Daniel Stern et la contre-révolution ?

Il faut répondre, Monseigneur, ou laisser dire, ce qu’à Dieu ne plaise, que vous êtes une Église de déception et d’improbité.

XXXII

Propriétaires et Locataires.

Puisque je vais parler de la propriété, qu’on me permette d’abord de vider une question de propriété. Il s’agit d’un fait personnel.

J’ai écrit quelque part, tout le monde le sait : La propriété, c’est le vol ; et plus tard, je ne saurais dire où, car je ne me relis point : « Cette définition est mienne ; je ne la céderais pas pour tous les millions de Rothschild. »

Or, voici que Louis Blanc et Daniel Stern, le premier dans son Histoire de la Révolution Française, le second dans son Histoire de la Révolution de 1848, me reprochent d’avoir volé cette définition à Brissot de Varville, le chef du parti girondin. C’est Brissot, que je n’ai pas lu, qui aurait dit le premier : La propriété, c’est le vol !

De par le tribun et la femme savante, je suis atteint et convaincu d’avoir brissoté Brissot. Deux mots faisaient ma gloire, elle m’est ravie. Il ne me reste que la honte du plagiat.

Hélas ! qu’on dit bien vrai, qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil ! Encore un peu, et je me vois dépouillé de toutes mes plumes. Le crédit réciproque ne m’appartient plus ; la banque du peuple, cette pauvreté, selon Daniel Stern, on vient de découvrir qu’elle est de l’invention de Napoléon Ier; le crédit gratuit, cette folie, selon M. de Lamartine, à laquelle commencent à venir les adhésions en France et à l’étranger, se retrouvera tôt ou tard dans Ricardo ou quelque autre juif ; l’anarchie a été aperçue partout. Pauvre Érostrate que je suis ! quel temple d’Éphèse me reste-t-il à brûler, pour que la postérité parle de moi ?…

Mais le propriétaire, précisément parce qu’il est voleur, ne se laisse pas dessaisir : son instinct de rapine le lui défend. Et moi je ne me dessaisirai pas non plus. Brissot, après Rousseau, a pu dire le mot, sans que cela tirât à conséquence : en matière philosophique, pour qu’il y ait appréhension, et partant propriété, il faut que l’idée, non le mot seul, ait été appréhendée, c’est-à-dire comprise ; sans cela elle reste dans l’indivision. La division du travail existait apparemment quand Adam Smith l’observa chez un fabricant d’épingles : ce qui n’empêche pas qu’on ne fasse honneur à Adam Smith de la priorité de l’observation. Que l’on me prouve que Brissot a su ce qu’il disait, et je passe condamnation ; sinon, j’accuse à mon tour Louis Blanc et Daniel Stern de calomnie ; qui pis est, de sottise.

La difficulté du problème consiste en ce que la propriété apparaît d’abord comme un fait aussi nécessaire à l’existence de l’individu qu’à la vie sociale, et qu’on démontre ensuite, par une analyse rigoureuse, que ce fait, indispensable, fécond, émancipateur, sauveur, est de même nature, quant au fond, que celui que la conscience universelle condamne sous le nom de vol.

De cette contradiction mise par moi dans tout son jour, et que l’on n’aurait jamais dû traîner sur la place publique, on a conclu que je voulais détruire la propriété. Détruire une conception de l’esprit, une force économique, détruire l’institution que cette force et cette conception engendrent, est aussi absurde que de détruire la matière. Rien n’existe en vue de rien ; Rien ne peut retourner à rien : ces axiomes sont aussi vrais des idées que des éléments.

Ce que je cherchais, dès 1840, en définissant la propriété, ce que je veux aujourd’hui, ce n’est pas une destruction, je l’ai dit à satiété : c’eût été tomber avec Rousseau, Platon, Louis Blanc lui-même et tous les adversaires de la propriété, dans le communisme, contre lequel je proteste de toutes mes forces ; ce que je demande pour la propriété est une balance.

Ce n’est pas pour rien que le génie des peuples a armé la Justice de cet instrument de précision. La Justice, en effet, appliquée à l’économie, n’est autre chose qu’une balance perpétuelle ; ou, pour m’exprimer d’une manière encore plus exacte, la Justice, en ce qui concerne la répartition des biens, n’est autre chose que l’obligation imposée à tout citoyen et à tout État, dans leurs rapports d’intérêt, de se conformer à la loi d’équilibre qui se manifeste partout dans l’économie, et dont la violation, accidentelle ou volontaire, est le principe de la misère.

Les économistes prétendent qu’il n’appartient pas à la raison humaine d’intervenir dans la détermination de cet équilibre, qu’il faut laisser le fléau osciller à sa guise, et le suivre pas à pas dans nos opérations. Je soutiens que c’est là une idée absurde ; qu’autant vaudrait reprocher à la Convention d’avoir réformé les poids et mesures, par la raison que, ne connaissant pas le mètre dont Dieu s’est servi pour organiser le monde, le plus sûr était de laisser chacun se faire une mesure arbitraire. Liberté de poids et de mesures ! c’est la conséquence du libre échange. Ce précieux corollaire a échappé à Bastiat.

De même que tout est en oscillation continuelle dans la nature, de même tout est soumis à la loi du nombre, du poids et de la mesure, à la loi d’équilibre ; j’ajoute seulement que, la formule d’équilibre trouvée, il est de notre droit et de notre devoir, en notre qualité d’êtres intelligents et moraux, de nous y conformer, à peine de subversion sociale. C’est cette obligation de l’équilibre que j’appelle Justice ou réciprocité dans l’économie.

Ainsi, balance et réciprocité du travail et du produit, balance de l’offre et de la demande, balance du commerce, balance du crédit, balance de l’escompte, balance de la population, balance partout : l’économie sociale est un vaste système de balances, dont le dernier mot est l’égalité.

Qu’est-ce que la balance de la propriété ?

Avant de répondre à cette question, il faut savoir ce qu’est la propriété elle-même.

Si j’interroge sur l’origine et l’essence de la propriété les théologiens, les philosophes, les jurisconsultes, les économistes, je les trouve partagés entre cinq ou six théories dont chacune exclut les autres et se prétend seule orthodoxe, seule morale. En 1848, lorsqu’il s’agissait de sauver la société, les définitions surgirent de toutes parts : M. Thiers avait la sienne, combattue aujourd’hui par M. l’abbé Mitraud ; M. Troplong avait la sienne ; M. Cousin, M. Passy, M. Léon Faucher, comme autrefois Robespierre, Mirabeau, Lafayette, chacun la sienne. Droit romain, droit féodal, droit germanique, droit américain, droit canon, droit arabe, droit russe, tout fut mis à contribution sans qu’on pût parvenir à s’entendre. Une chose ressortait seulement de cette macédoine de définitions, c’est qu’en vertu de la propriété, que chacun du reste s’accordait à regarder comme sacrée, et à moins qu’un autre principe n’en vînt corriger les effets, on devait regarder l’inégalité des conditions et des fortunes comme la loi du genre humain.

Certes, il y avait là pour l’Église une tâche digne de sa haute mission, et des souffles de cet Esprit qui ne l’abandonne jamais. De l’incertitude de la définition, en effet, résulte celle de la théorie, d’où naît ensuite l’instabilité de l’institution elle-même. Quel service l’Église eût rendu au monde si elle avait su définir ce principe d’économie sociale, comme elle a défini ses mystères !

Chose étrange, qu’après avoir fait quinze ans durant la guerre à la propriété, je sois peut-être destiné à la sauver des mains inhabiles qui la défendent, de l’empire, qui l’absorbe dans son domaine ; de l’Église, qui la convertit en main-morte ; de la bancocratie, qui la monétise et l’accapare ! Et croyez-vous, Monseigneur, que j’aie besoin pour cela de rétracter un seul mot de ma critique ? Vous seriez dans une grave erreur. La propriété est bien réellement ce que j’ai dit, et que la qualifient in petto les théologiens. Elle ne serait plus une force économique, elle cesserait de fonctionner et de servir, si elle pouvait devenir autre chose que ce que j’ai dit. Mais ce que nul ne pouvait prévoir, tant nous sommes ignorants des lois de l’économie et de la morale, c’est que la Révolution, appliquant à la propriété sa formule égalitaire, la pénétrant de Justice, la soumettant à la balance, saurait faire un jour de cette institution de péché, de ce principe de vol, cause de tant de haines et de massacres, le gage solide de la fraternité et de l’ordre.

Dites-moi, Monseigneur, ce que vous fumez ou respirez dans le tabac, que vous dégustez dans le kirsch, que vous mangez dans le vinaigre, ne sont-ce pas des poisons, et les plus violents de tous les poisons ?… Eh bien ! il en est ainsi de certains principes que la nature a mis en nos âmes, et qui sont essentiels à la constitution de la société : nous ne pourrions exister sans eux ; mais pour peu que nous en étendions ou concentrions la dose, que nous en altérions l’économie, nous périssons infailliblement par eux. Autant, dans le régime de bascule et de faux poids où nous vivons, la division du travail est funeste à l’ouvrier, la concurrence désastreuse, la spéculation dévergondée, la centralisation écrasante, autant j’ajoute que la propriété est immorale et funeste. Comme l’amende amère, réduite par l’analyse chimique à la pureté de son élément, devient acide prussique, ainsi la propriété, réduite à la pureté de sa notion, est la même chose que le vol. Toute la question, pour l’emploi de cet élément redoutable, est, je le répète, d’en trouver la formule, en style d’économiste la balance : chose qu’entend à merveille le dernier des commis, mais qui dépasse la portée d’une religion.

Est-il donc si difficile de comprendre que la propriété considérée en elle-même, se réduisant à un simple phénomène de psychologie, à une faculté de préhension, d’appropriation, de possession, de domination, comme il vous plaira, est étrangère par sa nature, ou, pour me servir d’un terme plus doux, indifférente à la Justice ; que si elle résulte de la nécessité où se trouve l’homme, sujet intelligent et libre, de dominer la nature, aveugle et fatale, à peine d’en être dominé ; si, comme fait ou produit de nos facultés, la propriété est antérieure à la société et au droit, elle ne tire cependant sa moralité que du droit, qui lui applique la balance, et hors duquel elle peut toujours être reprochée ?

C’est par la Justice que la propriété se conditionne, se purge, se rend respectable, qu’elle se détermine civilement, et par cette détermination, qu’elle ne tient pas de sa nature, devient un élément économique et social.

Tant que la propriété n’a pas reçu l’infusion du droit, elle reste, ainsi que je l’ai démontré dans mon premier mémoire, un fait vague, contradictoire, capable de produire indifféremment du bien et du mal, un fait par conséquent d’une moralité équivoque, et qu’il est impossible de distinguer théoriquement des actes de préhension que la morale réprouve.

L’erreur de ceux qui ont entrepris de venger la propriété des attaques dont elle était l’objet a été de ne pas voir qu’autre chose est la propriété, et autre chose la légitimation, par le droit, de la propriété ; c’est d’avoir cru, avec la théorie romaine et la philosophie spiritualiste, que la propriété, manifestation du moi, était sainte par cela seul qu’elle exprimait le moi ; qu’elle était de droit, parce qu’elle était de besoin ; que le droit lui était inhérent, comme il l’est à l’humanité même.

Mais il est clair qu’il n’en peut être ainsi, puisque autrement le moi devrait être réputé juste et saint dans tous ses actes, dans la satisfaction quand même de tous ses besoins, de toutes ses fantaisies ; puisque, en un mot, ce serait ramener la Justice à l’égoïsme, comme le faisait le vieux droit romain par sa conception unilatérale de la dignité. Il faut, pour que la propriété entre dans la société, qu’elle en reçoive le timbre, la légalisation, la sanction.

Or, je dis que sanctionner, légaliser la propriété, lui donner le caractère juridique qui seul peut la rendre respectable, cela ne se peut faire que sous la condition d’une balance ; et qu’en dehors de cette réciprocité nécessaire, ni les décrets du prince, ni le consentement des masses, ni les licences de l’Église, ni tout le verbiage des philosophes sur le moi et le non-moi, n’y servent de rien.

Citons des faits.

On sait quelle hausse sur les loyers a eu lieu, principalement à Paris, depuis le coup d’État. Si j’avais la fatuité de me prévaloir, pour la justification d’une théorie, du sentiment public, je pourrais dire que tout le monde aujourd’hui pense sur la propriété comme le publiciste qui, en 1840, en donnait une si énergique définition. Le scandale est allé si loin qu’un jour le Constitutionnel, après une sortie virulente contre les propriétaires, annonça l’intention d’examiner le droit de l’État d’intervenir dans la fixation des loyers, et qu’une brochure a paru il y a six mois, avec le laissez-passer de la police, sous ce titre : Pourquoi des propriétaires à Paris ? J’ignore ce que peut cacher ce ballon d’essai ; mais il ne peut que m’être agréable de voir les feuilles de l’empire rivaliser, à propos du terme, avec le Représentant du Peuple.

Un négociant remet son fonds : naturellement son acquéreur continue le loyer. Mais le propriétaire : Vous n’avez pas le droit, dit-il à son ancien locataire, de céder votre bail sans mon consentement ; et il exige, à titre de dédommagement, un pot-de-vin de 5,000 fr., plus 100 fr. par an pour son portier. Et force fut aux deux contractants d’en passer par là. — Vol.

