De la prétendue veille somnambulique/01

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De la prétendue veille somnambulique


DE LA PRÉTENDUE VEILLE SOMNAMBULIQUE


I

L’hypnotisme est fécond en surprises, c’est incontestable. Pourtant gardons-nous avec soin d’y voir un tissu de mystères, et de faire de l’hypnotisé un être qui aurait, en quelque sorte, dépouillé la nature humaine.

Restreindre le nombre de ces mystères en faisant rentrer certains phénomènes de somnambulisme dans quelque ordre de faits déjà analysés, ou du moins en les y rattachant par des liens étroits, tel est le but de cette nouvelle étude.

Tel était aussi celui des deux études précédentes, sur la mémoire des hypnotisés, et sur leur éducation par l’exemple. Qu’il me soit permis d’en résumer le sujet et d’en faire ressortir en peu de mots l’esprit qui les a inspirées l’une et l’autre.

Parlons d’abord de la première. On signalait comme une particularité absolument caractéristique, comme un trait exclusivement distinctif de l’hypnotisé son oubli, au réveil, des actions qu’il avait faites ou vu faire, des paroles qu’il avait prononcées ou entendues pendant son sommeil. Partant de cette remarque que la plupart de nos songes échappent à notre souvenir, et ayant cru trouver à quelle s conditions ils sont susceptibles de rappel, je montrai, par une série d’expériences méthodiques rapidement exécutées, que le rappel des rêves hypnotiques dépend des mêmes conditions. Par là fut établie entre ces rêves et les rêves naturels une analogie importante, qui rapproche le somnambulisme du sommeil physiologique.

Dans cette même étude, j’avais laissé entrevoir la possibilité d’exercer les somnambules de manière qu’ils se souviennent de toutes les suggestions qu’on leur donne. La chose s’est réalisée chez mes sujets. J….. et M….. se rappellent maintenant leurs rêves sur le moindre indice ; le présent travail en fournira des preuves surabondantes. Il est arrivé avec elles ce qui est arrivé avec moi quand je me suis occupé du sommeil et des rêves ; j’en étais venu à noter, dans mon sommeil même, les rêves dont je pouvais tirer parti[1].

La deuxième étude témoigne encore du désir de simplifier autant que possible les problèmes que soulève le somnambulisme provoqué. Elle vise à séparer, dans les manifestations hypnotiques, les traits essentiels qui les unifient des traits accidentels qui les diversifient, en mettant la production de certains caractères propres aux différentes formes de somnambulisme sur le compte de l’imitation et de l’éducation.

Dans ses ingénieuses études de sociologie, M. G. Tarde regarde cette tendance à l’imitation comme l’un des plus puissants facteurs sociaux[2]. Elle joue certainement un rôle considérable dans le somnambulisme. Et au fond, comment la suggestion par gestes et même par paroles commande-t-elle à l’hypnotisé, si ce n’est pas parce qu’il est, de par son état, imitateur au plus haut point et toujours prêt à réaliser ce qu’on lui montre, ce qu’on lui dit ? Dans le cours de mes expériences ultérieures, je me suis convaincu de plus en plus de la vérité de cette assertion. Je me bornerai à un seul exemple[3].

J’avais hypnotisé assez promptement une jeune et robuste paysanne, voisine de campagne. Insensibilité, paralysie de la parole, amnésie, etc., tout cela avait été obtenu dès la seconde séance. Mais la catalepsie et les contractures ne prenaient pas. J’avais beau lui affirmer qu’elle ne pouvait pas faire jouer son bras, elle le faisait jouer tout de suite. — « Mais vous avez été un peu gênée quand même ? insinuais-je. — Pas du tout ! » répondait-elle d’un air encore plus surpris que le mien. Après plus d’une tentative infructueuse, je m’avise de lui montrer M….. avec un bras mis en catalepsie ou en contracture, que je lui donne à tâter ; elle comprit aussitôt ; et, à partir de cet instant, je lui immobilisais à volonté n’importe quel membre.

J’utiliserai un jour, pour l’explication des phénomènes inhibitifs dus à l’hypnotisme, ce fait, qui n’est exceptionnel qu’en apparence.

Après tout, dans les champs de la science, rien de plus gênant que les exceptions. L’exception est une espèce de contradiction ; c’est, si l’on veut, une contradiction circonscrite et particulière. Or la nature ne se contredit pas ; dans la nature, il n’y a pas d’exceptions. Cette mauvaise herbe ne pousse que dans nos théories et nos systèmes, et l’on ne peut jamais en poursuivre l’extirpation avec trop de persévérance et d’énergie.

Ainsi veux-je agir à l’endroit de la prétendue veille somnambulique, de cet état intermédiaire, dit-on, entre la veille et le sommeil. J’espère montrer que cette veille est bel et bien le sommeil, et qu’elle n’en diffère que par des caractères sans importance. À ce titre, cette troisième étude est une suite naturelle des deux premières.

II

C’était au mois de décembre 1885. M. Charcot avait bien voulu m’inviter à une séance expérimentale à la Salpêtrière. Après qu’il nous eut fait voir sur un sujet les trois phases classiques et si discutées de l’hypnotisme, on introduisit dans la salle une femme d’une trentaine d’années, mince, hâve, pâle, figure honnête dénotant une intelligence quelque peu bornée, mise assez pauvre. Elle salua la compagnie avec une certaine aisance, et M. Charcot{{}} avec une nuance de familiarité. « Vous vous sentez bien, ma fille ? lui dit-il. — Très bien, monsieur. — Vous avez déjeuné ? — Certainement. — Qu’avez-vous eu ? — Du pain, du café, du lait. — Parfait ! Regardez à vos pieds ; voyez-vous ce bassin d’eau limpide ? — Oh ! le beau bassin, la belle eau ! — Voyez les poissons rouges. — Les beaux poissons ! — Décrivez-les. — Il y en a de grands, de petits, de toutes les tailles ; il sont très nombreux et nagent dans tous les sens. — Et autour du bassin, quel frais gazon tout semé de fleurs ! — Vraiment, quelles jolies fleurs ! — Quelles sont-elles ? — Des marguerites, principalement. Me permettez-vous d’en faire un petit bouquet, monsieur Charcot ? — À votre aise. — Bien merci ! » Et la brave fille, se penchant, se mit à cueillir délicatement ses marguerites, les prenant de ci de là, pour ne pas dénuder toute une place, les enroula d’un brin d’herbe, et prenant une épingle, attacha précieusement le bouquet à son corsage. « Il est bien joli, votre bouquet ; vous êtes heureuse ? — Si heureuse ! — C’est bien dommage que votre jambe droite est paralysée. — Hélas ! » Et la pauvre hallucinée chancelle ; on doit la retenir. « Je vais vous faire passer cela. Tenez ! Vous voilà guérie. — Merci, monsieur Charcot. — Pas la peine ; mais voilà que vous avez bien mal dans le dos. — Dieu ! que je souffre ! » Et elle se tord de douleur.

Moi à M. Charcot : « Est-elle éveillée ? — Je ne sais pas. Serait-elle endormie ? — Je ne sais pas. — Elle est pourtant éveillée ou endormie. — Je ne sais pas. — L’avez-vous endormie sans que je l’aie vu ? — Non. — Est-elle souvent ainsi ? — Toujours ! — C’est bien étrange. — Oui. ― Avez-vous une explication ! — Non. »

Ce dialogue nous avait fait oublier la malheureuse, qui continuait à gémir et à se tortiller sur sa chaise. M. Charcot avec une parole la tira d’affaire, et moi je restai abîmé dans d’inextricables réflexions. Je venais d’assister à une scène de soi-disant veille somnambulique.

M. Beaunis a le premier, je crois, attiré l’attention sur cet état, qu’il estime, comme je l’ai dit, intermédiaire entre la veille et le sommeil hypnotique. Il lui donne, faute de mieux, le nom de veille somnambulique, qui en rappelle assez heureusement le double caractère[4].

Je ne puis mieux faire que de résumer ses observations et les conclusions qu’il en tire.

1o Le souvenir des hallucinations et des actes suggérés pendant le sommeil hypnotique, mais se produisant après le réveil, est aboli dès leur accomplissement. Exemples : Réveillée, Mlle A….. E….. voit un nez d’argent à M. X….. Sitôt que la suggestion lui est enlevée par la parole, elle ne se rappelle plus avoir vu M. X….. avec un nez d’argent. Mme H….. A….. doit, trois minutes après son réveil, aller embrasser une petite paysanne qu’elle voit pour la première fois ; l’acte accompli, plus de souvenir.

2o Le même oubli a lieu pour les hallucinations et les actes suggérés à l’état de veille. « Cet oubli se produit même quand on appelle d’une façon particulière l’attention du sujet sur le phénomène qui lui a été suggéré à l’état de veille. » Exemple : Mlle A….. E….. doit tourner ses mains l’une sur l’autre. Elle ne peut les arrêter. On lui fait remarquer son impuissance et on l’invite à s’en souvenir. M. Beaunis lui arrête les mains ; oubli.

3o Le même oubli s’observe à l’égard d’actes plus longs et plus compliqués, laissant subsister entre eux des traces matérielles. Exemples : Déplacer des objets sur une étagère ; prendre un sou dans la poche d’autrui et le mettre dans la sienne.

4o Ces actes et ces hallucinations oubliés à l’état de veille sont parfaitement remémorés à l’état hypnotique.

De ces faits, M. Beaunis tire la conclusion suivante : « Il est impossible d’assimiler cet état de veille dans lequel les suggestions sont possibles à l’état de veille ordinaire. Il y a là un état particulier tout à fait spécial et qui mérite une étude à part ».