Un autre, établi sur le boulevard, occupait un magasin de 4,000 fr. Il passait pour faire d’excellentes affaires ; la maison était connue, achalandée. La fin du bail venue, le propriétaire porte le loyer de 4,000 à 16,000 fr., plus un pourboire de 40,000 fr. Et force fut encore à l’industriel de subir la loi. — Vol.

Des faits pareils, il en fourmille.

Un père de famille loue un appartement, convient de prix avec le propriétaire : les meubles emménagés, il arrive avec deux enfants. Le propriétaire se récrie : Vous ne m’avez point averti que vous aviez des enfants, vous n’entrerez pas ; vous allez enlever vos meubles. Et il se met en devoir de chasser cette famille et de fermer les portes. Le père essaie d’abord quelques représentations, se fâche à son tour : on se querelle. Le propriétaire se permet des injures accompagnées de voies de fait, tant et si bien que le locataire, dans un accès de rage, le saisit à bras le corps, et le jette d’un troisième étage par la fenêtre ; il en fut quitte pour quelques contusions. Dans un autre quartier, la chose ne se passa pas si heureusement : le propriétaire, ayant voulu, et pour le même motif, colleter un locataire, fut jeté contre le mur avec tant de violence que sa tête s’y brisa, il périt sur le coup.

Ici je ne dirai pas comme tout à l’heure : Vol ; je dis : Brigandage. Tout citoyen adulte doit être censé marié et père : c’est le célibat qui est l’exception.

Du reste, il est juste de remarquer que tous les propriétaires ne ressemblent pas à ceux-là : on m’en a cité qui depuis 1848 n’ont pas voulu augmenter leurs loyers. Cette modération est fort louable, mais elle ne peut faire règle, et nous avons à déterminer ce qui dans la propriété constitue le droit et le non-droit.

Remarquez qu’en thèse générale la loi protège le propriétaire. Le bail expiré, il est maître de laisser ou de reprendre sa chose. L’ancien droit romain, qui faisait dépendre la propriété de la dignité individuelle, unilatérale, du moi pur, indépendamment de toute considération de réciprocité, le justifie. L’école malthusienne, fataliste et aléatoire, y donne les mains : hausse et baisse, dit-elle ; c’est la loi de l’offre et de la demande. L’Église, qui de tout temps a autorisé la dîme, la mainmorte, le droit du seigneur, qui tout récemment s’est ralliée à la doctrine de l’intérêt, l’Église approuve : son silence du moins équivaut à une approbation.

Et cependant la conscience publique dit que cela est injuste, immoral ; la presse s’en émeut, le pouvoir s’indigne. Quoi ! il y a à Paris trente mille maisons, possédées par douze à quinze mille propriétaires et servant à loger plus d’un million d’âmes ; et il dépend de ces quinze mille propriétaires, contre rime et raison, de rançonner, pressurer, sinon mettre hors, un million d’habitants ! de grever le travail, les produits, le commerce, par suite de ruiner les patrons, et d’affamer les ouvriers ! On ne travaille plus, on ne gagne plus, s’écrie-t-on de tous côtés, que pour payer le loyer !… Non, cela n’est pas possible : le Code et la tradition n’y ont rien compris, les économistes ont menti, l’Église est absurde.

Comment sortir de cette souricière ?

Analysons, s’il vous plaît, et nous aurons bientôt trouvé une issue.

Que blâme-t-on chez le propriétaire ?

Est-ce le fait de préhension, je veux dire l’acte par lequel il se fait payer un loyer ?

Non, puisque, comme il a été reconnu plus haut, la préhension, ou le fait simple d’appropriation, est de sa nature indifférent au droit ; qu’il ne se distingue pas du fait de jouissance, usage ou consommation, indispensable à tout être vivant ; qu’il constitue le domaine éminent de l’homme sur les choses, domaine qui se résume primitivement en ces termes, chasse, pêche, cueillette, pâture, habitation, et hors duquel l’homme serait esclave des choses mêmes ; mais domaine qui s’arrête devant le respect que je dois à autrui.

Or, le prix du bail représente la préhension que le propriétaire a faite d’une certaine partie du sol, sur laquelle il a élevé ou fait élever un bâtiment, dont il s’est ensuite dessaisi en faveur du locataire. En soi, le prix du loyer peut paraître un fait naturel, normal, et comme tel légalisable.

Ce que l’on blâme et contre quoi l’opinion se soulève est la quotité de la préhension, que l’on trouve exorbitante.

D’où vient donc cette exorbitance ?

C’est évidemment qu’il n’y a pas compensation entre la somme exigée et le service rendu ; en autres termes, que le propriétaire est un échangiste léonin.

Le propriétaire a pris la terre : soit. Il la possède par conquête, travail, prescription, concession formelle ou tacite : on n’en fera pas la recherche. La Révolution, il est vrai, a aboli le droit d’épaves, et la plus vulgaire probité oblige à rapporter au commissaire de police tout objet perdu sur la voie publique : n’importe ; on accorde que le propriétaire terrien pouvait s’emparer de ce qui n’était occupé, en apparence, par personne. Ce qu’on lui demande est de ne pas exiger ensuite de sa propriété, quand il la présente à l’échange, plus qu’elle ne vaut, une telle prétention impliquant double vol, vol à la deuxième puissance, ce que la société ne saurait tolérer.

Allons-nous donc taxer les loyers, comme on a taxé le pain et la viande ?

Nous connaissons le résultat de semblables taxes : il n’est pas assez brillant pour qu’on y persiste, encore moins pour qu’on le généralise.

Il faut en revenir à la balance, seul mode de détermination des valeurs.

Remarquez que tout fait d’appropriation d’une chose inoccupée, qu’il s’agisse de la terre ou de ses produits, d’un instrument de travail, d’un procédé industriel, d’une idée, est primitif, antérieur à la Justice, et qu’il ne tombe sous l’empire du droit, que du moment où il entre dans la sphère des transactions sociales. La préhension, l’usurpation, la conquête, l’appropriation, tout ce qu’il vous plaira, ne constitue donc pas un droit ; mais comme tout, dans l’économie sociale, a son commencement dans une préhension préalable, on est convenu de reconnaître pour légitime propriétaire le premier qui a saisi la chose : c’est ce qu’on appelle, par une pure fiction de la loi, le droit de premier-occupant.

Ce n’est que plus tard, lorsque ce premier-occupant entre en rapport d’économie avec ses semblables, que la propriété tombe définitivement sous le coup de la Justice.

Or, si nous avons su trouver déjà la balance de l’ouvrier et du patron, du producteur et du consommateur, du financier escompteur et du négociant qui circule, du prêteur et de l’emprunteur, pourquoi ne trouverions-nous pas de même la balance non-seulement de propriétaire à propriétaire, non-seulement de propriétaire à commune, mais de propriétaire à locataire ?

Que dis-je ? il est indispensable que nous la trouvions, cette balance ; puisque, l’entrepreneur, l’ouvrier, le vendeur, l’acheteur, le banquier, le négociant, le capitaliste, l’emprunteur, n’étant tous, à divers points de vue, que des propriétaires soumis à la balance, il est impossible que le propriétaire foncier échappe à la condition commune ; sans cela il profiterait, comme travailleur, échangiste, emprunteur, du bénéfice de la balance, et ne s’y soumettant pas en tant que propriétaire, il serait en débet vis-à-vis des autres, il violerait leur droit personnel : ce serait un voleur, et, s’il prétendait user de la force, un brigand.

Donc, que ledit propriétaire fournisse ses comptes ; que l’on sache ce que lui coûte la propriété, en capital, entretien, surveillance, impôt, intérêt même et rente, là où la rente et l’intérêt se payent. Le prix du loyer, égal à une fraction du total, sera considéré, selon la convenance des parties et la nature de l’immeuble, soit comme annuité portée en remboursement, soit comme équivalent des frais d’entretien et amortissement, plus une rémunération pour garde, service et risques de l’entrepreneur.

Tel est le principe, je ne dis pas du fait de propriété, qui par lui-même n’a rien de juridique, mais de la consécration de la propriété par le droit, et conséquemment de sa balance. Je ne m’étendrai pas sur l’exécution ; affaire de police et de comptabilité, dont le mode peut varier à l’infini.

Le défrichement du sol, les constructions de bâtiments, etc., en vue desquels a lieu l’occupation du sol et subséquemment la reconnaissance de la propriété, sont des industries comme les autres, sujettes par conséquent à la même loi de réciprocité et d’équilibre. Dès lors donc que le propriétaire fait acte d’industrie, qu’à cet acte il en joint un autre de commerce, sa propriété, jusque là simple manifestation de son autonomie, tombe définitivement sous la règle du droit, qui est la réciprocité ou l’équivalence. À ce titre seul elle devient respectable et sacrée, elle fait partie du pacte social.

L’application de la Justice à la propriété n’a jamais été faite, si ce n’est par cas fortuit et d’une manière irrégulière. Ni le droit romain, ni le droit canon, ni aucun droit ancien ou moderne, n’en ont reconnu la théorie exacte. De là ces innombrables antinomies, que la jurisprudence est demeurée jusqu’ici impuissante à résoudre, et qui sont la honte de l’école. La Révolution appelait une réforme radicale ; ses légistes, étrangers à la science économique, et qui définissaient la Justice comme le préteur, nous ont donné le Code Napoléon.

Tout est à faire.

XXXIII

Impôt et Rente.

On n’a rien laissé à dire sur l’impôt ; toutes les combinaisons dont il est susceptible ont été essayées, proposées, discutées ; et, quoi qu’on ait fait et qu’on ait dit, il est resté comme une énigme insoluble, où l’arbitraire, la contradiction et l’iniquité se croisent sans fin.

L’impôt foncier agit sur l’agriculture comme le jeûne sur le sein d’une nourrice : c’est l’amaigrissement du nourrisson. Le gouvernement en est convaincu, mais, dit-il, il faut que je vive !

L’impôt des portes et fenêtres est une taxe sur le soleil et l’air, que nous payons en affections pulmonaires, scrofules, autant qu’avec notre argent. Le fisc n’en doute pas, mais, répète-t-il toujours, il faut que je vive !

L’impôt des patentes est un empêchement au travail, un gage donné au monopole.

L’impôt du sel un obstacle à l’élève du bétail, une interdiction de la salubrité.

L’impôt sur les vins, la viande, le sucre et tous les objets de consommation, en élevant arbitrairement le prix des choses, arrête la vente, restreint la consommation, pousse à la falsification, est une cause permanente de disette et d’empoisonnement.

L’impôt sur les successions, renouvelé de la main-morte, est une spoliation de la famille, d’autant plus odieuse que dans la majorité des cas la famille privée de son chef, d’un membre utile, voit sa puissance diminuer, et tombe dans l’inertie et l’indigence.

L’impôt sur le capital, qui a la prétention de simplifier tout en généralisant tout, ne fait que généraliser les vices de tous les autres impôts réunis ; c’est une diminution du capital. La belle idée !…

Pas d’impôt dont on ne puisse dire qu’il est un empêchement à la production, un empêchement à l’impôt ! Et comme l’inégalité la plus criante est inséparable de toute fiscalité, pas d’impôt dont on ne puisse dire encore qu’il est un auxiliaire du parasitisme contre le travail et la Justice. Le pouvoir sait toutes ces choses, mais il n’y peut que faire, et il faut qu’il vive !

Le peuple, toujours dupe de son imagination, est favorable à l’impôt somptuaire. Il applaudit aussi à l’impôt progressif, qui lui semble devoir rejeter sur la classe riche le fardeau qui écrase le peuple.

Je ne connais pas de spectacle plus affligeant que celui d’une plèbe menée par ses instincts.

Quoi ! vous voulez qu’on dégrève les patentes, les loyers, le taux de l’intérêt, les taxes de douane, les droits de circulation et d’entrée, toutes réformes qui naturellement permettraient de produire en plus grande quantité les objets dits de luxe, et, cela fait, vous demandez qu’on rançonne ceux qui les achètent ! Savez-vous qui payera l’impôt de luxe ? L’ouvrier de luxe ; cela est de nécessité mathématique et commerciale.

Vous voulez qu’on impose la richesse à mesure qu’elle se forme, ce qui signifie que vous défendez à quiconque de s’enrichir, à peine de confiscation progressive. Franchise au pain d’avoine, taxe sur le pain de froment : quelle perspective encourageante ! quelle économie !

On parle beaucoup d’un impôt sur les valeurs mobilières. En matière d’impôt, il est difficile d’imaginer rien de plus agréable au peuple, qui généralement ne touche pas de dividendes. Le principe conduirait à imposer le revenu des cautionnements, l’intérêt de la dette consolidée et de la dette flottante, les pensionnaires de l’État, ce qui équivaudrait à une réduction générale des rentes et traitements. Mais ne craignez pas que le fisc procède avec cette généralité, ni qu’il fasse grand mal aux capitalistes que la mesure doit atteindre. Réduire, par l’impôt, le capital à la portion congrue, après l’avoir appelé dans la commandite et l’emprunt par l’appât d’un fort bénéfice, serait une contradiction choquante, qui perdrait le crédit de l’État et des compagnies et disloquerait la système.