M. Beaunis signale cependant des exceptions à cette abolition du souvenir, notamment quand la suggestion doit se réaliser à longue échéance (par exemple, le lendemain) ou quand elle porte sur des rêves à avoir pendant le sommeil naturel. « Il semble donc que la perte du souvenir ne s’étende qu’à un certain laps de temps (plus ou moins long à déterminer) après l’intimation de la suggestion. »

M. Beaunis passe ensuite à l’examen des suggestions à l’état de veille. Il rappelle qu’elles ont été surtout étudiées par le Dr Bernheim d’abord, puis par M. Liégeois. Voici ce qu’en dit M. Bernheim : « Beaucoup de sujets qui ont été hypnotisés antérieurement[5] peuvent, sans être hypnotisés de nouveau…, présenter à l’état de veille l’aptitude à manifester les mêmes phénomènes suggestifs. »

De son côté, M. Liégeois dit ceci : « Ce qui est surtout très singulier…, ce qu’il serait très intéressant d’étudier à fond et de bien caractériser, c’est l’état du sujet mis en expérience. Il ne présente pas la moindre apparence de sommeil…, il semble être dans un état absolument normal, excepté sur le seul point où porte la prohibition de l’expérimentateur. » Il propose d’appeler « cet état vraiment bizarre » condition prime[6].

M. Beaunis juge que le tableau tracé par M. Liégeois est « d’une exactitude frappante ». Mais, ajoute-t-il, il manque un trait à ce tableau, et c’est précisément ce trait qui constitue la caractéristique réelle de cet état spécial ; je veux parler de cette perte partielle de la mémoire que j’ai signalée déjà, perte qui ne porte que sur la suggestion qui vient d’être faite, tandis que le souvenir est conservé pour tout le reste. Il y a là une distinction capitale et qui n’a été faite par aucun des observateurs précités » (p. 69[7].)

M. Beaunis distingue cet état et du sommeil hypnotique avec les yeux ouverts, et de l’état de fascination décrit par le Dr Brémaud (Société de Biologie, 1883, 27 octobre), et du charme décrit par le Dr Liebeault (dans son livre sur le Sommeil, p. 32) comme étant « sur la limite de la veille et du sommeil ». Pour M. Beaunis cet état « n’est ni le sommeil hypnotique ni la veille. Il se distingue du sommeil hypnotique par plusieurs caractères : le sujet est parfaitement éveillé, il a les yeux ouverts, il est en rapport avec le monde extérieur ; il se rappelle parfaitement tout ce qui se dit ou se fait autour de lui, tout ce qu’il a dit ou fait lui-même ; le souvenir n’est perdu que sur un point particulier, la suggestion qui vient de lui être faite ; c’est par là et par la docilité aux suggestions que cet état se rapproche du somnambulisme. Ces deux caractères sont, du reste, les seuls qui le distinguent de l’état de veille ordinaire. »

Il y a danger à trop multiplier les distinctions. Une fois dans cette voie, il n’y a plus lieu de s’arrêter[8]. Je vais m’efforcer de prouver qu’en réalité, tous ces états intermédiaires entre la veille et le sommeil hypnotique sont bel et bien du sommeil hypnotique. Sans doute, comme le dit quelque part M. Richet, rien n’est parfois plus difficile que de distinguer le sommeil de l’état normal. Mais justement c’est en éliminant avec soin comme accidentels tous les caractères qui, si fréquents qu’ils soient, ne sont pas constants, qu’on parviendra à bien fixer les caractères essentiels de l’hypnose, et par là, si on le peut, remonter un jour à sa cause. Tel est le premier pas à faire dans toute espèce de recherches.

III

Les lecteurs de la Revue qui ont lu mon article sur la Mémoire chez les hypnotises voudront bien se rappeler peut-être comment, dès ma première expérience avec J….. sur les suggestions à réaliser à l’état de veille, l’air particulier qu’elle prit fit naître un doute dans mon esprit sur le caractère véritable de cet état, et comment, en fin de compte, mon doute fit promptement place à la persuasion que cet état de veille apparente était bel et bien du somnambulisme[9].

Mais de la persuasion à la conviction scientifique, il y a de la distance. Une circonstance fortuite me mit sur la voie qui devait me permettre de la franchir.

C’était le samedi 13 mars. J’étais alors en train de dresser M….. sur le patron de J….., et je lui donnais, pour la première fois, un ordre à exécuter après que je l’aurais réveillée. Cet ordre était le même que j’avais donné auparavant à sa sœur : enlever des eaux sales, après quoi, venir se rasseoir dans son fauteuil et se rendormir. L’heure était indue, cette besogne n’est pas la sienne et est assez compliquée. Il faut vider un bassin dans un seau, descendre pour déverser le seau dans un évier ; essuyer et remettre chaque objet à sa place.

M….. me réservait une surprise. Je la réveille ; elle se lève.

M….. tient d’ordinaire les yeux baissés ; elle est timide, un peu en dedans, comme je l’ai dit ailleurs, et le regard, quoique beau, n’est pas absolument limpide, il a quelque chose de fuyant. Aussi n’est-il pas toujours facile, même à des yeux exercés comme sont les miens, de distinguer chez elle l’état hypnotique de l’état normal. Cette fois-là, je la croyais parfaitement éveillée.

Je lui demande ce qu’elle va faire. « Je vais vider les eaux sales. » Elle accomplit l’ordre de point en point, sauf qu’en rouvrant la porte de la chambre où je me tenais, elle me dit : « Monsieur, je suis réveillée », et ne revint pas se rendormir dans le fauteuil.

Étonne, je l’interroge : « Qu’est-ce que vous avez été faire ? — J’ai vidé les eaux sales, comme vous me l’avez dit. — Mais ce n’était ni l’heure, ni votre ouvrage. — Je le sais bien, mais j’ai cru que je devais le faire, puisque vous l’aviez dit. — Vous me dites que maintenant vous êtes réveillée. Quand vous êtes-vous réveillée ? — Quand j’ai eu vidé le seau et que je suis remontée. — Vous étiez donc endormie avant ? — Je ne sais pas. — Pourquoi dites-vous que vous vous êtes réveillée à ce moment ? — Parce que, à ce moment, j’ai senti que je faisais quelque chose d’inusité. »

Peu de jours après, histoire analogue. C’était le lendemain d’un soir où J….. avait beaucoup ri, d’un rire suggéré, en procédant à la toilette de nuit de ma femme[10]. J….. remplissait le même service pendant que je tenais M….. endormie. Il me passa par la tête de mettre celle-ci en conflit avec sa sœur. « M….., lui dis-je, J….. s’est hier conduite d’une manière peu convenable envers Madame ; je crains qu’aujourd’hui elle n’en fasse encore autant. Allez près d’elle lui faire des remontrances, et, la prenant par le bras, engagez-la à avoir une attitude décente. »

Je la réveille ; je cause de choses et d’autres, puis je la congédie : c’est son heure. « Vous êtes bien éveillée ? lui dis-je. — Certainement, » répond-elle en souriant. Elle me faisait, d’ailleurs, l’effet de l’être, mais je prenais quand même, comme on voit, mes précautions. Voilà qu’ayant ouvert ma porte, qui donne sur un palier, au lieu de descendre comme à l’ordinaire, elle entre, sans frapper, dans la chambre de ma femme, qui lui demande ce qu’elle vient faire. « Je cherche J….. » fut sa réponse. J….. venait justement de sortir. M….. va d’appartement en appartement à sa recherche sans la rencontrer, puis rentre dans la chambre. À ce moment j’y pénètre, pour pendre note de ce qui va s’y passer. M….. me dit : « Maintenant, monsieur, je suis réveillée. — Que faisiez-vous ? — Je cherchais J….. pour, etc. Mais je suis réveillée, et je sais que je n’ai pas à lui dire cela : c’est un tour que vous m’avez fait. »

De cette même réponse, faite par deux fois, il me parut ressortir que ce que j’avais pris pour l’état de veille, et qui en avait toutes les apparences, devait être une espèce de sommeil. Quelle espèce de sommeil ? c’était le problème. Il me sembla que l’on pourrait en trouver la solution par une investigation psychologique directe et régressive, en recourant à l’art d’évoquer les souvenirs ou les réflexions des sujets hypnotisés. Je me proposai de diriger plus tard mes études tout spécialement vers cet ordre de phénomènes. En attendant, je m’interdis systématiquement toute expérience avant que je pusse m’en occuper exclusivement. Quand les faits se présentèrent d’eux-mêmes, je me contentai d’en prendre note. Mais je puis dire que dès lors déjà mon opinion était arrêtée : au moment d’exécuter l’ordre suggéré, le sujet se rendormait, comme il se rendort à telle heure, à tel signal, en touchant un objet désigné, en prononçant un chiffre déterminé ou en arrivant à une certaine ligne d’une page qu’on lui donne à lire.

Deux conséquences immédiates me paraissaient encore ressortir de ces deux aventures : l’une, c’est que le sujet avait la conscience claire et nette de sortir d’un état particulier ; l’autre, c’est qu’il se souvenait spontanément de l’ordre donné, mais non accompli.

Les faits subséquents, non provoqués, confirmèrent à mes yeux la justesse de ces inductions. En voici deux du même jour. Je les relate dans leur entremêlement.

C’était le 21 mars, ce jour où j’avais convoqué chez moi mes collègues, MM. Masius et L. Frédéricq, ainsi que le docteur Mathien[11]. M. Masius n’avait encore vu ni J….. ni M….. en somnambulisme. Il tenait à s’assurer par lui-même qu’elles ne simulaient pas. À cette fin, il les soumit à diverses épreuves. Entre autres, à J….. éveillée, mais prévenue par moi qu’elle n’aurait pas mal, il perça la langue avec une grosse aiguille, sans qu’elle ressentît de douleur, ni pendant ni après[12]. Puis, toujours dans la même intention et pour vérifier mon dire qu’elles étaient bien en communication avec la première personne venue et aptes à en recevoir des suggestions, profitant du sommeil de J….., il lui dit : « Tantôt quand vous servirez le souper, vous jetterez à terre le second plat. — Dans le cou de M. Masius, ajoute sur-le-champ M. L. Frédéricq. »

Moi, qui n’avais nulle raison de douter de la sincérité de J….., j’interviens à mon tour, et, la tenant endormie : « Ne faites pas ce qu’on vient de vous conseiller, lui dis-je ; vous entendez bien ? — Je n’ai garde, monsieur. — Fort bien, mais n’oubliez pas ! — Soyez tranquille ! — Au moment du second service, vous embrasserez Madame, cela vaut mieux que renverser les plats, casser la vaisselle et gâter tapis et parquet. Sans doute, monsieur. »

Sur ces assurances, j’attendis les événements, non sans inquiétude, et la séance continua.

On me demanda de donner moi-même une suggestion à M….. Après nous être concertés, je lui enjoignis d’aller allumer une bougie dans la chambre voisine, de rentrer par une autre porte et d’embrasser M. A…….., un jeune homme, le quatrième invité.

M….. exécuta ponctuellement les premiers articles du programme ; mais, arrivée au dernier, elle se mit à hésiter, approcha, recula, rougit terriblement, cacha sa figure dans ses mains, puis, se dirigeant vers moi, elle me dit à mi-voix, et rougissant encore davantage, si possible : « Monsieur, je le voudrais bien, mais je n’oserais jamais. »

À ce moment, M….. était certainement réveillée. Elle avait la pleine conscience de la réalité extérieure ; elle se souvenait d’avoir reçu de moi un ordre qu’elle jugeait, dans sa pudeur, inexécutable, et elle venait s’excuser près de moi de ne pas y obtempérer.

À quel moment au juste le réveil avait-il eu lieu ? je n’en sais rien. Le lendemain, elle confiait à ma femme qu’elle avait eu une singulière envie d’embrasser M. A….. et que cette envie n’était pas encore passée. Le surlendemain, à moi-même, elle faisait la même confidence. J’ai noté souvent cette persistance d’une envie non satisfaite, même quand on estime que la satisfaction causera déplaisir.

À huit heures, on se mit à table. Au moment du premier service, craignant une méprise, je vais près de J….., qui servait avec sa sœur ; je lui rappelle le singulier conseil que M. Masius lui a soufflé, et je lui recommande bien de ne pas le suivre. « Je ferai attention, dit-elle, je n’ai garde. » Le temps me manquait pour m’enquérir si elle avait en ce moment quelque conscience du tour qu’on voulait lui jouer. Je m’en informai le lendemain. Elle n’en avait, m’a-t-elle dit, nulle idée ; aussi n’avait-elle rien compris à ma recommandation ; elle croyait à une plaisanterie.

Le premier service s’est passé dans les règles. On est dans l’attente. Arrive J….. avec le second plat. M. A….., qui est bien placé pour voir son entrée, s’écrie : « Monsieur, prenez garde, elle a un drôle d’air, elle va le jeter ! » J….. a, en effet, un drôle d’air ; je l’observe ; elle s’approche de ma femme : « Madame, lui dit-elle, permettez-moi de vous embrasser. » Elle l’embrasse, la sert, puis s’arrête un instant comme indécise. Il est plus que temps ; je m’élance vers elle : « Donnez-moi le plat. » Elle résiste. Je le lui prends de force et le passe à sa sœur. Je souffle dans la figure de J….. Elle se secoue tout à fait comme si elle se réveillait, mais elle garde son sérieux et son air résolu. Je l’exhorte à rappeler ses esprits. Au lieu de cela, elle se rapproche de sa sœur pour lui reprendre le plat, avec une obstination telle que je juge prudent de la tenir à l’écart tout le temps du second service.

Bien m’en avait pris. Le lendemain, J….. nous confessait qu’elle n’aurait jamais pu s’empêcher d’embrasser Madame ; pour le reste, son esprit ne le démêlait pas très bien ; elle avait certainement envie de laisser tomber le plat, non à terre, mais plutôt sur M. Masius ou entre lui et ma femme ; mais elle ne saurait assurer qu’elle l’eût fait.

Nous voyons encore une fois le sujet en état de préciser convenablement ses impressions passées ; ses souvenirs sont fidèles et ses révélations cadrent parfaitement avec les faits.

Rappelons tout d’un coup qu’il m’a été impossible d’anéantir la suggestion donnée par M. Masius. J’ai eu, dans la suite, plusieurs fois l’occasion d’en faire la remarque ; les suggestions contradictoires se superposent et ne se détruisent pas : « Prenez ce chapeau… Non ! ne le prenez pas. » Le sujet prend le chapeau, puis le remet à sa place. Il y a peut-être d’intéressantes expériences à faire dans cette direction.

Le 27 mars — je cite les dates, pour que le lecteur qui voudrait s’en donner la peine puisse les rapprocher et apprécier la succession des expériences — je rendis à M….. l’ordre d’embrasser M. A….., qu’elle n’avait pas accompli le dimanche précédent. Réveillée, je lui dis de s’asseoir et de se tenir à ma disposition. Elle le fait de bonne grâce et prête intérêt aux exercices auxquels je soumettais les sujets de Donato A et C. Quand dix heures sonnent, je lui permets de se retirer. Elle se lève allègrement, dit bonsoir à la compagnie, ouvre la porte pour s’en aller ; lorsque, faisant brusquement volte-face, elle se dirige vers M. A….. et l’embrasse sans hésiter. « Que faites-vous là ? » lui dit M. A… À cette parole, M….. devient rouge comme une grenade, cache sa tête dans ses mains, se sauve en toute hâte, et je l’entends qui descend l’escalier en sanglotant. Je m’empresse sur ses pas. Elle était en larmes. Elle ne voulait plus qu’on lui jouât des tours semblables ; qu’allait penser d’elle M. A….. et le reste de la société ? Sa conduite n’était pas celle d’une fille honnête ; elle ne viendrait plus aux expériences. Pour la remettre et chasser ses idées, je dus l’hypnotiser de nouveau, ce qui, par parenthèse, me réussit.

Le lendemain, je l’interrogeai sur ce qu’elle avait éprouvé. Voici ce qu’elle me dit : « Je ne pensais à rien qu’à regarder les petits garçons ; quand vous n’avez dit de partir, j’ai été contente parce que j’étais fatiguée. Mais quand j’ai ouvert la porte, l’idée m’est venue d’embrasser M. A….. Il me sembla que c’était une chose que je devais faire absolument ; et je suis revenue sur mes pas. Seulement lorsque M. A….. me demanda ce que j’avais fait, sa voix me réveilla et je compris toute la singularité de mon action. Mais quand vous êtes-vous endormie ? — Je ne sais pas si je me suis endormie, ni quand mais je sais que je me suis réveillée. »

Les souvenirs de M….. ne présentent donc pas de lacune. Ceci tient à ce qu’elle s’est réveillée pendant l’action et aussi à ce que sa mémoire hypnotique est très exercée, plus même que celle de sa sœur.

Il n’en est généralement pas ainsi. M. Beaunis le constate expressément, dans les passages que j’ai résumés plus haut. Voici un fait que M. Voituron, étudiant en médecine, qui s’occupe depuis longtemps de magnétisme, a observé, et qu’il a rédigé à ma demande[13] :

« M. L. F….., pharmacien, ayant été magnétisé, je lui suggérai d’aller me chercher, cinq minutes après son réveil, un flacon d’ammoniaque chez un pharmacien demeurant à une cinquantaine de mètres de notre local. Puis je le réveillai et continuai les expériences sur un autre sujet.

« M. L. F….. se plaça alors parmi les assistants, avec lesquels il causa de ce qu’il avait ressenti.

« De temps en temps il regardait l’heure, et il l’avait aussi regardée immédiatement après son réveil[14].

« Les cinq minutes étant écoulées, il se leva disant qu’il allait chercher de l’ammoniaque, mit son chapeau et sortit.

« Quelque temps après, il me rapportait le flacon demandé et allait, après que je le lui eus dit, se placer encore parmi les assistants.

« Il leur demanda alors comme sortant d’un rêve : « Mais ne viens-je pas de sortir ? » On lui dit qu’il était allé acheter de l’ammoniaque, ce qui l’étonna fort.

« Ceci prouve donc que, dans ce cas, le sujet à qui on avait suggéré une action à accomplir étant éveillé, l’avait faite dans un état de demi-somnolence. »

IV

C’est à partir du premier avril qu’ayant fini de rédiger mes études sur la mémoire et sur l’influence de l’imitation, j’entrepris, comme je l’ai dit, des expériences systématiques en vue de constater l’état hypnotique des sujets lors de l’accomplissement des suggestions qu’on leur a données. Ces expériences furent rapidement menées.

Ce premier jour, je priai mon ami le docteur L. de R….. de vouloir bien m’assister dans mes observations. Nous convînmes de ce qui suit. J….. et M….. serviraient de sujets ; au préalable, on les engagerait à bien observer ce qui allait se passer en elles, et à s’en souvenir de manière à pouvoir en faire le récit circonstancié. Voici la fable que nous imaginâmes pour J….. Au moment où le docteur porterait à ses lèvres le verre de vin qu’il avait devant lui, elle devait voir tout d’un coup ses cheveux pousser et grandir démesurément au point de le gêner. Pour le soulager, elle irait chercher un peigne dans la chambre voisine, et le peignerait jusqu’à ce que ses cheveux eussent repris leur longueur normale. Immédiatement après, elle devait s’éveiller.

J… et M… sont appelées. La recommandation faite, je les endors toutes deux, dicte à J… la suggestion et la réveille. Pour passer le temps et occuper son esprit, nous faisons différentes expériences avec sa sœur. Celle-ci tricote les yeux fermés. M. de R… lui ordonne de se réveiller et de se rendormir successivement après un nombre de points, qu’il lui fixe. Ces choses intéressent le docteur si bien, qu’il en oublie de boire. Tout ce temps, J… coud, jetant sur sa sœur, par intervalles, un coup d’œil curieux. Mais voilà que le docteur, sans penser plus loin, prend son verre et y boit. À ce moment J….. avait les yeux fixés sur son ouvrage ; mais elle a comme le sentiment qu’il vient de boire, et elle le voit qui remet sur la table son verre à moitié vide. À l’instant elle dirige des regards étonnés sur la chevelure du docteur. Elle est visiblement dans l’hypnose. Le docteur continue à ne se douter de rien ; il lui adresse la parole : « Son père est-il Allemand ? — Non, monsieur, mais il a été souvent en Allemagne. — A-t-elle des frères ? etc. » J….. répond à toutes ces questions d’une voix forte et claire, sans quitter des yeux la tête de son interlocuteur. Son air est celui d’une personne qui a quelque chose de pressé à faire, qu’un importun retient, mais qui ne veut pas se montrer impolie.

Enfin M. de R….. est au bout de ses questions. J….. se lève et, sans mot dire, prend le chemin de la chambre, et revient bientôt avec un peigne. M. de R….. n’y comprend rien. Je dois lui faire observer qu’il a bu son verre. Il ne s’en était pas aperçu, non plus que de l’air dont J….. le considérait. Il n’avait rien remarqué d’insolite dans sa physionomie[15].