Il y a des riches, soi-disant amis du peuple, qui trouvent ces inventions superbes : hypocrites, qui savent à fond comment on leurre la multitude, et qui dans la conscience de leur iniquité jugent prudent de faire eux-mêmes à la misère populaire la part du feu !

La balance des produits et des besoins, de la circulation et de l’escompte, du crédit et de l’intérêt, de la commandite, du droit d’invention et du risque d’entreprise, est-elle faite ? Si oui, vous n’avez plus rien à demander à l’industrie et au commerce, rien à leurs actionnaires, rien à l’anonyme. Si non, il faut la faire : jusque là votre projet d’impôt ne peut servir qu’à sauvegarder le parasitisme, en ayant l’air de le frapper : c’est une jonglerie.

Je disais à un de ces habiles :

Il existe, en dehors de la série fiscale, une matière imposable, la plus imposable de toutes, et qui ne l’a jamais été ; dont la taxation, poussée jusqu’à l’absorption intégrale de la matière, ne saurait jamais préjudicier en rien ni au travail, ni à l’agriculture, ni à l’industrie, ni au commerce, ni au crédit, ni au capital, ni à la consommation, ni à la richesse ; qui, sans grever le peuple, n’empêcherait personne de vivre selon ses facultés, dans l’aisance, voire le luxe, et de jouir intégralement du produit de son talent et de sa science ; un impôt qui de plus serait l’expression de l’égalité même.

— Indiquez cette matière : vous aurez bien mérité de l’humanité.

— La rente foncière.

Allons, faux philanthrope, laissez-là votre impôt somptuaire, votre impôt progressif, et toutes vos adulations à la multitude envieuse ; imposez la rente de tout ce dont vous voudriez dégrever les autres impôts : personne n’en ressentira de gêne. L’agriculture demeurera prospère ; le commerce n’éprouvera jamais d’entraves : l’industrie sera au comble de la richesse et de la gloire. Plus de privilégiés, plus de pauvres : tous les hommes égaux devant le fisc comme devant la loi économique…

Démontrer cette proposition, c’est faire tout à la fois la théorie de la rente et de l’impôt, et, après en avoir expliqué la nature, en opérer la balance.

Les économistes ne sont point d’accord sur la nature de la rente : je vais, en disant moi-même ce qu’elle est, montrer la cause de ce dissentiment.

Point de richesse sans travail, ne fût-ce que celui de la simple appréhension : tout le monde est d’accord de ce premier principe.

Point de travail sans dépense de forces, laquelle dépense peut se ramener à quatre catégories : nourriture, vêtement, habitation, frais généraux, comprenant l’éducation du sujet, la pension de retraite, les chômages, maladies, sinistres. Ce second point n’offre de même aucune difficulté.

Prenant un travail quelconque, le coût de ce travail sera donc égal à la moyenne de ce que dépense un travailleur moyen pour se nourrir, se vêtir, se loger, etc., pendant tout le temps du travail.

Ceci posé, il peut se présenter trois cas :

Si le produit obtenu par le travail en rembourse les frais, il y a compensation : l’homme est dit vivre en travaillant, vivre au jour la journée, nouer les deux bouts… Cette condition, pendant quelque temps, peut paraître tolérable ; avec le temps, elle est insuffisante.

Si le produit, après avoir remboursé le travail de ses avances, donne un excédant, cet excédant est dit profit ou bénéfice ; entendu de la terre et des immeubles, il prend le nom de rente.

Si le produit ne couvre pas les frais du travail, il y a déficit : le travailleur se ruine, et, s’il s’obstine, il se consume infailliblement et meurt. Quand le travail ne se rembourse pas par le produit, il se rembourse par le sang, ce qui ne peut mener loin.

Mais, en partant de l’hypothèse d’une dépense moyenne et d’un travailleur moyen, nous sommes partis d’une hypothèse essentiellement variable : qui dit moyenne suppose variation, à l’infini. On conçoit donc que la rente, quelque nette qu’en soit l’idée, est au fond indéterminable : il est impossible de la séparer distinctement et avec précision du salaire.

En effet, si le travail est plus demandé, le produit plus offert, la rente baisse et tend à s’éteindre ; tout passe au salaire, il ne reste rien pour la rente. Si au contraire il y a demande des produits et offre du travail, la rente renaît et se multiplie ; le rentier s’engraisse pendant que le travailleur s’étiole.

En termes plus simples, si par quelque moyen le travail réduit ses frais ou est forcé de les réduire, la part regardée comme bénéfice sera plus grande, soit qu’elle aille tout entière à un maître ou propriétaire, soit qu’une partie reste aux mains du travailleur. Si les frais augmentent, la rente y passe ; il n’y a de surplus, de profit pour personne.

C’est donc en soi quelque chose d’éminemment variable, arbitraire et aléatoire que la rente ; quelque chose dont nous avons le concept, mais qui ne se définit que par le contrat, c’est-à-dire par un acte juridique étranger à la chose ; comme nous avons vu que la propriété se définit par la loi. Dans cette définition qu’opère seule la volonté des parties, le chiffre qui sert à désigner la rente peut n’être pas exact ; le fût-il, d’ailleurs, à un moment donné, que le moment d’après il ne le serait plus. Par le contrat, au contraire, en supposant la liberté et la bonne foi égales des deux parts, ce chiffre est réputé juste ; ce qui tombe au delà ou en deçà de la moyenne n’affecte pas le droit, c’est de la matière. C’est cette variabilité propre de la rente, que la volonté de deux contractants est seule capable par une fiction de droit de fixer, qui fait tant divaguer les économistes, la plupart, pour ne pas dire tous, s’efforçant de donner une définition fixe d’une chose qui de sa nature n’en comporte pas, et de subordonner à une pareille définition la science tout entière. (Voir au Dictionnaire de l’Économie politique l’opinion de MM. Ricardo, Carey, Passy, Bastiat.)

Mais il est encore une autre cause de division pour les économistes, et qui a son principe dans la première : elle consiste en ce que, la rente étant par elle-même indéterminable et ne pouvant se distinguer nettement du salaire, il est impossible, à priori et de par la théorie pure, de dire à qui doit être attribuée la rente, du propriétaire ou du travailleur.

M. Blanc Saint-Bonnet voit dans la rente la source des capitaux. « La propriété, dit-il, est le réservoir du capital. » Cette théorie de la formation des capitaux prend sous sa plume un air mystique qui en fait presque un huitième sacrement. Soit : je ne réfuterai pas une idée plus vieille qu’Ésope, et dont l’analyse a démontré de nos jours la pauvreté et l’insuffisance. Reste à savoir à qui sera attribué le capital.

Au fond, et à considérer le fait dans sa primitivité, la rente est la récompense du travail ; elle est son salaire légitime, elle lui appartient. Il ne vient pas à l’esprit du sauvage, quand il a tué un daim et qu’il se dispose à le manger avec sa famille, de faire deux parts de sa chasse et de dire : Ceci est ma rente, ceci est mon salaire. Et si, en raison du conflit économique et de l’exercice de la propriété, la coutume s’est établie parmi les propriétaires et entrepreneurs de réduire à la plus mince expression le salaire de l’ouvrier, afin de grossir d’autant leur rente, il ne faut pas s’imaginer pour cela que la rente soit donnée dans la nature des choses, au point que l’on puisse sans difficulté la reconnaître, comme on reconnaît un noyer au milieu d’une vigne. En fait, salaire et rente, à l’origine, se confondent ; et s’il fallait, à priori, décider à qui cette dernière, dans le cas où elle existe, doit être adjugée, la présomption serait acquise au travailleur.

En effet, on admet en principe que tout travail entrepris dans de bonnes conditions doit laisser au travailleur, en sus d’une consommation modérée, un excédant, une rente. La raison en est que la consommation elle-même est variable ; que, les premiers besoins satisfaits, il s’en manifeste d’autres, de plus en plus raffinés et coûteux, dont la satisfaction exige par conséquent qu’il puisse être largement pourvu aux autres. L’excédant de produit est donc tout à fait conforme à la dignité humaine, à notre faculté de prévision, de spéculation, d’entreprise ; en un mot, cet excédant est de notre droit. Le rentier présumé, ce serait donc, je le répète, à ne consulter que le fait brut, le travailleur.

Cependant la pratique sociale n’a pas voulu qu’il en fût ainsi ; et, quelque lésée que la classe travailleuse puisse se dire aujourd’hui, quelque revendication qu’elle ait droit d’élever, ce n’est pas sans une raison sérieuse que s’est faite cette distinction fondamentale de la rente et du salaire. C’est ce que je ferai toucher du doigt.

Pour que le travail soit fécond et puisse laisser une rente, bien des conditions sont requises, dont plusieurs ne dépendent pas de l’ouvrier, ne résultent point de son libre arbitre :

1o Conditions dans le travail : choix des instruments, méthode, talent, diligence ;

2o Conditions dans le sol et le climat ;

3o Conditions dans la société : demande des produits, facilité de transport, sécurité du marché, etc.

De cette classification il résulte que, si la condition première, nécessaire, de toute rente est le travail, une autre série de conditions dépend de la nature, et une troisième appartient à la société.

D’où il suit que la rente, en supposant toujours qu’elle existe, appartient pour une part au travailleur, qui la rend perceptible ; pour une seconde part à la nature, et pour une troisième part à la société, qui y contribue par ses institutions, ses idées, ses instruments, ses marchés.

La part de rente revenant au travailleur lui sera donc payée avec le salaire, duquel, dans la pratique, elle ne se distingue pas ;

La part revenant à la nature est payée au propriétaire foncier, qui est censé le créateur et l’ayant-droit du sol ;

La part revenant à la société lui arrive, partie par l’impôt, partie par la réduction du prix des choses, résultant de la facilité des relations et de la concurrence des producteurs.

Toute la question est donc de régulariser cette répartition, en faisant une balance exacte du doit et de l’avoir de chaque partie.

D’abord, il est un de ces comptes qui tend à disparaître : c’est le second, cette fiction légale par laquelle une part de la rente est assignée au sol, représenté par le tenancier ou propriétaire.

La propriété, avons-nous dit, est l’acte de préhension par lequel l’homme, antérieurement à toute justice, établit son domaine sur la nature, à peine d’être dominé par elle. Mais par cela même il implique contradiction que cet acte de préhension lui devienne un titre de redevance perpétuelle vis-à-vis du travailleur qu’il se substitue sur le sol, puisque ce serait lui attribuer vis-à-vis de celui-ci une action juridique en vertu d’un titre qui n’a rien de juridique, la préhension ; puisqu’en outre ce serait subordonner de fait le travailleur à la terre, tandis que le propriétaire qui renonce à l’exploiter obtiendrait sur elle un domaine métaphysique, ou, comme disent les légistes, éminent, qui primerait l’action effective du travailleur : ce qui répugne. La société autorise la préhension, dans certains cas elle l’encourage, la récompense même ; elle ne la pensionne pas.

Ajoutons qu’en suite de la balance qui a été faite entre le maître et le fermier, d’après les solutions précédentes, le propriétaire est devenu un producteur sui generis, dont les intérêts et les droits se confondent, vis-à-vis de la rente, avec ceux du fermier.

Resteraient donc en présence deux parties prenantes : l’exploitant, et la société.

Quelle sera d’abord la part de l’un et de l’autre ? Et le partage fait, qui percevra pour la société ?

La rente étant définie conventionnellement Ce qui excède la moyenne des frais d’exploitation, mon opinion est que, cette moyenne étant connue, ou autant que possible approximée, l’exploitant doit prélever, en sus du remboursement de ses avances, une part de rente, variable, selon les circonstances, de 25 à 50 p. 0/0 de la rente, et le surplus appartenir à la société.

Il n’est pas possible de donner une formule absolue de partage pour un compte dont les éléments peuvent varier à l’infini. Tout ce qu’il importe de dire, quant à présent, c’est que l’exploitant doit être servi le premier, conformément au principe du salaire ; et que le revenu social, ou l’impôt, doit se trouver principalement dans la rente. C’était la pensée des physiocrates que la rente foncière devait acquitter sinon la totalité, au moins la majeure partie de l’impôt ; c’est cette même pensée qui a fait commencer le cadastre.

Toutefois, il ne me semblerait pas bon que l’État absorbât chaque année pour ses dépenses la totalité de la rente, et cela pour plusieurs raisons : d’abord parce qu’il importe de restreindre toujours, le plus possible, les dépenses de l’État ; en second lieu, parce que ce serait reconnaître dans l’État, seul rentier désormais et propriétaire, une souveraineté transcendante, incompatible avec la notion révolutionnaire de Justice, et qu’il est meilleur pour la liberté publique de laisser la rente à un certain nombre de citoyens, exploitant ou ayant exploité, que de la livrer tout entière à des fonctionnaires ; enfin, parce qu’il est utile à l’ordre économique de conserver ce ferment d’activité qui, dans les limites et sous les conditions qui viennent d’être déterminées, ne parait pas susceptible d’abus, et fournit au contraire, contre les envahissements du fisc, le plus énergique contrepoids. Sur les 50 ou 75 p. 0/0 restants de la rente, une part sera donc prélevée pour le budget ; l’autre appartiendra au propriétaire.

Que l’on dise, si l’on veut, que la proportion suivant laquelle je propose de répartir la rente manque de précision, c’est un inconvénient que je reconnais d’autant plus volontiers qu’il exprime le fait fondamental sur lequel repose toute la théorie, à savoir l’indéfinissabilité de la rente.

Mais ce que l’on ne me fera jamais regarder comme juste, c’est que, tandis que l’État n’accorde aux brevetés d’invention qu’une jouissance de quatorze ans, il livre à perpétuité la rente du sol ; c’est qu’il n’en réserve rien pour le fermier ; c’est qu’il écrase d’impôts l’industrie, le commerce, le travail, pendant qu’il se prosterne devant une prélibation trop souvent parasite, et qui ne peut invoquer en sa faveur que le préjugé des siècles, le silence de la multitude et la mythologie du culte.

Quoi ! la communauté a d’innombrables charges, des travaux à exécuter, une police, une administration, des écoles à entretenir, et vous prétendez couvrir ces frais, balancer ces dépenses avec mon salaire ? Mais mon salaire, la moyenne de ce qu’un travailleur moyen dépense par jour, mon salaire c’est mon sang, c’est ma vie ; vie pesée, mesurée, balancée, nombrée, avec toute la sévérité de la Justice. Prenez la rente !

Vous voulez imposer la circulation, l’étalage, l’habitation, les mutations, l’initiative personnelle, le jour, la nuit, l’air, l’eau, le feu, la naissance, le mariage, la mort !… Mais toutes ces choses sont comme le travail et le salaire : la balance faite, il n’y a plus rien à en tirer. Là ne peut être votre revenu, parce que là il n’y a point d’excédant, point de reste. Encore une fois, adressez-vous à la rente.

La rente, part du roi, part du seigneur, part de l’Église, chez toutes les nations à l’état féodal, la rente est le revenu naturel de l’État, là où le roi, le noble et le prêtre ont disparu pour faire place à la démocratie ; et après l’État, de la nue propriété, objet de la compétition universelle, marque de la plus haute dignité civique : la rente, en un mot, c’est encore l’égalité, c’est l’impôt.

XXXIV

Population et Subsistances.

Si l’on réfléchit sur les balances dont je viens de donner les formules, on verra qu’elles reposent toutes sur ces quatre principes : d’un côté, que rien ne peut être tiré de rien, se produire en vertu de rien, être balancé par rien (ax. 2, 3 et 6); de l’autre, que l’homme veut être respecté dans sa chose comme dans sa personne, faute de quoi la Justice est violée.

Toute transaction entre l’homme et l’homme relativement aux objets de leur consommation et de leur industrie implique donc que le produit soit balancé par le produit, le travail par le travail, la dépense par la dépense, le service par le service, le crédit par le crédit, le privilége par le privilége, en deux mots la valeur par la valeur.

Il n’y a plus balance, il y a injustice, partant vol, désordre, crime et guerre latente, dès que l’un est obligé de fournir une valeur plus considérable pour une valeur moindre.

Dans l’incertitude où l’on est presque toujours de la valeur exacte des choses, ce n’est pas chose toujours facile que d’établir toutes ces balances : aussi peut-on dire qu’autant la spéculation agioteuse, basée sur l’anarchie, est intéressée à entretenir l’incertitude, autant la société est intéressée elle-même à entourer les transactions de toutes les lumières et garanties possibles.

Mais il n’y a pas rien à balancer que des valeurs dans la société ; il faut trouver aussi la balance des forces.

Les forces, en économie, sont de deux espèces.

J’appelle de ce nom, en premier lieu, tout principe d’action, tout mobile animique ou passionnel, toute combinaison de moyens servant à la production et à la multiplication des valeurs. Le travail est une force ; la division du travail ou son groupement est encore une force ; la propriété, la concurrence, l’échange, le crédit, la science appliquée à l’industrie, l’ambition, le luxe même et la rente, dans les limites que nous venons de lui assigner, sont des forces, les véritables forces du monde économique.

Toute force requiert, pour se manifester et agir, un lieu, une matière qui la récèle, d’où elle part comme la foudre part de la nue, la chaleur du soleil, l’attraction du corps grave.

Le foyer des forces économiques proprement dites est dans les forces de la nature, lesquelles deviennent ainsi pour l’économiste une seconde espèce de forces : la terre, la chaleur, l’électricité, l’eau, l’air, la végétation, les affinités chimiques, la vie, etc., capital primitif de l’humanité, instrument de son industrie et matière de sa richesse. L’homme lui-même, dont l’éducation est si longue, l’entretien si coûteux, peut être à son tour considéré comme une force naturelle : en sorte que, selon le point de vue où l’on se place, il participe des deux espèces de forces, et forme la transition qui unit le monde social à l’univers.

D’après ces définitions, la population est une force, une des grandes forces de l’économie.

Toutes ces forces doivent être balancées entre elles, dans chaque catégorie, et de l’une à l’autre catégorie.

Sur ce terrain, la science est fort peu avancée. Les économistes n’entendent généralement forces de production que les forces naturelles ; et parmi les problèmes que la balance des forces soulève ils ne se sont guère occupés que d’un seul, celui dont la matérialité devait frapper le plus leur imagination, le problème, comme ils l’appellent, de la population et des subsistances.

C’est celui dont nous allons essayer la solution.

L’homme est tout à la fois puissance de production, puissance de consommation et puissance de génération. Il crée la richesse et il la consomme ; de plus, en produisant et consommant, il se multiplie. En tant qu’il rassemble en sa personne toutes les forces de la première espèce, sa puissance productrice peut être considérée, de même que sa puissance génératrice, comme illimitée. Mais les forces naturelles dont il dispose ont une limite ; et l’on peut prévoir le jour où la terre et tout ce qu’elle contient manquera à l’homme, où le capital ne sera pas en proportion du groupe travailleur et de la consommation. On demande comment doit s’opérer l’équilibre.

La solution proposée par Malthus est connue. J’ose dire que la conscience publique, du moins en France, s’est irrévocablement prononcée contre son école, et l’on pardonnera à ma vanité de croire que je ne suis pas tout à fait pour rien dans le blâme qui l’a frappée. Le socialisme peut se vanter d’avoir été, sur la question de la population, le vengeur de l’honnêteté publique : il le sera jusqu’à la fin.

Je regrette que M. Joseph Garnier, dont je ne puis m’empêcher de reconnaître la parfaite loyauté et la franchise, se soit cru autorisé par l’exemple de l’Académie des Sciences morales et politiques à attacher son nom à la turpitude malthusienne ; mais, puisqu’il a cru devoir, dans une publication récente, relever cette scabreuse controverse, où mon nom se trouve mêlé, il ne trouvera pas mauvais que je lui réponde.

Voyons d’abord comment Malthus a posé le problème, et comment il en a compris l’équation. Ses disciples ont l’habitude d’accuser leurs adversaires de ne l’avoir pas lu et de n’en connaître que le fameux passage auquel Malthus doit sa célébrité. Je commence par déclarer que j’ai parfaitement lu Malthus, ainsi que le dernier ouvrage de M. Joseph Garnier, son disciple et continuateur, auquel j’emprunterai quelques citations.

La doctrine de Malthus, puisque doctrine il y a, se résume en cinq propositions.

1. — En principe, dit Malthus, et après lui M. Joseph Garnier, nous pouvons tenir pour certain que la population, si aucun obstacle ne s’y opposait, se développerait incessamment, suivant une progression géométrique et sans limites assignables, au point de doubler en peu d’années.

Une partie du livre de Malthus est employée à recueillir les faits qui prouvent cette tendance de la population.

2. — En fait, nous sommes en état de prononcer, en partant de l’état actuel de la terre habitée, que les moyens de subsistance, dans les circonstances les plus favorables à l’industrie, ne peuvent jamais augmenter plus rapidement que selon une progression arithmétique.

Suit encore l’exposé des faits qui, selon Malthus, démontrent cette seconde proposition.

3. — Qu’arrive-t-il, se demande alors le laborieux compilateur, lorsque la population, obéissant à sa tendance, dépasse les moyens qu’elle a de subsister ? — Le surplus est expulsé par la famine et les maladies, auxquelles il faut joindre les infanticides, les avortements, les expositions d’enfants, la guerre.

Un large espace est consacré par l’auteur à l’exposition de ces moyens répressifs, que la nature et l’homme emploient pour ramener l’équilibre.

4. — Mais, observe ici Malthus, ce système de répression est anormal ; il accuse l’imprévoyance de l’homme ; la raison le repousse, et la morale avec elle.

Ce que la force des choses exécute par la famine, et le désespoir de l’homme par le carnage, il dépend de notre liberté de l’opérer par la limitation préventive du nombre des naissances, ou pour mieux dire des grossesses. Ce moyen de prévention est ce que Malthus nomme moral restreint, restriction ou contrainte morale.

5. — Ici Malthus et son école ont parfaitement senti que la pudeur publique s’effaroucherait ; qu’elle trouverait le système préventif aussi déplorable que le système répressif, et non moins immoral.

Les Malthusiens soutiennent donc la moralité de l’onanisme, qu’ils recommandent sous le nom de restriction morale. Ils combattent le préjugé biblique qui a fait de cette pratique une chose honteuse et détestable, rem detestabilem, et s’attachent à détruire les scrupules, en montrant que la perte volontaire des germes est chose aussi insignifiante de sa nature que les pollutions qui arrivent dans le sommeil, en effrayant les parents sur les suites de leur indiscrétion, etc.

Ils insistent surtout sur l’inutilité des moyens proposés comme remèdes à l’excès de population, tels que émigration, augmentation de produit, diminution des charges publiques, destruction du parasitisme, réformes sociales, etc.


Telle est, dans son ensemble, la théorie dite de Malthus.

Afin qu’on ne m’accuse pas de chicaner sur les mots, je ferai observer, avec toute l’école, que Malthus, en opposant la progression géométrique 2, 4, 8, 16, 32, 64, à la progression arithmétique 1, 2, 3, 4, 5, 6, etc., la première représentant la tendance de la population, la seconde l’accroissement effectif des subsistances, n’a pas entendu dire qu’elles fussent ni l’une ni l’autre l’expression littérale de deux lois économiques, mais seulement une comparaison servant à expliquer le rapport de deux mouvements, l’un tendantiel et possible, celui de la population ; l’autre effectif, celui de la richesse.

« En deux mots, dit M. Joseph Garnier, la population a une tendance organique et virtuelle à s’accroître plus rapidement que les moyens d’existence : d’où résulte le progrès de la misère. »

Du reste, les économistes du restreint moral, MM. Joseph Garnier, Gustave de Molinari, Rossi, Dunoyer, John Stuart Mill, Guizot, l’Académie des Sciences morales et politiques, se plaignent de l’impopularité qui, en Angleterre et en France, s’est attachée au nom de Malthus. Ils accusent le clergé de toutes les églises d’entretenir sur ce point l’ignorance, la superstition, c’est-à-dire l’incontinence génératrice, et par suite le paupérisme ; ils recommandent la recette à l’attention des hommes d’État, demandant qu’elle soit prêchée en chaire et enseignée dans les écoles, aussi bien que les dix commandements de Dieu, affirmant qu’il n’y a pas d’autre remède au paupérisme et au crime, pas d’autre préservatif contre le socialisme et la Révolution.

Si quelque chose m’a jamais étonné, c’est que des hommes instruits, des académiciens, des professeurs rompus aux règles de la logique et des mathématiques, aient pu découvrir dans les cinq propositions de Malthus une ombre de sens commun.

Est-ce donc ainsi que procèdent les savants dans la construction de ces belles théories qui ont pour objet d’expliquer les phénomènes de la nature et l’ordre de l’univers ?

En premier lieu, Malthus nous dénonce une tendance de la population à doubler, si rien ne lui fait obstacle, dans une courte période, soit tous les dix-huit, vingt-cinq ou trente ans.

Je regarde pour ma part cette tendance comme empiriquement prouvée ; et ce qu’on a dit pour l’infirmer me semble pur verbiage.

Mais tout phénomène a une cause, une raison ; il rentre dans une série ; et ici se présente une question dont Malthus n’a dit mot.

Toutes les forces économiques sont dans le même cas que la population : si rien ne leur fait obstacle, elles tendent à se développer indéfiniment, et à envahir le système. J’en citerai tout à l’heure un exemple. C’est cette tendance, mal dirigée, mal équilibrée, des forces économiques, qui produit les anomalies sociales et appelle les révolutions.

Il s’agit donc de savoir si la cause qui entraîne la population à ce développement exorbitant est normale ou anormale. Est-ce un fait de l’ordre zoologique ou de l’ordre humain ? Appartient-elle à la société régulièrement organisée, constituée selon la Justice ? ou ne serait-elle par hasard que la résultante de l’anarchie économique, de ce régime de subversion et d’inégalité, entretenu depuis tant de siècles, qui sous couleur de religion subordonne la nature humaine à la nature animale, et que l’école de Malthus s’efforce de consacrer par sa prétendue science et son autorité ?

La chose valait la peine qu’on l’examinât : comment argumenter d’une tendance quand on n’en connaît ni le principe ni la signification ? Comment ériger sur cette tendance un système ?