Voilà donc J….. qui se met à peigner longuement et délicatement la forte chevelure du docteur ; ses mouvements indiquent clairement qu’elle voit les cheveux beaucoup plus longs qu’ils ne le sont en réalité. Quand elle les juge suffisamment raccourcis, au lieu de s’éveiller comme c’était dit, elle se remet dans son fauteuil, ferme les yeux en tenant le peigne en l’air, et reste dans cet état une à trois minutes (je ne puis mieux préciser, n’ayant pas songé à contrôler le temps). Elle les ouvre enfin spontanément, les arrête un instant sur le peigne, les dirige ensuite sur moi, tout chargés d’interrogations et de méfiance ; puis elle sourit et se souvient. Elle raconte toute la scène, et analyse exactement toutes ses sensations. Au moment où M. de R….. a touché à son verre de vin, elle a vu ses cheveux grandir ; elle se rappelle intégralement toutes les questions qu’il lui a faites, ainsi que l’impatience où elles la mettaient ; elle sait qu’elle est allée prendre un peigne, et quel usage elle en a fait, et ce qui s’en est suivi ; elle se rappelle enfin s’être réveillée, mais non s’être rassise dans le fauteuil et rendormie. Cette lacune l’intrigue et lui paraît quelque peu suspecte.

C’est au tour de M….. de recevoir une suggestion. Dix minutes après son réveil, elle verra s’altérer les traits de ma fille, qui est présente. Ce sera que son pied droit la fait souffrir : un clou est au fond du talon de sa pantoufle ; elle lui prendra cette pantoufle, rabattra le clou avec la tête de la paire de pincettes qui est à côté du foyer, la lui remettra au pied, puis se réveillera.

Je réveille M….. qui tient toujours son tricot en main. M….. regarde tout de suite l’heure à la pendule. Nous travaillons avec sa sœur. À chaque instant M….. jette un regard à la fois sur ma fille et sur la pendule. Enfin, au bout de six minutes (a-t-elle compris six et non dix ?) elle accomplit dans l’ordre toute la suggestion et se réveille au moment fixé.

Les souvenirs de M….. sont intacts ; elle se rappelle très bien que le réveil, qui chez elle, si l’on s’en souvient, est signalé par une secousse des épaules[16], est venu à l’instant où elle a remis la pantoufle au pied de ma fille ; mais elle n’a aucun souvenir de s’être endormie. Quant à nous, nous n’avons pu saisir aucune sorte de changement sur sa physionomie.

Les conclusions à tirer de ces deux expériences concordantes s’imposent, pour ainsi dire. Le sujet a la conscience qu’il se réveille, c’est donc qu’il dort. Qu’il n’ait pas la conscience du moment où il s’endort, rien de plus naturel : ce serait avoir la conscience que la conscience est perdue. C’est une contradiction dans les faits. Il peut bien, comme on va le voir, conclure qu’il a dû dormir, puisqu’il se réveille ; mais il ne peut saisir le sommeil lui-même. D’ailleurs quelle personne pourrait fixer le moment précis où elle s’est endormie, et se rendre compte des sensations ou des idées qui l’ont hantée à ce moment ? Chacun peut dire si à telle heure il était encore éveillé, mais non à quelle heure il a cessé de l’être. Néanmoins, j’ai cru devoir continuer, dans les expériences qui suivent, à appeler l’attention de J….. et de M….. tout spécialement sur ce point : mais je n’ai obtenu aucun résultat.

Le sujet dort donc ; ceci est hors de doute. Mais à quel moment s’endort-il ? Cette question comporte deux réponses, également rationnelles a priori. Ou bien, comme il a été dit plus haut, il entre dans le sommeil soit à l’apparition du signal annoncé, soit à l’instant prédit ; ou bien il reste dans le sommeil hypnotique pendant lequel la suggestion lui a été faite. Pour ce qui est de J….. la première réponse semble la seule plausible, vu que sa physionomie me parle clairement.

Pour M….. le doute est permis, parce que, comme je l’ai signalé, plus impassible, plus timide, avec ses yeux baissés et son regard qui se dérobe, elle trahit moins ce qui se passe en elle. Cependant, chez elle aussi, j’ai pu, à la longue, saisir le changement. Hypnotisée, elle prend un air tant soit peu maussade. Pour tirer la chose bien au clair, je lui ai donné dans la suite plusieurs suggestions qui devaient se réaliser au moment où elle servait à table, et toujours l’un ou l’autre convive remarquait un certain changement, léger, mais caractéristique, dans son allure.

Il semble donc qu’on doive pencher pour la première alternative. D’ailleurs, avant toute réflexion autre, elle paraît la plus simple.

Ce n’est pas qu’il n’y ait plus d’un argument à faire valoir en faveur de la seconde. D’abord le sujet, à qui on a inspiré une suggestion, est, après tout, sous l’empire de cette suggestion tant qu’elle reste à accomplir ; il est dans l’attente d’une heure ou d’un signal. Cette attente est hors de sa conscience, je l’accorde, mais elle n’en existe pas moins. En outre, il arrive assez fréquemment qu’entre le moment où on lui a intimé une suggestion, et son accomplissement, le sujet se sent mal à l’aise, comme s’il avait un poids sur le corps. J….. et M….. le constatent toutes deux, et bien souvent l’une ou l’autre, devinant juste, est venue me demander « si je ne lui avais pas joué un tour ». Par contre, quand je voulais leur donner le change, leur faire accroire que je leur avais dicté un ordre à leur insu, elles ne se laissaient pas facilement prendre à mon mensonge. Je dois dire cependant qu’il n’y a rien là de constant. Plusieurs fois, après qu’une suggestion leur avait été faite, je m’informais si elles ne sentaient rien, et elles me répondaient négativement. De sorte que, en dernière analyse, ces sortes de pressentiments pourraient bien être sans portée aucune.

Je me hâte d’ajouter que cette gêne dont elles se plaignent, fût-elle même constante, et le sommeil sont choses bien différentes. Mais il n’en faut pas moins admettre comme possible que la suggestion se fasse sentir d’une manière sourde et indirecte, tant qu’elle n’a pas reçu son exécution.

Les expériences qui vont suivre serviront à élucider ces divers points. Le hasard m’a singulièrement servi, comme on va le voir.

Je me fis une loi de n’opérer d’abord qu’avec M.……., réservant J.…… pour des expériences de vérification ou d’éclaircissement, si la nécessité s’en faisait sentir.

V

Vendredi 2 avril, M….. tricote. Je lui donne l’ordre de s’endormir quand elle aura achevé l’aiguille commencée. C’est ce qu’elle fait. J’ai arrêté la pendule avant son entrée. Je lui tiens ce petit discours : « Je vais vous réveiller ; vous tricoterez encore pendant cinq minutes, puis vous écrirez à votre père. Voici sur la table du papier et le reste. Vous lui écrirez que vous vous plaisez bien à Liège, et que maintenant la tranquillité y est rétablie[17]. Vous me raconterez ce que vous aurez fait. »

M….., réveillée, reprend son ouvrage. On cause de choses et d’autres ; et, à la différence de ce qu’elle avait fait la veille, elle ne regarde pas une seule fois la pendule. Au bout de huit minutes, M….. ferme les yeux et s’endort[18]. J’attends cinq autres minutes… Rien. Je la réveille : — « Eh bien ! M….. ? — Quoi, monsieur ? — Vous avez dormi, pourquoi ? — J’ai dormi ? Je ne sais pas ; j’avais sans doute sommeil. » J’attends encore quelques minutes : « Vous n’éprouvez rien ? Vous n’avez aucune espèce d’envie ? — Non. Pourquoi ces questions ? »

Je la rendors. — « Qu’est-ce que je vous avais dit tantôt ? — Rien. — Certainement, rappelez-vous ! — Je ne me rappelle pas. — Je vous avais dit d’écrire à votre père. — C’est fait. — Comment, c’est fait ? Que lui avez-vous écrit ? — Que je me plaisais à Liège, etc. — Vous n’avez rien écrit ; vous avez rêvé. Vous lui écrirez pour tout de bon dans trois minutes. Je vais vous réveiller. »

Voilà certes un résultat inattendu digne de réflexion. Ici le rêve accomplit la suggestion et supplée à l’action. Mais trêve pour le moment aux commentaires, et continuons le récit.

M….. reprend son tricot. Au bout de six minutes, elle se lève avec résolution, et me dit : « Je dois écrire. — Mettez-vous à la table, voilà tout ce qu’il faut. — Non, je descends. — Pourquoi ? Je ne veux pas écrire ici, je veux écrire à la cuisine. » Je cesse d’insister. Je n’ai pas d’autre signe de son état hypnotique que le ton insolite de son langage. Elle descend et exige papier, plume et encre des autres servantes. Celles-ci ne comprennent rien à ses allures impatientes et impérieuses… Sur ces entrefaites j’arrive ; elles me demandent si elle n’est pas endormie. Je réponds évasivement, mais l’air résolu qu’elle porte sur sa physionomie ne me laisse maintenant aucun doute. Elle a enfin obtenu ce qu’il lui faut ; seulement, je lui ai fait donner, non du papier à lettres, mais un chiffon inqualifiable. Elle ne s’en offusque pas : preuve de l’hypnose. Toutefois elle ne veut toujours pas écrire en ma présence. Je lui dis qu’elle ait à remonter avec J….. quand elle aura fini, et à me montrer sa lettre.

Je rentre dans mon bureau. Quelque temps après, J….. monte me dire que M….. n’a pas voulu lui donner la lettre, et la suit. M….. revient en effet. Elle reprend son tricot. « Et la lettre, M….. ? — Elle est écrite. — Où est-elle ? — Je l’ai cachée. — Pourquoi ? — Parce que J….. voulait me la prendre. — Où l’avez-vous cachée ? — Dans la portière. » M….. a un air franchement mécontent que je lui ai rarement vu. Je l’entretiens néanmoins de choses quelconques. Elle répond brièvement et d’un ton sec. Je ne sais si elle veille ou si c’est qu’elle dort. — « M….., êtes-vous endormie ? — Je ne crois pas, monsieur. » Je lui souffle dans la figure. Elle se réveille, toujours un peu comme en sursaut, et sourit.