Je nie, quant à moi, la tendance au doublement dans une population égalitaire ; je l’impute, cette tendance, au défaut d’équilibre qui règne dans toutes les parties du corps social ; je soutiens que, la balance faite, d’abord entre les valeurs, puis entre les forces économiques proprement dites, elle existerait, ipso facto, entre celles-ci et les forces naturelles : j’expliquerai tout à l’heure cette équation. Malthus et l’Académie des Sciences morales soutiendront-ils que cette balance préalable est inutile ; que la différence des milieux ne change rien au phénomène ; que la science économique n’admet pas les anomalies, les subversions, les perturbations, les monstres ?…

Passons à la seconde proposition.

Après avoir dénoncé la tendance au doublement de la population dans une courte période, Malthus signale un fait bien autrement épouvantable : c’est que tandis que la population suivrait, si rien ne s’y opposait, une progression géométrique, l’accroissement des subsistances n’aurait lieu que selon une progression arithmétique.

J’admets encore ce fait, au même titre que j’ai admis tout à l’heure la tendance, c’est-à-dire comme un résultat empirique de l’observation.

Mais je réitère ma demande : ce fait est-il normal ou anormal ? Nous donne-t-il l’expression exacte du développement de la richesse, comparé à celui de la population, dans un milieu régulier ? ou ne faut-il pas y voir un nouveau phénomène de subversion, résultant de l’inégalité générale ?

Il est démontré que la balance entre les parties du livre social n’existe nulle part ; que partout il y a erreur, fraude et rapine ; que l’inégalité des conditions et des fortunes, supposée naturelle et providentielle, résulte au contraire de la violation de la Justice dans les rapports économiques ; enfin, que c’est l’absence de Justice dans la répartition des produits, le défaut de balance dans les transactions et les comptes, qui empêche le développement des forces économiques, arrête la production et crée le déficit. Tout cela est aujourd’hui prouvé ; Malthus et son école n’ont certes pas établi le contraire. Ils acceptent de confiance le statu quo ; ils ne le justifient pas.

De quel droit donc, après avoir pris pour majeure de leur syllogisme une tendance organique, sans se demander si cette tendance est légitime ou illégitime, effet du hasard ou de la civilisation, acceptent-ils pour mineure un fait, sans examiner davantage si ce fait est l’expression fidèle de la vérité, s’il ne couvre pas lui-même une tendance qui corrige, annule ou compense l’effet de la première ; s’il est, en un mot, de subversion ou d’ordre ? Tout cela est-il d’une logique sévère, d’une observation méthodique et rationnelle ?

J’insiste sur ce point, qui est capital dans la question.

D’après les statistiques officielles, la population des États-Unis, ne rencontrant pas d’obstacle à sa tendance, a doublé, de 1782 à 1850, à peu près tous les vingt ou vingt-cinq ans. Mais on oublie d’ajouter que la richesse des États-Unis, ne rencontrant pas non plus d’obstacles, a doublé et plus que doublé dans la même période. Et c’est tout simple. Des hommes qui s’associent, qui combinent leurs efforts, qui au travail manuel ajoutent comme moyen d’action les grandes forces économiques, la division du travail, le groupement des forces, la mécanique, etc. ; des hommes placés dans de telles conditions développent plus de richesse que de population ; ils produisent plus vite qu’ils n’engendrent, et, tandis que le mouvement des générations parmi eux semble confirmer la théorie de Malthus, le mouvement de la production la contredit. C’est là un fait grave, de moins en moins aperçu, il est vrai, dans nos vieilles sociétés anti-juridiques, mais dont il importe de tenir compte.

« Je suppose que deux hommes, isolés, sans instruments, disputant aux bêtes leur chétive nourriture, rendent une valeur égale à 2 : que ces deux hommes changent de régime et unissent leurs efforts ; qu’ils multiplient leur puissance par la division, par les machines, par l’émulation qui vient à la suite, leur produit ne sera plus comme 2, il sera, je suppose, comme 3, puisque chacun ne produit plus seulement par soi, mais aussi par son compagnon. Si le nombre des travailleurs est doublé, la division devenant, en raison de ce doublement, plus grande qu’auparavant, les machines plus puissantes, le concours plus énergique, ils produiront comme 6 ; si leur nombre est quadruplé, comme 12. Cette multiplication du produit par la division du travail, les machines, la concurrence, etc., a été démontrée maintes fois par les économistes : c’est une des plus belles parties de la science, le point sur lequel tous les auteurs sont unanimes…

« Donc, si la puissance de reproduction génitale est comme 2, 4, 8, 16, 32, 64, la puissance de reproduction industrielle sera comme 3, 6, 12, 24, 48, 96. — En autres termes, dans une société régulièrement organisée, tandis que la population s’accroît selon une progression géométrique dont le premier terme est 2, la production s’accroît selon une progression géométrique dont le premier terme est 3. » (Système des Contradictions économiques, t. II, p. 319, édition de Garnier frères.)

Voilà ce que j’écrivais en 1845, après avoir lu Malthus. Serait-ce un parti pris chez ses disciples, après avoir crié qu’on ne les lit pas, de ne pas lire non plus leurs adversaires ?

De ces deux redressements, tant sur la tendance de la population que sur celle de la production, il résulte déjà que le problème a été mal posé par Malthus. Il devait dire :

1. En principe la population, considérée dans sa cause purement organique, tend à s’accroître, si rien ne lui fait obstacle, selon une progression géométrique, par chaque période de 18, 2o, 30 ans ou au delà.

Sous ce rapport, il en est de la race humaine comme de toutes les espèces animales et végétales : sa puissance de reproduction est de soi illimitée ; et elle agit avec une rapidité prodigieuse.

2. En principe aussi la production, si rien ne l’entrave, tend à s’augmenter à son tour selon une progression géométrique, plus rapide encore que la première.

De cette manière, la production dans une société travailleuse allant plus vite que la population, il resterait à la fin de chaque période un solde de richesse non consommée, expression du progrès social dans l’industrie et le bien-être.

3. Or, en fait, et nonobstant les quelques exemples qu’on peut citer de cet accroissement rapide et simultané de la population et de la richesse, ce n’est pas ainsi, dans notre vieux monde, que les choses se passent. D’un côté, ni la population ni la production ne vont de ce pas, et, ce qui est plus étrange, la seconde est toujours en arrière de la première. D’autre part, il est manifeste que, la terre, étant limitée, par conséquent le capital naturel de l’humanité ayant des bornes, population et richesse ne peuvent s’augmenter indéfiniment.

4. Plusieurs questions se présentent donc à résoudre.

En premier lieu, la raison, le travail et la Justice, les trois grandes facultés qui distinguent l’homme du reste des animaux, ne modifient-elles pas, par leur développement, la fécondité naturelle de l’espèce ?

Qu’est-ce qui, d’un autre côté, trouble le développement de la production et retarde sa marche ?

Enfin, élimination faite des éléments subversifs et anormaux dont la présence peut être signalée dans les deux séries, quelle est la loi d’équilibre de la population, dans ses rapports avec la richesse produite et avec l’étendue du globe ?

Nul doute que, si Malthus se fût posé le problème en ces termes, il ne fût arrivé à des conclusions toutes différentes.

Il n’eût pas accolé ensemble, comme prémisses de son raisonnement, deux quantités incommensurables, une tendance organique et un fait empirique ; la première acceptée de confiance et sans discernement, le second contraire à toutes les données de la science.

Il aurait compris que l’équilibre cherché devait se trouver entre deux forces corrélatives agissant en pleine liberté, dégagées par conséquent de toutes les causes perturbatrices qui en faussent l’expression.

Il se serait dit que, si la famine, les maladies, la guerre, l’infanticide, la prostitution et l’avortement, sont les moyens, anormaux et violents, qu’emploie la nature contre les populations indisciplinées et exorbitantes, il n’y aurait pas plus de raison dans le restreint moral imaginé par lui pour remplacer les susdits moyens ; qu’une pareille intervention du libre arbitre, loin de remédier au mal, ne ferait que le consacrer, en accusant l’imprévoyance de la nature, l’absurdité de la science, et l’ignominie de la société.

Arrêtons-nous un moment sur cette étrange morale de Malthus, publiquement enseignée et encouragée par l’Académie des Sciences morales et politiques.

Si vous disiez à un enfant : Voici une montre, je vous la donne ; elle ne marche pas toute seule ; mais, chaque fois que vous entendrez sonner l’horloge à la ville, vous n’avez qu’à pousser l’aiguille et la mettre sur l’heure, — cet enfant rirait de vous. — C’est assez que je la remonte tous les soirs, répondrait-il ; je ne dois pas m’occuper du reste.

Il en est ainsi de l’organisme social, avec cette différence cependant que la société, pas plus que le système planétaire, n’a jamais besoin qu’on la remonte ; le mouvement lui est donné et son équilibre assuré pour l’éternité. Tout ce qu’elle nous demande est de marcher avec elle, c’est-à-dire de travailler, et de pratiquer la Justice. À cette condition la terre, quoiqu’elle n’ait que dix mille lieues de circonférence, et que les trois quarts de sa superficie soient couverts par l’Océan, ne nous manquera pas, le couvert non plus.

L’école de Malthus n’est pas de cet avis.

Elle, qui à l’occasion affecte le plus profond respect pour la religion et la Providence, sur la question de population se montre d’une incrédulité brutale. Elle, qui en tout et partout professe le laissez-faire laissez-passer, qui reproche aux socialistes de substituer leurs conceptions aux lois de la nature, qui proteste contre toute intervention de l’État, et réclame à cor et à cri la liberté, rien que la liberté, n’hésite pas, dès qu’il s’agit de la fécondité conjugale, à crier aux époux : Halte, malheureux ! quel démon vous sollicite ? Ne pouvez-vous faire l’amour sans faire d’enfants ?… Oubliez-vous que la population tend à croître en progression géométrique, tandis que les subsistances ne s’augmentent qu’en raison arithmétique ?…

Bref, l’école de Malthus enseigne que, le mouvement de la population allant trop vite, sans qu’elle puisse dire pourquoi, il faut serrer le frein… Nous ne devons pas de médiocres remercîments à M. Joseph Garnier d’avoir enfin eu le courage de jeter la honte aux chiens, et de dire en termes catégoriques en quoi consiste la recette préventive de Malthus, ou moral restreint.

Vous connaissez. Monseigneur, l’histoire de ce petit-fils de Jacob qui, invité par son père Judas, en vertu du lévirat, à s’approcher de sa belle-sœur Thamar, devenue veuve sans enfants, et à créer par son union avec elle une postérité à son frère défunt, trompait la nature, semen fundebat in terram, et fut frappé de Dieu pour cette abomination, quòd rem detestabilem faceret. Le nom d’Onan a passé à la postérité par son infamie : il sert à désigner le vice honteux qui décime la jeunesse, et dont Tissot a fait une peinture si effrayante, l’onanisme.

Eh bien ! l’onanisme, l’onanisme à deux, entendons-nous, est le moyen préventif indiqué par Malthus contre la sur-procréation des enfants : c’est ce qu’il appelle restreint moral. C’est ainsi que la science sait relever les œuvres même du péché. Désormais il ne faut plus dire onanisme, il faut dire malthusianisme.

Le raisonnement est très-simple : Si la thèse fondamentale de Malthus est prouvée, — la tendance de la population à s’accroître en progression géométrique, pendant que les subsistances ne s’augmentent qu’en progression arithmétique, — ne vaut-il pas mieux, par une sage prévoyance, prévenir la conception que de donner le jour à des êtres condamnés à mourir de faim ?

M. Joseph Garnier cite ses autorités.

En 1832, M. Ch. Dunoyer, aujourd’hui membre de l’Académie des Sciences morales, étant préfet d’Amiens, n’hésitait pas à donner aux classes indigentes de son département le conseil de Malthus.

« Les classes les plus à plaindre de la société, disait-il, ne parviennent à s’affranchir de leur douloureux état qu’à force d’activité, de raison, de prudence, de prudence surtout dans l’union conjugale, et en mettant un soin extrême à éviter de rendre leur mariage plus prolifique que leur industrie. »

Ces paroles furent vivement critiquées par le clergé du diocèse et une partie de la presse parisienne. M. Dunoyer y répondit dans un Mémoire à consulter, Paris, 1835 :

« Il est incroyable, dit-il, que l’action d’appeler des hommes à la vie, celle sans contredit des actions humaines qui tire le plus à conséquence, soit précisément celle qu’on a le moins senti le besoin de régler, ou qu’on a réglée le plus mal. On y a mis, il est vrai, la façon de l’acte civil et du sacrement ; mais, le mariage une fois contracté, on a voulu que ses suites fussent laissées, pour ainsi dire, à la volonté de Dieu. La seule règle prescrite a été qu’il fallait, ou s’abstenir de tout rapprochement, ou ne rien omettre de ce qui pourrait rendre l’union féconde. Tant que des époux peuvent croire qu’ils ne font pas une œuvre vaine, la morale des casuistes ne trouve rien à leur reprocher ; qu’ils se manquent à eux-mêmes, qu’ils abusent l’un de l’autre, qu’ils se dispensent surtout de songer au tiers absent et peut-être infortuné qu’ils vont appeler à la vie sans s’inquiéter du sort qui l’attend, peu importe : l’essentiel n’est pas qu’ils s’abstiennent d’un acte triplement nuisible, l’essentiel est qu’ils évitent de faire un acte vain. Telle est la morale des casuistes ; morale à rebours de tout bon sens et de toute morale, car ce que veulent le bon sens et la morale, ce n’est sûrement pas tant qu’on s’abstienne de faire des actes vains que de faire des actes nuisibles.

« Aussi la vérité, en dépit de ces graves sottises, est-elle que, si des époux ne doivent pas regarder comme blâmable tout rapprochement qui ne tendrait pas à accroître leur postérité, ils ont pourtant, même dans les rapprochements les plus autorisés et au sein de l’union la plus légitime, des ménagements à garder, soit envers eux-mêmes, soit l’un envers l’autre, soit l’un et l’autre envers les tiers qui peuvent être les fruits de leur union. »


Consulté à diverses reprises, par MM. Louis Leclerc et Joseph Garnier, sur la moralité d’une telle prudence, M. Dunoyer répond qu’il trouve un pareil doute peu raisonnable. Il va jusqu’à dire que le précepte de Malthus est tout aussi pudique que le sixième et le neuvième commandement du Décalogue, et qu’après ce distique :

L’œuvre de chair ne désireras
Qu’en mariage seulement,

il serait à propos de placer cette autre recommandation, bien plus essentielle :

L’œuvre de chair accompliras
En mariage prudemment.

M. John Stuart Mill, dans ses Éléments d’économie politique, 1845, s’exprime avec la même rondeur que M. Dunoyer, et il fait cette réflexion :

« Le peuple ne se doute guère de tout ce que lui coûte cette pruderie de langage. On ne peut pas plus prévenir et guérir les maladies sociales que les maladies du corps sans en parler clairement. »

Et ailleurs :

« Il n’y a pas d’autre sauvegarde pour les salariés que la restriction du progrès de population… Malheureusement le sentimentalisme, plutôt que le sens commun, domine les discussions qui ont lieu sur cette matière. »

À en croire ces messieurs, c’est dans l’intérêt du peuple, dans l’intérêt de la femme comme dans celui des malheureux enfants destinés à périr, qu’ils insistent sur le commandement malthusien.

Rossi va jusqu’à accuser la classe exploitante, la bourgeoisie, de pousser à l’excès de population par un motif de cupidité. En multipliant outre mesure les ouvriers, dit-il, elle s’assure le bas prix de la main-d’œuvre. Si pareille calomnie tombait d’une bouche socialiste, la Justice, jugeant sans jury, condamnerait le diffamateur à trois ans de prison et à la perte de ses droits civils.

« Les simples ne comprennent pas et ne comprendront jamais la question. L’économie sociale est pour eux lettre close. Ils ne voient dans l’affaire que les vives amorces du jeune âge, et le danger que ces flammes comprimées n’éclatent par quelque désordre…

« Les habiles au contraire connaissent le fond des choses :pour eux ces lieux communs (providence, confiance, espérance) ne sont pas l’expression, mais le déguisement de la vérité. Ils savent que plus il y a de travailleurs, plus, toutes choses égales d’ailleurs, les salaires sont bas et les profits élevés. Tout s’explique par cette formule, et en particulier le pacte d’alliance entre les habiles et les simples. Ils sont du même avis, parce que les uns ne saisissent point, et que les autres saisissent très-bien le fond de la question…

« Quant à nous, nous dirons aux travailleurs, aux jeunes gens : Que la prudence pénètre dans les mariages et préside à l’établissement de chaque famille, et l’on n’aura plus à s’inquiéter du sort de l’humanité… »

Je ne reconnais pas à ce langage le prudent économiste qui, à propos de la division du travail, faisait remarquer qu’autre chose est l’économie politique et autre chose la morale ; que, si l’application du principe de division entraîne à des conséquences incompatibles avec la dignité humaine, cela n’infirme pas la valeur du principe, mais soulève un problème à résoudre ultérieurement par la science sociale.

Que ne faisait-il de même pour la population ! En l’état actuel des choses, aurait-il dit simplement, il y a défaut de balance entre le mouvement de la population et celui des subsistances. Cette disproportion accuse tout à la fois une lacune dans la science et un désordre dans la pratique sociale. Elle soulève un problème que l’économie politique, d’accord avec la physiologie, la psychologie et la morale, doit résoudre, mais que Malthus a tranché sans l’entendre.

Bastiat lui-même, le chaste Bastiat, apporte à la thèse la pompe de son style. Les autres avaient parlé au nom de l’humanité, au nom de la morale, au nom des intérêts sacrés de la femme et de l’ouvrier ; lui, il parlera au nom de la pudeur.

L’onanisme pratiqué à la mode de Malthus, dans le but indiqué par Malthus, suivant Bastiat est une loi de la pudeur même. Il en trouve la preuve dans la réserve dont s’entoure l’amour honnête, dans la sévérité de l’opinion, qui flétrit la fornication, le concubinage, l’inceste, et jusque dans l’institution sacrée du mariage. Toutes ces choses, à son avis, n’ont de sens et de valeur que parce qu’elles sont une révélation spontanée du moral restreint :

« Qu’est-ce que cette sainte ignorance du premier âge, la seule ignorance sans doute qu’il soit criminel de dissiper, que chacun respecte, et sur laquelle la mère craintive veille comme sur un trésor ?

« Qu’est-ce que la pudeur qui succède à l’ignorance, arme mystérieuse de la jeune fille, qui enchante et intimide l’amant, et prolonge, en l’embellissant, la saison des innocentes amours ?…

« Qu’est-ce que cette puissance de l’opinion qui flétrit les relations illicites, cette rigide réserve, ces institutions sacrées ;que sont toutes ces choses, sinon l’action de la loi de limitation manifestée dans l’ordre intelligent, moral, préventif ?

« Est-il possible de nier que l’humanité intelligente n’a pas été traitée par le Créateur comme l’animalité brutale, et qu’il est en sa puissance de transformer la limitation répressive en limitation préventive ?… » (Harmonies économiques, 2e édit.)


M. Joseph Garnier donne le compte-rendu d’une séance de l’Académie des Sciences morales et politiques dans laquelle MM. Dunoyer, Villermé, Guizot, Léon Faucher et lord Brougham prirent successivement la parole sur la question de population. Tous, en ce qui concerne le moral restreint, sont de l’avis de Malthus. S’ils font quelques réserves, c’est sur l’énoncé mathématique de ses deux premières propositions : pour ce qui est de la prévoyance recommandée par Malthus, et de sa morale, pas la moindre difficulté. M. Passy reconnaît les éminents services que Malthus a rendus à la science ; M. Guizot le loue au nom de la législation et de la politique ; M. Léon Faucher, parlant pour ne rien dire, se réunit à l’opinion de M. Passy, que confirme celle de M. Guizot.

Enfin, dit M. Joseph Garnier, les idées de Malthus ont été professées et défendues par la plupart des économistes modernes, parmi lesquels J.-B. Say, Destutt de Tracy, James Mill, Mac-Culloch, Sismondi, Duchâtel, Chalmers, Dunoyer, Rossi, Thobnton, John Stuart-Mill, Gust. de Molinari, Dupuynode, lui paraissent mériter une mention particulière. Je pourrais citer beaucoup d’autres noms ; je ne crois pas que les titulaires y tiennent.

Il me semble avoir écrit quelque part, je ne sais plus où, à propos de cette morale des malthusiens, morale de cochons !… Je demande pardon de la grossièreté de l’épithète, que je n’entends certes appliquer à personne. Mais quel sentiment puis-je éprouver à la vue de ce cénacle de soi-disant économistes, vieux praticiens du restreint moral, refaisant les lois de la pudeur, caricaturant le Décalogue, décidant avec gravité qu’il y a urgence de guérir le peuple de ses scrupules à l’endroit de la masturbation conjugale, et tout cela pour l’honneur d’une prétendue doctrine qui serait la honte de la science, quand elle ne serait pas la honte de la morale ?

C’est au palais de l’Institut, à l’Académie des Sciences morales et politiques, tribunal suprême des mœurs françaises, que se tiennent ces conférences. Ceux qui prennent part à la délibération sont les plus haut placés dans l’administration et l’enseignement. M. Dunoyer a été préfet ; M. Duchâtel, ministre ; M. Léon Faucher, ministre ; M. Guizot, ministre et professeur : on l’a surnommé, je ne sais pourquoi, l’austère ; Rossi était professeur ; J.-B. Say professeur ; M. Joseph Garnier est professeur ; tous défenseurs de la religion, de la morale, du mariage et de la famille, contre le socialisme anti-malthusien, et, hors ce qui regarde la procréation des enfants, partisans du laissez faire laissez passer.

Voyez-vous la jeunesse française, celle qui suit les cours du collége de France et de la Sorbonne, tous ces étudiants de l’école de droit, de l’école de médecine, de l’école normale, de l’école polytechnique, de l’école des mines, de l’école des ponts et chaussées, s’instruisant, à dix-huit ans, à la pratique de la restriction préventive, passant des leçons de Malthus à la Closerie des Lilas, et se préparant par l’amour libre, garanti sans progéniture, à la stérilité du mariage, qu’ils devront plus tard, comme magistrats, professeurs, médecins, ingénieurs, propager parmi le peuple ?… M. Thiers, qui ne se pique pas d’austérité, lui, a eu le malheur de qualifier cette débauche d’outrage à la nature : on lui a prouvé qu’il n’avait pas le sens commun. Niais, en effet, qui s’en va prendre au sérieux le travail, la propriété, l’hérédité, la Révolution aussi sans doute, et qui ne s’aperçoit pas que la question économique et sociale se résout en un mot, l’expulsion des germes inutiles !

Le lapin, dans l’intérêt de ses plaisirs, châtre ses petits ; le matou dévore les siens. L’antiquité, obéissant à cet instinct de brutes, pratiqua l’avortement, l’exposition des enfants, la castration, la prostitution, la polyandrie ; plus de dix-sept siècles avant J.-C. nous voyons le restreint moral en usage parmi les patriarches. Je ne parle pas de l’esclavage, de la misère et de la guerre, qui complètent cet affreux système. C’est ainsi que sous la loi d’inégalité s’établit l’équilibre entre les subsistances et la population.

Mais la conscience des peuples n’a cessé de protester contre ce hideux système. L’esclavage a en partie disparu ; l’avortement, la castration, l’exposition des enfants sont réputés crimes ; la prostitution est flétrie ; le commerce international amortit le coup des disettes ; la guerre elle-même tend à disparaître. Reste l’onanisme, irrévocablement condamné chez le solitaire, mais dont il ne tiendra pas à Malthus, à MM. Guizot, Dunoyer, Rossi et consorts, que nous ne fassions, dans le mariage, une vertu !

Me fais-je donc illusion ? Et quand, appelant le restreint moral de son véritable nom, je le range dans la série des moyens répressifs que Malthus lui-même a repoussés ; quand je fais de la pratique onaniste le dernier terme ou le premier, comme on voudra, d’une série abominable, est-ce moi qui suis le sophiste, comme j’ai eu l’honneur de me l’entendre dire tant de fois, et les autres sont-ils les vrais savants, les vrais moralistes, les vrais sages ?

Ne saurait-on comprendre, d’abord, qu’entre le moyen mécanique préconisé par Malthus et par l’Académie des Sciences morales, et l’avortement, il n’y a pas, au point de vue de la morale, de différence essentielle ; que, si les époux ont des ménagements à garder, comme dit M. Dunoyer, envers le tiers non conçu, ils n’en ont pas de moindres envers ce même tiers après qu’il a été conçu ; que par conséquent le père, la mère, ou tous les deux, bientôt on dira l’État, étant juge du sort qui attend ce tiers infortuné, il n’y a pas plus de crime dans le ministère de la sage-femme qui détruit un fœtus de quarante jours ou de trois mois que dans l’acte du père qui supprime le germe, semen fundit in terram, avant la conception ? Et, ce pas franchi, la répression ne s’arrête plus : nous rétrogradons de terme en terme jusqu’au cannibalisme.

D’autre part, est-il si difficile de concevoir que, le restreint moral étant la condition désormais obligée des relations amoureuses, le mariage, considéré jusqu’ici comme une union sacramentelle, se résout en fornication simple ; qu’avec lui s’évanouit la famille ; de sorte que nous n’échappons à la sur-population que pour tomber dans la dépopulation ?

Pour moi, je le déclare au risque de me voir traiter une fois de plus de Cassandre, si les idées de Malthus

devaient un jour prévaloir, ce serait fait de l’humanité.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Je dirai en peu de mots en quoi consiste la balance de la population, renvoyant pour le développement des principes sur lesquels repose toute cette théorie à d’autres études.

Le monde moral, comme le monde de la nature, existe par lui-même, assis sur des lois certaines, équilibré dans toutes ses parties.

De même que dans les transactions mercantiles et industrielles, la valeur balance ou paye la valeur, que le salaire fait équilibre au produit, le loyer au prêt, le service au service, ainsi, dans l’économie générale, la puissance ou la force fait équilibre à la force. C’est par leur opposition mutuelle, non par une restriction arbitraire, que les forces économiques se contiennent l’une l’autre, que la propriété, par exemple, sert de contre-poids à la communauté, la force collective à la division, la concurrence au privilége, etc.