Le souvenir est absolument intact. Elle me raconte toute la scène à peu près comme je l’ai décrite. Je voudrais savoir si elle n’a pas constaté de changement dans sa manière d’être au moment où, quittant son ouvrage, elle m’a annoncé qu’elle descendait à la cuisine. Je ne puis obtenir d’elle d’indication d’aucune espèce sur ce point, sinon qu’ « elle devait nécessairement dormir, sans quoi elle n’aurait pas fait ce qu’elle a fait ».

Je la congédie ; mais je la suis pour reprendre la lettre et m’assurer que tout est bien comme elle l’a dit. Elle devine mon intention ; car elle va de plus en plus vite. Elle plonge la main dans la portière, fait tomber la lettre, sur laquelle je mets le pied et dont j’entre ainsi en possession. Elle rit, bien qu’un peu vexée.

La lettre a été écrite à deux reprises, je ne sais pourquoi ; peut-être parce que, comme le papier était avec en-tête (c’était un fragment d’une note de fournisseur) elle s’est aperçue qu’elle avait commencé, l’en-tête en bas : « Mon cher père, je m’empresse de vous faire savoir que… » Elle a ensuite retourné le papier, et écrit ceci : << Mon cher père, je m’empresse de vous faire savoir qu’à Liège tout est tranquille et que nous nous amusons très bien. » Quelques variantes d’orthographe.

On pourrait regarder le problème comme résolu, à la condition bien entendu, que des expériences postérieures ne viennent pas contredire les déductions déjà tirées. Que voyons-nous ici ? l’hypnose parfaitement caractérisée par la physionomie du sujet, par sa manière de parler et d’agir, par son indifférence à l’endroit du chiffon qu’on lui donne comme papier à lettre, par ses réflexions topiques au sortir de cette veille apparente

Mais, circonstance rare et tout à fait probante — je ne l’ai plus vue se renouveler qu’une fois (voir plus loin) — c’est que la suggestion avait reçu un premier accomplissement par un rêve. Ce rêve dans son fauteuil a été, pour M….., l’équivalent exact d’une action somnambulique. Celle-ci n’aurait donc pas différé de celui-là au point de vue psychologique. En diffère-t-elle au point de vue physiologique ? Il serait permis d’en douter. Les mouvements en sont plus extérieurs et plus étendus, il est vrai ; mais c’est là une pure différence de degré, rien de plus. Des expériences qu’on verra plus loin vérifieront cette induction.

J….. aussi s’est endormie après avoir peigné M. de R….. Par malheur, je n’ai pas pensé à l’interroger sur ce qui s’est passé en elle pendant ce repos de quelques minutes. J’appelle donc l’attention de mes confrères en hypnotisme sur ce phénomène, pour le cas où ils auraient l’occasion de l’observer. Peut-être même, quand il arrive que la suggestion ne se rêalise pas, se réalise-t-elle en songe à l’insu de l’expérimentateur. L’expérience nous montre encore que, quand le sujet est entré dans l’état hypnotique et qu’il est abandonné à lui-même, sa volonté et son initiative, abolies pour tout le reste, ne le sont pas pour les détails non prévus.

Les expériences subséquentes mettront également hors de doute ce dernier point déjà signalé par M. Beaunis[19]. Mais comme il y a toujours de ces détails à l’égard desquels le sujet conserve sa liberté, il se rend d’autant mieux compte de la contrainte qui pèse sur lui et lui commande le principal. C’est aussi ce que nous verrons bientôt.

Sa conscience, c’est-à-dire cette faculté qui lui permet de se voir pensant et agissant, n’est nullement amoindrie, et le souvenir des moindres détails peut, sous les conditions connues, se raviver en lui sans peine. On ne peut donc pas l’assimiler à un automate ni à une grenouille décapitée.

Enfin, comme je l’ai déjà dit, la conscience du sujet n’atteint pas le moment où la suggestion se met à opérer. Tout bien pesé, il n’y a rien là qui doive particulièrement étonner. Que l’instant du réveil puisse se préciser, rien de plus naturel, puisque, avec lui, recommence la vie normale. D’autant plus qu’on nomme réveil justement ce moment où l’on est en état de penser à l’heure en se disant qu’on est réveillé. Mais comment saisir l’instant où l’on sort de la vie normale. Le faire serait y être encore. Bien que l’argument me paraisse péremptoire, j’ai cru qu’il ne serait peut-être pas inutile d’en essayer une confirmation expérimentale. J’ai choisi pour cela l’expérience suivante :

Le 4 avril, je donne à M….. la suggestion que voici : sur le coup de six heures, elle doit apporter à un ami qui est avec moi un verre d’eau mélangée de vin. Je passe les complications. Elle n’y manque pas. Réveillée par mon souffle et interrogée sur le moment où elle s’est endormie, elle répond sur-le-champ : « Quand j’ai entendu sonner six heures. — Et vous vous êtes endormie ? — Je le suppose, mais, quant à moi, il ne me semble pas que je me suis endormie ; seulement, je sens bien que je viens de me réveiller. » (Paroles textuelles.)

Ainsi donc, cette fois encore, passage brusque de la veille normale à une autre sorte de veille qui est cependant suivie d’un réveil ; le sujet est impuissant à noter le moment de passage. Quant au réveil, il est ou bien spontané, ce qui a lieu ordinairement quand la suggestion est accomplie, ou bien provoqué, ce qui se fait par les moyens usités.

VI

Au point où nous en sommes arrivés, il est clair que, pendant ce sommeil ou, si l’on veut, cette veille somnambulique, le sujet se considère comme éveillé, et il n’en peut être autrement. Tout rêveur se croit éveillé. D’un autre côté, puisqu’il se réveille, il est évident qu’il a dormi, c’est-à-dire qu’il a été partiellement soustrait aux relations extérieures, comme nous le sommes plus ou moins pendant le sommeil physiologique. Le principal et peut-être l’unique caractère distinctif du sommeil hypnotique, c’est la facilité beaucoup plus grande du dormeur à recevoir des suggestions, notamment de son hypnotiseur.

Mais il y avait un intérêt puissant à constater expérimentalement et méthodiquement la ressemblance sous le rapport interne ou purement psychique, entre ces sortes de rêves somnambuliques et les rêves ordinaires. Ce fut l’objet de deux ordres d’expériences qui ont mis cette ressemblance hors de conteste. Les premières ont eu pour objet de montrer que, pendant la soi-disant veille somnambulique, le sujet est transporté hors du monde réel ; les suivantes, que ses facultés intellectuelles subissent la même altération que pendant l’hypnose ou que pendant le sommeil physiologique.

5 avril, 5 heures 15 après midi. Je suggère à M….. que, sur le coup de la demie après cinq heures, elle ira consoler une statuette en bois placée sur la cheminée et représentant un moine qui pleure. Je la réveille. La pendule sonne ; M….. se lève, va réconforter le moine avec force gestes de commisération, puis vient se rasseoir, toujours endormie. Les personnes présentes ont parfaitement remarqué, comme moi, le changement de physionomie de M….. au moment où la demie a sonné. Il saute aux yeux d’ailleurs que maintenant elle dort. Je la réveille souvenir intégral. « Qu’est-ce qui s’est passé en vous quand vous vous êtes levée pour embrasser le moine ? — Je n’étais plus ici, j’étais transportée autre part ; je ne voyais plus personne, j’étais toute seule. — Quand cela vous a-t-il pris ? — Lorsque la demie a sonné. — Pourquoi ? — Sans doute parce que c’était le moment fixé. — Vous ne vous rappelez pas que j’avais fixé ce moment ? — Non. — Comment vous décidez-vous à faire une action si peu raisonnable ? — Elle m’apparaît comme un devoir. — Êtes-vous certaine de vous être levée ? — Oui. — D’où le savez-vous ? — Il me le semble. »

Je dois relever plusieurs points de ce récit. D’abord, M….. se trouve transportée autre part, ou, mieux dit peut-être, les personnes présentes disparaissent pour elle ainsi que tous les objets dont il n’est pas question dans sa suggestion, puisqu’elle voit la statuette sur la cheminée, et qu’elle vient se rasseoir dans son fauteuil. Le rêve ordinaire n’a pas non plus de cadre[20].

Elle ne se rappelle pas avoir reçu une suggestion, mais — ce qui ne pouvait manquer d’arriver — elle s’en doute. En fixant son attention sur ce point, il est à croire que son souvenir pourrait remonter plus loin encore, d’autant plus que la mémoire de M….. est des plus exercées : elle se souvient maintenant de presque tous ses rêves hypnotiques sans qu’il soit nécessaire même, on vient de le voir, de la réveiller pendant l’action.

Enfin, la recommandation apparaît toujours comme ayant un caractère strictement obligatoire.

Il s’agit de contrôler ces déductions en imposant à M….. des obligations de plus en plus difficiles à remplir.

Le même jour, à 9 heures un quart du soir, M….. tricote un bas qui est vers sa fin. Elle tient les yeux ouverts[21] ; elle a pris avec elle, comme modèle, le bas déjà achevé. Elle a été hypnotisée et je lui ai dit que, quand la demie après neuf heures sonnera, elle doit, sans quitter la chambre, détacher sa jarretière (M….. est très pudique) et l’enrouler autour du cou de ma femme.

À l’heure dite, changement visible de physionomie ; elle dépose son ouvrage, et, sans se trousser, fait semblant d’ôter sa jarretière ; elle met autour du cou de ma femme le bas achevé, se replace dans son fauteuil, reprend son ouvrage, fait un seul point, et s’endort, c’est-à-dire ferme les yeux, sans s’appuyer contre le dossier. (Si on se le rappelle, J……., le 1er avril, s’est endormie de la même façon, le peigne en l’air.)