Dans le problème de la population et des subsistances, quelle est la force qui pousse à la multiplication des sujets ? — La force génératrice.

Tandis que Malthus, en vrai doctrinaire, ose intervenir entre l’homme et la femme au moment de l’union, et arrêter, par un procédé qui ne diffère en rien des moyens de répression condamnés par lui-même, l’absorption de la semence, il s’agit simplement pour moi de découvrir la force dont le développement doit faire équilibre à la puissance génératrice, et de lui donner l’essor.

Cette force, quelle est-elle ?

Dans mon Système des contradictions économiques, publié en 1845, j’avais cru la découvrir dans le travail.

L’homme qui fait une dépense considérable de force, soit musculaire, soit cérébrale, ne peut pas, disais-je, vaquer dans la même proportion aux œuvres de l’amour : il s’épuiserait rapidement. — Il y a donc opposition entre les deux forces ; et dans une société bien ordonnée, établie sur la Justice, l’égalité de condition, l’équivalence de l’instruction, la somme du travail croissant d’ailleurs toujours pour la société et pour les individus, la chasteté des mœurs allant du même pas, il est rationnel de présumer que l’équilibre s’établira de lui-même.

Telle était en substance la théorie que j’opposais dès 1845 à la prétendue doctrine de Malthus. Elle offre cet incontestable avantage d’être conçue dans les principes de la science économique, qui n’est autre que la science de l’équilibre des forces et des valeurs ; de plus, elle est irréprochable au point de vue de l’éthique. Il a plu à MM. Joseph Garnier et Gustave de Molinari de voir dans cette théorie une adhésion déguisée aux idées de Malthus, un restreint moral d’une espèce peut-être plus pudique, mais qui en définitive rentrait dans la prévention malthusienne. Je laisse au lecteur le soin d’apprécier cette assimilation.

Dans le milieu créé par l’inégalité traditionnelle, et défendu comme légitime par les malthusiens, l’homme, ainsi que je le démontrerai plus tard, est lascif et incontinent ; comme la bête, dont il partage la condition, il tend à une multiplication illimitée, aveugle. De là le système répressif, déchaîné par la nature, et dont Malthus retient le premier terme, l’onanisme.

Au contraire, dans le régime de Justice appliquée, et conséquemment d’équilibre général, que le but de la Révolution est d’établir, l’homme, chaste par prédilection, ordonné dans son mariage, dans ses amours, dans toute sa vie, n’a plus besoin qu’on le retienne : il est ce qu’il doit être, et la population se trouve, comme lui, en équilibre.

Cette théorie, tout incomplète qu’elle fût, avait frappé Bastiat, qui tâcha de s’en rapprocher dans ses Harmonies économiques, et aurait sans doute rendu justice à l’auteur, s’il n’était de principe entre malthusiens qu’un socialiste ne peut jamais avoir raison.

De nouvelles réflexions m’ont conduit à modifier cette théorie, dont le défaut grave était de reposer sur une base trop exclusivement physiologique, tandis qu’elle doit reposer avant tout sur un principe moral, en présence duquel la physiologie ne joue plus que le second rôle.

L’homme, être intelligent et libre, capable d’enthousiasme, répugne par sa nature animique au fatalisme de la chair. Déjà affranchi du rut, dont le retour périodique domine les animaux inférieurs, il tend à s’affranchir encore de l’orgasme génésiaque, en ne cédant à l’amour que sous l’excitation de l’idéal.

Ce n’est donc pas tant à la puissance génératrice qu’il s’agit ici de faire équilibre qu’à l’entraînement érotique ; ce à quoi nous parviendrons par le développement d’une faculté supérieure, la Justice.

Par la Justice, l’homme, déjà transfiguré par l’idéal, se transfigure une seconde fois. Le bonheur qu’il cherchait auparavant dans la jouissance, il le cherche désormais dans la chasteté, forme suprême de l’amour, et qui chez la femme est la liberté et la dignité même. Le mariage est l’acte par lequel se définit et se constitue, au for intérieur, cette vie nouvelle de l’homme.

Ainsi, sous l’action combinée de toutes ces causes, travail, étude, liberté, égalité, chasteté, — j’appelle de ce dernier nom l’amour en tant qu’il triomphe de la chair et se soumet à la Justice, — vient un moment pour les époux où la cohabitation est moins douce, plus pénible, que la continence ; et ce moment vient d’autant plus vite qu’ils s’adonnent davantage au travail, à l’étude, à la Justice et à ses œuvres. La femme surtout, à mesure qu’elle participe à la vie intellectuelle et sociale, perd de son aptitude à la maternité : avec la vertu prolifique se refroidit l’inclination amoureuse. La nature ne fait rien pour rien : comment Malthus et son école ont-ils pu oublier cette vérité aphoristique ? L’amour des enfants achève de purger de tout érotisme l’affection conjugale ; le respect qu’ils inspirent est le signe que la passion est près de mourir au cœur des pères.

Cette loi d’équilibre, sujette dans les cas particuliers à des variations innombrables, mais vraie quant à la moyenne des résultats, ne se manifeste que d’une manière fort obscure dans l’état actuel des sociétés. Pour la saisir, il faut faire un long détour, passer par toutes les théories de la Justice, de la liberté, du progrès, de l’idéal, de l’amour et du mariage, épuiser la psychologie, la métaphysique et l’histoire. Aussi n’est-ce point comme un résultat empiriquement obtenu que je la présente, mais comme une induction nécessaire de la philosophie pratique et de la religion elle-même.

Du reste, l’anomalie dont Malthus a voulu faire une loi s’explique d’elle-même. La Justice n’est encore qu’un mythe pour l’humanité. L’équilibre ne se rencontre nulle part dans l’économie sociale, pas plus entre les forces qu’entre les produits. L’immense majorité des humains asservis à un labeur uniforme, beaucoup ne travaillant pas, sans étude, sans responsabilité, sans initiative, sans but, sans foyer, livrés au fatalisme des sens et aux enivrements de l’idéal : dans un semblable milieu, la balance de population est impossible ; il serait contre la nature des choses qu’elle s’établît.

La misère est prolifique, observent avec humeur les économistes. Les anciens, qui avaient fait la même remarque, disaient l’Amour mari de la Pauvreté. Quoi d’étonnant à cela ? L’amour est à peu près la seule faculté dont le peuple ait le plein exercice : par quoi serait-elle tenue en équilibre ? La Justice, c’est-à-dire l’égalité, la liberté, toutes les réformes que la pratique du Droit entraîne, peut seule lui faire contre-poids. Or, après l’excès de population, l’école de Malthus n’a rien tant en horreur que l’égalité. Donc l’amour déborde, la population et la misère à sa suite ; ou bien, dans le cas où les aphorismes de la prévoyance malthusienne l’emporteraient sur le laisser-aller de l’incontinence, le renoncement à la famille et la dépopulation. Rome et l’Italie, sous les empereurs, en offrent l’exemple. La France est à cette heure sur la même pente. Outre que le dernier recensement accuse un arrêt dans l’accroissement de la population, M. Legoyt, chef du bureau de statistique, a remarqué pour les années 1854 et 1855 une diminution considérable dans le nombre et la fécondité des mariages. L’école de Malthus n’a pas manqué d’applaudir à cette découverte. Pour peu que l’Académie des Sciences morales y donne ses soins, la luxure publique aidant, le concubinage stérile remplaçant le mariage prolifique, nous marchons aux destinées de la Rome impériale. Et telle est aujourd’hui la soif de volupté et la lâcheté des consciences, que je ne serais nullement surpris de voir la génération contemporaine repousser la Révolution, par ce seul motif qu’en établissant partout la Justice elle nous offre la perspective de nous rendre chastes.

En résumé :

Dans l’état de non-équilibre où vit la société, la balance n’étant faite nulle part, ni entre les produits, ni entre les services, ni entre les valeurs, ni entre les forces et les facultés ; l’inégalité des conditions et des fortunes étant la base de l’économie, l’injustice devenue systématique, le respect de l’homme aboli, il est fatal que la civilisation retombe sous la loi de l’instinct, en même temps qu’elle arrête la production de la richesse ; conséquemment, que la population tende, tout à la fois, d’un côté à dépasser la mesure du capital terrestre, de l’autre à s’accroître selon une progression plus rapide que les subsistances.

Pour réprimer ou neutraliser cette tendance, le statu quo économique étant conservé, il n’y a d’autre moyen, avec la famine, la peste, la guerre, l’infanticide, l’avortement, que le malthusianisme, c’est-à-dire la dépravation du mariage, ayant pour conséquence inévitable le concubinage, l’amour libre, la destruction de la famille et de l’espèce humaine.

Telle est la doctrine des économistes, appuyée et préconisée par l’Académie des Sciences morales.

Au contraire, dans l’état d’équilibre poursuivi par la Révolution, la balance générale des forces, produits, services, salaires, loyers, facultés, étant l’expression des droits et des devoirs de l’homme et du citoyen ; la Justice devenant une vérité ; l’humanité, affranchie de l’instinct, s’éveillant à une volupté supérieure ; le mariage, contracté dans les conditions légitimes, devenant, si je puis ainsi m’exprimer, l’amortissement de l’amour, il y a tendance de la population à se développer selon une progression moins rapide que l’augmentation des produits.

Telle est la théorie que j’oppose à celle de Malthus et de l’Académie des Sciences morales. Que si après cela, pour maintenir l’honneur de l’école, MM. Joseph Garnier et Gustave de Molinari persistent à dire que je suis plus malthusien que Malthus, j’avoue que je n’ai plus rien à répondre.

XLI

Je ne multiplierai pas davantage les exemples. Il me faudrait aborder un ordre d’idées trop en dehors de mon sujet, donner des définitions, poser des axiomes, formuler des théorèmes, expliquer une méthode, dont ce n’est pas ici le lieu de parler. Après la démonstration juridique viendra la démonstration économique. J’en ai dit assez pour convaincre le lecteur que la société est un vaste système de pondérations dont le point de départ est la liberté, la loi la Justice, le résultat une égalité de conditions et de fortunes de plus en plus approchée, la sanction enfin, l’accord de la félicité publique et de la félicité individuelle.

Balance des marchés et transports (routes, canaux, chemins de fer, ports, docks, bourses) ;

Balance des services publics et des entreprises particulières ;

Balance des importations et des exportations. Un partisan de la liberté absolue du commerce international, M. Émile de Laveleye, résumant dans une brochure ce qui a été publié sur la question, conclut en ces termes :

« Le libre échange, appliquant à l’univers entier le principe de la division du travail, stimulera la production de la richesse ; il n’en modifiera point la répartition. »

Je n’ai jamais, pour mon compte, en combattant la théorie des libre-échangistes, prétendu autre chose. Mais je ferai observer à M. de Laveleye, ce dont il n’a pas tenu compte, que, si le libre échange laisse entière la question de répartition, par cela même il est, pour la population travailleuse de tous les pays, un mal, puisque, l’inégalité devenant d’autant plus profonde que le travail aura été plus universellement divisé, et l’exploitation capitaliste étant rendue partout solidaire, la misère des masses sera en proportion de la richesse acquise, et leur servitude d’autant plus irrémédiable : double péril, qui fournit aux amis de l’égalité une raison suffisante de se prononcer contre le libre échange. L’Europe en est témoin : plus, sous ce régime de non-équilibre, le commerce international prend d’extension et le capitalisme se centralise, plus aussi, à côté d’une richesse croissante, la difficulté de vivre augmente, le paupérisme se multiplie, la féodalité se reforme et la liberté s’amoindrit. Faites d’abord la balance des salaires, ensuite celle des valeurs, après celle des escomptes, puis celle du crédit et de la propriété : vous pourrez alors, de peuple à peuple, proclamer la liberté des échanges. Hors de là, vous ne faites que préparer le servage des nations ; vous faites le monde slave après l’avoir fait esclave.

Balance des forces économiques, propriété, communauté, division du travail, force collective, concurrence, privilége légal, travail, capital, crédit, etc. ;

Balance du capital engagé et du capital circulant ;

Balance de la production et de la consommation ;

Balance des villes et des campagnes ;

Balance de l’industrie et de l’agriculture ;

Balance des cultures, bestiaux, extractions, pêches ;

Balance de la propriété industrielle et littéraire (brevets d’invention) ;

Balance des risques (assurance) ;

Balance des frais généraux, fixes et mobiles ;

Balance des écoles et facultés ;

Balance des successions et héritages (abolition du morcellement infinitésimal comme du travail parcellaire) ;

Balance de la famille (droits et devoirs du père, de la femme, de l’enfant) ;

Balance des communes, des provinces et des nations ;

Etc., etc., etc.

C’est par ce système de pondérations de plus en plus exactes, toutes de droit, que doit être remplacé le système, moitié de fatalité, moitié de hasard, qui nous régit depuis l’origine de la civilisation ; système qui a pour principe l’ignorance, pour garantie la foi, pour formule la caste, pour organe l’Église, pour résultat le paupérisme, pour palliatif la charité, pour institutions tout ce qui, sous prétexte de soulager la misère, lui sert en réalité de foyer et d’aliment : asiles, crèches, chauffoirs, ouvroirs, cités ouvrières, hôpitaux, hospices, refuges, worhhaus, écoles gratuites, secours à domicile, consultations gratuites, maternités, quinze-vingts, cantines, sociétés de patronage, enfants trouvés, soupes à cinq centimes, pharmacies pour les pauvres, couvents, prisons, casernes, etc.