J’attends cinq minutes, puis je la réveille. Elle reprend son tricot. Elle jette de temps en temps, à la dérobée, des regards curieux et souriants sur ma femme. Je la regarde d’un air interrogateur. « Je crois que j’ai mis quelque chose autour du cou de madame. — Quoi ? — Un bas. — Était-ce cela que vous deviez faire ? — Non ; je devais mettre ma jarretière, mais je n’aurais pas pu. — Pourquoi ? — Parce qu’elle n’a pas de boucle et que je ne puis la détacher qu’en ôtant mon soulier. Et puis, je n’aurais su l’entrer dans le cou de madame. — Pourquoi avez-vous mis le bas ? — J’ai pensé que cela devait revenir au même, et que madame avait besoin d’avoir quelque chose au cou. — Quand vous êtes-vous endormie ? — Quand la pendule a sonné. — Qu’avez-vous ressenti ? — Je n’ai plus vu que madame. — Si vous aviez pu ôter votre jarretière, l’auriez-vous fait devant moi ? — Oui, puisque je ne voyais que madame. »

Ce dialogue, absolument textuel, a l’air d’être arrangé après coup, tant il est topique. Il dispense de tout commentaire.

J’insisterai cependant sur plusieurs détails. D’abord, pour tout ce qui n’a pas été prévu dans la suggestion, le sujet conserve la liberté de son jugement. Ainsi M….. sait quelle espèce de jarretière elle porte. En conséquence, bien que je lui aie ordonné de la détacher, comme c’est là chose impossible, il lui paraît qu’elle satisfait à l’ordre par une action simulée.

Elle raisonne ce qu’elle a à faire : « Madame avait besoin d’avoir quelque chose au cou. » Elle ne peut lui mettre sa jarretière ; elle y substitue un bas. Donc spontanéité, raison et liberté.

Enfin, elle a, cette fois-ci encore, noté un changement, non pas en elle, mais dans son entourage, au moment où la suggestion opérait : Elle n’a plus vu que madame. C’est bien là un caractère du rêve, de se détacher sur un fond noir, ce qui lui donne une vivacité de contraste. Ce changement de lieu peut être si absolu — aucun hypnotiseur n’en doutera — que, sous l’empire de la suggestion, une jeune fille s’imaginera être dans sa chambre à coucher, au moment de se mettre au lit, et qu’elle ne fera aucune difficulté de procéder devant vous, devant le monde, aux détails de sa toilette de nuit. Ce qu’on a appelé l’absence de la pudeur dans le rêve ne tient pas souvent à autre chose.

On peut se demander, comme je l’ai fait plus haut à propos des expériences précédentes, s’il n’y a pas continuité de sommeil entre le moment où le sujet est hypnotisé et le moment où la suggestion entre en jeu.

Quoique peu disposé à admettre qu’il en fût ainsi, j’ai voulu en avoir le cœur net, et pour cela, je procédai, ce même soir, de la manière suivante.

L’une des aiguilles à tricoter dont M….. se sert est fortement déformée. Je lui suggère qu’au bout de trois aiguilles, elle devra chercher à la redresser. On va voir pourquoi j’ai choisi le chiffre trois.

Par une circonstance fortuite, la suggestion faite, M….., sans attendre que je la réveille, ouvre les yeux et se remet à tricoter. C’est une simple anticipation. Elle ne fait que me prévenir en exécutant d’elle-même ce qu’on lui a fait faire par deux fois ce soir. Dialogue : « Dormez-vous[22] ? — Non (comme je l’ai dit précédemment, M….. n’a pas une conscience si nette de son sommeil que J….. ; ou, peut-être bien encore, n’est-elle pas aussi bien stylée). — Si fait ; la preuve, c’est que je vais vous éveiller par mon souffle. » Je l’éveille, en effet ; secousse des épaules et sourire.

Elle continue son ouvrage. La troisième aiguille épuisée, elle s’arrête, embarrassée : car l’aiguille à redresser est dans le bas. Elle ferme les yeux, et se remet à tricoter tout endormie.

Je la réveille de nouveau et je l’interroge. Elle me reproduit textuellement la suggestion que je lui ai donnée ; mais elle croit avoir redressé l’aiguille, et il ne m’a pas été facile de la détromper, parce qu’elle m’a soutenu qu’elle ne saurait la rendre plus droite qu’elle n’est.

Ainsi, se trouvant en face d’une quasi-impossibilité, elle a trouvé commode d’escamoter l’ordre en l’accomplissant en rêve. Je croyais ou qu’elle allait tirer l’aiguille au risque de défaire le travail déjà fait, ou qu’elle continuerait son tricot jusqu’à ce que l’aiguille sortit — c’était là que j’attendais l’entrée en scène de la spontanéité — elle a fait mieux que tout cela.

C’était d’ailleurs là un détail accessoire de l’expérience qui avait pour but de bien constater que le sujet s’endormait au moment d’accomplir la suggestion. Cette thèse, elle l’a confirmée au delà de toute prévision.

Avant d’aller plus loin, il est bon peut-être de fixer en quelques traits l’esquisse du tableau de la soi-disant veille somnambulique, tel qu’il ressort à cette heure de nos recherches.

La veille somnambulique ne diffère du somnambulisme ordinaire qu’en ce que l’acte par lequel le sujet est plongé dans cet état provient d’une suggestion antérieure, et que, entre cette suggestion à échéance, et l’hypnose, s’est intercalé un certain intervalle de veille effective ou parfois peut-être purement apparente, si l’échéance est courte. C’est cette circonstance, tout extérieure, qui a pu faire croire aux praticiens qu’il y avait là un phénomène d’un ordre nouveau. Au fond, l’essentiel c’est que la suggestion fait que Mile A….. E….. voit à M. X….. un nez d’argent ; il importe peu que l’effet soit immédiat, qu’il se produise au réveil, ou bien qu’il ne se manifeste qu’après un laps de temps fixé à l’avance.

La veille somnambulique est suivie d’un réveil, comme le sommeil ordinaire ou le sommeil hypnotique. Le réveil peut être obtenu par les procédés appliqués ordinairement au sommeil hypnotique.

Les actions faites pendant la veille somnambulique sont susceptibles d’être l’objet du souvenir. Mais le sujet ne garde aucune idée du moment où il y entre. Il en est d’ailleurs absolument de même par rapport à son entrée dans le sommeil hypnotique ordinaire, et aussi dans le sommeil physiologique.

Le sujet dressé de manière à faire la différence entre ses états normaux et ses états hypnotiques, et qui reconnaît, par exemple, que dans l’état hypnotique il est contraint, que ses sensations sont limitées à un seul objet, que les étrangetés des choses ou de ses actions ne lui causent aucun étonnement, retrouve tous ces caractères dans l’état dit veille somnambulique, et, si exercé qu’il soit, ne le distingue aucunement de l’hypnose ordinaire. Il n’y a donc aucune raison de conserver une dénomination spécifique qui ne repose sur aucune réalité.

Quant à l’explication du phénomène, elle est des plus simples. Toute suggestion ou toute injonction pour l’accomplissement de laquelle on fixe une époque future, est censée formulée dans les termes suivants : « À tel moment vous vous endormirez, puis vous verrez ou vous ferez telle chose ». C’est cet ordre latent qui est la cause de l’hypnose ultérieure.

VII

Nous venons de voir que, dans la veille somnambulique, le sujet est soustrait au monde réel, comme il l’est dans l’hypnose ou dans le sommeil ordinaire — premier trait de ressemblance entre les trois états.

Il est une seconde manière de mettre en évidence l’entière ressemblance du rêve physiologique et du rêve somnambulique, que celui-ci se produise pendant la veille apparente ou pendant l’hypnose c’est de comparer directement les facultés psychiques du sujet suivant qu’il est sous l’empire de l’une ou de l’autre espèce de rêve. Cette comparaison on peut lui demander de la faire lui-même ; nous pourrons aussi essayer de la faire d’après leurs signes extérieurs.

Une première analogie bien significative, c’est l’impossibilité pour les sujets de distinguer un rêve suggéré d’un rêve naturel. J’ai donné aux miens, pendant plusieurs jours consécutifs, des rêves suivis : J….. et M….. étaient au bal — des jeunes gens leur faisaient la cour — ils adressaient leur demande aux parents — mariage — bouquet, — voyage dans des pays lointains : mer, forêts, villes, monuments, achat de souvenirs pour les parents et amis, etc. Les deux premiers jours elles croyaient avoir rêvé naturellement ces belles histoires ; le troisième jour, il a bien fallu leur dire la vérité, ce qui les a émerveillées. Elles n’aimaient pas ce genre de rêves, c’était trop beau.

Je leur ai aussi donné des rêves d’après gravures[23]. J’ai chez moi une reproduction du célèbre tableau de Wautier : le Repas des funérailles. On vient d’enterrer le mari, un chasseur, doit-on croire ; voilà son fusil, ses souliers, son chien. Dans un coin, près du lit, la veuve, accablée de douleur ; des femmes, deux vieilles et deux jeunes, la consolent. Au centre, une table servie, des femmes tout autour, dont une jeune (la sœur ?) mise avec quelque recherche ; quelques-unes attirent à elles les petits orphelins, qui pleurent ; dans un angle, par la porte, on voit, dans une autre pièce, des hommes à l’air assez indifférent qui causent ; sur le sol, des fleurs çà et là.

J’ai hypnotisé J….. et M… et leur ai montré la gravure en l’expliquant, et annoncé qu’elles verraient cette scène en rêve. C’est ce qui s’est réalisé ; mais elles l’ont, l’une et l’autre, dramatisée à leur manière. J….. a vu un deuil conduit par une femme ni vieille ni jeune ; une vieille cherchait à consoler la première et la prenait par le bras ; une autre vieille suivait. Venaient ensuite d’autres femmes et des hommes qui ne pleuraient pas, mais avaient l’air triste, et trois ou quatre enfants ; enfin une jeune femme en toilette laissait tomber des boutons (sic, non de fleurs, mais de vêtements — singulière influence du mot) et des demi-francs, que J….. ramassait. À la queue du cortège, une charrette chargée de vieux fusils et conduite à la main. Le cortège a passé le pont (nous habitons à côté d’un pont), et ce fut fini. Elle n’a pas vu de chien.

M….. non plus n’a pas vu le chien. Elle a regardé passer le convoi du seuil de notre maison. Elle aurait bien voulu l’accompagner, mais elle n’en avait pas le temps, et puis, il n’y avait là ni connaissances ni parents. Elle éprouvait beaucoup de peine de voir pleurer la veuve. Les hommes et les femmes qui suivaient ne pleuraient pas. Le char funèbre était chargé de couronnes, etc.

J….. et M….. ont cru toutes deux avoir fait un rêve ordinaire, et ont été naturellement frappées de cette circonstance qu’elles avaient rêvé l’une et l’autre d’enterrement, mais n’y ont pas remarqué d’autres traits de ressemblance.

Je suis entré dans ces quelques détails à l’occasion de ces sortes de rêves, parce qu’ils se rapportent à un nouveau genre de suggestion non encore pratiqué, je pense. Il y a là une mine, peut-être féconde, à exploiter. Plusieurs sujets pourraient, de cette façon, recevoir une suggestion absolument identique, et l’on verrait ce que chacun d’eux saurait en tirer, suivant son tempérament.

Après cette quasi-digression qu’on me pardonnera, je l’espère, je reprends la comparaison expérimentale du rêve physiologique et du rêve de l’hypnose ou bien de la veille somnambulique.

Le rêve physiologique se distingue souvent par sa bizarrerie ; les fusils y sont des hommes ; les chats, des oiseaux ; les vers de terre, des parents ; un amphitryon fait passer à ses convives son propre crâne en guise de plat, etc., etc.[24].

La plupart du temps, le rêveur accepte ces extravagances comme tout ce qu’il y a de plus naturel au monde. Parfois il s’étonne ; mais son étonnement a encore quelque chose de fantasque.

J’ai pensé que des somnambules comme les miens, qui savent se rappeler leurs pensées et leurs sensations hypnotiques, offraient des avantages précieux et permettraient de comparer directement le rêve physiologique et le rêve hypnotique.

Deux songes que je fis dans la nuit du 5 au 6 avril furent l’occasion de ces recherches, que j’entrepris seulement à partir du 11, et que je poursuivis pendant deux ou trois jours seulement. L’intervalle fut consacré à l’étude de la contrainte hypnotique, étude dont je ferai connaître plus loin les résultats. Mais je crois devoir rompre, pour cette fois, l’ordre chronologique de mes expériences, pour mieux satisfaire à l’ordre logique.

Voici le premier songe. Nous nourrissions un lion, grand et fort ; il n’était pas en liberté ; il était enchaîné dans le jardin à un panier à vin. Étant venu à se détacher, je courus après lui, l’attrapai et l’enfermai dans une petite bouteille à large goulot. Cette bouteille, que je vois encore, est celle qui me servait jadis dans mes courses d’entomologiste ; elle contenait un fragment d’éponge imbibé de créosote. Le lion ne tarda pas à être asphyxié. Je l’en tirai ; il avait la forme d’un hydrophile ; son corselet et l’une de ses élytres étaient écrasés. Posée sur le dos, la bête se mit à remuer les pattes. Je la montrai à ma femme et à mes enfants tout craintifs, en leur disant : « Le lion n’est pas encore mort. »

J’ai retrouvé facilement presque tous les éléments de ce rêve, souvenirs lointains pour la plupart. Je ne veux en relever qu’un point : l’identification d’un lion et d’un hydrophile.

Cette même nuit — il faut croire que j’étais en veine — je rêvai que mon collègue, M. X….. devait venir me voir. Il est correct et quelque peu solennel. Je trouvai piquant de le mystifier. Il y avait dans le vestibule de la maison un grand portemanteau mobile en fonte. Je me déguisai en pardessus et me suspendis à l’un des crochets. M. X….. arrive et demande après moi. La servante, stylée par moi, lui répond que je suis sorti, mais que je rentrerai bientôt ; elle l’invite à m’attendre. Par discrétion, il veut se retirer. La bonne insiste. Rien n’y fait. Alors je surgis je ne sais d’où — le moi-pardessus restant toujours accroché — et je joignis mes instances à celles de la bonne. « Non, me disait-il, puisque vous n’êtes pas chez vous, je préfère revenir une autre fois. Mais, entrez, je serai de retour dans un instant. — Merci, vraiment ! » Ici s’arrête le rêve.

Dédoublement de personne et changement hyperbolique de personnalité — car il n’y a pas ici simplement un pardessus-homme, mais bien un pardessus-moi[25].

Je voulus expérimenter sur mes sujets la gamme des aberrations les plus insensées ; je me fis un programme qui procédait par gradation, et je l’exécutai méthodiquement.

Je l’ai même quelque peu enrichi, contrairement à mon principe de ne pas surmener mes deux braves filles. Mais ces expériences ou plutôt ces jeux étaient des plus divertissants ; on riait à se tordre. Elles-mêmes, se servant tour à tour de spectacle, ne s’en lassaient pas et me priaient d’inventer de nouvelles combinaisons ; d’où leur nombre relativement considérable.

VIII

11 avril. — Ces expériences ont pour but d’éprouver la crédulité du rêveur tour à tour pendant l’hypnose et pendant la veille somnambulique. Les expériences 1, 3, 5 se rapportent à l’hypnose ; les expériences 2, 4, 6 qui leur sont corrélatives, à la veille somnambulique. Le signal, qui variait, était dans ce dernier cas donné 10 à 15 minutes après le premier réveil. Nulle différence appréciable.

1. J….. et M….. se promènent dans la campagne : il se met à pleuvoir. J…., plus vive comme toujours, se secoue et essuie de son tablier les gouttes de pluie qui tombent sur ses épaules. Je lui présente un balai : « Tenez, ce balai (sic) peut vous servir de parapluie, il vous abritera toutes les deux sans peine. » Elle prend sa sœur à son bras, se serre contre elle, marche dans la chambre, tenant le balai en guise de parapluie. Éveillée, elle se souvient d’avoir eu en main un balai-parapluie.

2. J….. doit vendre son cochon. J’ai suggéré à M….. qu’elle est le cochon. Je marchande ; je trouve le cochon maigre. J….. me fait apprécier combien les jambons (elle prend les bras de M…..) sont charnus. « Soulevez-le par la queue, pour que je juge du poids. » J….. prend sa sœur par la jupe et cherche à la soulever. « Voyez comme il est lourd, » me dit-elle. M….. gémit et se sauve ; seulement, bien que cochon, elle parle : « Tu me fais mal[26]. » J….. la poursuit ; lutte ; réveil spontané. Elles ont joué leur rôle en conscience. M….. se croyait cochon. Quant à J…., elle avait envie de prendre le cochon par le groin, et elle fait le geste.

3. Il fait froid, le feu est éteint ; Madame est glacée (détails réels). J….. est un poêle. Je lui demande où est le tuyau : elle désigne sa tête ; la porte par où on introduit le charbon : elle montre son estomac. « Eh bien ! J….., Madame a froid, il faut vous allumer. » J….. prend la pelle à charbon, la plonge dans le bac à charbon, heureusement sans en prendre, et se verse le charbon dans le ventre.

Je la réveille : elle se souvient parfaitement de son rêve, rit aux éclats : elle avait vraiment la forme d’un poêle carré surmonté d’un tuyau, et a cru s’y mettre du charbon.

4. M….. est une lampe à pétrole. Elle me montre la cheminée, au-dessus de sa tête, avec un abat-jour. Sa tête est le réservoir à huile. Il fait sombre ; il faut allumer. M….. enflamme (en réalité) une allumette, laisse le soufre s’évaporer, et l’approche de sa figure. Je la réveille ; elle aperçoit l’allumette qui brûle. Souvenir intégral. Elle se voyait lampe.

5. M….. est fatiguée ; elle voudrait bien s’asseoir. Je lui montre J….. « Voilà un canapé », et je dis à J….. qu’elle est un canapé. J….. se met aussitôt à quatre pattes, et M….. s’assied sur elle. Réveil et souvenir.

6. On a besoin d’une brouette pour conduire les pommes de terre. M….. est la brouette. Elle aussi se met tout de suite à quatre pattes. J….. doit conduire la brouette ; elle traîne vigoureusement par la chambre sa sœur, qui se laisse faire. Je réveille J….., qui contemple sa brouette avec ébahissement. La brouette ne bouge pas… — comme de juste. Au bout d’une bonne minute, je réveille M….., qui se croyait brouette et chargée de pommes de terre.

12 avril. — Ces expériences ont pour but d’éprouver la logique du rêveur. La première, no 7, sert pour l’hypnose ; la deuxième, no 8, pour la veille somnambulique.

7. Je suggère à J… qu’elle est en verre. La pauvre fille reste dans la position qu’elle avait au moment de la suggestion, le bras droit le long du corps, la main gauche à la hauteur de la figure. Elle a les yeux ouverts. On se promène autour d’elle : ses angoisses sont inexprimables : « Je vous en prie, prenez garde, ne me touchez pas, vous me gênez. » Elle tourne faiblement la tête en suivant les personnes des yeux. Je m’approche, touche son bras : « Vous voilà cassée ; le morceau est par terre ! » Elle se baisse vivement pour le ramasser[27]. Je la réveille. Souvenir intégral.

8. Je persuade à M….. qu’elle est en sucre. Elle suce à l’instant ses doigts, et elle trouve que le goût en est bon[28]. Un gros nuage survient, des gouttes tombent. M….. s’enveloppe vivement la tête de son tablier. Si je lui souffle dans le cou, elle préserve son cou ; elle gémit. Réveillée, elle se rappelle tout.

9. La tête coupée. M….. et J….. sont endormies toutes deux en même temps. Je prévois que l’expérience pourra présenter de l’imprévu. M….. me servira pour le contrôle au besoin. C’est pourquoi je la laisse dans un fauteuil, pendant que j’emmène J….. dans une chambre voisine, où il y a une armoire à glace. Un second but de l’expérience est de se renseigner, si possible, sur la manière dont l’hypnotisé s’explique la disparition des objets. Ce sera l’objet d’un autre travail. Pour le moment, je ne l’utilise que pour sa bizarrerie, qui place le sommeil hypnotique sur la même ligne que le sommeil physiologique.

J….. a les yeux ouverts ; elle se sent très bien. Moi : « C’est dommage que vous n’avez plus votre tête. — Non, monsieur ? (J… prend un air inquiet et troublé). — Sentez ! » J….. porte ses deux mains à son cou et autour de sa tête, mais elle ne la touche pas une seule fois, s’arrangeant ainsi de manière à confirmer la suggestion ; c’est juste tout l’opposé de ce qu’on ferait à l’état de veille. Son action, qui, à première vue, a l’air d’une vérification, est, au contraire, une fausse manœuvre dont elle consent à être la dupe. J’en donnerai, à une autre occasion, le motif, qui est de nature purement psychologique.