C’est à l’exposition de ce système que j’ai préludé en 1845 par la publication de mon ouvrage sur les Contradictions économiques, dans lequel j’ai démontré qu’il n’est pas un principe, pas une force dans la société, qui ne produise autant de misère que de richesse, si elle n’est balancée par une autre force dont le côté utile annule l’effet destructeur de la première. À ce propos je dirai que si cet ouvrage laisse, au point de vue de la méthode, quelque chose à désirer, la cause en est à l’idée que je m’étais faite, d’après Hégel, de l’antinomie, que je supposais devoir se résoudre en un terme supérieur, la synthèse, distinct des deux premiers, la thèse et l’antithèse : erreur de logique autant que d’expérience, dont je suis aujourd’hui revenu. L’antinomie ne se résout pas ; là est le vice fondamental de toute la philosophie hégélienne. Les deux termes dont elle se compose se BALANCENT, soit entre eux, soit avec d’autres termes antinomiques : ce qui conduit au résultat cherché. Mais une balance n’est point une synthèse telle que l’entendait Hégel et que je l’avais supposée après lui : cette réserve faite, dans un intérêt de logique pure, je maintiens tout ce que j’ai dit dans mes Contradictions.

C’est encore une pensée de balance sociale qui me dirigeait en 1848, quand, à propos de la Banque du peuple, j’osai dire que le principe sur lequel cette Banque était établie résumait toute la science économique, tout le droit, toute la société. Les apôtres de l’amour, les réformateurs de la religion et du gouvernement, rirent aux éclats ; c’était naturel : la métaphysique de l’absolu n’entend rien à la mathématique de la Révolution.

Le sentimentalisme chrétien s’est épuisé à combler par le précepte du don volontaire, eleemosyna, l’abîme creusé par l’égoïsme païen ; il n’a réussi qu’à montrer son impuissance : qu’il ait la bonne foi d’en convenir. Le problème de la société ne consistait pas, en 1848 non plus qu’au siècle d’Auguste, à changer le cœur humain ; il ne s’agissait que de trouver une balance. Pas n’était besoin de tant saigner la charité et d’appeler à Dieu ; il suffisait de faire Justice en invoquant le droit de l’homme : Porrò unum erat necessarium.

C’est ne rien dire que de prétendre, avec Bastiat et les autres, que les choses dans la société tendent d’elles-mêmes à se mettre en équilibre, qu’il n’y a qu’à laisser agir la bascule économique, offre et demande, et que la liberté, débarrassée de toute entrave, nous conduira à la solution. La théorie de Malthus prouve combien peu les économistes du laissez-faire se gênent à l’occasion pour renier leurs maximes.

Sans doute la solution moyenne engagée dans les variations infinies du commerce anarchique finit par apparaître à l’observateur : mais la question est de savoir si, cette moyenne reconnue, il nous appartient d’en faire une règle, ou si nous devons rester à perpétuité dans l’indéfini et la variation. Il est certain, par exemple, que les produits s’échangent contre les produits, et qu’en vertu de ce principe le salaire du travailleur tend à se mettre de niveau avec son service : est-ce une raison pour retenir éternellement, par l’agiotage, le travailleur dans le salariat ? Il est certain que la Justice tend à occuper dans le cœur de l’homme une place plus grande que l’amour : est-ce une raison pour retenir les populations dans l’animalité, quitte à leur conseiller ensuite, quand elles deviennent trop nombreuses, le remède de Malthus ?

Je dis donc que nous sommes tenus, de par notre droit et notre devoir, de procurer, autant qu’il est en nous, l’ordre que nous révèlent les agitations de notre existence : coupables envers la Justice, envers nos frères et envers nous-mêmes, quand l’harmonie se rompt par notre faute ; dignes seulement et honorables alors qu’elle est le fruit de notre loyauté et diligence.

C’est par cette loi d’équilibre, commune à la société et à l’univers, que l’économie est susceptible d’une application de la Justice ; que la loi subjective et la loi objective peuvent se mettre d’accord, et que la Justice immanente, la Justice affranchie de tout respect transcendantal, trouve une première sanction, que j’appellerai sanction externe

Tu as tout disposé, dit la Sagesse, avec nombre, avec poids, avec mesure ; Omnia in pondere, et numero, et mensurâ, disposuisti. Comment l’Église n’a-t-elle pas vu que dans cette vérité, si bien démontrée par la science profane, il y avait un axiome pour sa théologie, une loi pour sa Justice, un commandement pour sa discipline ? L’économie chrétienne, comme l’économie païenne, a été livrée au hasard ; elle est devenue une économie d’iniquité. Et telle est aujourd’hui la profondeur du mal, l’immensité de la faute, que revenir à la Justice c’est renoncer au christianisme.

Combien plus prudente, plus généreuse, plus véritablement inspirée a été notre Révolution, lorsqu’elle a dit par la bouche de Condorcet :

« Il est aisé de prouver que les fortunes tendent naturellement à l’égalité, et que leur excessive disproportion ou ne peut exister, ou doit promptement cesser, si les lois civiles n’établissent pas des moyens factices de les perpétuer et de les réunir ; si la liberté du commerce et de l’industrie fait disparaître l’avantage que toute loi prohibitive, tout droit fiscal, donnent à la richesse acquise ; si des impôts sur les conventions, les restrictions mises à leur liberté, leur assujettissement à des formalités gênantes, enfin l’incertitude et les dépenses nécessaires pour en obtenir l’exécution, n’arrêtent pas l’activité du pauvre et n’engloutissent pas ses faibles capitaux ; si l’administration publique n’ouvre point à quelques hommes des sources abondantes d’opulence fermées au reste des citoyens, etc. »

De telles paroles, hélas ! étaient dignes du martyre : l’exécuteur des vengeances réactionnaires, Robespierre, ne manqua pas à sa tâche. Le seul homme qui en 93 entrevit l’égalité, mis hors la loi et découvert par la police du tribun, fut forcé de s’empoisonner pour échapper au bourreau. Le sang de Condorcet, de Danton, de Vergniaud, de Lavoisier, de Bailly, a rejailli jusque sur nous, et nous attendons la République.

XLII

Et maintenant, Monseigneur, répondez-moi.

La critique socialiste a convaincu d’erreur l’antique économie ; l’iniquité de la loi féodale a été démontrée, la formule du préteur réduite à l’absurde. L’identité de tous ces termes : Justice, égalité, garantie mutuelle, bien-être, progrès, est devenue un lieu commun. Nous savons ce qui fait notre mal et ce qui ferait notre bien ; et la responsabilité de nos douleurs a été reportée sur l’Église, héritière du paganisme et institutrice de la société moderne.

Protestez-vous contre cette accusation qui s’élève de toutes parts ? Direz-vous, avec quelques jeunes théologiens à qui le mouvement de la civilisation a dessillé les yeux, que la liberté, la Justice, l’égalité, le respect réciproque, la balance des forces, les garanties qui en résultent, que tous ces principes, ces règles de droit, dont j’ai montré l’origine dans la pure conscience de l’homme, sont aussi du christianisme ; que le christianisme les a connus avant la Révolution, et que l’Église ne demande rien tant aujourd’hui, comme autrefois, que de voir ses enfants les mettre en pratique et y conformer toute leur vie ?

Commencez donc par réformer votre enseignement, et surtout votre discipline. Acceptez pour vous, comme pour les autres, la balance du droit et du devoir, rendez aux familles dépouillées ces biens que la superstition vous a dévolus ; contentez-vous de votre salaire ; réglez ce casuel, misérable dans les campagnes, scandaleux dans les villes ; abstenez-vous de ces levées de subsides, surtout de ce cumul de fonctions industrielles, mercantiles et pédagogiques, aussi contraires à la dignité du sacerdoce qu’à la probité publique. Dites, enfin, dans vos écoles, dans vos colléges, dans vos séminaires, dans toutes vos paroisses, dites et proclamez à haute voix, et prouvez par vos actes, que la démocratie vous a méconnus, que vous êtes d’accord sur tous les principes avec la Révolution. Affirmez avec nous la liberté, l’égalité, la fraternité, la juste propriété, la balance sociale, le travail garanti, le crédit organisé, la rente égale pour tout le monde. Faites cela ; et puisque vous jouissez auprès du Pouvoir d’une influence sans bornes, occupez-vous tout d’abord de lui redemander ces libertés que la Révolution a fait éclore, et dont rien ne justifie ni ne compense le retrait.

La société devra-t-elle attendre que vous ayez mis d’accord vos maximes anciennes avec vos devoirs présents ? Mais à qui la faute, je vous prie, si les événements vous devancent, si votre profession de foi, avec ses dix-huit siècles d’antiquité, se trouve aujourd’hui en retard ? Pourquoi ne vous êtes-vous pas saisis à temps de ces grandes vérités que découvre chaque jour à la civilisation réjouie la science nouvelle ? Pourquoi l’Église, au lieu de se cramponner en aveugle à son effroyable dogme, n’a-t-elle pas fait de ces découvertes, effectuées ou seulement prévues, la base de sa morale ? Pourquoi, toujours affable aux grands, n’a-t-elle cessé de fouler et de refouler les malheureux ? L’Église, si elle avait embrassé résolument la cause de la Justice, eût été toujours reine ; le cœur des peuples serait demeuré avec elle ; on n’aurait vu dans son sein ni hérétiques ni athées. La distinction des puissances n’eût jamais été faite ; et Pie IX, unique souverain du globe, régnerait sur les idées comme sur les intérêts. Personne n’eût révoqué en doute l’autorité du sacerdoce, pas plus que la certitude de sa révélation ; car personne n’eût été induit à ce doute par le spectacle des calamités sociales, de la tyrannie ecclésiastique, et de l’inclémence du ciel. C’est le malheur de sa destinée qui pousse l’homme à accuser sa religion et son Dieu. Ne voyez-vous pas en ce moment que votre troupeau se compose exclusivement de riches, et que ceux qui vous quittent sont les pauvres ? Cela se perd, me répondit un jour un paysan que j’avais connu fort assidu dans sa jeunesse aux offices de l’Église, et à qui je témoignais ma surprise de son indévotion. Oui, cela se perd, et beaucoup plus vite, je le crains, qu’il ne faudrait pour le bonheur de notre malheureuse nation. Ô sainte Église catholique, apostolique, romaine et gallicane, Église dans laquelle j’ai été élevé, et qui as reçu mon premier serment ! C’est toi qui m’as fait perdre la foi et la confiance. Pourquoi, au lieu d’une mère, n’ai-je trouvé en toi qu’une marâtre ? Pourquoi, épouse du Christ, le rédempteur des prolétaires, as-tu fait alliance avec les ennemis du Christ, exploiteurs per fas et nefas du prolétariat ? Comment es-tu devenue adultère, si tant est que tu aies jamais été légitime ?

Inutiles regrets ! Ce qui est écrit est écrit ; l’Église ne changera pas : la véracité de l’esprit humain ne permettrait pas une semblable déviation de la foi chrétienne. À chaque âge de l’humanité sa signification, à chaque idée son drapeau. L’Église est établie en dehors de la Justice, dont elle ne possède pas la notion ; en dehors de l’économie, dont elle repousse systématiquement les lois. Non datur Ecclesia in œconomiâ. L’homme n’a point de droits, a dit un de vos derniers prophètes, M. Donoso Cortès. Je ne sache point, Monseigneur, que ni vous ni aucun de vos collègues ayez protesté contre ce blasphème. Le pape ne l’a point mis à l’index : au contraire, M. Donoso Cortès est mort en odeur de sainteté.

Et vous prétendez au gouvernement des consciences, et vous nous accusez d’immoralité, si je puis ainsi dire, congéniale, vous dont le premier article de foi est de flétrir la personne humaine ; le second, de la vouer à la misère ; le troisième, de la déposséder de la terre, dont vous vous attribuez la meilleure part, en laissant l’autre à des nobles ! vous qui, pour consommer cette dépossession, ne craignez pas de vous livrer, sous le couvert de votre manteau archiépiscopal, aux pratiques les plus équivoques du mercantilisme ; qui, ignorant ou contempteur des lois de l’économie, enseignez de parole et d’exemple que la gloire de l’Église est la loi suprême, que cette loi purifie tout, légitime tout, même l’usure, jadis par vous condamnée, même la dépravation du travailleur, même la transportation de ces milliers de bouches que votre exécrable système a rendues inutiles !

Oh ! Monseigneur, savez-vous ce qui me console ? C’est que vous croyez à votre religion ; c’est que du moins votre conscience vous sert d’excuse, et qu’elle ne saurait m’empêcher de vous honorer autant que de vous plaindre. C’est pourquoi, tandis que vous me signalez, à raison de mes opinions, à l’horreur des fidèles, moi, en vertu de ces mêmes opinions, je puis dire toujours, en vous montrant à mes coreligionnaires : L’homme est meilleur que le Dieu.