Je la conduis devant la glace : elle ne voit pas sa tête, elle ne voit que son corps et indique nettement où il finit. Moi : « Mais, J……., comment voyez-vous que vous n’avez plus de tête ? — Par une fenêtre ? (et elle montre le cadre de la glace). Ce n’est pas là ma demande. Puisque vous n’avez pas de tête, comment voyez-vous ? — Par une fenêtre. — Vous ne comprenez pas : si vous n’avez pas de tête, vous n’avez pas d’yeux, et vous ne devez pas voir. » J….. reste interdite, et ne répond plus. Le lecteur voudra bien remarquer l’insistance que j’ai dû mettre à faire toucher du doigt à J….. une contradiction aussi palpable.

Je lui montre sa tête au loin sur une table : c’est un chapeau d’homme de haute forme. J…., toute joyeuse, se précipite, le saisit à deux mains, et, au moment où elle va le placer sur sa tête, je la réveille. Souvenir intégral. J….. a éprouvé une véritable angoisse ; sa physionomie, d’ailleurs, l’indiquait. Notons encore que cette angoisse se prolongea quelque temps après le réveil — analogie inattendue avec l’effet de certains rêves. Pareille angoisse se répétant avec obstination ne pourrait-elle pas, à la longue, troubler l’esprit et engendrer la folie[29] ?

Je vais chercher M…., qui pendant tout ce temps est restée endormie. J….. assiste avec intérêt à la scène ; seulement, la physionomie de M….. n’est point parlante. Elle non plus, ne touche pas sa tête ; elle passe ses mains tout autour, sans l’effleurer. Je lui dis : « Vous me voyez ? — Oui, monsieur. — Combien de doigts est-ce que je vous montre ? — Cinq.. Avec quoi les voyez-vous ? — Avec mes yeux. — Mais vous n’avez plus de tête ; vous ne devez pas voir avec vos yeux. — Je vois avec mes yeux. » Je la place devant la glace ; elle voit sa tête. J’insiste ; elle continue à la voir. Je fais un geste comme pour la faire partir ; elle la voit s’évanouir. Maintenant M….. voit son corps sans tête. Je lui montre au loin mon chapeau : « Voilà votre tête ! — Non, monsieur ! — Si, regardez bien ! — Non, c’est un chapeau. — Venez plus près ! — Ce n’est pas ma tête. » Je lui dis de se retourner et lui montre de loin une éponge sur le lavabo. « Ah ! voilà ma tête ! » Elle court, prend l’éponge, veut se la mettre sur le cou, touche sa figure, remet l’éponge sur le lavabo et se réveille. Souvenir.

Interrogées quelques heures après, elles se rappellent les moindres détails de mes précédents interrogatoires. J’insiste. Pour J….., c’était un grand travail de comprendre comment elle pouvait voir n’ayant pas sa tête, et elle « n’en sortait pas ». Quant à M….., elle ne savait pas comment ses yeux tenaient, mais elle avait ses yeux ; elle n’était pas trop inquiète ; « il lui semblait que sa tête reviendrait ». Elle a parfaitement vu sa tête s’évanouir dans la glace sur mon ordre, et se rappelle le geste que j’ai fait pour la faire disparaître.

Conclusion : les facultés intellectuelles du sujet pendant le sommeil ou la veille somnambulique sont déprimées au même degré que pendant le sommeil normal.

J. Delbœuf.
(La fin prochainement.)

  1. Le Sommeil et les Rêves, considérés principalement au point de vue de la théorie de la certitude et de la mémoire. Paris, F. Alcan ; p. 33.
  2. Voir, entre autres, son récent travail sur la Criminalité comparée, si neuf et si fin, si curieux et si attachant. M. Tarde a mille fois raison : les hommes se conduisent comme les moutons de Panurge. Une grève éclate sur un point — on m’excusera de choisir cet exemple, les grèves étant à l’ordre du jour — chaque usine voit à son tour la grève éclater chez elle. On brise ici, on brisera partout. La puissance de l’exemple n’a jamais été mieux démontrée que par les derniers événements dont la Belgique a eu à souffrir. Les économistes et les politiciens parlent alors de courants, d’aspirations, d’esprit de réforme ou de révolution, que sais-je ? Sans doute, la première étincelle a une cause, mais l’incendie a sa cause principale dans cette première étincelle. Et, pour descendre de ces hauteurs, n’arrive-t-il pas fréquemment, dans les écoles et les collèges, qu’un seul élève donne le ton à toute une classe ?
  3. Dans le livre du docteur Bernheim de la Suggestion et de ses Applications à la thérapeutique, Paris, 1886, p. 98) j’en rencontre un autre bien plus probant encore. M. Bernheim cherche à s’assurer, par des expériences faites sur une somnambule, que les phénomènes de transfert sont de nature suggestive. En peu de temps, elle comprit ce qu’on attendait d’elle avec ces aimants qu’on lui promenait tout autour du corps. Or, le lendemain, une autre somnambule, qui avait assisté aux séances de la veille, soumise aux mêmes essais, les fit réussir à merveille, sans qu’on eût besoin de rien lui dire.
  4. Voir Revue philos., juillet et août 1885. Ces deux articles sont reproduits par lui dans ses Recherches expérimentales sur les conditions de l’activité cérébrale, etc., p. 48 et suiv.
  5. J’ai lieu de croire que cette condition n’est pas absolument requise.
  6. Dans la Revue de l’Hypnotisme, 1er nov. 1886, à propos d’une suggestion donnée par M. Liégeois et réalisée à un an d’intervalle, on lit que le savant professeur abandonne cette dénomination : « Quant à l’état dans lequel N… a eu son hallucination et a fait les actes suggérés, il a paru de plus à M. Liégeois qu’on ne pouvait le considérer comme étant l’état de veille normal. L’expérimentateur pense, au contraire, et M. Liébeault partage sa manière de voir, qu’il se produit, en pareil cas, une sorte de condition seconde analogue au cas de Félida X…, de Bordeaux, dont M. le professeur Azam a entretenu, il y a quelques années, l’Académie des sciences morales et politiques. Ce serait donc, si l’ou peut ainsi parler, une condition seconde provoquée ; cette désignation paraîtrait aujourd’hui à M. Liégeois préférable à celle de condition prime, qu’il avait d’abord propose dans son Mémoire lu à l’Institut au mois d’avril 1884.
  7. J’ai fait cette remarque à la Salpêtrière lorsque M. Féré suggéra à la W….. d’aller embrasser « l’homme vert ». J’ai cru, à ce moment, que l’oubli de l’acte spécial ridicule était simulé. Dès mes premières expériences avec J….., j’avais changé d’avis. Voir mon article sur la Mémoire chez les hypnotisés (mai 1886, p. 461)
  8. Il n’en faut d’autre preuve que l’article sur les phases intermédiaires de l’hypnotisme, par M. Pierre Janet, dans la Revue scientifique, no du 8 mai 1886.
  9. Voir Revue philosophique, mai 1886, pages 450, 2o et 3o ; 460, 3e expérience ; 462, 2o ; 467, 5o. Voir aussi, dans la livraison d’août, mon article sur l’Influence de l’imitation, p. 156 et suivante.

    J’ai commencé la rédaction du présent article le 2 avril. J’y mettais la dernière main au commencement de mai, quand des circonstances douloureuses sont venues interrompre mon travail. C’est tout récemment que je l’ai revu avant de le livrer à l’impression. J’y ai actuellement inséré le fruit de mes réflexions ultérieures. Je me suis arrangé pour que le lecteur distingue facilement ces dernières de celles qui me venaient au fur et à mesure de mes expériences.

  10. Voir De l’influence, etc., p. 156 et suiv.
  11. Voir De l’influence, etc., p. 163, et aussi p. 155, où je fais allusion à l’histoire du plat.
  12. C’est là un fait considérable, sur lequel je reviendrai un autre jour.
  13. M. Voituron suivait mes leçons sur l’hypnotisme.
  14. Voir deux pages plus loin, une observation analogue. À noter qu’elle a été faite avant que j’eusse reçu le récit de M. Voituron.
  15. Je rappelle ce trait curieux dans mon article sur l’Influence, et p. 157.
  16. Maintenant M….., à l’instar des sujets de Donato, se frotte les yeux.
  17. Le lecteur doit se rappeler que, quinze jours auparavant, Liège avait été en butte aux entreprises des anarchistes.
  18. M….. ne paraissait donc pas savoir estimer bien exactement le temps. Cette remarque a été le point de départ d’expériences que je poursuis encore pour le moment.
  19. Op. cit., p. 79 et suiv.
  20. Voir le Sommeil et les Rêves, p. 69 et suiv.
  21. Quand je lis les auteurs, je m’aperçois que plusieurs ont parfois l’air d’attacher de l’importance à ce détail (voir, entre autres, le résumé que je donne plus haut des vues de M. Beaunis sur la veille somnambulique). Il n’en a aucune, sinon pour le sujet qui doit tâtonner, s’il tient les yeux fermés. (Voir de l’Influence, etc., p. 157.)
  22. 1. Voir de l’Influence, etc., p. 156. Inutile de faire observer que, si le sujet est endormi, les réponses aux questions faites sur son état ne méritent aucune confiance. Il répondra ce qu’on voudra.
  23. Voir le Sommeil et les Rêves, p. 112 et suiv.
  24. Il y a là trois rêves de M. G. Tarde ; je les ai consignés dans mon livre sur le Sommeil, p. 234, 240.
  25. Certains hypnoticiens font grand état des changements de personnalité. Les expériences qui vont suivre montrent que ce sont, pour la plupart, des phénomènes sans portée spéciale.
  26. B. (voir le prochain article) jouait mieux son rôle ; il ne parlait pas.
  27. B. (voir le prochain article) a été plus logique. Il n’a pas voulu ramasser le bras cassé de peur de casser l’autre.
  28. B. (voir le prochain article) a raisonné autrement.
  29. Voir la Médecine d’imagination, par Ch. Féré, p. 28 et suiv.